Class. T3Gf> oi AUX VILLES DE MENTON ET DE ROQUEBRUNE C'est a Vous , nobles Villes , qiCune revolution providentielle a transformees ; c'est aux Citoyens patients et courageux qui furent voire force et qui sont voire orgueil, que je dedie ce livre ; il est Voeuvre d'une conscience severe et d'une admi- ration enthousiaste. Vos enfants y liront Vhistoire d'un passe qui ne fut pas sans gloire; Us s'indigneront aurecit des souffrances de leurs peres , et, fiers et heureux du present , Us s' attacker onl encore davantage a leur pays, aujourd'hui Vun des plus gentils joyaux de la couronne de France. Puisse-je avoir dignement rempli matdche! Je n'ai point oublie que Vecrivain doit etrc, avant lout , le serviteur de la verite , et qu 'aider a son triompke est son premier devoir et sa plus belle recompense. Abel RENDU. AYAM-PRQPOS A l'une des extremites de la Provence, entre Nice 3i Vintimille . existait . il y a quelques annees , un petit etat qui vecut longtemps de sa vie propre, et joua dans le passe un role digue d'attention. Cet etat. qu'une revolution aussi legitime que pacifique a fait a peu pres disparaitre. renfermait trois villes : Menton , Roquebrune et Monaco. Xous avons eu l'honneur, le premier, de publier sur cette interessante contree une etude historique ( I ) embrassant les principaux evenements qui s'y etaient ac- complis depuis les temps les plus recules jusqu'en 1813; I Mcnion. , Roquebrune et Monaco , Paris, 1848. VI * AVANT-PROPOS. etude pour laquelle les bibliotheques d'Aix , de Nice . de Marseille et de Paris, les archives particulieres ; et les documents mis a notre disposition par M. le chevalier Ardoino (1 ) nous ont ete d'un secours precieux. — Un chapitre special etait ensuite consacre aux regnes des deux derniers princes, dont le systeme inoui' de gouvernement entraina pour les Grimaldi la perte de Menton et de Roquebrune . et , avec ces deux villes , de presque tout le territoire. Le travail que nous publions aujourd'hui sur le passe de 1'ancienne Frincipaute,estbeaucoup plus considerable que le premier, et nous le croyons aussi complet qu'il est possible de le desirer. Les faits contemporains , d'une veritable importance, reclamaient une large place et le plus scrupuleux examen : nous les leur avons accordes , ainsi que l'honneur du pays et Tinteret de la verite nous le commandaient. N'y avons-nous pas d'ailleurs ete conduit par la force des choses ? En effet. un livre a paru recemment (2), dans lequel (I) M. le chevalier Arduino, savant bolaniste, auteur de la Flore de Menton. (-2) Monaco el ses Princes, par U. M0ii\ ier ; 2 iuai.; La Fletlie, 1802. AYANT-PROPOS. vh l'auteur. apres avoir expose, a sa maniere. les origines de famille et de souverainete des Grimaldi de Monaco, et raconte leur histoire. s'est particulierement attache non seulement a justifier radministration coupable des deux derniers princes, mais encore a defigurer et a calomnier la revolution que leur indigne exploitation avail produite. Ecrit avec talent, edite avec luxe, cet ouvrage, qui comprend deux forts volumes, est un mo- nument de vanite et d'erreur eleve a la Maison dont l'auteur s'est fait l'historiographe. Xotre devoir, a nous qui nous etions donne. quinze ans auparavant. la mis- sion de faire connaitre Thistoire vraie et impartial de ce pays, ses souffrances fabuleuses et son angelique patience, etait de suivre cet ecrivain. adversaire nou- veau et imprevu, dans toutes les evolutions tentees par sa plume facile et complaisante. de repousser ses insi- nuations . de refuter ses calomnies et de retablir dans toute sa force la verite. Nous avons maintenu . avec les genealogistes les plus accredites et les plus graves historiens , les veritables origines de famille et de souverainete des Grimaldi, les seules auxquelles ceux-ci puissent legitimement pre- VIII AVANT- PROPOS. iendre(l). Avec Gioffredo, qui a ecrit YHistoire des Alpes Maritimes, et beaucoup d'autres auteurs (2), nous avons rejete cette foule de seigneurs qui ivexis- tcrent jamais, creations gratuites d'un flatteur du vieux temps (3). Aux maitres vaillants et intrepides du Port- d'Hercule (i) qui s'illustrerent par les armes , aux princes qui laisserent de leur administration de bons et durables souvenirs, nous avons rendu honneur et hom- mage; quantaceux qui meriterent par leurs actes la disaffection et le mepris de leur peuple , nous les avons livres a la justice de THistoire, Arrive a l'examen des regnes d'HonoreYet de Flores- tan I er , nous nous sommes constamment appuye sur deux bases solides, les ordonnances et les documents offi- dels. Nous avons, en les justifiant, venge la Sardaigne, accusee d'une basse ambition; rebabilite Menton et Roquebrune, accusees de rebellion ; et il nous a ete facile de prouver que la revolution qui avait amene la sepa- ration des deux villes, n'etait Toeuvre ni de la puissance (1) Morcri, Dictionn. hist.; — Chazot, Dictionn. hist., et autres. (2) Gioffredo, Spotorno, Orlandini, Villani, Muratori, etc. (3) Charles de Venasque, Ferriol, secretaire du Prince Uonore II (i) LePort-d'Hcrculc , nom sous lequcl on designe egalemont Monaco. AVANT-PROPGS. IX suzeraine , ni des fonctionnaires , ni des gouvernes., ni de 48, mais des Princes seuls, qui, seuls maitres , Favaient seuls provoquee et consommee. Aucun des evenements qui se sont produits depuis la separation des deux villes jusqu'a leur annexion a la France n'a ete omis ; aucune des transformations merveilleuses operees par Fadministration nouvelle n'a ete mise en oubli. Qu'il nous soil permis de remercier ici Napoleon III des temoignages de haute et bienveillante sympathie qu'il a daigne , comme President et comme Empereur, accorder a ce pays ; admises dhier dans la grande familleFrancaise, les villes de Menton et de Roquebrune, qui en firent autrefois partie , comptent deja parmi les plus devouees , les plus intelligentes et les plus fideles de l'Empire. L'annexion, en leur assurant le present, leur a ouvert un magnifique avenir. Aussi peuvent- elles s'ecrier avec le poete : Deus hcec otia fecit! . . . Si Fecrivain qui s'est fait Fadversaire qnand me me de la noble cause que nous avons seme et que nous sommes surpris d'avoir a defendre, nous a offert trop souvent Foccasion de repondre a ses atiaques syste- \ AVANT-PHOPOS. matiques avec une vivacite qui va parfois jusqu a Lin- dignation , qu'il veuille bien nous le pardonner . et qu'il ne s'en prenne qu'a lui-meme. Combattre a armes loyales et courtoises doit elre le premier besoin de celui qui entre en lice, qu'il porte la plume ou Tepee. Voila pour la premiere partie — l'Histoire. La seconde — la Description — a ete traitee avec tout le developpement, tout l'enthousiasme qu'elle sollicitait. Puissions-nous avoir reussi a copier la nature, ce grand modele! Tache difficile, car il n'est pas de contree, en Europe , ou la Providence ait entasse , dans un si court espace, plus d'accidents et plus de merveilles. Au moins, sommes-nous certain d'avoir ete peinlre exact . sinon peintre habile; topographe, sinon poete: mines, paysa- ges , villes , moeurs, saisons, produits , nous avons tout passe en revue. La troisieme partie — la Glimatologie — nest pas la moins importante ; elle interesse tout le monde. et par- ticulierement cette classe de personnes que la fortune a comblees doses favours, mais qui, desberitees de la sante, 1^ premier des biens, s'epuisent vainement a la recherche dim climat sauveur qu'elles ne rencontrenf jamais. YMr AYAXT-PROPOS. XI s'adresse surtout et avant tout aux medecms qui sont appeles a les conseiller et a les dinger. Sous cette denomination generique. nous axons com- pris et indique tout ce qui se rattache a la topographie. a la meteorologie, a rhygrometrie . a la geologie, a la botanique. a lazoologie. a l'hygiene, et surtout aux ma- ladies redoutables dont l'incomparable elimat de Menton triomphe presque toujours. Ce traxail nous a peu coute; etranger a la science, nous ne pouvions avoir la preten- tion decrire un traite sur la matiere. Toutle merite en revient a notre digne et savant ami leDocteurBottini(1 ); ses notes precieuses. ses judicieuses observations, ap- puyees sur une longue experience . nous en ont fourni la charpente principale. Ricquebourg (Oise), decembre I860. (I) Le Docteur Jean-Dominique Bottini , medecin de la ville ef de Th6pital de Menton . chevalier de Tordre des SS. Maurice et Lazare , raembre de plusieurs Academies savautes. MENTON ET MONACO •#< HISTOIRE MENTON ET MONACO HISTOIRE CHAPITRE PREMIER. ORIGLXE DE MONACO. — PHEXICIENS. — PHOCEEXS. — ROMAINS. 1700 ans avant J. C. — 500 ans apres J. C. Si nous interrogeons les temps anciens. longtemps avant Rome et la Greee, nous trouvons les Alpes Mariti- mes. oil se pressent tant de cites riches et populeuses, et qui aujourd'hui sont comme les sentinelles avaneees dun grand Empire, uniquement habitees par des tribus sau- vages. indomptables. avant la chasse. lapeche et la guerre pour seules occupations. D'ou vinrent a ces contrees les premiers principes civilisateurs ? Qui, le premier, les soumit a ses amies? D'ou la capitale du pays qui est le sujet de cette etude, tire-t-elle son origine? Sur toutes ces questions les historiens disputenl entre eux. 16 KENT ON ET MONACO. Denys d'Haliearnasse , Ammien Marcellin et d'autres auteurs racontent qu : a la suite d'une victoire remportee contre les Liguriens (1), victoire qui abaissa ces monls formidables ; rem parts naturels de 1'Italie, Hercule con- sacra en son honneur la montagne et le port de Monaco (2) . Par ce passage du heros . les Grecs ont sans doute voulu dire que les efforts du commerce et de Tindustrie, secon- des par une force superieure, rendirent praticables les Alpes, qui, en raison de leur aprete et des larrons qui les infestaient, etaient, avantlui, infranchissables.Selon Denys, Hercule fut adore, depuis lors, dans cette partie de la Ligurie, ainsi qu'il l'a ete plus tard dans toute l'lta- lie (3). Doit-on considerer comme fabuleuse cette con- quete desAlpes Maritimes, et faut-il rejeter absolument la version des anciens? Nous ne le pensons pas. Seule- ment, accordant a des recherches posterieures l'attention (1) Ces peuples , Ligures Capellati , qui habitaicnt les Alpes Maritimes , prirent, selon quelques auteurs anciens , leur nom de Ligurus , fils de Phaeton , qui vint fonder des colonies en Italic. N ; est-il pas plus probable que ce nom derive du mot Ugur, qui, en langue celtique, signifie homme de mer? (2) Primum Theboens Hercules ad Geryonem exlinguendum , ut relatum est , et Tauriscum lenius gradiens , prope Maritimas com- posuit Alpes ; hie que harum indidit nomen : Monoeci similiter ar- cem et par turn ad perennem sui memoriam consecravit. — Ammien Marcellin , liv. xv, ch. xi Le mot arcem doit s'entendre ici dans le sens de moniagnc , comme l'ont employe Virgile, Horace et autres, en plusieurs ren- contres. (3) Denys dllalic, liv. i. HISTOIHE. 17 serieuse qu'elles meritent. nous sommes tente d'assigner a I'aocien temple de Monaco une origine Phenicienne. Lorsque les Phenieiens eurent apporte aux Egyptiens leur theogonie. ils se disperserent dans la Mediterranee. fonderent plusieurs etablissements en Espagne. dans les Gaules et en Italie. el partout ou ils aborderent. un tem- ple fut eleve a Hereule. Tous les lieux consacres a ee heros. en Italie. etant maritimes. n"est-il pas raisoftnable de penser que leur origine commune est due a Immi- gration despeuples navigateurs. a la tete desquels doi- vent etre places les Phenieiens . un des plus civilises da monle connu? Monaco serait done un des points du littoral mediterra- nean ou les Phenieiens auraient apporte leur culte. Les deeouvertes obtenues,en 1802. dans le territoire voisin. parmiles mines dun vieux chateau situealaPenna. for- tifient cette opinion .et lui impriment un caractere de verite historique. Fode're. pareourant alors les Alpss Maritime-, se transporta sur le lieu des fouilles. Au nomhre des antiques qui luifurent offertes. se trouvaitune statue en bronze ropresentant le dieu Apis. Or. ce simulaere reli- gieux etait-il du auxPhoceens? Non; car ceux-ci ve- naieat de Tlonie. et leur religion differait a peine de la religion grecque. Aux Carthaginois ? Mais les travaux militaires etaient leur preoccupation exclusive. II appar- tenait done evidemment a la Phenicie ou a l'Egyp:e. Conclure de la que 1 'origine de Monaco est Phenicienne ou Egyptienne . serait temeraire : mais il est au moins 48 MENTON ET MONACO. permis de penser que des les temps les plus recules, les Pheniciens introduisirent sur le rocher ligurien le culte d'Hercule, c'est-a-dire, selon quelques-uns, la religion du soleil (1). Le Portus Herculis Monoeci eut-il , dans ces temps recules, l'importance d'une ville, ou ne fut-il qu'une simple station maritime? Nous adopterions volontiers cette derniere opinion. Mais, ce qui nous parait hors de doute , c'est qu'il fut , des cette epoque (1 500), visile par les Pheniciens, qui lui donnerent un nom et un culte. Longtemps apres vinrent les Phoceens, qui, a la suite de longues et sanglantes luttes contre les habitants de cette partie des Alpes, les dompterent; puis, initiant les vaincus au commerce et a Tagriculture, et les dotant de Tolivier, qui devint pour ces contrees une source d'im- menses richesses, jeterent les fondements de Marseille et de Nice, et etendirent leur domination maritime jus- qu'au Port-d'Hercule (600) (2). Laissant subsister cette (1) Parisot, Biogr. univ., art,. Hercule. — Brunei , Parallele de* religions. II nous parait necessaire de mentionner ici Topinion d'Ammien Mareeliin, qui pretend que l'Hercule de ces contrees ne vient pas de la Grece, mais de Thebes, en Egypte, — Strabon conclut du nom grec de ce port a une origine Phoce'enne. « Ce nom , dit-il , fait conjecturer que le territoire des Marseillais s'etendait j us- que la. » — Strabon, liv. IV. (2) Monnco, cnmme ville ou station commerciale, ne com- mence, d'apres nous, qu'avec l'epoque Phoceenne. C'est au\ actives relations entretenucs sur tout le littoral Provencal et Ligurien , par Marseille et Nice, que Monaco doit sa veritable HISTOIRE. 19 antique denomination, ils y ajouterent les noms de aovoc :V.s:. soit pour distinguer ce lieu des autres lieux de l'ltalie consacres au heros tbebain ou pbenicien. soit que ce heros en fut le seul doininateur et la seule divi- nite. soit enfin parce que ee rocher semble comme isole au milieu des eaux [\). Au rapport d'Etienne de Bysance. Monaco devait elre one place assez importance cinq cents ans avant Jesus* et premiere existence ; auparavant . ce n'est qu'une station reli- gieuse, un port de refuge, de pecheurs ou de pirates : rien de plus. Marseille fit du Port-d'Hercule la tete de ligne de ses etablis- sements. — Louis Mery, Histoire de la Commune de Marseille. L'historien Gioffredo et M. Durante pretendent que \e Partus Herculis n'est autre chose que le port de Yillefranche , et que le port de Monaco s'appelait s implement Partus Monoeci. Cette opi- nion , ils l'appuient sur un passage fautif de Ptolomee, qui. dans certaines editions , semble distinguer le Portus Herculis du Portus Mowed , en placant entre les deux le Trophoea Augusti ; de la ils concluent que le premier etait Yillefranche, et le second » Monaco. Mais, ni les itinera ires d'Antonin, ni Strabon , ni Pline, ni Tacite, ni Ammien Marcellin , ni Claude Mamerlin. ni Us bonnes editions de Ptolomee, n'autorisent cette opinion. Tous les anciens auteurs ne font qu'une meme chose du Port-d'Her- cule et de Monaco. qu*ils appellent indifferemment Portus Ho- nilis, Portus Monosei , tandis qu"ils nomment Olivula Portus l'en- droit ou est maintenant Villefranche. — Note de Gazzera. Ilonore Bouche refute par les raisonsles plus solides Topinion de ceux qui considerent Yillefranche comme etant le Portus Herculis Monoeci des anciens. Aux yeux de cet auteur, Yillefran- the est YOxibius Portus ou YOlivce Portus de Strabon. I Mcvoc oixcov. seul habitant , occupant ; ou ulovo? oixo:. habitation seule. temple seul , lieu isole. De ces deux mots , on a fait Moncecus , Monaco. i 20 MEXTON ET MONACO. Christ (1). Hecatee, de Milet, qui vivaita cetteepoque, en fait mention dans son ouvrage sur l'Europe. Des le temps d'Annibal, les habitants de la presqu'ile Hercu- leenne et des pays voisins, connus sous le nom special d'Intemeliens , eurent a soutenir des guerres acharnees centre les Romains , qui fatiguerent leurs armees a les vainere, sans pouvoir jamais les abattre(220). La rivalite de Cesar et de Pompee troubla aussi ces rivages. Monaco embrassa le parti de Cesar (2) , tandis que Nice et Mar- seille, neutres en apparence, tenaient seeretement pour Pompee. Cesar victorieux, repassant les AlpesMaritimes, vint au Port-d'Hercule , ou il s'embarqua pour Genes, et de la gagna Rome. C'est a ce passage que fait allusion le chantre d'Enee : « Le beau-pere descend des hauteurs des Alpes et du rocher de Monaco, tandis que le gendre rassemble autour de lui les soldats derOrient » (3). La domination romaine , preparee depuis longtemps dans les Liguries par des expeditions consulages (4) , y etait devenue definitive apres la fameuse victoire d'Auguste, victoire qui valut a ce pays une paix passa- (j) Etienne de Bysance, Tispl izokzo)V .Movoixoc; 7UoXi? A'.yucr- Tiy*/]. Cet ouvrage est perdu. —• Voir Abraham Berkelius, sur Etienne de Bysance. (2) Lucain , Pharsale, liv. IV. (3) Aygeribus socer Alpinis atque arce Monasci, Descendens , gener adversis instructus Eois. Virgile , Eneide, chant vi. ('*) La premiere expedition romaine eut lieu sous la conduce du consul F. Fulvius Flacus , 231 ans av. J. C. HISTOIRE. 21 gere et a la montagne de la Turbie un admirable trophee, monument imposant de lorgueil imperial (14). Pres d'uB siecle plus tarcl, les armees des deux competiteurs a TEmpire, Othon et Vitellius, se livraient aux environs de Monaco et de Lumone de sanglants combats ( 70 ans apres J. C), dans lesquels succomberent les montagnards liguriens, auxiliaires de Vitellius (I). Quelques annees apres, les galeres de Fabius Valens, un des generaux de cetempereur, abordaient a Monaco avec des troupes des- tinees a soutenir Marius Maturus , son partisan, centre la defection de la Gaule Narbonnaise^) : expedition fatale a Valens , que le lieutenant de Yespasien , Valerius , fit prisonnier aux Stechades (i!es d'Hyeres), et a Vitellius , dont elle precipita l'ignoble chute. En meme temps, le Christianisme s'introduisit dans ees contrees ; saint Barnabe et ensuite saint Nazaire, qui furent martyrs a Rome , y annoncerent les premiers Te- vangile. La religion nouvelle, malgre les persecutions, et mieux, a cause d"elles, y fit des progres rapides. Nice et Tantiqae Gimiez devinrent promptement chretiennes. Depuis Vitellius jusqu'a Pertinax, rien, sur ces bords, qui merite d'etre signale. On a avance que ce dernier etait ne a la Turbie ; qu'il fit conslruire ( 1 93 ) les deux (1) Tacile . Hist., liv. 11. (2) Fabius Valens e sinu Pisano , scevitia maris aut adversante vento, Portum Herculis Monceci dcpellitur ; and procul inde agebal Marias Maturus Alpium Maritimarum procurator — Tacite, Hist., liv. in. 22 MENT0N ET MONACO. tours de CMteauneuf et cles Spelugues.pour defendre l'entree du Port-d'Hercule , et que Septime Severe ou ses successeurs ordonnerent des fortifications sur le pla- teau des Moneghetti. Nous ne prenons parti ni pour ni contre ces affirmations, qui ne sont, plus probablement, que de simples conjectures. En 286, Fempereur Maximien, de retour de son expedition contre les Bagaudes, suit le littoral et passe par la Turbie , en prenant la voie romaine. Gette expe- dition est pompeusement celebree par Claude Mamer- lin, dans un long panegyrique ou Ton remarque ces mots : « Empereur Auguste, apres avoir ajoute un nou- veau lustre aux villes de la Gaule. vous franchissiez ces ha-utes montagnes qui dominent le Port-d'Hercule de Monaco » (1). Les persecutions qui avaient accueilli la foi nouvelle a sa naissance , et qui n'avaient cesse de lui etre prodi- guees par lesEmpereurs, prirent, sous Maximien et Dio- cletien, un caractere de violence et d'universalite qu'elles n'avaient pas eu auparavant. G'etait comme une des supremes protestations du polytheisme contre la sublime doctrine. La lutte fut terrible : d'un cote, la parole; de Tautre, le bourreau. La parole triompha. Ces persecu- tions, partout effroyables et partout impuissantes, en at- teignant leSx41pes Maritimes, gagnerent au Christianisme (I) Tu modo Gallice oppida illusiraveras ; jam summas area AFononri Hcrculis proeleribas (Claudii Mumerlini Oencthliacus Maxim iani A ugusti.) HISTOIKE. 23 une foule d'ardents proselytes et d'illustres martyrs. Saint Dal mas et les deux premiers eveques de Nice , saint Bassus et saint Pons, mouraient pour la foi, pen- dant que Monaco recevait miraculeusement les reliques d'une sainte (I) qui devait etre un jour sa protectrice veneree (304). Voici Thistoire du martyre de cette sainte. telle qu'elle est rapportee dans la Chronologie de Levins (2). Nous n'avons rien supprime de la legende, et nous avons cherche a la reproduire dans sa naive et sublime sim- plicity : « Au temps des empereurs Diocletien et Maximien , vivait en Corse une jeune vierge nommee Devote, chre- tienne des son enfance. Ayant appris quun president cruel allait venir pour persecutor les chretiens , Devote se rendit secretement a la maison du senateur Euticius, autant par crainte des Paiens et a cause de leurs sacri- leges , que dans l'espoir que , sous sa protection . elle pourrait suivre librement la religion du Christ. « La bienheureuse servante du Seigneur Jesus, elevee dans la pratique de toutes les vertus , versee dans les pieuses lectures , chantait, nuit et jour, des hymnes et des psaumes a la gloire de Dieu ; elle livrait son corps aux plus dures austerites, ettoute attentive aux preceptes evangeliques, elle meditait sans cesse cette parole : lieu- {\) Sainte Devote, vierge et martyre.— Martyrologe de Vence, (2) Voir le texte original , aux Pieces justificatives, n° 2. 24 MENTO.N ET MONACO. reux ceux qui out faim et soif de la justice , parce qu'ils seront rassasies. Elle maiirisait, elle domptait son corps par les abstinences, et personne n'avait pu lui persuader de se relacherde ses jeunes rigoureux , raeme un seul jour, ni de prendre quelques aliments , hormis le jour du repos. « La candeur etait repandue sur son pale visage , qu'illaminaient les rayons de la splendeur divine. Les jeunes et les mortifications de la vierge Corse n echap- perent pas a rattention d'Euticius; il Tappela aupres de lui et lui dit : Jeune fille, pourquoi te fatiguer ainsi par les jeunes et tourmenter ta vie par rabstinence? — Je ne tourmente pas ma vie, lui repondit la jeune fille, mais je me nourris de mille delices ; car Dieu, qui regne dans le ciel , me rassasie chaque jour de ses dons et de sesbiens. — Ges paroles remplirent d'une pieuse crainte Euticius ; il n'osa plus lui rien dire , et depuis lors il ne pouvait soutenir Teclat de son visage. « Peu de temps apres, arrive dans la meme ile, suivi d 7 une flotte, le cruel president, pour sacrifier aux dieux. Les bommes les plus considerables de Tile sont reunis. Le senateur Euticius est avec eux. On procedeaux sacrifices; on offre Tencens auxidoles. A cette nouvelle, Devote, qui deplorait leur aveuglement , exhale de profonds soupirs. Au milieu du festin , et pendant que le president san- guinaire s'entretenait de la persecution, un de ses agents lui apprend qu'une jeune fille, refugiee chez le senateur Euticius, insulte les dieux ct refuse de leur sacrifier. HISTOIRE. 23 Le president, se tournant alors vers Euticius : J'ap- prends, senateur, que vous logez dans votre maison une jeune fille qui fuit les autels de nos dieux et honore jo ne sais quel Christ que les Juifs ont crucifie. — Mais , repond Euticius , cette jeune fille dont vous parlez, n 'a jamais voulu, malgre toutes mes instances, incliner seulement la tete devant eux. — Livrez-la- rnoi , reprend le president, et je lui ferai rendre a nos divinites les honneurs qui leur sont dus. — Vous me donneriez toute votre fortune, qu'elle ne saurait valoir pour moi un pareil tresor. « Comme le senateur Euticius etait tres puissant, le president n'osapas agir ouvertement contre lui; il le lit empoisonner, Puis, il envova chez lui des satellites, avec ordre de se saisir de la jeune fille et de Tamener devant son tribunal. Pendant qu'on la conduisait, Devote chantait ces paroles du psaume : Mon Dieu ! venez a mon aide: hatez-vous, Seigneur, de me se- courir. — Des qu'elle fut en sa presence, le president luicommanda de sacrifieraux dieux. En digne vierge du Christ, Devote repondit : Chaque jour me voit ser- vir le vrai Dieu dans la disposition d'un coeur pur; quant a vos dieux, dieux de cire et de pierre, je les renie , parce que ce ne sont que des masques humains qui ne voient point et n 7 entendent point. — Alors le barbare magistrat, que la colore transportait, ordonna ([u'on lui broyat la boucheacoups depieire, en lui criant: Cesse de blasphemer les dieux et les deesses. 11 voulut, 26 MENTON ET MONACO. en outre, le cruel , qu'on lui Hat les mains et les pieds , et qu'elle fut ainsi trainee sur les pierres aigues , afin que tous ses membres fussent disloques. Mais Tintrepide vierge disait : Je rends grace a votre saint nom, Seigneur mon Dieu! qui m'avez trouvee digne de la couronne du martyre! puis, d'une voix forte : Dieu des vertus, qui sondez les eceurs et les reins , qui avez dit, et tout a etc fait , qui avezordonne, et tout a ete cree,exaucezlapriere de votre servante. Recevez au nombre de vos elus Euti- cius , votre serviteur, que le barbare et cruel president , cet adorateur des demons, a fait perir a cause de moi. « Ges paroles, qu'il considerait comme autant d'inju- res, le president inhumain ne les tolera pas longtemps : il ordonna qu'on lui liat les mains et qu'on la suspendit au chevalet. Pendant son supplice, la sainte s'ecria : Sei- gneur Jesus, recevez mon ame ; car c'est pour votre saint nom que je meurs. Et une voix d'en haut se fit entendre qui disait : Ma digne servante, ta priere a ete exaucee ; tout ce que tu as demande ou que tu demanderas , tu Pohtiendras. — A l'instant, on vit une colombe sortir de sa bouche, d 7 un vol rapide, et s'elancer vers le ciel. Le martyre de la sainte s'etait consomme dans la paix du Seigneur. <( Le president avait entendu dire que Tame de la jeune martyre avait deja gagne le ciel. Apres avoir pris conseil de ses satellites, il ordonna que, le lendemain, son corps tut livre aux flammes. Vers le memo temps, deux Chre- tiens que la frayeur de la persecution avait contraints de HISTOIRE. ZJ chercher un refuge dans les grottes el les cavernes, Bene- natus , pretre de Savoie, et le diacre Apollinaire . furent avertis par une vision d'avoir a transporter hors de Tile le corps de la bienheureuse vierge. Alors , s'etant con- certos avec le nautonnier Gratien , et accompagnes d'un grand nombre de vierges, ils enleverent le corps, pen- dant la nuit, le deposerent dans une barque , et l'y em- baumerent ; puis , ils mirent a la voile et se dirigerent vers TAfrique. Mais un vent impetueux du Midi les poussa vers le Nord. La frele barque, qui depuis long- temps etait abandonnee a sec sur le rivage, laissait entrer beaucoup d'eau dans sa paftie basse. Ils lutterent toute la nuit , mais en vain. Au point du jour, le sommeil s'empara de Gratien, qui dit au saint pretre Benenatus : Levez-vous, gouvernez quelques instants pendant que je reposerai. Durant son sommeil, Devote lui apparut , et Tayant touche, elle lui dit: Leve-toi, nautonnier Gratien , car la tempete s'apaise et la mer se calme; ta barque ne prendra plus Teau et elle ne sera plus battue des flots. Toi et le tres saint pretre, considerez avec at- tention , et quand vous verrez une colombe sortir de ma bouche, suivez-la des yeux jusqu'a ce que vous arriviez en un lieu qu'on appelle : en grec, Monaco ; en latin, Singulare; et ensevelissez-y mon corps. Alors, regar- dant attentivement , ils virent une colombe qui sortait de sa bouche et les precedait. Ils la suivirent jusqu'au lieu que la sainte avait designe. Arrivee pres de Monaco, dans la vallee de Gaumates, la colombe s'arreta non loin 28 MENTON ET MONACO. de Feglise qui y est elevee en l'honneur de saint Georges, et la. les pieux Chretiens deposerent le corps de la bien- heureuse Devote, vierge et martyre pour la foi du Christ. le sixieme jour des calendes de fevrier, sous le regno eiernel de notre Seigneur Jesus-Christ, auquel hormeur et gloire dans tous les sieoles des sieeles. Amen. (1) » Un siecle plus tard, une nouvelle ere, une ere de paix et de bonheur semblait s'ouvrir pour Rome et les pro- vinces devenues chretiennes, lorsqu'un deluge de bar- bares, apres avoir inonde les Gaules , ravagea ces con- trees, et portant la desolation dans toute Fltalie, ruina bientot l'Empire d'Occident (407). Validates, Alains, Herules , Bourguignons , Goths , Lombards , laisserent dans les Alpgs Maritimes les traces sanglantes de leurs desastreuses invasions. Monaco dut alors subir le sort de presque toutes les cites du littoral , qui , telles que Genes, Savone, Albenga, furent livrees al'incendieet au pillage. Ne craignons pas de le dire : Si la conqu&e romaine avait apporte a la Ligurie et aux provinces voisines de cruelles epreuves , elle avait laisse apres elle des traces imperissables de civilisation et de grandeur; elle avait instruit et adouci les vaincus. Mais tel ne fut pas le caractere des nouvelles invasions : partout le fer, le feu, le viol, les massacres, marquerent leur long et terrible passage, et le souvenir, souvenir de sang et dV- pouvante, s'en est perpetue a travers les sieeles. (1) Ada Sanctorum, Januarii; torn, n, p. 770 ct 771.— Voir rux Pieces justificaiives, n° 2 HISTOIRE. 29 CHAPITRE II. LOMBARDS. — SARRAS1NS. — GIBALLLX GRIMALDI. — G&H'ES. §00 — 1174, La chute de l'Empire avait mis fin a la domination romaine dans laLigurie; mais, decette chute, qui ebranla le monde, n'etait point sortie son independance, et cette belle province devait bientot passer a une autre servi- tude. De 590 a 773, de Rotharis a Charlemagne, elle appartint aux Lombards, dont le grand empereur brisa le joug, en reunissant leur royaume a son vaste empire. L'heure approchait ou un deluge de nouveaux enne- mis, non moins redoutables, non moins cruels que les barbares , allait inonder les cotes de la Ligurie et de la Provence , les ravager sans merci, et tenter d'etablir sur elles une domination durable. Mais, du danger nait Tunion , et de Tunion , la force. Aussi, pour mieux re- sister aux irruptions de leurs nouveaux ennemis, les Sarrasins, un pacte federatif fut-il forme entre toutes les villes du littoral ligurien, sous le protectorat de Genes (729). Cette coalition armee, cette ligue pour le salut commun, leur permit de repousser victorieusement 3 50 MENTON ET MONACO. lours premieres aggressions. Charlemagne les aida avec succ&s dans cette resistance. II prit ces rivages sous sa protection , et tant qu'il vecut , les Africains echouerent presque toujours dans leurs teniatives contre ces cotes. Mais, le grand empereur mort (814), ces aventuriers re- vinrent plus hardis et plus implacables. lis firent plu- sieurs descentes en Provence et se fortifierent ensuite dans les positions les plus favorables, depuis le golfe de Sambracie, pres duquel ils etablirent leur grande forte- resse (Le Fraxinet) (1), jusqu'a Saint-Hospice, Eza, la Turbie, Sainte- Agnes et autres lieux inaceessibles. De ces points el eves , ils fondaient com me des vautours sur leurs voisins, qu'ils massacraient ou reduisaient en ser- \itude, apres avoir pille ou bride leurs villas (2). Leur audace bravait tout danger et ne connaissait pas de bornes; ils penetrerent meme jusqu'en Savoie, ou ils firent des populations qu'ils surprirent un affreux carnage. Informe de ces lamentables evenements , Hugues , roi d'ltalie, amena contre eux des forces imposantes (3), les defit suc- eessivement sur mer et sur terra, s'empara du Fraxinet ; (1) Oppidum vocabulo Fraxinetum quod Italicorum et Provin- cialium conftnio stare manifestum est, cujus et cunctis liquido pa~ tet situs mart ex uno latere cingitur, et in coBteris densissima spi- narum syloa munitur. — Chronique de Luitprand, liv. I, ch. 1, cite dans Monaco et ses Princes, p. 26. (2) Soeviunt , exterminant, nil rcliqui facinnt. — Chronique de Luitprand ; Muratori , Rerum Italicarum Scriptores, torn. XI ; Dom Bouquet , torn vin , etc. (3) Ugo, nel medesimo tempo, arrivd per terra a Frassinetto colla nnala ; — Muratori, cite par T. de Parte uneaux , Conquelc de la Lombardie. HISIOIRI. 31 mais au lieu de poursuivre sa victoire contre ees forbans jusqu'u Jeur entier aneantissement . ainsi qu'un roi chretien aurait du faire. il la deshonora par un feraite honteux que ces barLares ne tarderent pas a violer 944 AGuillaume P r 972 . vicomte de Marseille , descen- dant de Bozon . roi d'Arles . et dont le domaine s ? eten- dait sor presque toute la Provence I . etait reserree la glove d'expulser definitivement ees insclents envohis- seurs. Parmi les vaillants guerriers qui seconderent ener- giquement Guillaume dans eetie difficile entreprise.l'his- eite en premiere ligne Gikllin Grimaldi, d'originc )ise . auquel . en recompense de ses eclatanls servi- ees, 1? vicomte de Marseille donna, a titre de fief, les Torres comprises dans l'etendue du golfe de Sambracie 2 . vaste et rude theatre des exploits du heros. Ce golfe ful nedepuislors sous le nom de golfe Grime ud, • <'ji : - donation fut consaeree par une charie solen- nolle, laquelle charte. tiree des archives de l'Eveche de Frejus et citee par H. Bouehe. est ainsi traduite. Monaco et ses Princes 3 : Au nomdu Seigneur, ainsi soit-il. G'est par les recompenses que les homines sont pousses aux entreprises magnanimes : mais les hom- ines de merite v trouvent un prix bien plus releve . quand I'objet de ces recompenses consists piecisement (I) Louis Mery. Bvttoire . 7 - >i Commune de Mars ■2 Sinus Sambracilanus [de Saint-Trcpez a Frejus). [3] Metii ier, Monaco et ses Princes, torn. I, p. 30. 32 KENTON ET MONACO. en la possession cle ces lieux memes ou leur valeur et leur courage ont triomphe des ennemis. C'est pourquoi Giballin Grimaldi , homme de grand coeur et tres ma- gnifique, nous ayant aide dans toutes nos expeditions, attaques , poursuites et perilleuses aventures contre les Agareens et Maures ou Sarrasins, et ayant enleve, par son courage, auxdits Sarrasins le golfe de Sambracie, appele communement le golfe de Saint-Tropez , un si grand exploit doit etre recompense par la munificence du prince ; <( Nous, Guillaume, fils de Bozon et de Falcoare, sie- geant en la cite d' Aries, avec le consentement d 7 Adelaide, notre epouse , et de Guillaume , notre fils , en presence d'Annon, archeveque d' Aries, Rainouard, juge, Rique- lin , Hildoard, Ponce d'Alauzon, Foulques, Guy, Ingel- rad et autres hommes nobles , concedons et donnons , pour le posseder entierement et le defendre contre les Agareens ou Maures et Sarrasins , audit Giballin Gri- maldi , ledit golfe de Sambracie, en toute son et endue, avec les terres qui l'entourent, a la seule reserve des droits episcopaux de Teglise de Frejus et de son eveque. « Que tout homme qui entreprendrait contre cette donation faite en faveur du puissant homme Giballin Grimaldi, sache qu'il encourra notre indignation, etqu'il soit precipite dans 1'abime, avec Gore, Dathan et Abiron. a L'annee de l'lncarnation dcccclxxx, indiction x, au mois de septembre, sous le regne de Conrad , roi des Allemands et des Provences , « Moi, Guillaume , ai fait ecrire cette donation, et l'ai scellee de ma main ; la comtesse Adelaide l'a confirmee ; Fa confirmee aussi le comte Guillaume, ainsi qu'Annon, archeveque d'Arles, Rainoard, Riquelin, Hildoard, Ponce d'Alauzon, Foulques, Ingelrad, Guy, etc. a Ecrit et scelle par Boniface. » (f) (I) Voir le texte latin, aux Pieces justificative*. Tous les historiens de Provence, Papon except^, convicnnent HISTOIRE. 33 Grande action et magnifique recompense: deuxheros ensemble Moms impolitique et plus hardi que fe roi Hugues , encourage d'ailleurs par le puissant vicomte provencal et le voeu ardent des populations, Giballin marcha ensuite contre les autres repaires et fortercsses . entr'autres le Petit-Fraxinet (1), les detruisit, et purgea les rivages liguriens de la presence de ces barbares (980). Ici , une question que nous ne saurions eluder , est posee paiTauteur de Monaco et ses Princes. L'ecrivain se demande d'ou vient ce Giballin Grimaldi , et , s'ap- puyant sur « une tradition etayee des assertions de plu- sieurs chroniqueurs , » il parait dispose a admettre que le vainqueur du Fraxinet est le fils d'un Grimaldus qui aurait conquis Monaco sur les Sarrasins, en 920 . selon les uns, en 962 ou 968. selon les autres. II va plus loin : il n'adopte pas positivement les origines fabuleuses creees par Venasque , ce secretaire - modele du prince Honore II (2), qui, dans sonarbre genealogique des Gri- de cette donation. Dans son savant ouvrage Des Invasions des Sarrasins , M. Reynaud , de l'lnstitut , dit qu'ici les raisonnements de Papon ne lui ont pas paru concluants. (1) On place generalement le Petit-Fraxinet a Saint-Hospioe ou a Villefranche. (2) Charles de Venasque Ferriol,gentilhomme et secretaire du prince Honore II, qui dressait, en 1647, l'arbre genealogique des Grimaldi de Monaco, fait descendre cette famille de Grimaldi , fils de Pepin d'Heristal, maire du palais, sous Childebert, en 712. Voici maintenant, d'apres Venasque et H. Bouche, qui l'a copie. rorigine de la souverainete des Grimaldi de Monaco : « Grimal- 3* 34 MENTOR ET MONACO. maldi , dresse avec un art et une precision capables de desesperer tous les genealogistes presents et a venir , fait descendre ce Grimaldus , de Grimoald , fils de Pepin d'Heristal , maire du palais d'Austrasie et frere de Charles- Martel ; non. Mais il expose avec une complaisance qui n'echappe pas au lecteur , les nai'ves inventions et l'a- musant recit de ce bon et trop genereux historiographe , et conclut en disant que « la maison Grimaldi , que Von « presume issue de Grimoald , fils de Pepin d'He- « ristal , etait incontestablement investie , a la fin du « x e siecle , de la propriete de la cote provencale depuis « Saint-Tropez jusqu'a Frejus ; qu'elle parait de plus « avoir ete , anterieurement a cette date , en possession « d'Antibes , qui lui revint plus tard , et qu'iY est per- « mis d'admettre qu'elle etait des lors souveraine de « Monaco. » Hatons-nous de le dire. Toujours et avec les histo- riens les plus accredites , nous avons relegue dans la region des fables cette double origine de famille et de souverainete inventee par la flatterie , ne reposant sur « dus, un des chefs des armees d'Othon-le-Grand, apres avoir fait a de tres signales exploits pour le service de cet empereur, en « diverses occasions, et particulierement pour avoir dompte les « Sarrasins, eut en recompense deses glorieux travaux et par « la liberalite d'Othon , au voyage qu'il fit en Provence, la ville « d'Antibes et la forteresse de Monaco, en propriete, d'ou il avait « chass6 lesdits Sarrasins. » — Ce passage est extrait de la Chorographie de Bouche. — Lalogique des faits nous prouve qu'on a forge pour la souverainete des Grimaldi une origine aussi iabulcuse (jue celle inventee pour leur gen6alogie. HISTOIRE. 35 aucun document positif et qu'un ecrivain serieux doit a peine mentionner , seulement pour memoire ; fables qui n'ajoutent rien a l'illustration de cette noble et antique famille des Grimaldi, une des gloires du patrieiat genois. — On parle de traditions : nous qui avons fait un long sejour en Provence , qui y avons compulse bien des ar- chives, nous n 'avons rencontre nulle part rien qui justi- fiat, meme en apparence, de semblables pretentions. Etd'abord, Giballin Grimaldi ne peut etre considere que comme un vaillant guerrier genois qui, se souvenant de l'ancien pacte forme par toutes les villes du littoral , ennemi jure du Sarrasin , que ses peres avaient com- battu, vient mettre sa forte epee au service de Guillaume , dont il n'est qu'un des lieutenants , et qui ne devint seigneur provencal qu'apres sa victoire ; — ensuite , le pere qu'on lui attribue n'a jamais ete, n'a jamais pu etre seigneur a Monaco, ni en vertu d'une pretendue donation d'Othon-le-Grand , en 920, au voyage quHl fit en Provence, comme le pretend Yenasque, ni par droit de conquete « faite isolement ou avec Tassistance du roi Hugues, en 942 (1 ), » ni en 968, comme Bouche (1) Monaco et ses Princes , p. 38. Qu'on veuille bien remarquer le silence absolu garde dans la charte de donation de Guillaume , sur les titres supposes de Gi- ballin Grimaldi. « Homme d'un grand coeur, magni cordis ; hom- me magnifique, egregice magnificentice, telles sont les nobles qua- lities qu'elle lui donne; il n'y est nullement question de lui comme seigneur d'Antibes ou de Monaco. Assurement, si Giballin, qu'on veut faire heritier de Grimaldus, eut possede ces titres et ces seigneuries, cette charte les eut mentionnes. 36 MENTON ET MONACO. le suppose. Les raisons les plus decisives viennent ici a l'appui de nos assertions. En 920, l'empereur Othon n'est encore qu'un enfant , presque au berceau ; en 968, il annonce l'intention de se devouer a l'expulsion des Sarrasins, et peu d'annees apres il meurt sans avoir rempli sa promesse. En 942 , le roi Hugues , loin de songer a attaquer les Sarrasins sur d'autres points, traite avec eux , apres leur defaite ; et , a cette date comme aux dates precedentes , les barbares occupent solidement toutes leurs positions en Provence et en Ligurie. Com- ment done , avant Giballin , e'est-a-dire avant 973 et 980, alors que le Grand-Fraxinet, alors que Saint-Hospice . la Turbie, Eza, Villefranche, Sainte-Agnes , etaient au pouvoir des Maures, comment le rocher de Monaco, qu'ils enveloppaient en quelque sorte, et son port, cette station si sure (tuta), auraient-ils ete negliges par eux et laisses en paisible jouissance a un seigneur quel- conque? Leur interet le plus cber exigeait que cette posi- tion ne fut pas en d'autres mains que les leurs; et puis, n'etaient-ils pas les maitres? Othon n'a done pu con- firmer une possession qui n'existait pas , qui ne pouvait pasetre. Aussi, l'edit de Ratisbonne, qu'on ne montre pas, demeure-t-il pour nous, jusqu'a preuvecontraire, un edit apocryphe. Goncluons. Ghsrcher a la famille Grimaldi de Monaco une origine autre que Torigine genoise, attestee par les premiers historiens italiens et reconnue par tous ceux qui se sont occupes de Thistoire des Alpes Maritime*, HISTOIHE. 37 c'est evidemment faire fausse route, c'est se mettre a la remorque cle Venasque , qui a fait de la flatterie et non de l'histoire. — Pretendre que la souverainete de cette famille remonte a une epoque anterieure a 4346 , creer une longue succession, plus ou moins interrompue . de seigneurs, c'est vouloir marcher dans les tenebres, s'at- tacher a des ombres , entasser contradictions sur contra- dictions, et faire des tours de force en matiere historique. Tous ces efforts de la vanite , toutes ces savantes mais steriles recherches, toutes ces gratuites hypotheses gran- dissent -elles d'une seule coudee une Maison qui doit etre , a bon droit , satisfaite de sa haute origine italienne, sans etre tentee de quitter la terre et de se refugier dans TOlympe? (1) Nirilement. Un pareil labeur, un sem- blable role , peuvent aller a un esprit subtil , ingenieux , ami des difficultes et de Timprevu : ils ne sauraient convenir a un ecrivain serieux au xix° siecle. Reprenons notre recit. Pendant presque tout le cours des ix e et x e slecles, les Maures dominerent aux deux extremites de la Provence et de laLigurie. Ainsi expose a leurs sauvages irruptions, le Port-d'Hercule partagea le sort des bourgades voisines et fut ruine comme elles. Cette petite place ne se releva entierement qu'en 1215, date de sa restauration paries (I) Come si pud comprendere da quanto sinora abbiamo delta e diremo di mono in mano quasicche quella nobilissima, e per tanti altri titoli gloriosissima schiatta , abbia bisogno di mendicare da penne adulatrici , fatti inventati, e personaggi supposti, per accre.- scere 1? «ve glorie. — Gioffredo , p. 7G2. 38 MENTON ET MONACO. Genois. — Depuis Texpulsion des Sarrasins jusqu en 1 101, le rocher de Monaco est entierement abandonne: reconnaissant rimportance de cette position, l'empereur Henri YI, surnommd le Cruel, en dispose en faveur de Gthies. «* HISTOIRE. 39 CHAPITRE III. LES DEUX DONATIONS. — GENES. — LES VENTO. *!74 — 1255 La place de Monaco, consideree par les comtes do Provence comme terre provencale , par les empereurs d'Allemagne comme terre italienne , completement de- mantelee et delaissee depuis 1'expulsion des Sarrasins , commencait a etre revendiquee par Tune et Fautre de ces deux puissances , qui en disposaient selon leur bon plaisir ou au gre de leur interet. En 1 174, Raymond V, comte de Toulouse et marquis de Provence , donne aux consuls de Genes , au nom de la commune de cette ville, la faculte de commercer dans tous les lieux qui s'eten- dent depuis Aries jusqu'au chateau de la Turbie ; il leur donne egalement la place et la montagne de Monaco avec les terres qui en dependent « Podium quoque et montem Monoeci cum suis pertinentiis , » pour en puiren veritables proprietaires « proprietario more » (I). Les Genois ne profitent pas de cette premiere dona- (1) Extrait authentique pris surle texte original, a GSnes. — SToir Monaco et ses Princes , p. 58. 40 MENTON ET MONACO. tion. Sans doute , avant de la faire, le comte de Provence n'avait pas consulte l'enipereur d'Allemagne , qui le traitait toujours comme son vassal « fidelem suum » (1 ). En 1191, l'Empereur, qui avait besoin de l'appui de Genes et de ses flottes , confirm a la donation preeedente. La Republique envoya alors deux consuls , Guillaume Zerbino et Othon Guaracco , et deux notables, Nuvelone d'Alberici et Trinchiero Alda, en compagnie de deux deputes de l'Empereur, Arnold de Plaisance et Albert de Cremone, lesquels donnerent aux consuls l'inves- titure au nom de leur maitre , et les mirent en posses- sion des rocher . port et territoire de Monaco (2) , « sans qu'il soit en rien tenu compte ni fait mention d'une souverainete quelconque des Grimaldi, » confesse for- cement, mais non sans protestation et sans reserve, l'auteur de Monaco et ses Princes (3). Mais lesGenois, inquietes par les navires de Nice et par les comtes de Provence , dont les dispositions etaient changees et qui ne voulaient plus de leur voisinage, ne purent realiser (1) Dans un traite renouvele, en 1189, avec le roi Alphonse tTAragon , on remarque parmi les seigneurs qui signerent cet acte,Oggicr et Pierre Vento , nobles genois. — Papon, Histoire generate de Provence, liv. iv, p. 2V3. (2) Tradimus vobis possessionem corporalem podii et montis Mo- nceci et portum ejusdem , et terrce adjacentis territorii ad castrum el burgum, Deo propilio, cedificandum, et perpetao habendum, et in feudum tenendum, ad honorem Imperii, etc. — Pour construire : cette derniere phrase est significative. — Ottobonis Scriba3, Anna- tes Genuenses , liv. in , p. 3Gi ;— Gioffredo , p. 471. (3) Tom. I ( p. 59. HISTOIRE. 41 leur dessein d'etablissement au Port - d'Hercule que vingt-quatre ans plus tarcl. Le 6 juin 1 215, disent les Annates d'Oggerius Panis (I), Fuleo de Castello et plusieurs nobles citoyens se rendirent au bourg de Monaco sur trois galeres , suivies dautres chargees de materiaux , tels que bois , chaux et fer, et le 10 du meme mois, ils jeterent les fondements du chateau et ne s'en retournerent qu'apres avoir cons- truit quatre tours , plus un mur d'enceinte de la hauteur de trente-sept pans, Cinq ans apres , Frederic II ratifie la donation que 1'empereur Henri, son pere, avait faite aux Genois, « a la condition expresse que les forts qu'ils eleveraient au Port-d'Hercule fussent toujours reserves et prets pour le service de V Empire (2). Voila deux donations qui assurent a la Republique de Genes la possession du Port-d'Hercule : la premiere, du marquis de Provence, en 1 174 ; la seconde, de l'em- (i) In mense junto, sexto die, Fulco de Castello , cum pluribus nubilibus civibus, ivit cum galeis tribus et aliis lignis portanlibus lignamen et calcinam et fer r amenta mult a ad podium Monachi , et decimo die junii castrum cedifi.care cceperunt, et antequam redirent ad propria , cedificarunt turres quatuor et muros in circuitu, alti- tudine palmorum triginta septem. — Oggerii Panis, Annates Genuen- ses ; — Rerum Italicarum Scriptores. (2) Item concedimus eidem communi ut liceat adiftcare , et cedi- ftcatum tenere et habere castrum, videlicet super p or turn Monachi ad honorem Imperii et utilitalem communis Januoe , ita quod hoc castrum sit expositum et paratum ad servitium Imperii, cum nos ■vel aliquis successor noster voluerimus guerram facer e Massilien- sibus , vel aliis de Provincia. — Raphael Torre, cite par Gioffredo. 42 MENTON ET MONACO. pereur d'Allemagne , en 1191, laquelle est hautement confirmee, en 1220, par son successeur. L'auteur de Monaco et ses Princes veut voir dans ces investitures les preuves « d'une usurpation flagrante , d'une depos- session brutale ; » — dans la lenteur qu'apportent les Genois dans l'occupatioii duPort-d'Hercule , un manque de confiance en leur droit, — et dans l'etat de la forte- resse, au moment de leur entree a Monaco, un temoi- gnage de la resistance heroi'que des Grimaldi (1 ). — En verite, c'est pousser l'erreur jusqu'a l'aveuglement et le principe jusqu'a 1'absurde. Pourquoi done ne pas voir dans ces diverses donations .ce qu'en realite elles signi- fient , ce qu'elles renferment ? Raymond dispose d'une place en quelque sorte litigieuse, parfaitement inoccupee depuis l'expulsion des Maures. En cela, il fait tout a la fois acte de liberalite facile vis-a-vis de la Republique , deja puissante , avec laquelle il desire entretenir de bons rapports, et acte d'independance vis-a-vis de TEmpereur; — Henri VI , que toute la Riviere traite en suzerain , fait donation du Port-d'Hercule a la Republique, en re- connaissance de l'appui que Genes consent a lui preter dans ses projets de conquete et de domination , et aussi pour donner plus de force a la donation de Raymond , qui n'est que son vassal ; — son fils Frederic II , qui campe en Italie , confirme cette donation cinq ans apres l'installation definitive des Genois a Monaco, comme (I) Monaco et tea Princes, pag. 62. HISTOIRE. 4o pour leur rappeler leur vasselage et avec clauses expresses attestant qu'il en comprenait llmportance. C'etait-la, dans sa pensee , une place forte , un boulevard centre la Provence. — II n'y a ici ni usurpation ni depossession, puisque la possession n'existe ni de fait ni de droit. — La Republique etait Lien libre dechoisir le jour de son occupation sans pour cela douter de son droit , si incon- testable, si fortement etabli , alors surtout qu'elle voulait fonder un etablissement durable. — Enfin, l'etat de la forteresse, demantelee, ruinee, et presque rasee, temoigne non pas de la resistance des Grimaldi . seigneurs pure- ment imaginaires, mais des violents assauts qu'elle avait autrefois soutenus , et de Tabandon absolu ou elle avait ete laissee depuis ladefaite etl'expulsion des Sarrasins. Poursuivons. En 1 240, la Republique, en guerre avec Frederic II , recherche l'alliance de Raymond Berenger, comte de Provence, auquel elleenvoie des ambassadeurs, et le 22 juillet de la meme annee, dans la chapelle du comte , a Aix , une convention est signee par laquelle , entre autres choses , il est stipule que « Berenger re- noncerait a toute pretention sur le rocher, le port et le littoral de Monaco et sur toutes lesterres depuis la Turbie jusqu'a Genes (I). [\) Actum Aquis in capella dicti comitis , prcBsmtibu* dominis Romeo de Villanora, vicedomino de vicedominis, Guglielmo Ramon- do , jurisperito , Beltranno Alamanno , Perissolo, bajulo Aquensi , Guglielmo Aicardo, clavigeri Xicensi, et Bertrando Raimondo, no- tario comitis. Die 22julii, anno millesimo ducentesimo quadrage- simo. — Archives d*Aix. — Voir Nostradamus, etc. 44 MENTON ET MONACO. Vers le meme temps , c'est-a-dire vers le milieu du xin e siecle, Menton et Puipin (1) , qui, depuis l'expul- sion des Sarrasins , dependaient, ainsi que Roquebrune, des comtes de Vintimille, avaient ete cedes par eux au noble Genois Guillaume Vento. Genes pretendant y avoir juridiction, un proces- verbal d 'audition de temoins fut dresse , et ces temoins attesterent que « les lieux de Puipin et de Menton etaient de la seigneurie de Guillaume Vento , et que les habitants etaient ses justiciables ; qu'il etait en droit et en possession d'y cta- blir des gouverneurs et des chatelains qui y rendraient pour lui la justice , etc ; qu'enfin ils n'avaient ja- mais entendu dire que la commune de Genes eut eu ou fut en droit d'avoir aucune juridiction sur ces deux localites » (2). En 1257, le comte de Vintimille ayant cede au puis- sant Charles d'Anjou Vheritage de ses peres, Genes en prit ombrage , et pour prevenir toute querelle , elle manda a Aix trois deputes , qui, le 22 juillet 1 262. en presence des archcvequcs de Tours et d'Aix, del'eveque de Frejus, du comte de Vendome, etc , signerent une convention, laquelle, defmissant clairement les droits des deux parties sur le comte de Vintimille, assu- rait les places de Vintimille , Monaco et Roquebrune a (1) Podium Pinum , qui a completement disparu. (2) Le proces fut plaide le 5 decembre 1258; la juste cause d« s Vento triomph?. HISTOIRE. 4£ la ville de Genes , et Menton et Puipin au seigneur Vento et a ses successeursfl). (I) Cette souverainete des Vento fut reconnue par la convention de 1262 passee a Aix entre le comte de Provence et la Republique. — Menton posseda , sous les Vento, un hotel des monnaies. II existe encore quelques pieces a lear efRgie; mais elles sent fort rares. — Suivant YHermite des Soulier s , Guillaume donna a la ville de Menton des Statuts qui furent lus solennellement de- vant les notables assembles, « in pleno parlamento. » 46 MENT03 ET MONACO. CHAPITRE IV. GUELFES ET GIBELINS. — CHARLES II d'aNJOU. SYSTEME I>E VENASQUE. — LES SPINOLA. — LES GRIMALDI ET CHARLES II. 1265 — 1346. Nous arrivons a cette epoque funeste , epoque de sang et de deuil pour toute l'ltalie , et pendant laquelle ce beau pays fut change en un vaste champ de guerre civile. Les Guelfes et les Gibelins (1), rivaux implaca- bles, avaient paru. En desolant la peninsule , ils jeterent aussi la desunion et le trouble dans cette partie des Alpes Maritimes. En 1270, la faction guelfe ayant ete vain- cue a Genes (2), les Fieschi et les Grimaldi, qui en etaient les chefs, demanderent leur salut a l'exil. Le littoral leur offrit quelques points fortifies contre leurs ennemis (1272). Ges refugies s'entendirent bientot avec Charles d'Anjou, qui prit parti pour eux contre les (1) On sait que les Gibelins tenaient pour les pretentions im- periales, et que les Guelfes obelssaient a la puissance pontificale . (2) Obertus Spinola el Obertus de Auria vicerunt Grima!dos,prcv Jiantes cum cis. — Chronic. Astense ; Rerum Italic Scriptorcs. histoire. 47 Genois. La guerre fat declaree. (1273) Guillaume Vento ouvrit les portes du chateau de Menton au Senechal de Provence , qui vint ensuite assieger Roquebrune et s'en rendit maitre. L'annee suivante, Genes envoya contre les troupes du Senechal , Ansaldo Spinola , lequel ayant repousse les Provencaux jusqu'a Menton, chercha, mais inutilement , a s'emparer de cette place , que le Sene- chal garda jusqu'a la fin de la guerre. Vingt ans s'etaienta peine ecoules, que la lutte entre les Guelfes et les Gibelins recommenca. Monaco, qui tenait pour les Guelfes, vit se refugier dans ses murs les Fieschi , les Grimaldi et autres chefs importants du parti vaincu. lis s'y fortifierent (1296), et de la, comme d'une citadelle inexpugnable, ils exercerent toutes sortes d'hos- tilites contre leur patrie. Vainement les Genois assie- gerent Monaco (1297) ; le chateau et les forts leur oppo- serent une resistance dont ils ne purent triompher. N'ignorant pas que cette resistance etait due aux secours de Charles II d'Anjou, ils lui declarerent encore la guerre, guerre qu'une conference (1300) entre les re- presentants des deux puissances empecha d'eclater. Le Roi , par amour de Tunion et de la paix, s'engagea a faire reraettre a la Republique les forts occupss par les Guelfes. Cette restitution , operee entre les mains de Charles par les refugies , a la suite d'un long traite (1 ) que les Gri- ff) Dans ce traite entre les Genois et le roi Charles II , cite tex- tuellement parl'auteur de Monaco et ses Princes (torn. I, p. 331), 48 MENTON KT MONACO. maldi et autres chefs signerent tous, s 7 effectua Lannee suivante. G. Yillani . celebre liistorien de Floreace et contemporain , raconte ces faits ( I ). Ce traite assura aux Guelfes leur rentree dans Genes. Charles II acheta tous les immeubles possedes par eux , tant au Port - d'Hercule que dans le territoire d'Eza et de la Turbie . et , en 1 303 , il les erigea en fief en faveur de Nicolas Spinola , moyennant la somme de cent onces d'or. Cette date marque le premier etablisse- ment des Spinola dans ce pays. La haine des Guelfes et des Gibelins . reveillee par le retour des Fieschi et des Grimaldi , renouvelle bientot toutes les horreurs de la guerre civile. Les Guelfes triomphent. Opicino Spinola , capitaine general de la Republique, est chasse et battu avec tous les siens (2). Presque en meme temps , Menton est assiege et pris par les troupes du roi Robert , successeur de Charles II , et repris bientot par les Genois. Revenons a Thistoriographe de la Maison de Monaco. Malgre Tevidence historique la plus saisissante, en V absence de documents positlfs et authentiques . il il n'est nullement question de la souverainete des Grimaldi, pas plus que dans les chartes ou traites anterieurs. lis avaient oc- cupe la forteresse de Monaco comme guelfes refugius et non comme seigneurs. — G. Villani. (1) Villani, liv. IV, eh. 46. (2) Grimaldi prcevaluerunt et expulerunt de civitate ipsos qui di- cuntur de Auria et de Spinola . concives suos. — Chronic. Sieiltce : lierum Hal. Scriptores. HISTOIRE. 49 poursuit sans hesiter le systeme de ses successions sei- gneuriales. Ainsi, peu d'annees apres la rentree des Grimaldi dans Genes , le roi Philippe-le-Bel, qui etait en guerre avec les Flamands , avait fait demander a la Republique un certain nombre de galeres et Rainier Grimaldi pour amiral. Genes , coutumiere du fait, avait acquiesce a la demande du monarque francais , et bien- tot apres Tamiral Grimaldi detruisait la flotte flamande a Zieriksee, dontil faisait lever le siege. Venasque ne pouvait manquer de s'emparer de cet illustre personnage et d'en faire un seigneur : c'etait dans son role. A l'exemple de Venasque, l'ecrivain que nous sommes force de contredire, en fait Rainier II . de meme qu'il avait fait un Rainier I er (1). Si « les documents font defaut » (2) , la bonne volonte y supplee largement ; et c'est ainsi qu'on ecrit l'histoire. Ghasses de tous les points du littoral , les Gibelins n avaient plus qu'un lieu de refuge : c'etait la place de Monaco , occupee par les Spinola depuis la cession faite a cette famille par Charles II ; seule elle restait au parti vaincu. Les Spinola, corsaires intrepides, guer- royaient sans merci contre le commerce de Genes. Mais Francois Grimaldi, dit Malizia (3), veillait, recherchant ardemment Toccasion de s'emparer de Monaco. » (i) Monaco el ses Princes, ch. iv. (2) Id. p. 12 ct 61. (3) Qui prcenominatur Franciscus de Malitia , calllde et occult? indutus hubitu fratrum minorum , intravit villam de Monachio, et 50 MENTOH ET MONACO. Francois etait un des chefs guelfes qui avaient evacue et remis eette place a Charles II pour la Republique ; il vivait retire a Nice , et y murissait lentement ses pro- jets. L 'occasion tant desiree se presenta enfin. C 'etait la veille de Noel (1306) (1),a l'heure de minuit, heure de priere et de recueillement dans tout le monde Chre- tien ; les habitants et la garnison , rendus a 1'eglise, en- tendaient la messe solennelle. Malizia , deguise en moine (2), s'approche de la ville , avec laquelle il entre- tenait des intelligences , y penetre a la faveur de son costume, et a l'aide de ses complices de Tinterieur, qu'il a avertis , il retourne egorger les sentinelles et introduire ses gens du dehors. Place et forts sont a l'instant meme occidit custodes , et munivit duo castra et villam, ex quibus multas offensiones etiam Januensibus faciebat. — Chronic. Astense, Auc- toribus Oojgerio Alfiero et Guglielmo Ventura. — Rerum Italicarum Scrip tores. (I) Les auteurs de la Chronique precitee mentionnent encore , a la date de 1309 , la mort de ce meme Frangois Grimaldi , qui fut tue dans un combat pres de Vintimille. — Ibi fuerunt mortuiplus- quam CC , inter quos mortuus fuit Franciscus Grimaldi de Malitia. — Chronic. Astense. (•2) Ce singulier stratageme de Francois pourrait donncr lieu a une interessante conjecture. — On sait que les amies de la fa- mille Grimaldi de Monaco ont pour supports deux moines qui tiennent l'cpee haute d'une main, et soutiennent l'ecu de I 'autre. En ajoutant le moine arme a son blason , cette famille n'aurait- elle pas voulu eterniser la memoire du stratageme qui la mit en possession de Monaco? — L'auteur de Monaco el ses Princes pense que « ces moines ( monachi) rappellent plulot I'idee cle solitude qu'exprimait le nom d'Hercules Monwcus des anciens. » — Nous laissona au lecteur le choix entre les deux interpretations. H1ST0IRE. 51 occupes par les Guelfes , et les Spinola , surpris , s'en- fuient avec leurs partisans. La domination des Grimaldi et du parti guelfe au Port-d'Hercule fut courte : elle dura vingt-un ans. La trahison defit 1'oeuvre de la trahison. Cette place retomba au pouvoir des Spinola en 1327 (1). Les Grimaldi im- plorerent alors le secours de leurs allies , et les forces de Nice et de Genes vinrent assieger Monaco , qui offrit spontanement de se rendre. Mais le disaccord qui exis- tait entre les assiegeants au sujet de la possession ulte- rieure de la place , ayant compromis le succes de cette entreprise , ce ne fut que 1'annee suivante qu'attaquee par d'Aigueblanche , senechal de Provence , elle sue- combaapres la plus honorable resistance (2). En s'en emparant , le roi Robert avait moins en vue de secourir (1) Odoardus Spinola castra et villain Monaci munita lenebat. — Chronic. Astense. (2) Une convention, sorte de capitulation, fut redigee, le 6 Janvier 1329, et signee, dansl'eglise de Sainte-Devote, par le Senechal , plusieurs Seigneurs provengaux et les representants du parti gibelin. Elle contenait onze articles, parmi lesquels on remarque les suivants : « Art. 2. Les habitants de Monaco ne donneront aide, conseils ni refuge aux corsaires ou voleurs publics , et n'entretiendront avec eux aucune relation ; ils s'obligent meme a les faire prison- niers ou a les chasser, s ? ils venaient a paraitre dans ces parages. « Art. 6 L'etendard duRoi sera plante et tenu continuellement sur la premiere porte et surles plushautes tours de Monaco. « Art. 8. Le Podestat, qui sera elu de temps en temps, pretera serment , entre les mains du Senechal de Provence, d'observer et faire observer les prescntes conditions. » — Nostradamus et Villain. 52 MENTON ET MONACO. ses allies que de mettre fin aux pirateries des habitants, qui, nouveaux Sarrasins, lui avaient acquis une cele- brite redoutable. II ne reussit pas , et le Port-d'Hercule resta pendant longtemps encore le foyer principal des brigandages maritimes. En 1330, le Juge-major de Nice y envoya Olivier Auger, pour determiner, avec le Podestat (1) Edouard Malocelle , les confins de la marine du Roi , et filer, a Tavenir, tout pretexte aux intolerables vexations des Moneciens (2). En 1331 , les deux factions, oubliant leurs vieilles haines , unirent leurs efforts contre les corsaires Cata- lans , qui , devenus la terreur de la mer, ravageaient lout le littoral. Ces efforts furent heureux : les Catalans disparurent. Apres avoir rendu pleine securiteau com- merce maritime , les partis se retrouverent aveo leurs eternelles animosites et leurs impitoyables rancunes. Vaincus de nouveau,les Guelfesse refugierent a Monaco (1335), ou ils armerent, avec Targent du roi Robert, un grand nombre de galeres qui vinrent insulter les Genois dans le port meme de Genes. Puis, ils diri- gerent leur course vers l'Adriatique et TArchipel grec : s'emparerent de Chio , ct revinrent charges de butin , riches tout a la fois des depouilles de leurs allies et de (1) Podesta ou Rector. — Le Podestariat, ou premiere magistra- ture de la cite, etait un pouvoir electif et tempera ire institu^ a Monaco par les Genois. (2) GiofiYedo, Arch. Nicceens , Storia delle Alpi Mar it. EISTOIRE, 53 leurs ennemis. Deux ans apres, vingt-deux galeres moneciennes bloquerent, pendant plusieurs jours, le port de Genes, et inquieterent vivement le commerce de la Republique. C'est en 1338 que les Grimaldi, par Tacquisition qu'ils firent des terres et maisons dont Charles II avait, des 1 303 , investi les Spinola , devinrent entitlement maitres et seigneurs a Monaco. La cession deces biens fut faite, le 9 juillet, a Rabella Grimaldi, sur la place de Saint-Luc , a Genes , pour douze cent quatre-vingts florins d'or, somme tres considerable a cette epoque(1). « A partir de ce moment, dit l'auteur de Monaco et ses Princes , la souverainete des Grimaldi sur le Port-d'Hercule est a Tabri de toute contestation : » mot precieux que nous nous plaisons a enregistrer. Mais , cette souverainete est done contestable? Alors, que de- vient le systeme base sur une donation imaginaire? Pourquoi ne pas apporter plus de reserve dans Tappre- ciation de faits supposes et de gratuites hypotheses? Pourquoi affirmer , lorsqu'il serait au moins raisonnable de douter ? Pourquoi transformer en seigneurs, se succe- dant regulierement, deux Grimaldi chefs du parti guelfe a Genes ? (1) Rabella agissait ici comme procureur de Charles Grimaldi , son cousin. — L'original de l'acte de vente est conserve aux Ar- chives de Genes. Venasque, dont cet achat fait par Rabella derangeait le sys- teme , I'attribue imperturbablement et contre tons a Charles I er , alors, selon lui . seigneur a Monaco. 54 MEM ON ET MONACO. L etablissement des Grimaldi s'affermit rapidement sous la haute protection des rois de France , protection meritee par les services qu'ils leur rendirent alors. Avant d'en parler, disons encore un mot des vexations el des crimes commis par les corsaires duPort-d'Hercule. Trois de leurs galeres , aux couleurs du roi Robert , apres avoir massacre plusieurs equipages venitiens, osent s'en prendre a divers batiments envoyes par le Papo contre les Turcs. Le Saint-Pere et Yenise s'indi- gnent contre le Roi , qui supplie ces deux puissances de croire qu'il est elranger a leurs attentats. Changeanl de theatre . ces pirates vont porter la desolation sur les cotes de la Catalogue (I). Bientot, tout dommage fait au commerce de Genes est encourage : tout navire genois est de bonne prise. Nice elle-meme se plaint hautement des procedes sau- vages des gens de Monaco : les navires nicois sont con- tracts a payer contribution toutes les fois qu'ils passeront devant le port. En vain les syndics et les vicaires de la cite rappellent, en l'absence de Charles , a Antoine Grimaldi, a Gabriel Grimaldi, coseigneur do Monaco (2), et a Luchino Grimaldi, son lieutenant, le decret du roi Robert. Sourds a toute remontrance, les Grimaldi font une reponse evasive et continuent leurs agressions. L'historien Ubertus Folieta a parfaitement (1) Chroniques Aragonaises. (2) Gabriel partageait la souverainete avec Charles, auquel il dut la c6der tout entiere. — ■ Gioffredo, Arch. Siemens HISTOIRE. 55 decrit les moeurs des Moneciens d'alors dans ces lignes aceusatrices : « Monaco, devenu i'asile des banque- routiers et le refuge des criminels , etait pour ses mai- tres comme une imprenable citadelle (1344) d'ou ils s'elancaient , pirates infatigables , ravageant les cotes de la Ligurie , ruinant le commerce et ne faisant grace a personne » (I). A une epoque ou les plus simples notions du droit etaient meconnues et ou le faible demandait a la nature un secours contre le puissant , Monaco , par sa position forte et solitaire , par son port abrite, semblait appele a jouer un role redoutable. On peut dire qu'il s'est large- ment acquitte de la triste mission qui etait dans ses destinees* Ainsi, depuisr expulsion des Sarrasitis jusqu'en 1338, nous n'apercevons aucune trace de la domination sou- veraine des Grimaldi au Port-d'Hercule. Refugies a Monaco ou chasses de cette place, ils n'y font que passer, sans y fonder aucun etablissement durable. Venasque^ cependant, qui confond et mele tout, n'hesite pas a y faire succeder les uns aux autres , dans Tordre le plus parfait , dix princes ou seigneurs , et il en cite imper- turbablement les hauts faits et les noms. (I) Moncecum sibi arcem in Liguria fecerant exsulum obera- torum, facinorosorum receptaculum , ex qua excursionibus , direp- tionibusque littora Ligustica et maritima commercia infesta facie- bant, nemini parcentes. — Cbertus Folieta, Rerum Italicarum Scrip tores. 56 MENTON ET MONACO. Ces pretendus seigneurs, nous les avons cherch& partout j et nous ne les avons trouves nulle part ; aussi nierons-nous , avec Gioffredo, leur etat de possession. Chefs des Guelfes , ils ont mis au service de leur cause et des souverains qui les protegeaient , toute leur intelli- gence , toute leur audace ; les circonstances ont facilite leur etablissement au Port-d'Hercule ; mais Texercice deleur souverainete , consideree par Genes comme une usurpation, n 7 est visible et reelle, aux yeux de THis- toire, que depuis 1338, et plus exactement, 1346. Nous avons dit toute notre pensee sur ces souverai- netes de complaisance sorties du cerveau d'un flatteur, dont la science et le ridicule ont fait justice , et que Ton tente de ressusciter de nos jours. Nous n'ajouterons qu'un mot : THistoire ne repose pas sur des hypotheses, et Ton ne dresse pas des genealogies avec des fables. HISTOIRE. 57 CHAPiTRE V. LES GRDIALDI SEIGNEURS. — PRETENTIONS LEGITIMES ET AGRESSIONS DE GfiNES. — CHARLES I er . 4346 — 1363. Onze ans se sont passes depuis le retour des Guelfes a Monaco , et huit ans settlement nous separent du jour ou les Grimaldi succederent aux droits et biens des Spinola; Charles Grimaldi, qui 7 comme amiral, avail rendu en maintes rencontres d'eminents services . au roi de France contre les Anglais , a son parti contre les Gibelins, et au commerce contre les Catalans, com- mande en seigneur et maitre au Port-d'Hercule. Chef des Guelfes, ces ennemis mortels de laRepublique, qui, par un coup hardi , venaient de renverser le doge Bocca- negra, et qui, au lendemain meme de ce succes, avaient ete chasses a leur tour et condamnes a l'exil , Charles , meditant la mine du gouvernement populaire , equipe trente galeres , reunit dix mille hommes et se dispose a marcher contre Genes. En presence de ces preparatifs formidables , sans armee , sans argent, un pouvoir moins intelligent que celui de la Repuhlique aurait craint un instant pour la patrie. Le Doge et son conseil se rassem- 58 MENTOK ET MONACO. blent; ils decident que le gouvernement aura recours a un emprunt aux particuliers , garanti sur les rentes de la Cite. La fameuse banque Saint-Georges est creee. Vingt-neuf galeres equipees , six mille hommes armes spontanement , se tiennent prets a repousser cette inva- sion menacante. Mais le desir de venir en aide a Phi- lippe VI contre les Anglais , non moins que les energi- ques mesures des Genois , firent renoncer Charles a son entreprise. Apres avoir achete d'Emmanuel Vento et de ses neveux les droits de juridiction qu'ils avaient sur la ville de Menton , plus , les terres possedees par eux sur les ter- ritoires de Vintimille et de Roquebrune ; apres avoir recule ses limites et consolide sa Maison, Charles, accom- pagne d'Antoine Doria, part pour les cotes de France, a la tete de soixante-douze galeres montees par quinze mille arbaletriers , qui devaient etre bientot sacrifies a Greey. une des plus malheureuses journees de la France. Dans ce combat, Charles et Doria furent grievement blesses. Retabli de ses blessures , Charles ne tarda pas a revenir au Port-d'Hercule. Ses intrepides galeres s'attaquerent plus d'une fois aux marines Catalane et Venitienne; elles eurent aussi la bonne fortune, unies a celles des Genois , de secourir le roi d'Aragon , attaque par les Maures. Peu de temps apres . Charles achete Roquebrune de Guillaume Lascaris, comte de Vintimille, pour la somme de six mille florins d'or; deja . en 1353 , lorsque Jean HisroiRE. 59 Yisconti. archeveque de Milan, se fut empare de Genes et des deux Rivieres , qui s'etaient livrees a lui, Monaco. Menton et Roquebrune exceptes. Charles est qualifie du litre de seigneur de ces trois villes I . Rappele au pouvoir apres l'expulsion des Milanais , le doge Simon Boccanegra rentre bientot en possession des deux Rivieres , a rexception de la seigneurie de Monaco. Yintimille, dont les fds de Charles et le parti guelfe etaient maitres . est surprise et oceupee par les forces de la Ripublique. Genes , desireuse de reeouvrer Monaco . envoie contre cette place des forces imposantes. Vingt galeres bloquent le port, quatre mille fantassins et arbaletriers ferment toutes les issues et des hauteurs commandent la villa. Assiege depuis plus d*un mois, Charles . plain de courage et de resolution . mais ne conservant plus l'espoir d'etre secouru . rend la place (1357] moyennant une indemnite de vingt mille florins dor (2). Ainsi fut perdue pour les Grimaldi cette place occupee par eux depuis vingt-deux ans. pendant lesquels ils s'etaient faits independants de la Republique, et Tavaient cruellement inquietee. Ils se refugierent a Nice . ou ils comploterent . avee quelqnes habitants de cette ville , l'expulsion des Genois de leur nouvelle conquete. Bocca- (1) Villani , liv. in (2) Villani , liv. in. — Venasque, habitue a defigurer ou a passer sous silence les faits qui le genent, s"est dispense de mentionner ceite occupation par les Genois. 60 MEXTON ET MONACO. negra en fut averti. II exigea des autorhes de Nice la recherche des conspirateurs , et menaca de la guerre la reine Jeanne. s 9 il n'etait pas obei. Genes, puissante alors , fut ecoutee , et le seneehal de Provence dirigea une instruction contre les Grimaldi et leurs partisans. — Ces pretentions exagerees engendrerent de nouvelles hosti- lites entre les sujets de la Reine et les Genois. Elles cesserenta la mort du Doge, et le 5 septembre 1363, la paix fut conclue a Menton, dans l'eglise St-Michel , en presence de Rainier Grimaldi , Garibaldi da Recco , chatelain de la villa, et auires notables (1). Gette date est celle de la mort de Charles. La carriere de ce vaillant homme de guerre , heureuse a son debut et glorieuse jusque dans ses revers, fut brusquement interrompue par la ruine et par Texil. II avail epouse Luquinette, fille de Gerard Spinola, sei- gneur de Lucques, dont il eut six enfants. L'aine de ses fils , Rainier, luisucceda dans la suite; un autre, nomme Charles , partagea avec Rainier le titre de Coseigneur de Menton. De ce dernier sont sortis les Grimaldi co- seigneurs de cette ville, lesquels cederent leurs droits a Lambert, vers la fin du xv e siecle. (I) Gioffredo, Archives de Sospel. HISTOIRB. Ci CHAPITRE VI. RAINIER. — AMBROISE. — JEAN I*. 4363 — U54. Digne heritier du genie militaire de son pere, comme lui guerrier brave et habile, Rainier se distinguait deja au service du roi de France, longtemps avant la mort de Charles I er . En 1362 et 1363, il embrasse la cause de la reine Jeanne de Naples , comtesse de Provence . qui lui confie le commandement de toutes ses troupes , pour resister a la soudaine invasion d'Amedee VI. — Apres plusieurs rencontres , le comte de Savoie est ener- giquement repousse par le courage et Thabilete du fils de Charles. La reine Jeanne donna les lieux de Tour- rettes, de Vence et de Boison, a Rainier, « pour satis- faction de douze cents florins d'or que ce guerrier avait fournis pour cette guerre » (1). En 1 368 , Aries , vivement pressee par Louis d'Anjou, est sauvee par les galeres de Rainier, qui contraint ce prince a en lever le siege. II avait triomphe de Tinjuste agression , et , ce qui etait plus difficile , des offres sedui- santes de Louis, qui avait tente de le gagner a lui. (I) Bouche . liv. ix. 62 MEN TON ET MONACO. Jeanne ne fut pas ingrate , et le recompensa dignement. Bientot apres , il fat nomme , par Charles V, amiral de France et commandant des forces navales du Roi dans la Mediterranee. Pendant le schisme qui , a la mort de Gregoire XI , affligea TEglise et scandalisa TEurope , et au milieu de cette guerre d'anathemes et de bulles que se faisaient Urbain VI et Clement VII. pretendants a la tiare, Rai- nier regut du premier les propositions les plus avanta- geuses, s'il consentait a lancer ses galeres contre les adherents de son competiteur, declare antipape et excommunie. II accepta; fit arreter a Menton les cardi- naux et prelats qui se rendaient a Avignon , aupres de Clement, et s'empara de leurs richesses (1). Plus tard, Rainier, toujours attache aux interets de la reine Jeanne, qu ' Urbain avait trop legerement excommuniee , se declara pour l'antipape, persecuta les partisans d'Ur- bain VI , et servit avec succes Louis d'Anjou, ami zele de Clement VII (2). En \ 379 , Georges del Caretto , marquis de Savone , qui avait acquis de Rainier la moitie des droits seigneu- riaux de Menton, recut le serment de fidelite, foi et (I) Bouche , liv. ix. ' (-2) Clement VII, dit Papon, s'empara d'Antibes , sous pretexte de la maintcnir sous son obeissance , et en confia le gouverne- ment , le 26 mai 1384 , a Marc et Luc Grimaldi. Ces Grimaldi l'ont possed6e jusqu'en 1G08, epoque a laquelle ils la vend i rent a Henri IV pour le prix de 230,000 florins. — M. Du Vair, president au Parlement d'Aix, en prit possession au nom du Roi. HiSTOIRE. 63 bommage des habitants de cette ville. Une assemblee de notables fut convoquee par lo Gouverneur chatelain , et les nomnies Raspaudo et Revelli furent charges de representer les bourgeois de la cite. Le serment fut prete dans leglise Saint-Michel. De son cote , le marquis promit « de conserver les habitants de Menton en toute justice, paix et tranquillile . dans leurs franchises et liberies . ainsi qu'avaient fait a leur egard les seigneurs Vento et Charles I er . » — Trois ans apres, Georges cedait ses droits aux freres Luc et Marc Grimaldi y auxquels une nouvelle prestation de serment fut faite par les habi- tants, « sous les memes conditions. » Durant le regne de la reine Jeanne , victime de Charles de Duras, quilui enleva le royaume de Naples avec la vie, Nices'etant donnee a Amedee YII, comte de Savoie , Jean Grimaldi , baron de Beuil , lieutenant general de Provence , esprit hardi et aventureux , con- seilla a ce prince une tentative contre Monaco, tou- jours occupee par les Genois. Les intelligences secretes qu ? il avait dans la place la firent tomber en son pouvoir sans coup ferir (1395) (I). Le baron de Beuil et son frere Louis, jaloux d'agrandir leur nouveau domaine, essayerent de semparer de {\) Giustiniani , Folieta , etc. — II est cui ieiix de voir comment Venasque raconte cette afFaire : passant sous silence la prise de Monaco paries Genois, et leur occupation pendant trente-fcuit ans, il suppose que Rainier a toujours commande dans cette place, et dit seulement que « en son absence , les barons de Beuil b : en rendirent maitres par trahison. 64 MENTOI* ET MONACO. Vintimille ; mais ils echouerent dans leur entreprise et furent fails prisonniers par les Genois. A qui etait alors eonfiee la garde du Port-d'Hercule ? Gioffredo pense que cette place avait ete remise au beau-pere du baron Jean, Pierre Grimaldi, qui s'en montra gardien vigilant durant Tabsence et la eaptivite de son gendre. Pendant ce temps , Rainier , devoue aux interets du nouveau roi Charles VI et de Louis II d'Anjou, recevait de ces deux princes des temoignages de haute distinction et des recompenses vraiment royales (1396-1399) (1). Nice s'etait donnee recemment a la Savoie : Genes se donna a la France. Le premier acte du comte de Saint-Pol , qui y fut envoye en qualite de lieutenant du Roi , fut de rendre la liberte a Jean et a Louis de Reuil. Le marechal de Roucicaut , homme aussi ferme que resolu j ayant succede au comte de Saint-Pol dans la charge de lieutenant du roi a Genes (1401 ) , comprit bientot combien il importait a la Republique de recou- vrer le Port-d'Hercule. Se mettre a la tete d'un petit corps de troupes, avancer rapidement, surprendre Monaco, chasser le baron de Reuil , fut pour le marechal une affaire prompte et facile. Gioffredo pense qu'il plut au marechal de remettre cette place a Rainier Grimaldi , non en qualite de seigneur et maitre , mais comme gouverneur pour la Republique (2). (1) Morcri , La Chcsnaye. (2) D'apr&s un manuscrit de la premiere partie du xvn e siecle, trouve a Menton par l'auteur de Monaco et *es Prince*, voici com- BI5T0IRE. Lantipape Benoit XIII, qui residait a Avignon, ayant entrepris. a cette epoque. un voyage politique en Italie, debarqua a Monaco, ou Tattendaient les plus grands honneurs(1 405). Rainier lerecut dans son pak is, apres lui avoir presente les clefs de la ville. Benoit. a son retour en France, s'arreta encore a Monaco; mais ii en fut promptenient chasse par la paste, qui faisait alors dans la Riviere d'affreux ravages. Rainier mourut en 1 407. — Si . pendant, le eours de sa brillante carriere . il avail rendu a la France de glo- rieux services ; s'il etait devenu chambellan , conseiller du Roi et amiral du Languedoc, Rainier n 'avail guere fait que passer au Port-dUercule, perdu depuis trente- huit ans pour sa famille. — Le jour iv etait pas eloigne ou ceite seigneurie allait etre transmise, sans interrup- tion, d'heritiers en heritiers, dans la maison des Grimalii; jusqu' alors, Monaco, place avidement disputee et oc- eupee par tous les partis , n : avait ete conquise que par la ruse ou par la force. 1407. — Ambroise, 1'aine des cinq enfants que Rainier avail ens d'lsahelle Asenaria, son epouse, re- ment les ehoses se seraient passees : — « Quatorze galeres et un d'fnfanterie furent fournis par Boucicaut au Gouverneur de Vintimille ; Rainier rencontra Jean de Beuii au pout de Vinti- mille, le batiii.le fit prisonnier et I'envoya a Genes , pendant que sts galeres surprenaient Monaco, que les partisans des Beuil ne cfaercherent pas ?i defend re. »— Extrait d&Monaco dt ten Princes. torn, i . pag. 143. 66 MEMOS ET MONACO. cueillit paisiblement l'heritage de son pere. Un seul fait sigaala son rapide passage : nous voulons parler de cetie fameusc querelie qui s'eleva entre les dues de Savoie et las seigneurs de Monaco, au sujet des territoires , que- relle qui devait durer trois siecles (I). Ambroise peril malheureusoment en pechant dans la mer, en 1422. 1 422. — Jean I er . — Genes , dont les troubles civils preparaient la servitude , venait de toinber au pouvoir de Philippe Visconti , due de Milan. L'heritier d'Ani- broise, Jean, son frere, qui, avant de monter sur le trone seigneurial , avail signale son courage et son habi- lete au service de Genes contre Alphonse, roid'Aragon, cmbrassa le parti de Visconti et lui remit la place de Monaco, pendant que les coseigneurs de Menton et de Roquebrune juraient fidelite a ce nouveau maitre (2). En recompense de ce zele pour sa cause , zele qui , s'il ne fut pas force, fut au moins politique, Philippe le crea amiral et lui conceda de grands privileges. Jean devait bientot s'immortaliser par une eclatante victoire. Le due de Milan , en guerre avec Yenise, avait arme une flotte considerable au-dessus de Cremone , et en avait confie le commandement a Jean. De son cote, Yenise avait reuni une multitude de vaisseaux avec Nicolas Trevisani pour amiral , et sur les bords du fleuve (!) Archives dc Turin. (2) L'acte de cette soumis?ion fut sigoe ;i Campo-JMMK>. f le S octobre IU8 UISTOIRE. campait une armee commandee par le premier copitaine du siecle, le comte de Carmagnole (1). Jean rcpondit grandement aux esperances que le Due avail fendees sur son habilete. Par une manoeuvre admirable, il poussa la flotte venitienne sur la rive opposee a celle qu'occupait l'armee de terre , et , apres avoir fait monter a bord de ses vaisseaux une division de cuirassiers qu'il avait masquee a son adversaire , la victoire ainsi pre- pared , il engagea Taction. Yin gt-huit galeresetquarante- deux batiments de transport captures , six mille hommes tues , un butin immense , tels furent les resultats de ceite journee (mai 1431). Jean Grimaldi, couvert de gloire, fut recuaGenes en triompbateur ; et le dernier doge, Thomas Fregose , lui donna sa soeur en mariage. En 1446 , Visconti donna 1 'investiture de Monaco a Jean , qui s'en etait depouiile en faveur de ce prince ; il la lui donna « a condition que Jean le reconnaitrait pour son seigneur, et se declarerait son fidele vassal. » L'expulsion des Milanais de Genes rendit Jean a son independance. C'est en 1 448 que la Maison de Savoie acquit certains droits de haute protection surMenton et sur Ptoquebrune. Le 19 decembre de la meme annee, Jean fit horn m ago a Louis de Savoie de la moitie de Menton et de la totalite (I) L'illustre et malheureux comte de Carmagnole fut soup- ronne de trahison. Rappele a Venise, il fut juge par le terrible Conseil des Dix . et condamne a mort. 68 MENTON ET MONACO, Je Roquebrune (I), dont il fut, le jour meme, inf&xle par le Due (2). Cet acte eut lieu au chateau de Turin , en presence de Lancelot deLusignan, cardinal deChypre; de Louis , marquis de Romognan , eveque de Turin , et d'autres grands personnages. Quelques annees apres, les Catalans ayant refuse d'acquitter le droit auquel etaient assujettis tous les batiments de commerce qui passaient devant le Port- d'Hercule, du couchant au levant, droit qui etait de deux pour cent , Jean et son fils leur firent la guerre , et les Catalans se soumirent a ce tribut (1450). — C'etait-la une de ces facons d'agir passablement arbi- traires et feodales , un de ces precedes loonins que, pour notre part \ nous ne saurions admeltre ni justifier. Que les Grimaldi , qui furent longtemps de vrais ecumeurs de mer, aient eu la pen see d'etablir un pareil droit, cela ne nous surprend pas plus que la brutale consequence qu'ils en tiraient contre ceux qui refusaient de s'y sou- meitre. Une semblable conduite sera toujours condam- nee par le droit des gens. Charles VII, roi de France , faisait le plus grand cas du merite de Jean. Dans une lettre adressee par Pierre deTrougnon au gouverneur et aux syndics de Nice( 1 453), on remarque ce passage : « Aussi le roi nvacommande (1) Jean avail acquis la total ite de Roquebrune, de ses cousins de Menton. (2) Get hommage fut renouvel^ par les successeurs de Jean , jusqu'(^n 1.">2:i. HISTOiRE. 69 de vous notifier qu'il a pris et retenu le seigneur de Monegue pour son officier et special serviteur, et que, en tous ses afferes , lui veuillez donner secours et aide autant que pour soy-mesme. Je croy que y ferez en maniere qu'il aura cause d'en faire bonne relation » (1). Jean I er moumt le 8 mai 1 454 , laissant un fils , Cathalan , qui lui succeda , et deux filles , dont la der- niere , Bartolomea , de venue Tepouse du doge Fregose , s'immortalioa, lorqu'en 1464, elle prit les armes pour la defense de Genes, assiegee par le due de Milan. (0 GioffYedo . Archives de Xire. MEXT0N KT MONACO. CHAPITRE VII. CATHALAX. — CLAU0INC ET LAMBERT. — JEAN II. LUCIEX. 1454 — 1525. A son avenement , le successeur de Jean I er s'empressa de rendre hommage ail due de Savoie , pour Roque- brune et Menton (I). Le serment fut prete. a Nice, le 28 juillet, entre les mains de Georges de Piossasque , delegue, a cet effet, par le due de Savoie. « Cathalan, dit M. Durante , aurait voulu , a la faveur des troubles d'ltalie , se soustraire a cet acte de vasselage , mais le gouverneur de Nice sut Ty contraindre » (2), Marin aussi habile que brave , ce seigneur eut plu- sieurs rencontres heureuses avec les Catalans. La mort l'enleva apres trois ans de domination seigneuriale. II eut de Blanche del Garretto-Final , son epouse , deux fils qui moururent au berceau et une fille , Claudine , qui , d'apres les intentions de son pere, epousa Lambert, second fils de Nicolas Grimaldi , seigneur d'Antibes et (1) Archives rle Turin. — Protocole de Pierre Nitardi, Pol. 19. (2) Durante, HiUoire dp Nice, liv. iv, chap. IV. HISTOIRE. / ! tie Cagries . et partagea avec lui Texercice de la souvc- rainete. 1434. — Claudine et Lambert. — Si la loi salique etait inconnue a Monaco . si les femmes, de par le testa- ment de Jean P r , avaient le droit de poser la couronne seigneuriale sur leur tele, le pouvoir n'en etait pas moins exeree par l'epoux de rheritiere, a titre bien avoue etreconnu de seigneur et rnaitre. Aussi ne faisons- nous mention de Claudine que pour etre fidele a la verite historique. Devenu seigneur de Monaco , de Ptoquebrune et de la moitie de Menton , Lambert s'attacha d'abord au ser- vice de Rene, comte de Provence et roi de Naples. Par reconnaissance pour les bontes de ce prince , il se placa sous sa protection , et recut a Monaco une compagnie d'arbaletriers pour completer sa defense (1 458) (I). — Trois ans plus tard , Francois Sforza , due de Milan , ayant succede a Louis XI dans ses droits sur la repu- blique de Genes, le choisit pour son ambassadeur aupres du roi de France, et se rendit bientot maitre , avec le secours de Lambert , de toute la Riviere d'Occi- dent (1464). Celui-ci recut le gouvernement de Vinti- mille pour prix de ses services. A la mort de Francois Sforza , les Grimaldi , tant de Genes que de la Riviere, se revolterent contre le fils du {\) Sainte-Marthe , torn. i. 72 MENTON ET MONACO. due de Milan, Galcas, qui reclama Lappui du due de Savoie contre les rebelles. Amedee IX fit sommcr Lam- bert de se soumettre. Ce seigneur persista dans sa revolte. Alors, le gouverneur de Nice, comte d'Entremont, in- vestit en personne la ville de Monaco , et apres deux mois d'un siege et d une resistance opiniatres , Lambert , qui avait deja perdu le gouvernement de Vintimille, accepta une capitulation qui ramena la paix (1466) (1). Pendant ce siege , Menton , qui avait peut-etre a se plaindre de la domination de Lambert , et qui desirait secouer le joug du seigneur de Monaco , s'insurgea contre son autorite , et decreta la decheance de la famille Gri- maldi. « Le 4 etle 5 avril 1 466 , dit Tauteur de Monaco et ses Princes , les conseils generaux de Menton et de Roquebrune, sa fidele satellite, deputerent les cas- tellans des deux villes au clue de Savoie pour lui de- mander de les recevoir comme sujettes » (2). Amedee IX , soit conscience , soit politique , refusa Toffre de ces deux villes, et les invita meme a rentrer sous Tobeissance de leur seigneur. Ces villes cederent et se soumirent. Dans l'insurroclion de ces deux villes contre leur seigneur , un fait considerable nous frappe : c est qu'elle a la haute sanction des deux conseils generaux et I 'adhesion des deux castellans , charges de presenter les voeux du peuple au due de Savoie. Sans accuser (l) Durante, Histoire de Nice. ['!) Monaco ft ses Princes, torn, i , p. \l- HISTOIRE. 73 Lambert d'avoir abuse de son autorite a 1'egard de ces deux villes . nous comprenons tres bien que leurs habi- tants aient pu des lors , et pour les meilleures raisons , preferer hautement radmiiiistration reguliere et pater- nelle d'un pays deja grand, qui etait frontiere du leur, a la domination turbulente et arbitraire d'un petit sei- gneur. Ce voeu , parfaitement rationnel , expliquerait a lui seul eette solennelle manifestation , sans la justifier : longtemps apres eelatera une insurrection generate des deux villes . ou plutot une revolution , legitime assure- ment; elle nexprimera plus un voeu seulement, mais une volonte immuable . inflexible . car elle sera Toeuvre du desespoir ; les peuples y applaudiront , et la Provi- dence la sanctionnera ! Quelques annees apres , Honore et Luc Grimaldi , coseigneurs de Menton . « vendirent a Lambert leur part de juridiction sur cette ville. » Ainsi, homme ha- bile et prevoyant. le seigneur de Monaco sut reunir sur sa tete tous les droits que les Grimaldi avaient acquis sur Menton, en 1346 . droits qui s'etaient subdivises dans cette famille depuis la mort de Charles I er . Jusques alors . ce n'etait que de la moitie de Menton que les seigneurs de Monaco , depuis Jean I er , avaient fait hom- mage a la Maison de Savoie ; Lambert . qui en possedait encore cinq douziemes en toute independance . les donna a Philibert I er , due de Savoie , en 1 477 P. I L'acte de rette donation fut passe, le -21 avril {»77. en pre- 74 MENTON ET MONACO. Xon loin de la ville de Menton , pres Carnoles , s'ele- vait une modeste chapelle dediee a la Vierge ; le peuple attribuait a la Madone qu'elle renfermait, une vertu miraculeuse. L'authenticite des miracles ayant ete regu- lierement constatee, Lambert sollicita de Sa Saintete 1'autorisation d'y fonder une eglise , et Lobtint (1 482). En meme temps ? le franciscain Martin , de Bologne , fondait pres de Teglise un couvent que Lambert dota d'un bien-fonds attenant considerable. Au nombre des religieux dont la piete exemplaire augmenta encore la renommee de la Madone de Carnoles, TEglise a distingue le frere Thomas Schiavone, dont la vie fut celle d'un saint , et dont la beatification fut poursuivie plus tard. Ce religieux mourut en 1612. En 4 188 , le roi de France Charles VIII accorda a Lambert , pour lui et pour les siens , sa haute protection, que ce seigneur avait instamment sollicitee. L'auteur de Monaco et ses Princes attribue a Lam- bert l'achat de la douzieme et derniere partie de Menton, tandis que, dans notre premier travail , nous Tavions attribue a Lucien. « Le 21 decembre 1489, Lambert acheta de Lucas Grimaldi la douzieme et derniere partie de Menton, au prix de 665 ducats et 6 gros. » II appuie sence de Louis , sicur d'Avanchy, gouvorneur de Nice, charge de pouvoirs du Due et de plusieurs autres personnages. — Aprrs te serment de fidelite , Lambert fut investi de ees cinq douziemes par ie susdit gouverneur, au noni du Due son mattre. — Pierre Nitardi , Protorole {Arch, de Turin), fol. 19. aisroiRE. 75 son dire sur une piece originate et aulhentique , Facte de vente lui-meme, qui se trouverait dans les archives de Monaco. Nous n'attachons pas assez d : importance a ce fait pour en discuter la date , et nous adoptons tres volontiers celle que nous donne cet historiographe (I ). Lambert mourut en 1 493 , preeedant Claudine dans la tombe , et laissant d'elle une nombreuse lignee. Jean ? son fils aine, lui succeda. \ 493. — Jean II. — Lorsque Charles VIII organisa la conquete du royaume de Naples. Jean embrassa ardemment sa cause , et forea presque toute la Riviere d'Occident a reconnaitre la domination francaise. Charles, dont il etait deja conseiller et chambellan, le nomma son lieutenant dans la partie de la Riviere que sa politique habile lui avait soumise. Louis XII confirma Jean II dans tous les honneurs et dignites qu'il tenait de Charles VIII ; par lettres- patentes du 22 decembre 1 500 , il lui confia le gouver- nement de Vintimille et de la Riviere d'Occident. Par lettres datees de Blois, le 21 et le 23 Janvier, le roi de France declare vouloir le traiter favorablement « a cause des bons , grands et connaissables services rendus a sa couronne par Jean et ses predecesseurs. )) En 1504, au retour de la campagne de Naples, dans laquelle , avec Telite de ses vaillants sujets , il avait prete [\) Monaco el ses Princes , torn. I , p. 179. 76 MEMOS ET MONACO. au roi de France le secours de son experience et de son epee , il fit construire a Menton , sur les ruines de celui des Yento, le chateau dont il reste a peine aujourd'hui quelques vestiges. Le temps et la guerre, ce grand auxi- liaire du temps , ont presque tout emporte. Le crime veille souvent au seuil du palais des princes, et on le voit prendre naissance au sein meme de leur propre famille. Au moment ou Jean II semblait appele a recueillir dans la paix et la prosperity le fruit de ses travaux et de sa politique , il allait etre sacrifie a la haine et a rambiiion sauvage de son frere Lucien : celui-ci Tassassina en 4505 (1). Si cette action odieuse devait eehapper a la justice des hommes et passer impunie, la vengeance divine se reservait Tavenir : au jour marque par elle , jour qui etait prochain, le palais de Monaco fut, pour la seconde fois, souille du sang de ses seigneurs. 4 505. — Lucien. — Pendant que Lucien heritait du pouvoir par un crime , Genes secouait le joug de la France , et un gouvernement populaire chassait toutes les nobles families de la cite. Monaco devait encore servir d'asile a ces nouveaux proscrits , et attirer sur elle les coleres plebeiennes. Cette forteresse devenait un danger pour le commerce et meme pour la liberie de la Repu- (I) Tous les historiens piemontnis ct i tali ens admettent ce fra- tricide. — Voir Gioffredd, 1206; Ferdin. Ugh ell i; Rriiius.etc IflSTOIRE. 77 btique; aussi le siege en fut-il immediatenient resolu par les tribuns genois (I). Le 24 septembre 1506, une flotte imposante quittait le port de Genes et conduisait quatorze mille hommes delite contre la seigneurie de Monaco. De son cote, Lucien ne negligeait rien pour sa defense , et pendant que les troupes du due de Savoie , dont il etait le vassal, prenaient position sur les hauteurs de la Turbie et cou- vraient le cote vulnerable de la capitale, Charles, son frere, et Barthelemi Grimaldi, seigneur du Castellar , lui apportaient le secours efficace de leur intelligence et de leur epee : tous trois organisaient la plus vigoureuse resistance. Cependant les Genois , confiants dans leurs forces , marchaient aves 'assurance a la conquete de Monaco, cetle place tant convoitee ; deja ils occupaient Menton et Pioquebrune , et serraient de pres la redoutable forte- resse. Lorsqu'ils furent arrives sous les murs du chateau, tous leurs efforts furent diriges contre les fortifications elites de Serraval, partie la plus faible alors et la plus accessible ; ils y rencontrerent une resistance opiniatre. (1) Deliberarono d'espugnar Monaco, che era di Luciano Gri- maldi, dopo il fratricidio posseduto. « per Vodio comune contro tuttii gentiluomini genovesi; o per essere Monaco situato in luogo molto opportuno sul mare, importa assai alle cose di Genqva ; o movendosi pure per odio pariicolare, conciossiache chi ha in polesta quel luogo invitato dalsilo comodissimo a quest' effetio, soglia difji- cilmente aslenersi dalle prede marittime ; o per die secondo che dicc~ vano, apparteneva giuridicamente alia Rspublica, — Guicciardkii, liv. VII. 78 MENTON ET MONACO. Sans cosse renouvelecs , sans cesse repoussees , leurs attaques perdirent a la fin de leur energie et laisserent aux assieges le temps de prendre du repos et de reparer leurs forces. L 'absence des secours promis par le Pape, Farrivee des renforts envoy es par le due de Savoie , la presence soudaine du celebre Yves d'Allegre (1),ala tete de trois mille fantassins , Finvincible courage des assieges, enfin, 1 'invasion menacante de Louis XII et de son armee, toutes ces causes d'insucces et de decou- ragement determinerent les Genois , que leur ville re- ckmait, a abandonner Monaco, apres quatre moisd'un siege inutile (1507). — Menton et Roquebrune rentre- rent aussitot sous la domination de leur seigneur. Si nous n'avionsa mentionner, d'une part, la rude epreuve a laquelle Lucien fut soumis par Louis XII , qui le fit arreter et enfermer au chateau de la Roquette (1508), pour obtenir de luile droit de tenir garnison a Monaco, droit qui ne lui fut arrache qu'apres quinze mois de detention ; d'autre part , la juste reparation que, tout en depassant le but (2), ce meme monarque fit pu- (1) Capiiano francese di molta virlit ed esperiensa, con molt a nobiltd di Francia e tre mila fanli , ecc — Gioffredo , 1207. (2) C'est ce fameux droit de 2 pour 100 auquel etaient soumis tous les batiments de commerce qui passaient dans les eaux du Port - d'Hercule , et que nous avons juge et fletri a propos de Jean I er et des Catalans. La conduite brutale de Louis XII a re- gard de Lucien est sans excuse. Quelle soit bautement condam- nee! Mais le Roi devait-il , dans son acte de reparation tardive . confirmer ce meme droit inique , de 2 pour 100 , qui n'etait , en realite , qu'une atteintc flagrante , audacicuse , portec au droit des gens ? Evidcmmcnt , non! HISTOIRE. 79 bliquement ensuite envers ce seigneur (151 1) (1), nous ne trouverions , dans 1'espace de neuf annees, rien qui meritat d'etre signale. Dans le courant de l'annee 1515, Lucien acheta, pour cinq mille ecus d 7 or, les droits qu'Anne Lascaris , comtesse de Yillars et de Tende , et femme du grand Batard de Savoie , possedait eneore sur Menton , droits qu'une cession opere£ par un des coseigneurs de cette ville avait fait entrer dans sa famille. La transaction se passa le 3 juiliet, a Romorantin . entre le batard Rene de Savoie, comte de Tende, etc., et Pierre Grimaldi, charge des pouvoirs de Lucien (2). En 1518, Lucien epousa Anne de Pontevez, fille de Tannequin , seigneur de Chabannes , et de Jeanne de Yilleneuve-Flayosc ; de celte union naquirent plu- sieurs enfants. Nous touchons au drame terrible qui doit assurer la vengeance de Jean II; il aura pour theatre le palais de Monaco , et pour acteur principal le neveu du sei- gneur lui-meme. Heureux au sein de sa jeune famille, tout semblait presager a Lucien un regne long et prospere ; mais la (1) Par lettres expresses du 20 fevrier, datees de Blois. (2) II s'agit ici settlement d'un douzieme de souverainete, dont Texercice devait etre fort gene , depuis que Lambert avait reuni dans sa personne les droits des autres coseigneurs. Nous ferons remarquer que, pour ce dernier douzieme, jamais serment de fidelite et de vasselage n'a £te prete par les princes do Monaco aux dues de Savoie non plus qu'aux rois de Sardaigne. 80 MEM ON ET MONACO. justice de Dieu, qui veille toujours et qui choisit son heure , qui fait perir par Tepee celui qui s'est servi de Tepee, allait troubler tout a coup cette profonde quietude. L'instant etait venu ou le fratricide devait rendre compte de son crime an redoutable tribunal. — Les details de Tacte epouvantable qui va s 7 accomplir, sont tires des Archives de la Gour de Turin. Nous les empruntons a Gioffredo , qui les a consignee dans son Histoire des Alpes Maritimes. <( Parmi les soeurs de Lucien, Tune, du nom de Francesca , avait epouse Luc Doria , seigneur de Dolce- acqua. Reslee veuve , Francesca avait fait, des le 19 decembre 1513 , son testament, auquel elle joignit un eodicille, le 15 octobre 1515, ou, entre autres disposi- tions , elle instituait ses enfants heritiers , et nommait executeurs testamentaires : Augustin Grimaldi . eveque de Grasse, Lucien Grimaldi , de Monaco , ses freres , et Ansaldo Grimaldi, de Genes, son parent. Or, apres la mort de Francesca, Barthelemi, son fils aine, com- menca a se plaindre de son oncle Lucien , qui differait de lui remettre la part qui lui etait due de ('heritage de sa mere. « Aveugle par Tavarice et la haine, Barthelemi Doria resolut de tuer son oncle, et, a Taide (Tun stratageme infernal , de s'emparer du chateau de Monaco. Plusieurs jours avant d'executer son criminel projet, il cnvoya au Port-d'Hereule quelques-uns de ses gens qu'il avait instruits de ses desseins . el dont plusieurs etaienl sujets HISTOIRE. 81 de son cousin , le fameux Andre Doria, seigneur d'O- neille. Barthelemi priait Lucien de vouloir bien leur permettre de sojourner a Monaco, attendu que, par suite d'une violente querelle, ils ne pouvaient demeurer en surete dans ses domaines. On voit avec quelle habilete il preparait la reussite de ses projets. (( L "imprudent Lucien recut ces agents secrets a Monaco , et bientot apres son neveu lui temoignait Fin- lent ion d'aller trouver a Lyon le roi de France , et Fespoir d obtenir une charge honorable dans Fexpedition du Milanais. Barthelemi vint dans cebut auPort-d'Hercule, et communiqua a son oncle une lettre que lui envoyait de Lyon Andre Doria . lettre dans laquelle Tillustre ami- ral , apres Favoir presse de se rendre en France , lui disait : // est temps d'executer le jwojet que vous savez. Ces paroles equivoques firent soupconner plus tard x\ndre Doria d'avoir trempe dans cet assassinat , d'autant plus que ses galeres se presenterent devant la place apres la consommation du crime. (( Bao-thelemi . decide en apparence a se rendre a Lyon, retourna a Dolceacqua , sous pretexte de faire ses prepa- ratifs. Sur sa demande , Lucien envoya , le samedi 22 aout, un de ses brigantins devant Yintimille pour transporter son neveu avec sa suite et ses effets au Port- d'Hercule, ou celui-ci devait prendre conge de lui, et de la continuer son voyage. A son arrivee, Barthelemi fut invite par son oncle a aller entendre la messe ; il refusa . disanl qu'il 1'ayait deja entendue. Lucien . alors, 82 MENTOH ET MONACO. y alia seul , et son ncvcu resta . pendant cet intervalle. sur la galerie du palais, en entretien avec ses gens. Apres la messe , on se mit a table. La place d'honncur avail, ete donnee a Barlbelemi. II Iui fut impossible de rien prendre , et il etait aise de reconnaitre , a la pre- occupation de son esprit , a la paleur de son visage et a l'expression singuliere de ses traits, qu'il meditait quelqueprojet sinistre et coupable. Lucien atlribua l'etat de son neveu a une tristesse passagere, et apres Lavoir vainement presse de manger, il lui mil entre les bras un de ses petits enfants afin de le distraire ; mais Doria se prit a trembler de telle sorte , qu'on fut oblige de lui oter l'enfant qu'il netait pas en etat de soutenir. « Une conduite si ctrange aurait clu faire naitre dies soupeons ; elle n'en inspira point aux assistants. Barthe- lemi pria Lucien , au sortir de table , de vouloir bien lui donner ses instructions pour ce prctendu voyage de France ; et, a cet eiTet , ils allerent ensemble dans un cabinet situe au bout de la galerie, ou Lucien avait lbabitude d'ecrireet d'expedier ses affaires. Ils s'entre- ionaicnt sur ce sujet, lorsque le majordome vint prc- venir son maitre qu'il apercevait quatre galores se diri- geant sur Monaco terre a terre. Barthelemi dit quVlles appartenaient a l'escadre d'Andre Doria , son cousin , et il ecrivit aussitot au commandant pour qu'il eut a entrer dans le port et recevoir une communication pressaate, 11 montra ceCte tettre a Lucien. puis il la remit au ma- jordome, en lui recommandanl de la porter lui-meme IHSTUIRE. 83 a destination avec un bateau arme. Cost ainsi qu'il eloigns du palais douze a quatorze hommes neeessaires pour l'armement de la chaloupe. 22 aout 4523. — « Les mesures ainsi prises, il fit sortir les serviteurs qui se trouvaient sur la galerie , a 1 'exception d'un esclave noir qui ne voulut jamais se retirer. Lucien s'assit alors pres de la table, et son neveu, reste debout, se disposait a ecrire, lorsqu'un sicaire de San-Remo, venu avec Doria, entra dans le cabinet suivi d'un de ses complices. Presque en meme temps , l'esclave noir qui avait refuse de s eloigner, habitue qu'il e'aita ne jamais abandonner son maitre, l'entendit crier effroyablement et repeter ces mots : Ah ! traitre ! ah ! traitre!.... II. s'approcha du cabinet, entr'ouvrit la parte sans oser entrer, et vit Doria terrassant Lucien , lui enfoncant un poignard dans la gorge, et criblant ensuite son corps de mille coups. Les gens de l'assassin, qui etaient aux aguets, accoururent vers le cabinet, armes jusqu'aux dents, et entourerent Barthelemi, qui, laissant le cadavre de sa vietime, sortit, 1'epee a la main, en criant : Ammazzal ammazza! .. Tue! tue! . . Ge cri fut repete par les siens et par ceux qu'il avail envoyes d'avance a Monaco. On detacha les hallebardes et les javelines des panoplies de la garde du salon , et on chassa dans la cour le peu de domestiques qui se trouvaient par hasard a cette heure dans le palais. Barthelemi et ses complices se rendirent ainsi maitres de la plus grande panic de ee vaste «'difice : mais ils 8'* MENT0N ET MONACO. ne purent s'emparer de la grande terrasse, ou quelques serviteurs qui s'y etaient retrenches pousserent le cri : Aux armes ! . . cri auquel les habitants repondirent en se precipitant tout armes vers le chateau. Dolceacqua et les siens en fermerent aussitot les portes , et firent aux galeres ancrees derriere le cap d'Aglio le signal convenu, signal qui ne fut point apercu par elles. « Cependant , les habitants forcerent les portes du palais , et attaquerent les assassins , qui s 7 y etaient for- tifies. Alors Barthelemi se montra aux assaillants et demanda qu'on l'entendit. — II commenca d'abord par protester que « dans tout ce qu'il venait de faire , il avait agi au nom de Marie de Villeneuve (1), seule sou- veraine legitime du pays , » et il ajouta que quatre cents hommes viendraient , au bout de trois heures , pour garder la place au nom de cette dame . dont Monaco devait attendre, disait— il 7 les meilleurs traitements*et les plus signales avantages. En meme temps, il fit trainer le cadavre de Lucien jusqu'a la moitie de l'es- calier, parce que les habitants ne voulaient pas croire a la mort de leur seigneur. <( Les raisons de Barthelemi ne furent point ecoutees; le peuple en masse le chargea d'injures et se disposa a se saisir de sa personne. La position etait critique de part et d'autre. D'un cote , les gens de Doria se trou- (I) Marie Grimoldi.opousedeRenaud do Villeneuve, fille unique de.Ic.in II. Desqu'elleconnut 1'horrible 6v6nement , elle repoussa ^nergiquemenl toute complicity avec le meurttier. II1ST0IRE. 8-5 vaient dans le danger le plus imminent, les seeours promis et attendus tardant a paraitre ; delautre, les habitants s'inquietaient grandement en songeant que le meurtrier et ses hommes s'etaient fortifies dans la partie la plus inaccessible du chateau ; qu'un certain nombre des siens etaient repandus en ville, et qu'ils pouvaient etre a chaque instant secourus par les galeres ennemies. Au milieu de ces craintes et de ces hesitations. Barthelemi offrit de se retirer , lui et ses gens , la vie sauve. Le peuple y consentit » (1). (1) Giofi'recio , Storia dells Alpi Mar it time. 8G .MENTOX ET MONACO. CHAPITRE VIM. PROTECTORAT ESPAGNOL. HONOR t l er . — CHARLES II. — HERCULE. 1523 — 1601. Honors I er . — Pendant que Barthelemi et ses sicaires, expulses par les habitants de Monaco, prenaient le chemin de la Turbie , Auguslin Grimaldi , eveque de Grasse, apres avoir evite les galeres d'Andre Doria , arrivait inopinement au Port-d'Hercule, decide a venger Lucien et a faire une eclatante justice des traitres. Rcconnu aussitut par les habitants pour leur seigneur, et proclame tuteur des enfants de son frere, ce prelat , qui etait aussi abbe de Lerins (1), conseiller et aumo- nier de Francois I er , mit ordre a la siirete de la place ct depecha des soldats contre les assassins , qui avaient deja trouve sur le territoire du due de Savoie un refuge inviolable. II interessa Francois P r ct Charles-Quint a (1) Augustin , fits de Lambert et de Claudinc, flit fait coadju- tcur de Jean-Andr6 Grimaldi, en 1498, et il lui succeda dans lY'piscopat ct l'abbaye de L6rins. — Papon , Histoire generate de Provence. HiSTOiRE. 87 sa vengeance. Nous verrons tout a l'licure comment elie fut satisfaite. I/Europe, ebranloe alors jusqu'en ses fondements , assistait tristement a cette grande querelle qui venait de s'elever entre deux puissants souverains , et qui all.iit bientot se vider en Italie, cet eternel champ de bataille de toules les ambitions. Charles-Quint , au lendemain de Tinvasion preparee contre la Provence, et qui fut malheureuse pour ses amies, avait jete les yeux sur le Port-d'Hercule; mais cette place etait sous la pro- tection de la France. L'Empereur chercha a entrainer Augustin dans son parti, et ce dernier, qui voulait a tout prix avoir sa vengeance , et qui desesperait de la satisfaire tant qu'il resterait attache a Francois I er , ami et protecteur d : Andre Doria, se jeta entre les bras de Charles , et par une convention signee le 7 juin 1524, il s'engagea a recevoir a Monaco les sujets et les vais- seaux de rEmpereur, plus une garnison a son choix et aux frais de TEspagne. Par ce traite, Augustin et ses pupilles allaient sans doute perdre les biens et privileges dont ils jouissaient en France : Charles-Quint , en com- pensation, eleva Augustin aux premieres dignites de l'Empire, avec le titre de Prince et une forte pension annuelle. Ce traite avait ete tenu secret ; mais la France en eut bientot penetre le mystere. Le Roi ordonna aussitot la confiscation des biens , benefices et rentes dont Augustin jouissait en Provence, 88 MENTOR ET MONACO. Pendant que le connetable de Bourbon , general des armees de Charles-Quint , traitre a son roi et a son pays. envahissait la Provence, Moncada, un des amiraux de PEmpereur, faisait jeter Pancre dans le Port -d'Hercule a une flolte imposante. Pres de la, dans la rade de Ville- iVanche , une escadre francaise , commandee par Andre Doria et La Fayette, observait Pennemi. L'Espagnol voulut tenter le sort d'un combat. II fut battu; mais il parvint neanmoins a s'emparer de Yillefranche , et quel- ques jours apres a s'abriter sous le canon de Monaco , ou Doria ne pouvant le suivre , chercha dans Pinutile bombanlement de Menton une satisfaction a ses im- pitoyables rancunes. Nous somm.es au lendemain de la bataille de Pavie ; Francois P r est prisonnier de Charles-Quint (1525 ). Ces grands succes de son nouveau protecteur enhar- dirent Augustin, qui pensa que Pheure etait venue de faire revivre les pretentions des seigneurs de Monaco. II accabla de mille vexations le commerce nicois. Les Nicois se plaignirent vivement au due de Savoie, et bientot force fut au sieur de Monegues (1) de se sou- met; re aux conditions qui lui furent imposees (2). (1) Monegues et Mourgues. noms sous lcsquels on de^igne ega- lement Monaco. (2) Augustin, dans un acte authentique passe a Nice, dans le couvent de Saint-Dominique , en presence de Louis Blalingre de Bagnolo, lieutenant general envoye par le Due, en l'absence du Gouverneur, se reconnut, pour les villes de Menton et de Roque- brune, vassal clu due de Savoie. — GiutTredo, pag. 1280. HISTOIRE. §9 Augustin . qui n'oubliait pas le som de so vengeance, informe que Barihelemi s'etait enferme dans le chateau do la Poena , pres de Yintimille, Pinvestit soudainement des forces superieures. Doria, surpris ; fut bientot contraint de se rendre (1). « Le Podestat de Monaco. dit Pauteur de Monaco et ses Princes, instruisit le proces de Barthelemi ; le crime etail manifesto, avoue : la sentence ne pouvait tarder a etre prononcee. Le pape Clement VII , soit de son propre mouvement , soil a linstigation des Doria. ecrivit a Augustin pour I'exhor- ter a faire grace a son prisonnier : Venerabilis [rater, salutem et apostollcam benedictionem. Inter ceteras virtutes et laudes qwx christiano hamini conve- niunt, a misencordia et pietate prindpem locum possideri Dominvm ac Redemptorem nostrum J. C. auctorem habemus. II lui rappelle que comme vicaire de Jesus-Christ, le Pape doit donner l'exemple de la misericorde . et que lui-meme, Augustin Grimaldi, comme prStre et eveque, y est egalement oblige. Barthe- lemi est son neveu ; il s'est rendu a discretion. En pardonnant , Augustin eteindra des haines de famillc qu'une vengeance, meme juste, exciterait encore, et pousserait a de nouveaux scandales )) (St).. Tendre et (1) Cette version, qui repose sur une piece authentique et in- discutable , est celle que donne l'auteur de Monaco et ses Princes Nous la preferons a celle que. dans Tignorance ou nous etions de ce document , nous avions precedemment aduptee. (2) Ce passage est emprunte au livre de Monaco et ses Prw<:e> torn. I, pag. 235. 90 MENTON ET MONACO. noble langage du pere des Chretiens ! il ne fut pas ecoute, et la vengeance etouffa la misericorde. Le 1 3 juillet 1 525, Barthelemi fut execute , et ses biens furent confisques. Disons-le : ce fut de la justice, mais de la justice seigneuriale , sans merci. L'eveque n 7 aurait-il done pas du dominer le prince? La priere que lui adressait, en termes si touchants , Sa Saintete , car e'etait une priere, ne devait-elle pas etre un ordre? Et puis, n'aurait-il pas pu se souvenir que ce Lucien qu'il vengeait , avait acquis la seigneurie par un fratricide ; et gouverne dans l'impunite?.... Le 5 juillet 4 529, Monaco etait appele a un grand honneur : il recevait dans ses murs l'arbitre de l'Europe, l'empereur Charles-Quint. — Quatorze galeres, sorties de Barcelone et commandees par Andre Doria , attache alors a la fortune de l'Espagne, conduisaient en Italie Fillustre vainqueur pour y etre couronne par le Pape. II traversa les mers de Provence , fut salue , en passant devant Nice , par toute Tartillerie du chateau , et entra , le 5 aout, dans le Port-d'Hercule. Augustin , qui deja, en 1 522 , avait recu a Lerins le pape Adrien VI , de- ploya toute la magnificence possible pour feter digne- ment son hote imperial (I). (i) D'apr&s une tradition populaire fort mat etablie, Charles- Quint , a Tissue d'une fete donn^e par son hote , contemplant du haut d'un des balcons du palais, la foule des Moneciens qui lui pi'odisuaient leurs acclamations, se serait eerie : Salut ! habi- tants de Monaco ! Soy ez lous nobles. Cetto tradition, que nous connaissions et quo nous n'aviona pas jugeo digne d'etre rap- HiSTOIRE. 9I Augustin convoitait le chateau de Sainte- Agnes. Pen- dant 1'absence du due de Savoie , il traita de la cession de ce fort avec le baron Alexandre de Salanova, gouver- neur de Nice, moyennant la somme de quatre mille ecus d'or. Trois mille avaient deja ete payes , quand les deputes du vicariat de Sospel , dont dependait ce cha- teau , et les syndics de Nice vinrent , le 20 decembre 4 530 , protester solennellement , devant le Gouverneur, contre la validite d'une pareille alienation. Leurs recla- mations furent si pressantes , elles furent presentees au due de Savoie avec tant d 'instance, que ce prince, faisant droit aux privileges du vicariat , qui defendaient toute espece d'infeodation, reprit Sainte-Agnes et fit rentrer Augustin dans ses avances. Augustin mourut en 4 532. Sa politique fut vraiment remarquable, au milieu des puissantes rivalites qui cherchaient a lui imposer leur influence. Son infidelite a la France fut heureuse , quoique coupable : le besoin de la vengeance, meme la plus legitime , n'autorise pas la desertion. 11 se montra implacable dans sa justice. On est tente de lui reprocher d'avoir, en acceptant la protection de TEspagne, prepare Tasservissement des Princes; mais si Ton reflechit qu'x4ugustin ne pouvait prevoir Tavenir malheureux qui les attendait ; que, dans portee , n'est en realite qu'une miserable facetie prctee gratui- tenient a an grand homme. La noblesse s'acquerait alors sur les champs de bataille ou dans les hautes fonctions de l'Etat , et les rois en etaient avares. 9i MENTGfo LT MONACO. l'etat de TEurope , il ne pouvait rester isole , et qu'une protection puissante et armee lui etait necessaire. non seulement on reculera devant ce reproche, mais on reeonnaitra l'habilete, sinon la loyaute de sa conduite. L'Empereur ayant appris la mort d'Augustin, se hata de confirmer les conventions du traite du 7 juillet 1 521 (1), en faveur d'Honore Grimaldi, prince encore mineur, qui passa sous la tutelle d'Etienne , son parent. Etienne voulut laisser des traces durables de sa courte administration. II fit restaurer Peglise paroissiale de Saint-Nicolas , et relever les remparts de la place, dont il renouvela Tartillerie. II agrandit le palais des Princes, et fit construire , sous la cour d'honneur , ce precieux reservoir qu'on nomme la Grande-Citerne, travail hardi et a vastes proportions. En 1536, il eut l'honneur de recevoir le pape Paul III , qui se rendait a la fameuse treve de Nice. Vers le meme temps , Nice , assiegee par les Musul- mans , devait son salut a Theroique defense de Catherine Segurana, la Jeanne d'Arc nigoise. Menton et Roque- brune etaient en suite incendiees par ces audacieux en- nemis. Depuis 1545 jusqu'en 1 560, rien d'important ne se passe dans ce pays. Le 31 mai 1560, Roquebrune est ravagee et incendiee par des corsaires. [\) Les biens qui furent donnas a Honors par Charles-Quint , montaient a la valeur de 473,946 ducats, et furent vendus pour pareille sommo, par le roi d'Espagne , en 1GV1 , lorsqu'ils furent eonfisques. HiSTOIKE. 93 Honore l er avail servi LEmpereur avec zele ; il temoi- gna le merne devouement a ses successeurs. Apres s'etre couvert de gloire a la defense de Malte, assiegee par les forces de Soliman, il s'immortalisa , plus tard, a la bataille de Lepante , a la tete de ses galeres , le 7 octo- Lre 1 37 1 , La mort le frappa en 1 58 i . Singulierement estime de Charles-Quint et de Phi- lippe II ; remarquable par sa sagesse et par sa vaillance, il fut regarde avec raison comme un des princes les plus instruits de son temps. 158! . — Charles II. — Apres Honore I er , qui Iais- sait une nombreuse posterite , vient Charles II , dont Ihistoire fait a peine mention. — Un evenement, ce- pendant, qui pouvait entrainer apres lui les plus graves consequences, doit etre enregistre : c'est le coup demain tente par quelques Francais contre le Port-d : Hercule. Le Gouverneur de Provence voulait a tout prix se rendre maitre de cette place ; le capitaine Cartier, fameux pa- tardier, lui proposa de s 7 en emparer nuitamment et par surprise. La proposition fut acceptee. — Soutenu par une troupe hardie et cachee dans plusieurs galeres, l'intrepide aventurier, qui avait des intelligences dans la place, tenta bravement l'escalade; mais il echoua dans sa temeraire entreprise. Ce succes des Moneciens fut attribue a une apparition subite de Sainte Devote, qui aurait epouvante et mis en fuiteles assaillants (1). (!) Voir Xostradamus , Bcuche . les Bollandistes. 8* 94 MENTOH ET MONACO. Charles II mourut, sans ^tre marie, en 1 589. Hercule, son frere, lui succeda. 1589. — Hercule. — Ce prince epousa , en 1595, Marie , fille du prince de Yaidetare et de Jeanne d' Ara- gon , et prit part au traite de Vervins, en 1 598. Jalouse de s'emparer de Monaco, dont elle voulait faire le poste avance de la Provence, la France tenta en- core de surprendre cette place, en 1596. Cinq tartanes, portant quatre cents hommes , envoyes de Toulon par le due de Guise , debarquerent au port Mala, le 27 oc- tobre. — Les Provencaux comptaient sur quelques se- cretes intelligences qu'ils entretenaient avec un certain capitaine Arnaldi, de Monaco, a qui le Due avait promis cinquante mille livres s'il lui livrait la ville. Mais le succes ne repondit pas a leurs esperances. La garnison et les habitants conlraignirent les assaillants a une re- traite precipitee. — La trahison ayant ete decouverte, Arnaldi, qui avait une fille a la cour de Guise, fut condamne a mort (1). Guise usa de represailles , et fit (1) La sentence rendue, le 19 novembre 4596, contre Arnaldi , semble , dans sa cruaute sauvage , surpasser le crime du eou- pable, et fait connaltre fidelement les proced&s barbares de la justice espagnole. Cette sentence condamnait Arnaldi a 6tre trains a queue de mulct a Tendroit du supplice, pince avec des tenailles ardentes, et ecartele; ses membres devaient etre ensuite plantcs sur les remparts, La meme peine etait infligee aux complices; leurs biens etaient confisques. Le Prince m.it la tete de Cesar Arnaldi au prix de trois cents 6cus d'or, et en promit six cents it oelui qui le lui amenerait vivant. Mais on no put jamais s'em- HISTOIRE. 9o saccager Roquebrune. Un traite mil fin a cette guerre riveraine. En 4602, la question des limites est remise sur le tapis. Les arbitres et les consuls des deux parties sem- blaient l'avoir tranchee pour toujours (1); mais elle re- parut encore en 1667 et 1703; elle ne fut definitive- ment reglee qu'en 1760. Hercule , comme il arrivait malheureusement a beau- coup de seigneurs autrefois, au lieu de donner Texemple des moeurs pures, s'etait permis a l'egard des femmes et des filles de quelques habitants de sa petite capitale des libertes coupables. Accuse d'avoir attente a Fhon- neur de plusieurs families moneciennes , il est saisi par les plaignants , pendant la nuit , massacre sans merci , et son cadavre est jete a la mer (21 novembre 1604). Justice sommaire comme le peuple la rend quelquefois , alors surtout que , par sa position , le criminel defie toute justice. S'il est permis de voir en elle le bras cache de Dieu qui chatie, on en doit regretter Implication , si meritee qu'elle paraisse ; elle est un scandale ; elle au- torise la vengeance, et laisse souvent apres elle des remords ou des regrets. parer de sa personne. Quant au pere du contumace , Ilonore* Arnaldi , apres avoir ete convaincu du crime de felonie , il fut pendu. Sa tete fut exposee sur les remparts , et son corps attache auxmurs du chateau. On confisqua ses biens , et on rasa sa mai- son aux fondements. — Quel marche" ! quels trophees !.... Cruel prince ! barbare justice ! (I) Manuscrits de Monaco. 96 KENTON ET MONACO. CHAPITRE IX. PROTECTORAT FRANQAIS. HONORE II. 1604 — 1662. A la nouvelle de la mort tragique d'Hercule, son beau-frere ? Frederic Lando , prince de Valdetare , se hata d'arriver avec cles troupes a Monaco et de prendre la tutelle de son neveu, alors age de sept ans. Imitant le zele ardent qu' Augustin avait montre contre les meurtriers de Lucien 7 Frederic Lando fit acti- vement rechercher les assassins d'Hercule. Parvenu a se saisir de dix personnes accusees et convaincues do Tassassinat, il en fit etrangler cinq , le 16 decembre , a l'heure qu'elles avaient clioisie pour faire perir leur victime, et les fit jeter dans la mer du haut des rem- parts , a l'endroit meme ou elle avait ete precipitee. Les cinq autres furent condamnees aux galeres. Veritable peine du talion! Etait-ce bien la de la justice?... Abuse par trop de confiance en la cour d'Espagne , a laquelle etait attachee sa fortune, le tuteur d'Honore II allait, par un nouveau traite conclu avec le comte de Fuentes, gouverneur de Milan (26 fevrier 1605). pre- HISTOIRE. 97 parer la mine de son pupille. Dans ce traite , veritable capitulation , il fut stipule que la garnison espagnole , jusqu'alors au choix et sous le commandement du sei- gneur, serait desormais choisie par le due de Milan , et commandee par un capitaine espagnol. Puis, comme pour masquer ce qu'il y avait de dur et d'humiliant dans ces dispositions , si menacantes pour l'avenir, il fut convenu que tous les officiers de la garnison seraient obliges , a leur entree , de jurer qu'ils garderaient la place pour le Seigneur, ses successeurs et heritiers; qu'ils ne seraient la que pour la defense de ceux-ci , et qu'ils observeraient religieusement toutes les conditions du traite. II etait dit encore que Menton et Roquebrune, placees sous la meme protection , seraient neanmoins affranchies de la presence des Espagnols , qui ne pour- raient s'y introduire , ni s'ingerer dans les affaires de ces deux villes. Malgre ces protestations simulees et ces pretendues garanties, il etait aise de s'apercevoir que cette facon de se donner au roi d'Espagne conduirait insensible- ment le maitre de Monaco a la perte de sa souverainete, et peut-etre dela seigneurie elle-meme. Mais Yaldetare, qui venait d'etre cree chevalier de la Toison-d'or, ferma les yeux sur le danger que courait son pupille. La nou- velle garnison, forte de cinq cents homines, fit son entree a Monaco , le 7 mars suivant , et quelques jours apres , une defense expresse faite aux habitants de porter ou de posseder aucune espece d'armes, inaugura le regne de I'oppression castillane, 98 MENTON ET MONACO. Valdetare , qui semblait conspirer centre les interns du jeune seigneur, le eonduisit a Milan, ou il demeura jusqu'a sa majorite. Pendant cette longue absence d'Honore II, le despotisme espagnol marcha grand train. Toute puissante en Italie , exercant une influence domi- natrice dans la Riviere de Genes , ou elle possedait , depuis 1 598 , le marquisat de Final , alliee redoutee de la Republique, l'Espagne n'eut pas de peine a s'etablir maitresse absolue au Port-d'Hercule. Jusqu'a la guerre du Montferrat, guerre qui eclata a la mort du due de Mantoue, Francois de Gonzague, et dans laquelle les Espagnols se declarerent contre le due de Savoie, aucun evenement important ne se passa dans ce malheureux pays. — Les hostilites nouvelles com- mencerent dans ces parages. Cinq galeres espagnoles furent envoy ees dans le port de Monaco (1614), d'ou elles tenterent une entreprise contre Nice et Villefranche. Mais ces deux places avaient eu soin de se fortifier, L'ennemi se borna a quelques escarmouches , sans oser une attaque serieuse. Les constructions des forts de Saint-Hospice furent incendiees par ces galeres, qui firent egalement eprouver de grandes pertes au com- merce nicois. La minorite d'Honore II venait d'expirer. Ce prince, age de dix-huit ans , partit de Milan , et fit son entree a Monaco, le 21 octobre 1615. Le capitaine Saratta Olazzo etait gouverneur de cette ville pour le roi d'Es- pagne. Des qu'Honore fut arrive dans Theritage de ses illSTOIRE, 99 peres , il comprit avec douleur sa malheureuse position. Les Espagnols avaient manque a toutes leurs promesses. Decides a ne donner aucune satisfaction , a ne recon- naitre aucune justice, iis disaient hautement qu'ils etaient venus pour commander, et qu'il ne fallait pas esperer qu'ils dussent obeir. La nomination des gou- verneurs et de ses conseillers , le choix de ses gens , n'appartenaient plus au Prince; les officiers s'etaient affranchis du serment de fidelite , et les soldats , dont la liberie etait une continuelle licence , pouvaient com- mettre en pleine securite toutes sortes de crimes. En considerant Tetat d'abaissement auquel son pou- voir avait ete reduit ? Honore II ne douta plus que sa perte ne fut arretee ; mais , tout moyen de salut lui man- quant , il se resigna et attendit patiemment l'occasion favorable. Cette resignation donna de l'ombrage aux Espagnols. lis firent courir le bruit que le Prince devait se marier et contracter alliance avec les ennemis de la couronne. Mande a Milan pour rendre compte de sa conduite , Honore II repoussa victorieusement toutes les calomnies, et leroi d'Espagne , reconnaissant la loyaute du Prince, lui envoyale collier de la Toison-d'or ( 1 6 1 6). L'autorite d'Honore II etant presque entierement effa- cee a Monaco , ce prince jeta les yeux sur Hfenton , et consacra ses soins aux embellissements et au bien-etre de cette ville. Sur sa demande , le 11 aout 1 61 7, Nicolas Spinola, eveque de Vintimille. consacra leglise des Copucins de Metiton, et lc 27 mai 1619, il posa les 100 MENTON ET MONACO. premieres pierres pour ragrandissement de Teglise Saint- Michel. Apres avoir releve cette belle basilique, il ordonna la construction du bastion qui avance dans la mer et qui est commela tSte armee dela cite. Vers le m&me temps, il epousa Hippolyte, fille du jcomte Theodore de Trivulce-Melzi et de Catherine de Gonzague. Cette alliance avec une famille devouee a 1'Espagne eloigna tousles soupgons. La guerre reprit bientot une nouvelle energie entre le due de Savoie et les Espagnols unis aux Genois. Charles-Emmanuel fit la conquete de toute la Riviere depuis Savone jusqu'a Vintimille ; mais dix-neuf galeres genoises 'ayant aborde a Monaco . la Republique , aidee par 1'Espagne, ne tarda pas a recouvrer tout.es ses posses- sions. Cette guerre, cause de mines etd'alarmes pour cette partie du littoral , fut suivie d'un fleau plus terrible encore. La peste s'introduisit dans le Piemont, franchit les Alpes, et vint porter ses ravages dans le comte de Nice et dans la Principaute. Les populations desolees eurent recours a la priere , cette ressource supreme : on fit le voeu solennel pour cent ans d'une procession gene- rale, le jourde la Presentation. Au moment ou Genes et la Savoie lerminaient leur querelle, la guerre eclata entre TEspagne et la France, entre Louis XIII et Philippe IV. Deux grands ministres gouvernaient pour ces deux rois : Richelieu et Olivarez. Le Comte aspirait ouvertement a etnblir la domination espagnole sur toute TEurope. Ses plans furent dejouejj HIS TO IRE. 101 par le Cardinal. Par son administration vigoureuse , Richelieu prepara, sous un faible monarque, la gran- deur de son pays, tandis que l'ambition irreflechie cTOlivarez precipita la decadence de 1'Espagne. En 1625, les hostilites s'ouvrirent, et le Cardinal entraina le due de Savoie dans cette nouvelle lutte. Les Espagnols s'etant empares des lies de Lerins, la France .-envoya , au mois de juin de 1'annee suivante , une flotte de soixante vaisseaux , sous les ordres de Henri de Lor- raine, comte d'Harcourt, et de rarcheveque de Bordeaux, .avec mission de reprendre ces lies. De son cote, l'Es- psgne confia au due de Ferrandina trente galeres et autres batiments qui vinrent jeter l'ancre dans le Port- d'Hercule , afin de defendre plus facilement ses recentes conquetes. Les deux flottes, qui s'observaient depuis quelques jours, s'etant rencontrees dans le golfe de Menton, engagerent Taction. Elle fut vive de part et d 'autre ; mais 1'escadre espagnole, horriblement mat traitee , dut ceder devant le nombre et la tactique de ses adversaries ; elle se retira vers Genes. — Le comte d'Harcourt avait songe un instant a un coup de main contre Monaco. Mais , apres s'etre convaincu des dispo- sitions favorables du Prince envers la France, et de la difficult!) de 1'entreprise, il abandonna prudemment son projet. Aureste, les ordres qu'il tenait du Roi se bor- naient a la reprise des lies de Lerins , et sa mission fut remplie dans le mois de mai 1637, malgre les secours expedies du Port-d'Hercule par les Espognols. 102 3IEXTON ET MONACO. La princesse Hippolyte Trivulee-Melzi , epouse dPHo- nore II, mourut, jeune encore, le 20 juin 1638. Elle ne laissa qu'un seul fils , Hercule , qui prit le titre de marquis de Campagne , et qui , plus tard , fut fait , par le roi d'Espagne , commandeur de Benfayan, en Caslille, et colonel d'un regiment de cuirassiers dans le royaume de Naples. Tous ces honneurs apparents , toutes ces hypocrites distinctions n'empechaient pas les affaires du Prince d'empirer tous les jours a Monaco. — Vainement il avait ete reserve, dans 1 'accord conclu, en 1605, avec Valde- tare , que dans le cas ou ce traite ne conviendrait pas a Honore II, il serait libre de le reformer a sa majorite: cet article si formel du traite n'avait aucune valeur. Les contributions que 1'Espagne tirait d'Honore II etaient vraiment enormes ; les ressources du Prince s'epuisaient pour elle. Ajoutez que les dernieres guerres ayant inter- rompu le commerce avec la France , le port de Monaco ne donnait plus qu'un revenu illusoire. Ces services sans nombre rendus par Honore II a 1'Espagne, qui T pour etre forces, n'en etaient pas moins utiles et fruc- tueux a la domination espagnole , que lui valaient-ils en retour? De nouvelles vexations, de nouveaux ou- trages... Aussi insensible aux reclamations de ce prince qu'aux insultes qui lui etaient prodiguees par ses voi- sins , oppresseur et nullement protecteur, le gouverne- ment espagnol finit par lui retenir tout son revenu et en disposer a son gre. Pour combler la mesure, il voulut HISTOIRE. i03 que quand le Prince, par un hasard inespere, retirerait quelque chose de sa pension , il confessat en avoir regu le paiement integral , les deux tiers etant toujours re- serves pour les ministres. La garnison, dont Tinsolence et la tyrannie ne con- naissaient plus de limites , voyait dans Honore , non un prince, mais un prisonnier dangereux qu'il fallait traiter avec rigueur. Et cependant , officiers et soldats etaient entierement a la charge du Prince , malgre les conven- tions du traite (1). Dans cett^ extremite , une seule voie de salut lui etait ouverte : abandonner la place, se confier a la fortune et renoncer a la souverainete. L'Espagne ne poursuivait pas d'autre but, n'avait pas de plus ar- dent desir ; et vraiment , on a le droit de s'etonner que cette puissance d'une politique aussi peu scrupuleuse et qui paraissait si desireuse de posseder Monaco , n'ait pas, en s'en emparant, tranche la question. Piien ne lui eut ete plus facile. A la mort de Charles-Quint, alors qu'elle dominait le monde, ni Genes, ni la Savoie , ni la France, ne 1'auraient arretee. Bien plus , elle eut pu rendre cette possession extremement redoutable en y ajoutant, par un arrangement amiable ou par la force, la montagne de la Turbie , qui la commande et qui en est comme la clef principale. Mais Dieu qui conduit a son gre les grands et les petits evenements. qui veille (1) Pour faire face a tant de frais, Menton et Roquebrune durent contribuer largement, — Manuscrit de Menton, !04 MENTON ET MONACO. sur les Etats puissants com me sur les faibles, et qui s'est reserve le secret de leurs destinees , ne permit pas a I'am- bition espagnole de deranger les desseins que sa sagesse avait arretes pour ce pays. II laissa a TEspagne la honte d'une oppression basse et vulgaire et n'eii voulut pas le succes. Cette nation puissante devait epuiser contre ce petit Etat et contre son Chef la coupe des humiliations avant que Theure de la justice ne fut venue contre elle. 1639. — Les etats de Savoie etaient alors deehires par la guerre civile. Nice venait de reconnaltre le car- dinal-prince Maurice de Savoie contre Madame Royale Christine de France . nominee regente par acte de der- niere volonte de son mari le due Victor- Amedee I er . Honore II s'empressa de se rendre a Nice sur un bri- gantin arme, le I ! sep'embre, pour lui presenter ses hommages. II s'entretint longtemps avec lui , et retourna a .Monaco le menie jour. Ceite visite ne pouvait inquieter les Espagnols , depuis que le Cardinal s'etait declare pour TEspagne (I). Pendant que le cardinal de Savoie recevait mille horn- mes de garnison espagnole dans Nice , le prince Honore (I) Le Prince revint a Nice avec son fils, le 2 Janvier de l'annee suivante, afin d'interesser le cardinal de Savoie en faveur d'Andre Grimaldi, comte de Beuil, son parent. Annibal de Beuil, pere- d'Andre, avait ete condamne a mort et execute, en 16*20, avec pri- vation de tous ses fiefs , pour crime de felonie. Andre, contumace, avait ete pendu en effigie. — C'etait a la faveur des troubles civils qu'IIonore II demandait la grace de son parent. Maurice voulut bien c6der a ses vives instances , et la grace lui fut accordoo. - Manuscrit de Mentoa. HIS TO IRE. 103 songeait. au contraire, a chasser celle de Monaco. Le projet qu'il meditait depuis plusieurs annees allait s'ac- complir. Afin de n'eveiller aucun soupeon, il maria son fils a Aurelie Spinola , de Genes , fille unique et heritiere de Luc Spinola, seigneur de Molfetta et de Peline-Spinola. Ce maria ge fut celebre dans la cite princiere , au mois de juillet 1641 . Honore II, toujonrs preoccupe de la pensee de son affranchissement , employait en meme temps Jean-Henri Grimaldi , seigneur de Gorbons , son parent , aupres de Louis XIII , afin de traiter d r un arrangement secret avec la France. Sa mission fut bientot couronnee dun plein succes (4). Le 14 septembre 1641 , un traite auquel Henri de Corbons et le fidele conseiller du Prince, Hierosme Rey, avaient pris la plus grande part , conte- nant les propositions faites par Honore II , fut signo a Peronne par le cardinal de Richelieu et ratifie ensuite par le Roi. Ce traite placait laPrincipaute sous la protection armee de la France , la comprenait dans les traites de paix , et concedait domaines, tilres, honneurs et privileges au Prince de Monaco et a ses successeurs. L'avenir etait prevu : il s'agissait maintenant de le realiser. II fut done resolu que le jour dela Saint-Martin, 11 novembre de la meme annee, Louis -Emmanuel de Yalois , comte d'Alais , gouverneur general de Pro- I Mercure Fran^ais , torn. xxiv. 10G MENTON ET MONACO. vence, enverrait au Port-d'Hercule quelques vaisseaux charges dc munitions et de troupes necessaires pour seconder Texpulsion de la garnison et secourir la place si l'Espagnol tentait de la recouvrer. Mais le cardinal de Savoie ayant appris les preparatifs secrets qui se faisaient a Marseille , et desirant prouyer son devoue- ment au roi d'Espagne , envoya le lieutenant D. Alonzo de Villeneuve au comte deSiruela, gouverneur de Milan, pour Tavertir de la resolution prise par le Prince. Le Comte se contenta d'instruire le capitaine Caliente, com- mandant la place, des projets du Prince, en Tinvitant a le surveiller. — Inquiet de la vigilance inaccoutumee du capitaine, Tillustre captif fit prier le comte d'Alais de differer de quelques jours le depart de ses vaisseaux. Gette precaution le sauva. Caliente, ne voyant rien pa- raitre au jour indique, ne douta pas qu'on n'eut calom- nie la fidelite du Prince. II en informa le comte de Siruela , en lui declarant qu'au moindre mouvement il enverrait le Prince et son fils prisonniers a Milan. La missive du capitaine tomba entre les mains d'Honore j qui , se voyant decouvert , redoubla de prudence , tout en pressant Texecution de ses projets. Un decret defendait le port d'armes, et quelques habi- tants de Menton et de Roquebrune l'avaient viole. Honore II les fit amener a Monaco et jeter en prison. 11 fit semblant d'instruire leur proces ; et le 1 1 novem- bre, trente de ses sujets de Menton furent introduits dans le palais avec le but apparent de demander justice HISTOIRE. 107 de certains Jiflerents qui les divisaient, ou d'etre em- ployes aux constructions interieures. Serviteurs et sujets formerent ainsi un noyau d'hommes fideles prets a tout entreprendre. Tout en augmentant le nombre de ses gens , Honore II diminuait adroitement celui de ses ennemis. Une partie de la garnison etait allee defendre la ville de Nice; les soldats qui restaient se plaignaient du retard apporte dans le paiement de leur solde , qu'ils reclamaient avec insolence. Le Prince, apres leur avoir demontre son impuissance , feign it d 'avoir pitie de leurs besoins et de chercher un moyen de les satisfaire. II autorisa les Espagnols a aller s'etablir dans Roquebrune , dont les habitants lui refusaient de l'argent depuis longtemps promis, et mit ce bourg a leur discretion. Proposition aussi promptement acceptee que joyeusement executee : soixante d'entre eux s'en allerent faire ripaille a Roque- brune. Nous touchons a la nuit memorable du 1 3 novembre. Le Prince a invite a souper les principaux officiers espa- gnols. Avoir lecalme de son visage, l'aisance de ses manieres et Pattention aimable qu'il donne a ses con- \ives , on ne dirait pas que dans quelques instants vont se decider toutes ses destinees. Et cependant , sa pensee est tout entiere au grand dessein qu 7 il medite depuis si longtemps , et qui va s'accomplir. — De leur cote , les officiers , cedant aux plaisirs que leur offrent une table succulente e* des vins choisis . se sont presque 108 MENTON ET MONACO. enivres. — A la fin du repas , Honore II, leur laissaM le champ libre , quitte la salle et court delivrer ses sujets enfermes par son ordre dans le palais. II leur devoile a tous le motif cache de leur detention, et le service signale qu'il attend d'eux. Tous repondent qu'ils sont prets a donner leur vie pour leur souverain. Aussitot , des armes sont distributes a ces loyaux serviteurs. Trois attaques simultanees sont resolues : le Prince marchera , avec cinquante hommes , contre le quartier principal, a la porte de la forteresse, tandis que le Marquis son fils, a la tete de trente hommes, et Jerosme Rey, capitaine des gardes, a la tete de vingt, soutien- dront l'attaque du cote oppose. Quant a Jean-Jerosme Monleon , capitaine de Menton , il devait se tenir secre- tement aux portes du chateau avec cent soixante hommes, et la , attendre le signal. Ge plan aussi hardi qu'habile est mis a execution. Le corps-de-garde du poste dit de Serraval , attaque par le Marquis , age seulement de dix-sept ans , tombe im- mediatement entre ses mains. En meme temps , le capi- taine Rey force le corps-de-garde du palais et le poste d'une rue voisine. Mais la plus opiniatre resistance at- tend le Prince au quartier-general ( I ) ; deux fois il s'avance (i) Maggiore e piit dura resistenza incontro il Principe nel corpo di guardia principale dove due volte fa ributtato , ma finalmenie messosi alia testa de' suoi colla spada in mano , dopo un conflitto di quattro ore , nel quale alcuni ufficiali e soldati spagnuoli rcsla- rono uccisi valorosamentc diportanduviii il capitano Calictitc . HISTOIRE. 109 intrepidement, et deux fois il est repousse par Caliente, qui lutte avec la plus rare energie. Honore parvient enfin a forcer la porte de la forteresse. Aussitot , un coup de canon , signal convenu , avertit Monleon que la porte est degagee ; il arrive , et sa presence acheve la victoire. Pendant que se passait ce rapide et merveilleux eve- nement , une partie du peuple etait en prieres a Saint- Nicolas, achevant une neuvaine pieusement commencee. Aux chants religieux qui avaient cesse , succederent alors les bruyantes clameurs du triomphe. Les fideles , hommes et femmes , se precipiterent sur le theatre de la lutte ou tout Monaco s'etait rendu. On se felicitait , on se pressait les mains . on s'embrassait ; Dieu et le Prince etaient dans toutes les bouches ; chacun croyait sortir du tombeau. La joie etait vraie, legitime, spontanee, universelle ; pareille sans doute a celle qui , deux siecles plus tard, transporta Menton et Roquebrune, alors qu : elles briserent un joug non moins intolerable pour elles que ne Tavait ete pour Honore II le joug espagnol. Honore II etait libre. Des le lendemain , il envoya un courrier a Antibes , pour apprendre au sieur de Corbons la bonne nouvelle. Instruit de Fevenement , le cardinal de Savoie promit au Prince toute son assistance, capo delta guarnigione rimase vittorioso. Cid seguilo , fece subito introdurre quelli die come detto abbiamo , aspettavano alle porte , actio servissero di guardia al castello , sinche di Provenza fosse venvto il nuovo presidio de' Francesi , ecc. — Gioffredo, Storia delle Alpi Marittime , pag. 1937. i 10 MENTOH ET MONACO. si\ consentait a ne pas recevoir garnison francaise ; mais Honore II le remercia de ses offres et declara qu'il avait resolu de se confier entierement a la loyaute et a la pro- tection da roi de France. Quelques jours apres , le Prince remit au capitaine Caliente le collier de la Toison-d'or, avec invitation de le rapporter au comte de Siruela , auquel il ecrivit une lettre pleine de noblesse et de fermete (1). Quant a la garnison , elle se retira a Nice , et le cardinal de Savoie la recut dans le chateau. Le cardinal Trivulce, beau-frere d'Honore II, entama une negociation avec le Prince pour le ramener au parti de l'Espagne; mais il etait trop tard!.. D'ailleurs, le comte d'Alais avait deja envoye pres de cinq cents horn- mes a Monaco. Ces troupes , fortement escortees , y entrerent le 18 novembre. Trois galeres francaises pri- rent ensuite possession du port ; le 27 novembre , elles transporterent le Prince a Antibes, chez le Gouverneur, qui rattendait. Le lendemain, Honore II regut, dans sa capitale, le serment de fidelite de lanouvelle garnison, et publia ensuite un manifeste adresse aux Puissances de l'Europe. L'Espagne y repondit; mais les Puissances, reunies au congres de Munster, en 1648, reconnurent la legitimite de la revolution accomplie par Honore II. Cette expulsion des Espagnols de laPrincipaute ajouta encore aux malheurs de l'Espagne, a laquelle venaient (I) GiunVodo , pag. 1938. — Voir aux Pieces justificative* , rr V DISIOIRE, I i 1 d'eehapper le Portugal et la Catalogne. La perte de Monaco entrainait fatalement celle de Nice , cette der- mere ville se trouvant, depuis cet eehec. corame assiegee par les Francais, qui occupaient la Provence, Coni, Mondovi et le Port-d'Hercule. Nice allait, d'ailleurs , se charger elle-meme du soin de son independance . et chasser Fetranger , dans le courant de Fannee suivante. Ges evenements avaient ete predits , cent ans auparavant, par Nostradamus , dans un quatrain fort curieux : Dedans Mcneeh le eoq sera receu ; Le Cardinal de France apparaistra ; Par legation Romain sera deceu ; Faiblesse a l'aigle et force au coq naistra (1). Ce fut au mois d'avril 1642 . que le Prince fit son premier voyage en France , pour recevoir les felicitations de son nouveau protecteur. Louis XIII se trouvait alors a Perpignan , preparant une expedition contre FEspa- gne. Honore II s'embarqua avec le Marquis son fils, sur deux galeres francaises, et arriva a Narbonne le 25 du meme mois , pour y visiter Piichelieu , qui y etait gravement malade. De la , il poursuivit jusqu'a Leucate, ou le gouverneur d'Espenan le traita avec magnificence. Le lendemain, a trois lieues du camp, il trouva les carrosses du Roi , envoyes a sa rencontre pour le con- duire avec son fils au quartier de Sa Majeste. I Nostradamus . cent. viH , quat iv. — 169T 112 MENTOR ET MONACO. Le Prince fut regu par Louis XIII avec les marques de la plus grande estime et de la plus touchanle cordia- lite. Le lendemain matin, Honore II ayant ete trouver le Roi dans sa chambre , Sa Majeste lui donna le collier de Saint-Michel , et . dans la chapelle , celui du Saint- Esprit; puis, tirant de la poche de son justaucorps le petit ordre , elle dit : « Mon cousin , je ne vous traite « point a Lordinaire, et ne recherche point toutes les « ceremonies requises pour faire un chevalier; aussi « vous n'etes pas considere dans le commun , et je me a contente qu'on sache que votre merite et mon indi- ct nation me portent a faire ceci de la sorte, pourhonorer <( Tun et donner une entiere assurance de l'autre. Sur- « tout, souvenez-vous que le Roi d'Espagne n 7 a jamais « donnel'ordrede la Toison en France , comme je donne « celui du Saint-Esprit en Espagne, etquele change « que vous en avez fait pour l'autre que vous avez ren- « voye a S. M. C, est assez beau pour rendre votre « aventure et votre qualite considerables » (1). Honore II passa deux nuits et trois jours au camp de Perpignan. Lorsqu'il prit conge de Sa Majeste, le Roi Tengagea a venir le voir a Paris, dans le carnaval sui- vant. Le Prince accepta avec reconnaissance Limitation royale. 11 se dirigea ensuite vers Narbonne , ou il regut des mains de M. de Chavigny, secretaire d'Etat, les lettres-patentes de Sa Majeste , pour le duche-pnirie de ( r Wanuscr.il de Monaco. HISTOIRE. 113 Valeutinois , le comte de Carladez et la seigneurie de Saint-Remy, en Provence : plus , le rnarquisat des Baux. pour son fils : le tout formant une rente de 75.000 livres, en compensation des biens qu'il possedait en Espagne et dans le royaume de Naples, biens dont Sa Majesie Gatholique venait dordonner la confiscation. 11 recat, en outre, une boite en or renfermant deux portraits de Louis XIII. enrichis de diamaais. fc'n vaisseau fran- cais le rainena a Monaco, au milieu des acclamations de ses sujets 23 juin 1642 . Le Prince ne resta pas longtemps dans sa capitale. II repartit avec son fils . le 6 noveinbre suivant, pour Paris . ou devait lui etre conferee la dignite -de Due et Pair de France en plein Parlement. Quant au Marquis des Baux. son fils. qui avail renvoye l'ordre d' Alcantara, le Roi se reserva de le nommer chevalier de ses ordres . lorsqu'il aurait I'age requis. et il le fit . en attendant, capitaine dune compagnie de cent gendarmes, avec une pension. Louis XIII voulut aussi recompenser la valeur et la fidelite de Hierosme Rev. capitaine des gardes, de Jean-Hierosme Monleon. capitaine de Men tan , et de Jean Brigati . secretaire du Prince : il donna a ces trois families des lettres de naturalisation et de noblesse (1). Le roi de France ne s'arreta pas la : par lettres-patentes du 3 Janvier 1643. et contrairement aux premieres, il 1 Voir, a Menton , les archives des families de Monleon er de Villarey. — La famille Brigati est eteinte depuis longtemps. 10 H'i MENTQM LI MONACO. youlul que les filles, a defaut d'enfanls males, herilas- sentdu duche deValenlinois. Ges le tres.qui nommaiem le Prince, ainsi que ses successeurs, gouverneur-capi- laine de la place de Monaco pour Sa Majeste, contenaient les prerogatives les plus capables d'honorer son nou- veau litre. On le voit , la Cour de France reparait d'une facon grande etgenereuse les torts inoui's du Cabinet espngnol. Pcliiique habile en meme temps , car la France s'atta- chait ainsi Honore 11 et ses successeurs par des liens indissolubles. Apres un sejour de six mois a Paris , sejour qui ne fut pour lui qu'une succession de fetes et d'honneurs , le Prince reprit la route de la Principaute , ou il arriva . avec son fils, le 28 avril 1643. 11 eut bientot Fhonneur de recevoir, dans sa petite capitale , le comte et la com- tesse d'Alais, qui venaient tenir sur les fonts bnptismaux, au nom de Louis XIV et de la Reine-mere, son petit-fils. ne, Fannee precedente , du marquis des Baux et d 7 x\u- relie Spinola (1). Le Prince lit son troisieme voyage en France . le 23 octobre 4640. L'indemnite promise par le traile de Peronne lui fut alors completee a Paris , a I 'aide de cer- (I) Le due de Saint-Simon , dont les Memoircs sent remptfs de details sur la reception du Prince, se trompe quand il d it que ee fut a Paris que Louis XIV et la Reine-mere tinrent le petit Uouis Bur les fonts du bapterae. Cette c6i'e*monie se lit a Monaco. le 13 octobre 1643. H1ST01RE. 115 tains fiefs et peages situes dans le Dauphine , avec litres de baron nies deBuis, de Galvinet et de la Vincelle. II obtint aussi une escadre de cinq galeres au Port- d'Hercule, avec la somme de 24,000 livres pour solde et entretien de cent hommes. Le 5 mai 1647, il etait de retour dans sa Principaute. Inconsolable des grands echees qu'elle avail eprouves, PEspagne conservait encore Pespoir de recouvrer lePort- d'Hercule. Sa politique ne reculait devant rien : le succes, pour elle, justifiait les moyens. Pendant que la flotte considerable qu'elle entretenait dans la Mediterranee observait le Port-d'Hercule, un miserable a la solde du vice-roi de Naples essayait d'organiser a Monaco meme un complot contre la vie du Prince et de son fils, avec la pensee de livrer la place a Pennemi. Mais Pin- fernal projet fut decouvert, et le conspirateur paya de sa vie sa criminelle entreprise (1650). Honore II , a Poccasion de la majorite de Louis XIV, s'etait rendu a Paris , ou etaient appeles les grands per- sonnages du royaume. Pendant son absence, un cruel malheur vint Paccabler. Son fils unique, le marquis des Baux , etait venu visiter le couvent de Garnoles, pres de xMenton , et il s'amusait, dans les jardins, en com- pagnie de ses gens, a tirer au blanc avec le pistolet, lorsque ayant commande a un carabinier de sa garde de montrer son adresse, Parme fatale s'accrocha au bau- drier du tireur, fit explosion, et la charge alia frapper le jeune prince a 1'epine dorsale. Les soins les plus in- 116 MENTON KT MONACO. telligents ne purent le sauver. et il expira le lendemain. apres avoir declare I'innocenec da soklat. Le marquis des Baux laissa quatre filles et un fife, lecomte de Carladez, lequel succeda, dans la suite, a son grand-pere, sous le nom de Louis I er . Immense fut la douleur d'Honore II, a la nouvelle de la mort de celui sur qui reposaient toutes ses espe- rances. II quitta Paris a la hate , revint a Monaco (1 8 oc- tobre), et fitcelebrer un service solennel pourlerepos de lame de son fils, clans toute la Principaute (1). De son cote, la veuve de Tinfortune marquis des Baux, dont la charite etait aussi grande que la douleur, se fit remarquer par ses liberalites envers les pauvres et par les riches dons qu'elle deposa aux pieds de Notre-Dame de Laghet [%). Par lettres-patentos enregistrees a rHotel des mon- naies, le 28 aout 1652, toutes les pieces de cuivre, argent et or frappees a Teffigie des princes de Monaco furent admises a avoir cours en France. Jaloux de reconnaitre hautement les bienfaits et hon- neurs dont Louis XIII et Louis XIV Tavaient comble, (4) A son retour, Honore II , qui , depuis le protectorat frangais, portait le titre de Prince, prit pour la premiere fois le titre cVAllesse Serenissime , quoiqu'il n'eut porte" jusqu'alors que celui d' Excellence. Ses predecesseurs se nommerent d'abord : Dorninus miles ; puis, Magnificus Dorninus , et plus tard , Illtistrissimus ; ou Seigneur-Capitaine , Magnifique , Tres-Illusire. (2) La grande c6l6brit£ de Laghet date de cettc epoque.— Voir la Description. bistoire. 117 Honore II reeommanda formellement a ses suceesseurs , a perpe'uite. < de ne se deparUr jamais, en aucun temps, du parti et de la protection du Roi et de sa royale con- ronne do France, mais de procurer et faire toujours paraitre lenr zele et fidelite a son service; suppliant Sa Majesle de vouloir donner son consentement a son testament, et ordonner a sen Parlement de Paris de Fenregistrer. pour y avoir reconrs au besoin ; » ce qui eut lieu le 10 avrll 1656. Louis XIV. fidele executeur du traite de Peronne, fit mention d'Honore II dans le traite des Pyrenees (1659), et plus tard, il fit comprendre son successeur dans les traites de Nimegues et de Rysvick. Les dernieres annees d'Honore II furent consolees par le manage de son petit-fils . qui epousa , le 30 mars 1660, Charlolte-Catherire de Gramont, fille du duo Antoine de Gramont, pair et mareclul de France. Honore II mourut le 10 Janvier 1662, a l'age de soixante-cirq ans. Le regne de ce prince fat long, glorieux. prospere, digne d'etre raconte par l'histoire et honore par la poste- rity. A van I comme apres la conquete de son indepen- dance, il fut tout entier a la prosperite de son petit Etat, et sa plus chere pensee fut le bonheur de ses sujets. Ainsi font les bons princes; ainsi. et rmlgreles siecles et les revolutions . ils vivent dens la memoire de tous ! . . — A une douceur infinie , a une rare prudence , Honore II joignit beauconp de savoir et un courage a 1 I 8 MENTON ET MONACO. toute epreuve. Ces qualites etaient encore rehaussees en lui par la noblesse des manieres et la beaute du visage. Son administration fut aussi douce que paler- nelle, et l'amour des habitants qui l'avait environne pendant sa vie , le suivit apres sa mort , qui fut un deuil pour le pays. HiSTOIRE, 1 19 CHAPiTRE X. LOUIS 1 6 \ — ANTOINE i er . — LOUISE-XIIPPOLYTE. 466*2 — 4732. Le petit— fils d'Honore II n'avait encore quo dix-neuf ans quand il firt appele au gouvernement de la Princi- paute. A la scllicitation de la princesse Charlotte de Gramont, son epouse, il fonda le couvent des Yisiton- dines de Monaco. Ce fut le premier acte de son admi- nistration. La guerre venait d'eda'er entre la Fr; nee unie a h Hollande centre l'Angleterre ; elle fournit a ce prince Toccasion d'y sign&ler son bouillant courage. Aux terri- hles journees du Texel, le vaisseau qiril montait fut brule. Dans la guerre des Pays-Bas. sa hravoure kit merita les eloges de Louis XIV. Louis , qui avait fort a se plaindre de sa belle et infi- dele epouse , chercha Toubii de son chagrin dans les aventures galantes; il y acquit bientot une celebrite scandaleuse. Araant de la fameuse Hortenss Mancini , il la suivit dans toutes ses excursions continentales et insulaires ; il eut meme pour rival le roi d'Angleterre , mi quel il fut prefere. Toutes ces folies auxquelles il 120 MENTON ET MONACO. s'abandonna trop longtemps , cout£rent des sommes fabulcuses et ruinerent tout a la fois Prince el Princi- paute. Enfin, la mort de Charlotte de Gramont( 1678) opera dans sa conduite une revolution heureuse; il re- vint a Monrco, et se eonsacra serieusement aux interets de ses sujets. Le 23 decembre 1678. abrogeant la legislation con- fuse et contradietoire jusqu'alors en vigueur dans son Etat , il publia un Corps de lois divise en quatre livres, contenant la matiere civile et criminelle, et les dispo- sitions de police interieure et rurale. On doit reprocher aux lois penales leur severite draconienne , tout en re- connaissant dans les lois civiles le caractere de sr.gesse qui les distingue (1). Le prince Louis eutdeux garcons et une fille de la princesse deGramont. L'aine , Antoine , entre fort jeune an service de France, epousa, en presence de Sa Majeste et de toute la Cour, le 1 4 juin 1 688 , Marie de Lorraine, fille du comte d'Armrgnac. Cetfe union ne fut pas heureuse. « La ducbesse de Valentinois etait charmante, galante a Tavenant, sans esprit ni conduite, avcc une physionomie fort agreable. Son mari, avec beaucoup d'esprit , ne sc sentait pas le plus fort; sa tailleetsa (1) Ce Corps de lois porte le tilre suivant : Statuli del Principato di Monaco, distinli in quattro libri, colV vidice delle rubriche.del Serenissimo Principe Ludovico 1°, per grazia di Dio Principe di Monaco, Duca del Valentinese , Pari di Francia • . ecc Ordinati per comodo , bene fie io e quieto civere de' suoi sudditi. HISTOIRE. 121 figure lui avaient acquis le nom de Goliath. 11 souffrit longlemps les hauteurs et le mepris de sa fern me et de safamille » (1). Aussi le Due fut-il force, pour se de- rober a ses chagrins , de se lancer dans les expeditions militaires de cette epoque. II combattit vaillamment a Fleurus.et il se distingua aux sieges de Philisbourg, de Mons et de Namur. Ge ne fut que longtemps apres , que la Princesse , separee de son mari , mit fin a sa vie scandaleuse. Rentree enfin a Monaco aupres du Due, elle ne lui donna que des filles. En 1698, Tambassade de Rome fut offerte a Louis ; il accepta , vint a Paris prendre ses instructions , puis alia a son poste. Son entree dans la ville des Pontifes fut le triomphe du luxe et de la prodigalite. Les chevaux de son carrosse etaient ferres en argent , et les fers ne tenaient qu'a un seul clou, afin de pouvoir les perdre plus facilement (2). Ce luxe inoui', ce furent les com- munes de la Principaute qui le payerent. Le pouvoir absolu du Prince les forga a lui abandonner la propriete et les droits sur les moulins a huile qui leur appartenaient. Cette cession, qui devait etre toute temporaire , fut neanmoins, contre tout droit, maintenue jusqu'a la Revolution. Un pareil acte ne porte qu'un nom par tous pays et dans toutos leslangues. (1) Memoires de Saint-Simon , chap. kh. (2) Saint-Simon , Pironie pcrsonnifi^e , plaisante fort le Prince Louis sur ses pretentions aristocratiques — Chap. 65 et 74. 122 MENTOR ET MONACO. Louis fut assez habile pour rdussir aupres du Pape dans les importantes negotiations dont la confiance de Louis XIV Pavait charge. Le moment etait grave pour un ambassadeur ; la succession de Charles II allait s'ou- vrir, et elle etait deja vivement disputee. Rome pouvait &tre appelec a prononcer entre PAutriche et la France : il s'agissait done de se la rendre favorable. Le Prince contribua puissamment a gagner ce fameux proces qui avait mis aux prises les ambitions de deux puissances rivales. De si grands interets etaient en jeu ( car le sort des peuples dependait alors du caprice ou de la fortune des rois), les competiteurs etaient si puissants, qu'on pouvait avancer hardiment que le resultat aurait pour les deux nations Pimportanee d'une bataille perdue ou d'une victoire. N en deplaise a Saint-Simon . ce resultat honore singulierement le Prince de Monaco. (Test une tache difficile et delicate que la mission d ? un ambassadeur, veritable general pacifique charge de bat! re en breche des interets , des caprices et des passions. Le champ de la diplomatic est seme souvent de plus d'obstacles que le champ des combats, et si la victoire du diplomate a moins d'eclat , si elle fait moins de bruit et etonne moins, il faut le dire, elle exige dans celui qui la poursuit une habilete plus rare, et elle n'est pas moins feconde. G'est reternello superiority de la plume sur Tepee, de la pensoe sur la force. Pen delempa apres, mourut Innocent XII. Vivement HiSTOIKE. 123 contrarie pendant les elections nouveiles ( I ), Louis tomba malade et Tut bientot victime d'une imprudence : dans I etat grave ou il se trouvait, il voulut aller remettre lui-meme des lettres du Roi au nouveau Pape(2). La mort le saisit quelques jours apres (170'). Trois epoques distinctes marquent le regne de ce prince : dans la premiere, il est brave jusqu'a la teme- rite. galant jusqu'au scandale. On le voit, pendant la guerre des Pays-Bas , signaler son brillant courage ; puis, laissant tout a coup las combats pour les gaies aventures. se declarer Tamant de la Mancini, la suivre dans ses folles promenades, et rivaliser d'amour avec le roi Charles II. — Dans laseconde, il se montre esprit serieux , reflechi : il est legislateur. — Enfin , dans la troisieme, on plaint sa vanite, on fleirit son arbitraire. mais on loue son habilete politique. Ce Prince laissa deux fils et une fille. L'aine, due de Valentinois. epoux de mademoiselle d^Armagnac, sue- ceda a son pere dans radministration de la Principaute. 1701. — Antoine I er . — Pendant les premieres aoaees . I 'attention de ce pays fut occupee par la question des limited et par la guerre de la succession d'Espagne. Cell* 1 (Jjeroelle question , restee indceise depuis la sen- ? MomoTcs de Saint-Simon , chap. 8i. 2 [nnalcs Hunch , w« Chronicon universale Ph Brieiii 121 MENTON ET MONACO. tence provisionnelle des Cardinaux, en 1670, reparut ea 4703. — Le due de Savoie voulait que Monaco n'eut jamais possede de territoire ; ses pretentions etaient injustifiables. Le roi de France, clioisi pour arbitre, prononca d'une maniere definitive ; sa decision fut favo- rable an Prince. — Quant a la guerre dans laquelle FAutricheparvint a entrainer la Savoie con're la France, die ne tarda pas a eclater. En 1705, le marechal de La Feuillade passa 13 Var a la tete de dix-huit mille hommes, bombarda Nice, s'empara de Yillefranche. Mont-Alban, Saint-Hospice, et fit miner la tourd'Au- guste. L'epee termina la querelle , et laTurbie fut reunie au Port-d'Hercule. Cependant, la bataille de Turin ruina bient&t dans ces contrees les interets de FEspagne et de la France. Les robs changerent. L'ltalie fut evacuee etla Provence envahie. En ceite grave circonstance , le Prince fitpreuve envers la France d'une fideliteet d'un devouement ine- bmnlables. Soigneux de son honneur et de ses interets , il demanda au Gouvernement du Roi tous les secours en hommes et en argent dont il pouvait disposer pour la defense de Monaco. Sentinelle vigilante et genereuse, il observa intrepideinent Fennemi , prodigua les consei^s. sacrifia ses revenuset jusqiFa ses meubles precieux pour la conservation de cetle place de guerre, et prepara une serieuse resistance. Mais Forage passa par-dessus sa t&e. Victor- A medee se contenta de recouvrer le comte de Nice. La Turbie lui fut rendue par le trail*'* d 'Utrecht, IIISTOIRE. 125 Ce meme trait6 qui rendit la Turbie au due de Savoie, soumit a Parbitrage des Cours de France et d'Angleterre la question de suzerainete de Monaco. Le 22 juin 171 4, les delegues royaux rendirent une sentence par laquelle ils declarerent « le Prince de Monaco tenu de reconnaitre « le domaine direct du due de Savoie ( alors roi de « Sicile ) , sur les onze parts de douze de Menton et sur « la totalite de Roquebrune ; d'en prendre de lui les « investitures ; de lui rendre foi et hommage en la forme a que ses predecesseurs avaient fait en l'annee 1448 , <( et autres annees, jusques et y compris 1506. » En execution de cette sentence , le prince Antoine recut de Victor -Amedee II Pinvestiture des fiefs dont il s'agit ? le12aout 1716 (I). Une terrible et bien rare epreuve , qui f ut un malheur public, vint, en 1709, s'appesantir sur la Principaute. L'hiver s'y montra d'une rigueur extreme. Dans la nuit du 1 3 au 1 4 fevrier , les vignes , les citronniers et une partie des orangers et des oliviers perirent. Ce fut une desolation immense , et la tradition a conserve le sou- venir du desespoir qui , a Taspect de tant de mines, saisit alors tout le pays. Le Prince , qui n'avait que des filles et qui n'esperait plus avoir d'enfants, desirait ardemment s'assurer un (0 Cette reconnaissance de vassalite , cet acte d'hommage fu- rent solennellement renouveles par les successeurs de ce Prince, en 1731 , en 1733 et en 1775, jusqu'a la Revolution , et plus tard , en 1SIC, en 1822 et en 1841. 11 426 MENTON ET HON A CO, successeur dans son nom , dans sa dignite , dans sa sou- verainete et dans sa fortune. Saint-Simon a ecrit un chapitre curieux a ce sujet; il prend soin , dans un style plus caustique encore qu'a Tordinaire, d'en raconter tous les incidents, toutes les intrigues. Puerilites et sar- casmes dont nous n'amuserons pas nos lecteurs. Nous dirons seulement que la famille Goyon-Matignon fut preferee , et que la fille ainee du Prince. Louise-Hippo- lyte j epousa un gentilhomme de cette maison , lequel renonca a son nom et a ses armes pour prendre le nom et les armes des Grimaldi , avec les titres de Due et Pair. Le Roi, qui aimait et voulait favoriser le Prince, fit taire toutes les jalousies et franchir tous les obstacles (1 ). Antoine consacra exclusivement ses dernieres annees aux affaires de son petit Etat et au bonheur de ses admi- nistres. Lorsqu'en 1 7 1 8, la guerre fut declaree par la France al'Espagne, il obtintdes deux parties bellige- rantes une declaration de neutralite. De la ce dicton populaire : Quand U Europe est en armes, Monaco seal est enpaix. (i) Le brevet du Roi , ou toutes ces faveurs sont enoncees, porte la date du 27 juillet 1715 ; — les lettres de nouvelle ejection fu- rent expediees en decembre suivant. — « Cemariage avec made- moiselle de Monaco , en vertu duquel le comte de Matignon re- nongait a son nom et a ses armes pour prendre le nom et les armes Grimaldi, ainsi que ses descendants, fut trouve mortifiant et cruellement denature , par la noblesse de Bretagne ; car e'est un pays ou ce vieux nom celtique de Goyon sonne comme une cloche. * — M mo de Crequy ; Souvenirs. HISTOIRE. 127 En 1721 , la jeune duchesse de Valentinois recut la visile de la marquise de Crequy et de son mari , et elle n'epargna rien pour faire a sa cousine un brillant et cordial accueil. Treize coups de canon furent tires en leur honneur, et quand le Marquis demanda pourquoi on les avail recus avec une pareille solennite : « Laissez- « moi done tranquille, Louis le debonnaire, » repondit la Duchesse , « est-ce que la grand'mere de ma grand'- « mere metait pas de votre maison? Le plus beau de « mon visage est fait de mon quartier de Crequy ! Si « vous dites un mot de plus , je vous ferai tirer , a votre « depart , vingt et un coups de canon comme pour mon « voisin le roi de Jerusalem , de Chypre et d'Armenie.» L'auteur des Souvenirs nous apprend encore que « le due de Savoie s'elait passionne pour l'aimable Duchesse , et quil arrivait souvent a Monaco sans tam- bours ni trompettes . a dessein de la surprendre agrea- blement. Mais madame de Yalentinois . qui aimait beau- coup son jeune mari. et qui . de plus, n'aimait pas du tout son voisin de Jerusalem et d'Armenie, n'avait rien trouve de mieux que de le faire guetter quand il arrivait a Nice , et de faire tirer toutes les batteries du fort de Monaco . aussitot qu'il avail depasse la front iere de la Principaute. » Le prince Antoine mourut de la goutte, en 1731 , laissant avec les meilleurs souvenirs des regrets una- nimes. De tous les maitres qui dominerent ce pays, il fut le seul qui partagea . avec Honore II . le rare pri- 128 MENTON ET MONACO. vilege de leguer a la posterite un nom vraiment regrelte et populaire. 1731. — Louise -Hippolyte. — Appele par son contrat de mariage a la succession de son beau-pere , le comte de Matignon , nouveau due de Valentinois , vint pour en prendre possession et exercer la souverai- nete. Mais le peuple entier, se souvenant du testament de Jean l er , refusa de l'accepter pour Chef, et confera a la princesse Louise-Hippolyte les honneurs de la puis- sance. Le Due ceda devant cette manifestation de la volonte general e , et se retira a Paris. Louise-Hippolyte occupa tres peu' de temps le pou- voir ; elle mourut apres onze mois d : une administration toute maternelle. La perte de cette princesse, digne fille du prince Antoine , fut un malheur public, et plongea tous les habitants dans une profonde douleur. En elle s'eteignit Tantique maison des Grimaldi-Monaco. L'aine de ses fils lui succeda sous le nom d'Honore III. IIISTOIRB. 1 2 ( J CHAPITRE XI. LES GOYON-MATIGNON D1TS GRDIALDI. — HONORE III. 1732 — 1792. Jusqu a sa majorite. le jeune Honore est place sous la tutelle de son pere . le due de Yalentinois , qui admi- uistre provisoirement la Principaute. La guerre de la succession d" Autriche venait d'eclater. Quelques annees apres. le littoral fut envahi par le prince de Conti ( 1 740) , et un an plus tard . le marechal de Maillebois parut dans le comte de Nice. Dans ces deux circonstances , la Principaute fut traitee en pays allie et ami de la France. Le courage . ce courage bouillant . impetueux . qui defie mille morts et fait violence a la victoire, ne manqua jamais aux seigneurs de Monaco : la ne fut pas le defaut de leur cuirasse. L'heritier des Grimaldi et des Goyon ne pouvait degenerer. Aussi. a rimmortelle journee de Fontenoy , Honore III . commandant le regiment de Monaco, se fit-il remarquer parmi les plus braves. Son jeune frere . Maurice . y eut la jambe percee d'une balle. Louis XV. auquel le marechal de Saxe avail fait gpand 130 MENTON ET MONACO. recit de sa conduite, le nomma immediatement brigadier des armees du Roi. En 1746 . a la suite des revers eprouves par les armes franchises en Italie , Menton , menacee d'un bombarde- ment , doit son salut a Intervention de son digne Gou- verneur, Adhemar de Lantagnac. En meme temps, Maillebois , chasse de Vintimille , s'empare des hauteurs de Gorbio ; mais Charles -Emmanuel le fait poursuivre par le general autrichien Govani , dont les forces supe- rieures, apres trois attaques successives, chassent les Frangais de cette position : ce general y perd la vie. Les Francais regagnent la Provence. Charles -Emmanuel veut attaquer Monaco ; mais cette idee est rejetee par 1'armee imperiale. Les succes que la France remportait en Flandre, com- pensaient les revers que ses armes eprouvaient en Italie. Raucoux , ou Honore , a la tete de son regiment , fut grievement blesse . Lawfeld et Maastricht, furent temoins du sang-froid et de l'intrepidite de ce prince (1 746- 1 748) . Une nouvelle invasion du comte de Nice ayant ete decidee par les forces franco-espagnoles, le due de Belle- Isle et le marquis de Las Minas occuperent la capitale de ce Comte, pendant que Tlnfant dom Philippe et le due de Modene debarquaient a Menton pour venir les rejoindre. Las Minas etablit dans cette derniere ville son quartier general. Repousse au combat de TAssiette, il revint bientot, emporta le Castellar, et s'empara de Vintimille. La France put alors approcier rimportance IIISTOIRE. 131 de la place de Monaco , et elle songeait rolme 3 d 'accord avec l'Espagnc , a s'ctablir fortemcnt a la Turbie , lors- que le traite d'Aix-la-Chapelle Vint renverser ses projets. L'histoire du mariage cVHonore 111(1757) est fort amusante et donne une idee des scrupules et suscep- tibilites aristocratiques d'alors. — Devenu eperdfiment amoureux de la belle Catherine Brignole-Sale, niece de l'ancien Doge de G£nes . le Prince demanda sa main a son pere. La demande fut accueillie, et H. de Monleon ayant recu mission d'aller prendre la future a Genes, la conduisit ensuite au Port-d'Hercule. Une question d'etiquette faillit tout rompre. II s'agissait de savoir, question grave!... si lepousee viendrait au-devant du Prince, ou le Prince au-devant de l'epousee. Personne ne voulait ceder. Madame Brignole, la mere, menacait de partir, au grand regret de sa fille. Enfin, apres maints pourparlers , on transigea : un pont- volant fut improvise entre la galere et le mole ; le Prince et sa fiancee firent chacun la moitie du chemin , et Tetiquette, cette loi in- flexible de la vanite , fut sauvee. — Cinq ans plus tard, cette union devait etre scandaleusement brisee!.... Cefut en 1760 queTinterminable question des limites, qui avait fait naitre tant de querelles entre la Turbie et Monaco , fut definitivement tranchee par une conven- tion que signerent le Prince et le roi de Sardaigne. — Elle s'agitait depuis trois siecles ! Par suite d'une convention passee a Compiegne, en 132 MENTON KT MONACO. 1770, entre le roi de France et Hon ore HI, le droit d'aubaine (1), droit qu'on s'etonne dc retrouver encore debout au dix-huitieme siecle , fut reciproquement aboli au profit des sujets des deux Etats. An Prince reviennent Tinitiative et l'honneur de la proposition. Nous voici arrive . sans rencontrer aucun evenement digne de fixer 1 'attention , a cette epoque memorable qui se resume en une seule date : 1789 ! . . — La Revolu- tion j qui commencait en France , devait bientot faire le tour du monde : grands et petits Etats allaient &re ebranles sur leurs bases ou disparaitre dans la tourmente. Dans les premiers mois de 1790 . des deputations furent envoyees a Honore III , avec mission d'obtenir la for- mation , dans chaque commune , d'un Conseil compose de membrcs elus par le Peuple, etc.... Le Prince, qui etait a Paris, revint dans son Etat avec Fintention d'etouffer les idees nouvelles et de rejeter les reclama- tions les plus legitimes. Mais le peuple entier fut si me- nacant , il demanda si hautement des reformes , que le Prince, effraye, accorda tout, et s'empressa de regagner la France. A la fin de 1791 , Honore III , s'imaginant sans doute que la Revolution rebroussait chemin , revint , impru- dence trop commune chez les princes ! sur les conces- sions qu'il avait faites, et se remit a faire de Fabsolutismc. 0) Le droit d'aubaine consistait a attribucr exclusivemcnt au Souverain la succession de tout (Stranger qui dectfdait dans ses Etats sans s'etre fait natural iser. HISTOIRE. i 33 L'essai ne fat pas long: ear, quelques mois plus tard . Tarmee francaise ayant passe le Yar et oecupe le Comte de Nice. Tarbre de la Liberte fut plante dans les trois communes , et Honore et ses successeurs f urent declares ddehus a jamais de leur souverainete feodale. Ce prince avait eu de son mariage avec Marie-Cathe- rine de Brignole deux enfants. L'aine, qui fut plus tard Honore IV, epousa. en 1777, Louise d'Aumont, duchesse de Mazarin; l'autre, connu depuis sous le nom de Prince Joseph , s'unit a la fille du marechal de Choiseul-Stainville. Le premier rencontradanssafemme un demon de licence et de debauche; le second, un ange et une martvre. Si la plume se refuse a enregistrer les scandales de la premiere, elle s'honore a peindre le caractere et a raconter la mort de la seconde. « Quoique celle-ci eut naturellement de sages pensees , des idees religieuses et des dispositions charitables , elle avait l'esprit tres malin. Avec Timagination gaie, elle avait le coeur triste : ce sont-!a les personnes les plus aima- bles. Bien qu'elle eut acquis assez de connaissance du mondeet du coeur humain, elle n'avait aucune expe- rience de certains details de la vie ordinaire. Si elle avait connu les choses de la terre aussi bien qu'elle sentait avec le coeur, on n'aurait jamais vu de plus habile femme. Elle a toujours montre beaucoup de cha- rite et de bienveillance » (1). Cette princesse detail (I) M«« e tie Cr^quy; Souvenirs , vol vin . ch 3. 134 MENTON ET MONACO. couronner line noble vie par une mort plus noble encore. Suspecte, comma tant d'autres, a une epoque ou la noblesse et la vertu etaient proscrites , jetee en prison , elle avait reussi a s'en evader ; mais elle fut bientot re- prise et condamnee. En entendant Tarret fatal , elle ne parut point emue : a voir sa douce figure qui revelait la serenite de son ame , on eut dit que la pensee du ciel lui faisait oublier ses bourreaux. Si elle eat consenti a se declarer enceinte, elle se sauvait ; et un instant elle se preta acette ruse qui la conservait a ses enfants ; mais sa conscience repoussa promptement ce!te voie de salut, ne voulant pas devoir la vie a un mensonge (1). Elle prit la plume , ecrivit de nouveau a Fouquet-Tinville, et precipita ainsi son execution. Avant d'aller a Fechafaud, on la vit briser un carreau de vitre , hacher ses beaux cheveux blonds et adresser a ses filles ce dernier et pre- cieux souvenir; puis, marcher a lamort avec une resi- gnation et une dignite admirables. Et cepandant, trente heures plus tard , une revolution nouvelle rendait a la vie et a leurs families une foule de condamnes qui atten- daient leur tour, et au nombre desquels cette digne princesse eut ete; mais, femme antique, ou plutot, femme chretienne, elle avait prefere mourir martyre de la verite et de la pudeur ! (2). (I) La Princesse, qui avait d'abord consenti a cette feinte. en songeant a Teloignement du prince Joseph , repoussa comme in- digne d'elle et de son honneur ce moyen de salut. (•2) Quatre jours apres, Robespierre montait sur Tecliafaud. C'etnit le 9 lliermidor ! HIST 01 UE. 133 Apres une detention de quelques mois, le prince de Monaco fut rendu miraculeusement a la liberie par le 9 thermidor. II ne survecut pas longtemps aux secousses violentes qu'il avail eprouvees. et mourut le 12 mars 1793. Gentilhomme plein d esprit et de distinction, mais de moeurs dissolues ; prince vante pour son luxe et sa magnificence, mais deteste pour son arbitraire, tel fut Honore III. 136 MOT0>' ET MONACO. CHAPITRE XII. 1792 — 1814. A la Principaute de Monaco succeda une Republique provisoire. Les trois communes nommerent des repre- sentants, qui se reunirent, pour la premiere fois , au Port-d'Herculo , le 49 Janvier 1 793, et se declarerent solennellement : Convention nationale. Parodie ridi- cule.., mais lafureur de rimilation n'alla pas plus loin. Force ou raison , la nouvelle republique ne tarda pas a renoncer a elle-meme. Peu de jours apres , une de- mande de reunion a la France , redigee par ie represen- tant Fornari , fut adressee a la Convention. En attendant sa decision, I'Assemblee de Monaco, qui se reunissait souvent deux fois par jour, s'occupa activement d'une legislation provisoire , de 1 'organisation des municipa- lites et du pouvoir judiciaire. Sa derniere seance eut lieu le 4 mars , jour ou elle apprit de la bouche des deux Gommissaires , Francois Gregoire et Jagot , que la Convention avait agree les voeux des trois commu- nes. « La ci-devant Principaute, etait-il dit dans le decret du 15 fevrier. est rcunie au lerritoire de la Repu- H1ST0IRE. 137 Llique , et fait partie du departement des Alpes-Mari- times. » Le decret fut lu par le Commissaire Jagot, puis PAssemblee futdissoute, apres que ses membres , au nom des trois communes , eurent prete serment a la France. L'ex-Principaute suivit la revolution dans toutes ses phases ; tous les exces y furent com mis , moins les exces de sang. Et c'est-la presque un eloge des moeurs de ce pays , quand on songe aux exemples qui l'entouraient et auxterribles influences du temps. A Monaco, le peuple s'emporta jusqu'a bruler en efligie le pape Pie VI; mais , quelques mois apres , le navire qui portait les depouilles du saint Pontife . mort a Valence , ayant ete force par la tempete de relacher au Port-d'Hercule, toute la ville accourut com me un seul homme pour re- parer d'une maniere eclatante son ancien outrage ; on environna le precieux depot des temoignages de la plus pieuse veneration ; le cercueil fut depose dans l'eglise paroissiale , et le clerge lui rendit les honneurs fune- bres (1801). Si TEmpire a fatigue ce pays par le passage continue! des troupes ; s"il Ta epuise par ses incessantes conscrip- tions , il lui a aussi donne de la gloire : il aurait fait plus , s'il eut vecu. Les monuments si utiles que Napo- leon I er a laisses dans cette contree portent Pempreinte de son genie : ce sont-la d'imperissables souvenirs. Lorsque PEmpereur eut enfin permis a Pie VII de revoir la Ville eternelle, Pillustre exile prit la route de 138 MENTON ET MONACO, Nice, et arriva a Menton le 4 3 fevrier 1814. Jamais souverain rentrant dans ses Etats ne recut un accueil plus enthousiaste ; jamais pere revoyant ses enfants apres une longue separation , ne fut accable de plus de respect et de plus d'amour. II n'y avait plus qu'un coeur et une famille , qu'un troupeau et un pasteur. Et ce fut ainsi jusqu'a Rome. En meme temps , TEmpire tombait. Voyons quelles furent les destinees qui atiendaient ce pays. ^ISTOIRE 430 CHAPITRE XIH. 1814 — 1813 — 4817 Pendant que les Puissances reunies a Paris se parta- geaient 1' Empire que la victoire avait donne a Napoleon, etait-il question , dans ce grand partage , de la Princi- paute de Monaco?.. II faut le dire, dut-il en couter a notre amour-propre de narrateur, cet Etat paraissait eompletement oublie. Selon toutes les apparences, il etait appele a faire partie du Comte de Nice , rendu alors a la Maison de Savoie, sans rintervention du celebre diplomate Talleyrand. Ce trop fameux politique, qui pesait d'un poids egal sur les Conseils des Bourbons el sur ceux des Allies, secretement interesse, traea alors au bas d'une des pages du traite de Paris ces simples mots : Et le Prince de Monaco rentrera dans ses Etats... G'est ainsi que les Matignon-Grimaldi recou- vrerent une souverainete qu'ils avaient perdue depuis vingt-deux ans. — L'article du traite de Peronne qui stipulait pour ce pays la protection francaise, fut main- tenu par les Puissances. 140 MENTON ET MONACO. Le fils aine d'Honore III prit le nom d'Honore IV. Malade et incapable de gouverner (1 ),il nomma son frere Joseph administrates. Gette nomination fut accueillie avec plaisir par les habitants. Malheureusement, Fadmi- nistration du prince Joseph dura peu, le fils aine d'Ho- nore IV ayant voulu remplacer son pere pendant sa maladie et regir lui-meme la Principaute. 11 se rendit done a Monaco pour proceder a Forgani- sation nouvelle. Parti de Paris vers la fin de fevrier 1815, il etait arrive a Cannes le 1 er mars , quand sa voiture fut arr&ee par des soldats. C'etaient les sentinelles que Napoleon, qui venait de Tile d'Elbe, avait fait poster sur la route. Conduit vers FEmpereur, le Prince, dont Temotion egalait la surprise, recut de son ancien maitre Finvitation de Faccompagner a Paris : il refusa, pro- meltant neanmoins d'attendre dans son Etat les ordres de Sa Majeste Imperiale, et il continua sa route. — Des qu'il fut arrive a Nice, il se hata d'informer le Gouver- nement sarde de ce qui se passait en Provence. Le Gouvernement pourvut immediatement a la surele de la frontiere , et fit embarquer les troupes anglaises qui se trouvaient a Nice, pour le Port-cFHercule. Elites furent relevees, au mois de juin , par deux compagnies d'un regiment anglo-italien a la solde de FAngleterre, lesquelles occuperent cette place jusqiFa Fepoque du second traite de Paris. (I) Ce Prince , epileptique , so noya , a Turis , en 1819. IIISTOIRE. 141 Ce nouveau traite enleva a la Principaute la protection de la France , protection qui avait dure cent soixante- treize ans. En 4817, deux conventions furent passees entre le cabinet de Turin et la Principaute. La premiere, dite de Stiipiniggi (1), qui nest presque que la copie du traite de Peronne, stipule : I ° l'occupation de la place de Monaco par une garnison piemontaise aux frais de la Sardaigne; 2° la non-intervention de cette Puissance dans les affaires interieures de la Principaute (ses droits de protection et de suzerainete etant toujours reserves) ; 3° l'obligation pour le Roi de laisser le Prince dans sa liberie et sa souverainete de Monaco , Menton et Roque- brune (sauf , en ce qui concerne ces deux derniers lieux, les dispositions de 1'investiture du 30 novembre 1816), sans que la garnison ni aucuns autres puissent Tin- quieter jamais ni s'ingerer en tout ce qui touche a ladite souverainete de terre et de mer , et encore moins dans le gouvernement ou la justice de son peuple; 4° l'obli- gation pour l'Etat protege de respecter dans sa legislation les droits de l'Etat protecteur, et de ne donner asile a aucun deserteur ou refugie piemontais. — Telles sont les principals clauses de la premiere convention. Quant a la seconde , elle comprend : la renonciation du Prince, moyennant indemnite annuelle , au droit de posseder une Manufacture detabacs ; ainsi qu'a celui d'acheter (I) Voir aux Pieces justificalives , n° 5. 12* 142 MENTON ET MONACO. du sel a l'etranger ; rextradition des criminels, obligatoire pour les deux Etats ; l'organisation des postes , etc. Avant de montrer comment et par quels moyens . apres la rude experience des revolutions , les Princes de Monaco administrerent, jusqu'au jour ou ils perdirent le plus beau fleuron de leur couronne ; avant de raconter la lutte qu'ils soutinrent contre les droits vitaux et sacres de leurs sujets ; avant d'arriver enfin aux chapitres bru- lants de cette histoire, et de renverser l'echafaudage de calomnies perfidement et solennellement eleve (1) contre la plus juste et la plus desiree des separations, nous dirons rapidement ce qu'etait le gouvernement de cet Etat avant 89. (!) Monaco et ses Princes , par II. M^tivier; 2 forts vol. — La Fteche, 1862. HlSTOlRE. l-« ; ' CHAPiTRE XIV. ADMINISTRATION ET GOLTER>'EME>'T AVAST 89. Avant la Revolution franeaise , le pays qui nous oe- cupe vivait sous le regime absolu . comme presque tous les grands et les petits Etats de la vieille Europe , et ce regime etait dur ou paterae] , suivant le caraetere et les dispositions de ses maitres, princes ou seigneurs (1). II y avail des ordon nances et des statuts qui donnaient satisfaction aux hesoins de la societe pour laquelle ils etaient faits : mais ils se ressentaient de leur origine . et le legislateur, juge et partie tout a la fois, n 'avail pu penetrer son oeuyre de ces principes de douceur et de tolerance qui n'etaient pas de son temps. Le Code penal etait dune rigueur toute draconienne. Et cependant. cette administration des Princes, toute mauvaise quelle etait. reunissait encore assez d'elements de prosperite et de succes pour que la Principante eat peu de chose a envier a ses voisins. Quatre causes principales concouraienl a la rendre I Quoniam Princeps vult.-— Justin ieo . Institutes, 144 MENTON ET MONACO. heureuse, a une epoque ou la liberie n 'etait pas encore le premier besoin d'un peuple : 1° la moderation de 1'impot; 2° la franchise du commerce avec la France; 3° la fortune personnelle des Princes , leur sejour habi- tuel dans le pays , leurs depenses honorables et parfois genereuses ; 4° enfin , le protectorat de la France. Le gouvernement de la Principaute etait constitue autrefois ainsi qu'il suit : Le Prince; Le Gouverneur general , lieutenant du Prince a Monaco, Avant 4660 , il portait le titre de Capitan; Le Sous -Gouverneur, a Menton ; le Castellan ou Bailli . a Roquebrune ; L'Auditeur general ou Juge superieur, a Monaco. Ce magistrat supreme jugeait dans les causes criminelles et condamnait a mort. Ces redoutables fonctions ne pouvaient etre confiees qu'a un etranger; Deux Podestats, dont Tun a Menton , l'autre a Monaco ; ce dernier avait Roquebrune dans sa juridiction. Le podestat jugeait les causes civiles , et pour les causes criminelles , il instruisait seulement le proces. On pou- vait cependant appeler de ses sentences aupres de l'Au- diteur general. Cette charge etait indifferemmentoccupee par un etranger ou un sujet du Prince, pourvu qu'il fut jurisconsulte. 11 y avait des Magistrals ou Consuls , charges specia- ement de la police du pays et de la basse judicature. Les parties avaient le droit d'appeler de leurs decisions au- pres du Podestat. HISTolRE. t 4a Chacun des deux ports avail : Son Receveurde douanes et son Capitaine de marine : I'n Intendant general des finances. L'impot. qui etait preleve a Taide de droits frappes sur les olives (certains quartiers payaient le neuvain . certains autres . le treizain ), sur la fabrication du pain . sur les eaisses de fruits, procurait au Chef de TEtat un revenu d environ 45,000 livres (1). Cette somme etait absorbee par les frais d "adminis- tration , les emoluments des fonctionnaires , les pensions des serviteurs ou proteges du Prince. Dans chaque commune , un grand Conseil compose des notables , au nombre de vingt-un . pris dans toutes les classes de citoyens . s'assemblait a termes periodi- ques et assez rapproches . pour deliberer sur les besoins du pays. Le resultat de ces deliberations etait soumis au Prince. La place de Monaco etait occupee par une garnison forte de cinq cents homines : espagnole d'abord ; plus tard. francaise. Tel etait le mecanisme gouvernemental. II renfermait en lui . meme dans ces conditions d'absolutisme . des elements de gouvernement ; seulement . la question pour le pays etait de posseder un Prince qui fut dispose a faire,avant tout, le bonheur du pen pie. Or. malheu- reusement . cette pierre fondamentale de ledifice fit trop souvent defaut ! (I) Le chiffre de la population d'alors etait plus eleve que celui de 1840. i 40 MENTOR ET MONACO. CHAPITRE XV, I8U — 1841. La Revolution vint , et avec elle un changement ra- dical dans les institutions. Declaree francaise, la Princi- paute fut comprise dans le departement des Alpes- Maritimes. Tout vestige de feodalite disparut. Ge petit Etat , qui avait ete prepare a cette transformation par le mouvement de 89 , fut adopte par la France. Par son incorporation a ce grand pays , il participa au benefice de ses institutions : meme legislation , meme systeme municipal , meme pouvoir judiciaire. Entre le chiffre nouveau des impositions et Tancien (45.000 livres), il y eut peu de difference. Cette contree avait-elle gagne au change, quant a la prosperite materielle? Imme- diatement, non ; plus tard, oui. A mesure que la secu- rity se retablit et que la guerre cessa de desoler le terri- toire, la propriete fonciere acquit plus de valeur, le commerce compta des epoques heureuses. et. ce qu'il ne faut pas oublier, l'ancienne Principaute fut alors dotee de monuments et de gloire ! Mil liuit cent quatorze fut line date importante pour niSToiRE. 147 ce pays, car il retourna alors a ses anciens maitres. sous la protection de la France. Nous avons raconte comment ce fait s ? accomplit : voici quelles en furent les consequences. En cessant d'appartenir a la France , cette contree vit s'evanouir au meme instant , avee un gouvernement serieux et regulier, tous les projets utiles que Napoleon avail medites pour elle , et qui etaient sur le point de recevoir leur execution. Et cependant, le besoin du repos et de la paix dominait tellement les esprits . qu'ils aceepterent presque volontiers cet arret de la fortune. La Revolution avail enleve aux Princes de Monaco los biens feodaux qu'ils possedaient : ce fut a grand' peine qu'ils sauverent quelques debris du naufrage ou ils faillirent laisser et leur vie et leur nom. Le pays ne pouvait leur rendre leur ancienne opulence, mais il etait decide a s'imposer des sacrifices pour les aider a faire honneur a leur dignite et a leur rang. Telles etaient ses dispositions, dispositions sinceres, quand le fils d'Honore IV vint prendre possession du pays. Malheu- reusement, les intentions de ce prince n'etaient pas aussi genereuses; il fut salue par les habitants comme un pere ; mais il ne les adopta pas pour ses enfants. Cinq mois furent consacres par le Prince-Ad minis- trateur a la reorganisation generale. En meme temps. le second traite de Paris detruisait les rapports politiques de ce pays avec la France , et substituait au protectorat de cette puissance celui de la Sardaigne. Cet arret sur- 148 MEMOS ET MONACO. prit et afiligea : mil huit cent quinze fut ua coup de foudre. La Principaute etait froissee dans ses sympathies et ses interets : d'une part, la cliaine doree qui, depuis deux siecles, l'unissait a la France etait rompue; de l'autre, line barriere presque infranchissable allait s'e- lever entre elles. Ce pays donna a son ancienne protec- trice de legitimes regrets , et il ne pouvait les refuser sans ingratitude. La Sardaigne le comprit : aussi s'efforca- t-elle , maintes fois , de temoigner a ses nouveaux pro- teges une bienveillance particuliere. Neanmoins, le changement etait grand : la Principaute allait etouffer entre les lignes de douanes et sous la pression des droits protecteurs. Nous allons exposer les miseres sans nombre que le nouveau et impitoyable regime apporta , pendant trente- trois ans, a ce pays. Mais, avant d'aller plus loin, nous devons dire hautement que de tous les faits accusateurs que nous enregistrerons , de toutes les mesures coupa- bles que nous signalerons, pas un seul fait, pas une seule mesure ne manque de ce cachet d'authenticite et de verite qu'a le droit d'exiger de l'ecrivain ce juge souverain , la conscience publique. Nous savons qu'en accusant, nous comparaissons devant elle, et, sans les redouter , nous nous inclinons avec respect devant les arrets de ce supreme tribunal. Ce n'est pas assurement une affaire de mince importance que de porter devant le present et devant Tavenir les plus graves accusations. Celui qui se donne une pareille (ache doit avoir les msroiRE. 149 mains pleines de preuves accablantes . et a 1 appui de sea affirmations , des milliers -de tsEQoignages. S il n'apas cetie certitude absolue qui seule fait sa force, quil refoule au loin sa pensee . et qu il brise sa plume plutot que de les i'aire servira la calomnieel au mensonge; autre- meat, il n'est plus quun pamphletaire , en depit de ses grands airs et de ses pompeuseo periodes. Gar, il doit etre bien sur de lui-ineme et des preuves quil invoque. il doit avoir sonde ses reins , l"ecrivain qui entreprend de juger un homme public , prince ou cilo yen , de prononcer sur ses actes , de le fletrir peut-etre , el de le livrer, pieds et poings lies, a la posterite. Difficile et delicate est la mission de l'ecrivain , qu'on a elevee, non sans raison, au rang de sacerdoce. Tantot severe et meme inflexible, tantot admirateur et meme enthou- siaste, distribuant Teloge ou le blame, imprimant riionneur ou la fletrissure, suivant les epoques , les caracteres et les circonslances , il ne doU pas cesser un instant d etre vrai et impartial : a ce prix seulement . sa parole est sacree et ses jugements sont des oracles. Etranger a ce pays, dont nous avions en tend u vanter la splendeur du ciel et la douce temperature , nous ne songions guere. quand nous y sommcs arrive, en I8i5, qu'un jour. l'insigne honneur de raconter ses soul- Irances. silencieusement supportees depuis trente ans , nous serait reserve. Alors. nous ne pensions qua esca- lader la montagne, respircr la brise, rever. benir, admirer : nous 6tions tout a nous-meme et aux merveille> 150 MENTOR ET MONACO. qui eblouissaient nos yeux. Mais, apres les premiers jours donnes a une curiosite ardente, nous nou^sommes enquis et des hommes et des cboses ; nous avons voulii savoir sous quel regime nous virions , et si le pays dont nous recevions un cordial accueil, etait heureux; s'U avait a se louer de ses Maitres? Le silence triste des uns, les hesitations des autres, les francs aveux de plusieurs, nous fixerent promptement : le malheur qui accablait ce pays etait grand et paraissait sans remede. Peu a peu. nous nous sommes rencontre avec toutes les classes de la societe, premiere condition pour decouvrirla verite; nous avons connu a fond et de source certaine, par les fonctionnaires du Prince ainsi que par les administres, le regime du passe et celui du present, qui n'en differait guere. Nous avons pris bonne note alors de tout ce que nous entendions , de tout ce que nous ohservions , et nous avons pu reunir en un faisceau la plupart des faits accusateurs; ces faits, nous les avons, le premier, re- veles ; ils justifient pleinement la separation des deux villes, et ils resteront, n'en deplaise a certains apolo- gises, l'eternelle honte de leurs auteurs. Ces explications , nous les deyions a nos lecteurs, qui auront a prononcer entre le pays et le Prince , et qui ? pieces en main , jugeront le proces. Que fut done Tadministration d'Honore V? — On ne le saura jamais assez : — L'absolutisme le plus etrange pour loi , le monopole pour moyen : ces seuls mots la resument. — Get homme, parfait modelc de Cerlains KISTOIRE. \o\ seigneurs d'autrefois, voulut faire revivre a son profit tous lesabus, toutes les oppressions du pouvoir feodaL II considera la Prineipaute comme sa chose; ses habi- tants com me des serfs ; sa souverainete, non comme une dignite , mais comme un moyen de fortune : jamais plus d'arbitraire ne fut mis au service de plus d egoisme; jamais vainqueur ne traita plus durement un pays conquis; « biens et gens, tout lui appartenait dans c^tte terre ou avaient regne ses ancetres » (I). Lui, prince, il agit envers ses malheureux gouvernes, non en bon pere de famille, mais eomme le lord d'Angleterre envers ses tenanciers d'Irlande. Entre eux et lui , son orgueil et son avarice creuserent un abime. Sa volonte etait imperieuse eomme celle d'un pacha; ses ordres voulaient etre executes sur Theure; ses discours ne souffraient pas de replique. II organisa la ruine; il ne permit que le silence... Et cependant , dans la noblesse de ses ma- nieres, dans la delicatesse spirituelle et fiere de son langage, dans ses plaidoyers et ses experiences en faveur du pauperisme , on eut reeonnu volontiers le gentil- hommede haute lignee,le diplomate et le philantrope; on n'eut jamais soupconne iintraitable despote. La parole et le visage ne revelent pas toujours les iniquites du coeur. Yoila rhomme qui pendant vingt-cinq ans administra ce pays. — Examinons son oeuvre. (I) De V Annexion de I'ex-Principaute a la Sardaigne, par Norbert Puclos , pag. 24. — Paris , 1854, 152 MENTON ET MONACO. El d'abord | toute trace de ^administration imperiale fnt effaeee (1) : les biens des communes, des hospices, ties confreri.es et des eglises, le produit des octrois. jusqu'a la ferme du balayage des rues , furent reunis au Domaine, sous la promesse de pourvoir a tons les besoins ; tous les revenus publics . jusqu'au produit des bancs et des queies dans les eglises , jusqu'aux aumones de la charite, devinrent la proie du Prince (2) : il se substitua a tout et decreta le monopole. A l'orga- nisation ancienne il emprunta presquetous ses rouages, avec mille pompeuses denominations en plus, et bien des avantages en moins. Titres et fonctions inonderent le pays comme un deluge; en revanche, les traitements furent modestes et rares. Le maitre declara que la Prin- cipaute serait regie par la loi franchise ; et qu'il mani- festerait sa volonte par des ordonnances : seulement. ces ordon nances, datees de pres ou de loin, et jusqu'a de simples lettres , eurent force de loi et purent meme. au bcsoin, modifier ou detruire la loi (3). Plus que tout le reste, la question de l'imppt Toccupa. Que lui rapporterait Timpot foncier? Peu de chose, et assurement pas assez pour satisfaire a ses exigences. L ? impot indirect lui parut devoir etre plus productif : 'I) Sauf les contributions de toute cspece , qui furent mainte- nues et etendues. (•2) Ordonnances des IG mars et I5tvril 1815. x Ses ordonnances violerent presque constamment la loi fran- HISTOIDS. 133 il I'adopta. La Principaute , pensa-t-il, produit des fruits et ne les consomme pas : il faut a tout prix qu'ils s ? e- coulent, Imposons-les fortement : le proprietaire gagnera peu , mais le Prince augmentera ses revemis. Ge qui fut pense fut fait. Les fruits, c'est-a-dire, les oranges, citrons, raisins, figues, essences, olives, huiles, furent greves de droits de sortie si lourds . que la propriete en fut bientot affectee et comme ecraeee. Les citrons et oranges en caisse et en garenne (1) payerent indistinctement trois francs par mille (2); les huiles, cinquante centimes par rup, e'est-a-dire par vingt-cinq petites livres cle douze onces chacune. — D'un cote , la France, qui admettait auparavant en toute franchise les fruits de la Principaute, ne tarda pas a les imposer, a leur entree, de dix francs par quintal me- trique, tandis que de 1 'autre, la Sardaigne les repoussait en les soumettant a un droit de six francs par mille. L'elevation des droits d'entree dont ces deux puissances frapperent les huiles , equivalut presque a une prohi- bition. Ainsi, lorsque ce malheureux pays, victime imx)- cente des revolutions qui s'etaient succede autour de lui, (1) Les fruits en caisse so'nt des fruits de chcix et cle meilleure vente. Oa entend par fruits en garenne ceux qui sont entasses p§le-mele sur des barques et livres a plus has prix. — Avant 4792 , ces droits etaient de trois sols par mille, et de un sol et six deniers par caisse. (2) lis etaient deja soumis a un impot de douze et denii pour cent, independamment d'un franc pour centaccorde auReceveur. ( Ordonn. du 2G decembr© 1817; des 10 et 20 Janvier 1818). 13* 154 MENTON ET MONACO. voyait les produits de son sol perdre toute leur valeur, le Prince les grevait d'un droit enorme, au risque d'en avilir la vente et de favoriser la concurrence. La commune de Monaco possedait quatre moulins a huile, respectes par les Administrations anterieures : une ordonnance les reunit au Domaine; puis, les pro- prietaires de moulins , obliges de les fermer sans avoir recu d'indemnite, furent tonus, comme les autres habi- tants, d'aller triturer leurs olives dans ceux du Maitre, a leur grand prejudice et sous les peines les plus severes (1). Le timbre, I'enregistrement , les droits de chancelle- rie , les hypotheques , les droits de succession en ligne collateral et meme en ligne directe , percus sous le Gouvernement francais, furent retablis, s'etendant de plus aux proprietes situees dans les autres Etats, lorsque les habitants du pays durent en faire mention dans leurs actes (21). Les taxes succederent aux taxes. Ainsi : 4 ° Un droU de deux pour cent sur toutes les marchan- dises introduites dans la principaute ; (3) 2° de sept sols par pinte, sur toute espece de liqueurs ; 3° de dix sols sur tout rup de vin , et de tout autant sur Thuile du pays; de trente sols pour chaque millier (1) Ordonnances des 16 mars et 7 aoftt 1815, (2) Id. du 8 avril 1815. (3) Id. du 6 juin 18IG. niSToiRE. 155 (Voranges ou de citrons , et enfin , de trente sols sur toute charge de grains (1). Les raisins indigenes, quipayaient, sous le Gouver- neraent francais, a leur entree dans la ville, onze sols par charge , furent taxes a quarante , et soumis , avant la recolte , a une evaluation qui . faite d'apres un expert nomme par la Douane , laissait le proprietaire respon- sable de la quantite evaluee , sous les peines les plus arbitrages (2). Les vermicelles, principal aliment de la classe ou- vriere, furent donnes en monbpole a un speculateur etranger (3). Les poudres et munitions de chasse , les pipes , les cartes, les chapeaux de paille, furent encore livres au monopole (4). Yinrent ensuite les droits provenant de labattage, de Tarrosage et du pacage, qui tous aiderent a emplir la caisse du seigneur. Une fabrique de toute espece de toiles fut etablie a Monaco, au seul avantagedu Prince. Ces toiles etaient pluscheres que partout ailleurs : eh bien, les marins furent obliges de se pourvoir de voiles et d'agres pour leurs batiments , dans les magasins du Prince. Meme (1) Ordonnance du G juin 1816. (2) Ordonnances du 16 aout 1816 et du 16 Janvier 1818, (3) Ordonn. du 20 Janvier 1817. (4) Id. du 2 Janvier 1817. 156 MKNTON ET MONACO, obligation fat imposee a tous les proprielaires, pour lours besoins (1). Le seigneur et mailre s'empira cnsuile des boucbe- ries, dont il s'attribua la propriete exclusive, et dont il conceda le monopcle (2). Arrivons a cetle iniquite faineuse qu'oa nomine V exclusive ties cere ales. Le Prince, sous le masque d'un etranger(3), se fit a la fois le fermier, le meunieret le boulanger de son pays. II decida que cet etranger fournirait seul la corrtree de cereales, c; que seul il ferait moudre; qu'en conse- quence , aucun bl 3 autre que celui de ses greniers ne serait employe a la fabrication du pain (4). Mais , un moulin manquait. Que fit le Prince? One cbose qui lui parut fort simple, et qui a elle seule est tout une bisto're. Se saisir d'abord, pour cause d'utilite publique, (!) Ordonnances des 19 mai et 22 juin 1815, et l 8r juillet 1816. (2) Id. du 8 Janvier 1817. (3; Get etranger j nous avons honte de le dire , eta it un Frangais, un certain Chappon , ancien fournisseur d'armee, qui, dans les premiers temps de V exploitation d'Honore" V, arriva sans fortune a Mcnton , et s'enalla plus tard riche des denierset des maledic- tions de tous. Quand il eut fait son affaire, il eut soin de ceder la place a ses freres, qui firent merveille, a lcur tour, jusqirau jour du ['abolition de 1'exScrable monopole ayant etc proelamee , ils se retirerent a la hate, poursuivis par les huees et les mepris de la population entiere. Quelle criminelle complicite! quelle speculation! CO Ordonn, du :i mai et du 14 juiJlet 1817. IIISTOIRE. 157 de divers moulins a luiile . les convertir en moulins h farine, ofirir ensuite une indemnite derisoire, refuser dadmettre les reclamations des plaignants , et passer outre, tout cela pour le Prince ne fut qu'un jeu. Pour arriver a ces moulins, il n'y avait d'autre route qu'un petit sentier ou le lit du torrent : Honore V fit construire une digue et forca les riverains, que cetle digue, il faut le dire, empechait d'etre envahis, a fournir une contribution proportionnelle bien capable de couvrir les fraisde ce chemin fatal. On pouvait penserque cette somme une fois donnee, tout serait dit, et que Ten- tretien de cette voie serait a la charge du Maitre auquel surtout elle profitait, . . Erreur ! les riverains durent payer du capital qirils avaicnt livre, quinze pour cent par an, impot revoltant qui fut une veritable spoliation ; car Tinteret de la somme exigee aurait pu largement suffire a solder quelques corvees d'enfants necessaires aux re- parations annuelles. Ce ne fur pas tout : il y eut solida- rity entre ces memes contribuables, c'est-a-dire que si Tun d'eux ne pouvait payer, son voisin devait payer pour lui. II lui restait, il est vrai , le singulier benefice d'un recours contre Tinsolvable (I)... Et ce regime dura vingt-cinq ans ! Le moulin etanttrouve et la route faite, le monopole marcha grand train. Tousles habitants du pays, valides ou invalides, tous les etrangers, de residence ou de (!) Qi'dormance du 27 novcmhre 1810. 158 KENTON ET MONACO. passage, furent condamnes au meme pain, sous les peines les plus severes. Impossible de s'en affranchir. Ce pain , fait avec des farines de rebut achetees a bas prix sur les places de Marseille et de Genes , etait de mauvaise qualite et nuisait aux meilleures constitutions; n'importe, il fallait qu'on mangeat le pain du Prince. Quand a Genas la police municipale interdisait la venie de grains consideres comme pouvant nuire a la sante publique, vite le munitionnaire les envoyait prendre, trop bans encore , disait-il , pour V alimentation de pareilles gens. Et si , par hasard , notez ceci , de beaux bles se trouvaient alors en magasin , ils etaient imme- diatement remplacespar les bles a varies, puis mis en sac et expedies dans des contr^es plus heureuses Le peuplo tout entier, indigne, protestait : peine inu- tile; il fallait qu'on mangeat le pain du Prince. Celui-ci n'entendait pas raillerie a ce sujet. Ses ordres etaient d'une rigueur extreme, et Ton veillait a leur execution. Les ordonnances disaient bien que ce pain devait £tre de meme qualite et an meme prix que celui des pays voisins , mais ces ordonnances n'etaient que lettre-morte pour le fournisseur, assure de I'impunite et fort de la complicite du Prince. Toujours inferieur au pain de Nice et de Vintimille, celui de la Principaute coutait un sol de plus la livre; la farine, m£lee souvent a des substances etrangeres et malfaisantes, se vendait le double du prix de la farine dans les autres pays; et quand, outree de tant d'indignites et fatiguee de souffrir , HIST01RE. J 59 la population voulait, par ses mandataires, adresser au Maitre des reclamations respectueuses, il y repondait en les menacant des ebatiments les plus terribles , en leur disant qu'il ferait peser sur eux un bras de fer, L'impudenee des ordonnances, a ce sujet, alia jusqu'a s'appuyer surune consultation medicale redigee a Paris, dans laquelle on declarail que I'ivraie n'avait aucune mauvaise qualite qui put nuire a reconomie ani- mate [4). Tout avail ete prevu pour que le pain officiel fut Id seul consomme par l'habitant et par l'etranger : ainsi voulait le Prince ! Quoiiiamprinceps vult ! Le voyageur qui traversait la Principaute devait lais- ser. en y entrant, le pain qu'il avail achete a Nice ou ailleurs. et Touvrier sarde ne pouvait appor'er avec lui le pain du jour (2). Le capitaine d'un batiment qui partait d'un port etranger pour un des ports du Prince, etait oblige, avant de faire ses vivres, de prevoir scrupuleusement le nom- bre de jours qu'il resterait en mer, et de caleuler sa con- sommation de maniere a arriver sans une seule galette et sans un seul morceau de pain proscrit. Malbeur a lui, s'il oubliait le dernier pain ou la derniere galette qui lui restait sur ses approvisionnements : proces-verbal etait dresse contre lui , li navire et la cargaison etaient (1) Qrdennance du 3 decembre 1817. [2) Id. du 16 Janvier 1817. 160 MENTON ET MONACO. saisis , et le capitaine etait condamne a cinq cents francs d'amende ! Chose odieuse et vraiment inouie! les families elles- memes etaient soumises sur ce point a une surveillance inquisitoriale. Ainsi , chaque boulanger avail ordre d'inscrire sur un registre special la quantite de pain con - sommee par chaque famille. Si la consommation tietait pas estimee suffisante et en rapport avec les besoins , alors les visites domiciliaires , les proces et les perse- cutions arrivaient en masse, comme pour couronner Fceuvre. Que d'indignes vexations, que do proces mi- lieux supportes alors par les habitants de ce pays! Ou vit-on jamais un si outrageant monopole? L'etonnement comprime l'indignation, et La plume tombe des mains en presence de pareils fails. Et ce regime a dure vingt- cinq ans ! Nous ne sommes pas au bout : ^imagination d'Ho- nore V n'est pas epuisee. La prohibition de sortie des bois de toute qualitc tut prononcee par ordon nance , avec exception pour les bois du Prince. Seul , il put librernent couper et debitor ses bois au dehors ( auparavant, bois des communes), sous forme de planches, etc tandis que lout proprielaire qui voulut abattre un arbre (olivier, chene, pin, etc.) dut, rautorisation du Gouverneur obtenue, se faire accompagner d'un carabinicr, lequel , agricukeur im- provise, inspectail Tarbre, depidait la question d'oppor- HISTOIRE. 161 tunite , et assistait a la coupe, pour voir, sans doute, si le proprietaire n'en abattrait pas davantage. L'auteur de Monaco et ses Princes explique a sa fagon cette mesure inique. — « La cherte des bois, dit-il (torn, n, p. 154), fit craindre qu'une speculation im- prevoyante ne vint deboiser la Principaute des arbres fruitiers dont elle tirait ses principales ressources com- merciales; il parut bon de reglementer l'exploitation des bois pour proteger la richesse nationale. » — Re- ponse : Le Prince s'etant empare des bois des commu- nes (pins, chenes, etc.), les seules especes possedees par les particuliers — quelques rares pins exceptes — etaieni le caroubier, l'olivier, l'oranger et le citronnier. Or, quel est l'insense qui aurait abati i, pour la vente ou pour son foyer, les arbres nourricie/s de sa famille? N'aurait-il pas renouvele Thistoire du proprietaire de la poule aux oeufs d'or? Explication vaine : cette ordon- nance, tres rigoureusement observee, n'avait qu'un but : rapporter au Maitre. Xul ne pouvait vendre sa propre recolte qu'a un prix fixe par la police, et l'acheteur, au lieu d'en payer le montant au proprietaire, etait tenu de verser l'argent chez un Receveur etabli par le Prince , qui percevait un pour cent sur la vente. Pour reparer les breches faites a son patrimoine par la Revolution , le Prince ne trouva rien de mieux que de forcer les acquereurs de biens nationaux a lui ceder la propriete qu'ils avaient acquise. sans leur remettre 14 162 MENTOR ET MONACO. le montant du prix qu'il avait lui-m&me arbitrairement fixe (I). Yoiei une de ces inventions dont 1'arbitraire le dis- pute au ridicule ; elle est vraiment comique et d'unj mesquinerie toute burlesque : Le Prince etablit un droit sur ehrque t^te de betail : c 7 est bien; mais comment s'y prit-il? II voulut non- seulement emp^cher qu'aucune bete n'eehappat au droit d'abattage , mais encore que le fait seul de son existence ou de sa mort proftat au fisc. Done, les metayers et autres furent contraints d'aller declarer si dans la famille de leurs herbivores il y avait augmentation ou dimi- nution, naissances ou morts. Ainsi, il vous naissait un agneau ou un chevreau : vous etiez tenu d'aller chez le Receveur des domaines faire censtater le jour de la naissance et le sexe du precieux animal , et cela sur papier timbre de vingt-cinq centimes; apres quoi, votre declaration etait scrupuleusement enregistree sur une sorte dietat-civil des bestiaax. — Une chevre vous etait morte? Annoncer son deces , faire constater par le carabinier, metamorphose en veterinaire , et en veieri- naire par vous solde , la legalite de ce deces ( car h chevre pouvait n'etre qu'endormie), tel devait etre votre premier besoin ; autrement , vous auriez ele soupconne I) Oidonnancc du 27 novembre 1817. H1ST0IRE. 163 de l'avoir vendue au-dehors ou mangee en famille a I'insu et au grand dommage da Maitre (i). Passons aux douanes. Quel fut leur regime? Spolia- teur, e'est le seul mot qui lui convienne. Un negotiant declarait, sur la foi de ses balances, 1000 kilogrammes d'huile : la douane en reconnaissait 1010 : la saisie etait prononeee. Yenait-*elle a en constater 990 : il avait une amende. Invention admirable , moyen ingenieux de grossir le tresor (2). Les reunions nombreuses , les ports-d'armes , les sor- ties sans lanterne apres dix heures du soir.les plus innoeentes libertes , etaient punies d'apres la volonte arbitraire des agents de police, interesses a trouver des coupables , puisquils partageaient les amendes avec le Prince. Leurs chefs, maitres absolus, condamnaient (1) L'auteur de Monaco et ses Princes se trompe estrangement quand il compare lt-s di verses taxes £tablies par le Prince sur chaque tete de betail, vivant ou mcrt, a la taxe municipale etablie sur les chiens en France. Djiis la Piincipaute,l'imp6t que le Prince seul encaissait frappait tout le betail d'une metallic; la mort elle-meme profitait an fisc. — Dans notre pays, la taxe en question, qui profile exclusivement a la commune , iratteint que les chiens , dont PEtat a voulu, avec raison,la diminution; taxe aussi rai- sonnable que l'autre etait folle et odieuse. — (Tome n , p. 155). (2) Cette decouverte , si merveilleuse qu'elle paraisse , ne vaut pas celle que fit le Prince , dans les premiers jours de son exploi- tation. Ce tres grand seigneur detourna a son profit le produit des quotes destine a l'entretien du culte ou au soulagement des pauvres , ne reculant pas devant ce double larcin fait aux pau- vres et a Dieu ! Mais lenormite fut connue, et Ton s'entendit pour faire prendre aux dons et aumOnes une route plus hospi- tal iere. 164 MENTON ET MONACO. sans appel a de fortes amendes et a des peines corpo- relles (I). Les frequents exemples de ces condamnations tenaient le pays dans im etat de terreur dont on ne saurait se faire une idee. « Le systems inoui d'impots de toute sorte qui tra- quait les habitants en forcait beaucoup a fuir cette terre maudite , pour aller chercher sous un ciel etranger les moyens d'existence que leur enlevait le monopole. Mais le Gouvernement , qui comptait ses sujets comme on compte un troupeau, s'empressa d'ordonnerqu'aucun individu ne put sortir de la Principaute sans etre rauni d'un passeport, dont le prix etait fixe a trois francs. Or ; l'Etat n'ayant que trois lieues d'etendue, et les frontieres se trouvant pour ainsi dire a une portee de fusil , il en resultait qu'on ne pouvait pas meme faire une simple promenade sans avoir un passeport dans sa po6he » (%}. Ge n 'etait qu'a Taide des plus grandes rigueurs qu'un pareil systeme pouvait se soutenir. Aussi, les execu- teurs de la volonte souveraine avaient-ils recu de larges pouvoirs. « La police avait les coudees franches; elle etait seule crue, senle ecoutee, accusant, jugeant et condamnant arbitral rement, avec une ardeur stimulee par sa portion d'amendes quelle partageait aveclePrince, (1) Ordonnances du 3aoQt 1815 ot du 14 aout 1817. (2) De I' Annexion de V ex-Prmcipaulfi de Monaco . par Norbert Duclos; pag. 31. t- 1834. HISTOIRE. 165 aupres duquel tout recours etait rigoureusement in- lerdit » 1 . Nous pourrions ecrire un tres gros volume sur les abus de ce pouvoir princier : mais nous n'avons voulu que soulever le voile sur une administration deplora- ble . et signaler ceux qui legitiment le mieux la revo- lution qui suivit. Cependant. nous ne terminerons pas sans parler des fameux sous, de la Maison de secours et de ['organisation de la Justice. Les sous de Monaco ont fait beaucoup de bruit; ils sont restes dans la memoire des gens plus longtemps que dans leurs poches. Leur apparition en France fut une veritable calamite : la Provence, cette bonne voi- sine. en fut litteralement infestee. C'etait un spectacle singulier et bien amusant que de voir, au milieu des halles de Toulon et de Marseille . ces vives et alertes marchandes s'interpeller au sujet de ce malheureux sou qui se glissait com me un intrus dans leur recette. II fallait les entendre se repandre en imprecations et en maledictions contre le faux-monnayeur. car tel etait le surnom infamant qu'avait recu le Prince. Le petit com- merce, menace dans ses interets. s'emut. et TAutorite elle-meme crut devoir intervenir. Que s'etait done propose le Prince en battant mon- naie? (!) De V Annexion da iex-Principaute de Monaco, par Norbert Duclos : pag. 32. — Ordonn. des 17 avri! , 3 aodt 1815, etc 166 MENTON ET MONACO. La fabrication des pieces d'argent donne aux gouver- nements un benefice serieux ; celle de cuivre leur assure irente pour cent, et pour peu que la matiere ne soit pas irreprocbable ■, le benefice s'accroit encore. Le Prince, qui savait tout cela , se mit a l'oeuvre ; mais, bclas! ses sous, partout refuses et honnis, ne firent pas fortune, et force lui fut de renoncer a son idee favorite et a ses essais avortes. II lui en resta un immortel ridicule. Honore V, qui ne se dissimulait pas Todieux de sa conduite , et qui avait besoin de prendre un masque , s'etait hautement declare philantrope et ennemi du pauperisme. Poursuivre Textinction de la mendicite etait , pretendait-il , la pensee de sa vie. Fort bien ! mais les procedes dont il usa pour realiser cette idee irrea- lisable (1), furent-ils genereux commeelle? On va en juger. II organisa a Menton une maison dite Maison de secours , dans laquelle des soupes quotidiennes et des habillements durent etre fournis aux plus indigents du pays. — L'occasion de signaler sa liberalite etait excel- (I) « II y aura toujours des pauvres parmi vous. » ( S. Mathieu , chap. 26 et 27). — Parole severe , mais prophetique ; vraie dans le passe , vraie dans le present, vraie dans tous les siecles. Honneur a ceux qui poursuivent, autrement que par de vaines theories, l'extinction du pauperisme, qui s'efforcent de fermer la plaie hideuse de la misere. lis soulageront, ils adouciront , ils conso- lerontl'infortune; mais qu'ilsn'esperent pas detruire entierement la pauvrete , que le Christianisme a divinis£e et que cette fille de 1'Evangile, la Charity, sait si bien comhattre; le vice, les passions et les eirconstances , plus fortes que les homines, s'y opposent. HISTOIRE. 467 lente , et il semblait assez naturel que celui qui tirait de son petit Etat de si gros profits epousat completement la cause du pauvre, et se chargeat seul de ses plus in- dispensables besoins. Pas du tout : cette maison dut etre ali men tee a Taide d'une contribution imposee a chaque proprietaire , stiivant son avoir; puis, il fut decide qu'un comite s'occuperait de la repartition des cotes, et que, atfendu lecbangement qui peut se produire dans les fortunes , cette repartition serait renouvelee tous les trois ans. Le Prince devait y concourir a volonte! C'etait-la de la charite forcee , et celte institution , dont le but etait louable, devenait odieuse par les moyenset ne pouvait etre goiitee dans un pays ou cette vertu-reine, qui n'a de prix que lorsqu'elle est libre , la Charite, fut toujours la vertu par excellence. Quant a la Justice, cette sauvegarde de la societe, cette protectrice des interets de la famille , comment fut-elle constituee , comment fonctionna-t-elle ? II y auraitun long chapitre a ecrire sur cette question. Si la moralite des juges etait incontestable, la science de quelques-uns etait, disons-le, un peu moins certaine, et meme on l'a mise en doute quelquefois. Honore V improvisa un tribunal (I), choisit des hommes honnStes et purs : a Tepoque critique ou il organisa le pays, il (I) Ce tribunal fut compose ainsi : un president , quatre juges, un avocnt general et un substitut, L T n avocat , ^tabli a Paris, forma a lui seul tout le Conseil de cassation; ses arrets , toujours ratifies par le Prince . demeuraicnt sans appel I 168 MENTON ET MONACO. eut trouve diffioilement des jurisconsultes. Mais, n'au- rait-il pas du se souvenir que Fignorance est la mere de Ferreur, et que la conscience la plus droite, appelee a juger les hommes et a prononcer sur leurs interets, marche en aveugle quand elle n'a pas la science pour appui? Et plus tard, dix ans apres, par exemple, lui aurait-il done ete impossible de posseder une magis- trature suffisamment competente? Assurement, s'il eut montre un avenir aux families, s'il eut ouvert et en- courage les carrieres, les hommes speciaux ne lui auraient pas manque. Mais , quelques sacrifices etaient necessaires , el ce mot etait dur. Et cependant, au nom- bre des obligations que contracte un prince envers le peuple qu'il gouverne , une des plus imperieuses, une des plus sacrees , n'est-elle pas celle d'instituer une magistrature irreprochable ? Honore V etait arrive a ses fins. II avait fait peser sur ce pays un joug de fer , et il s'etait donne une im- posante liste civile (I). Trois fois,en vingt-cinq ans, (I) Ainsi , il etait parvenu a tirer, d'une population de 6,200 ha- bitants , environ 300,000 francs par an, e'est-a-dire une capitation de 50 francs , tandis que dans le royaume de Sardaigne elle n'ar- rivait pas a 21 francs , malgre les nouvelles charges imposees au pays par les cii Constances. Etla , les revenus publics profitaient a tout le monde , et la , le Roi ne percevait qu'une petite taxe de 65 centimes environ par tete, pour la liste civile, qu'il de- pensait dans le royaume, ainsi que les autres revenus partieu- liers. — Ici , le tiers , et meme un peu moins, se dc^pensait dans le pays ; les deux autres tiers , et au-dela , e'est-a-dire 35 francs par tete, restaient dans la caisse particuliere du Prince, pour s'en alter a Tetranger. HISTOIRE. 169 ]a Principaule le vit paraitre pour disparailre presque aussitot , pareil au vautour qui s'abat sur sa proie et qui l'emporte au loin. Pendant qu'on lui expediait a Paris de fort belles traites . il renvoyait des ordonnanees ; pour les payeurs , lechange etait peu avantageux. Le plaisant philantrope que eet homme qui, entoure de luxe et vivant en liesse, faisait dans sa belle terre de Normandie des essais en faveur de rextinction de la mendicite, avec la sueur, le sang et les larmes de tout un peuple! II mourut en 184 1 , apres vingt-cinq ans d'une domination sans exemple, ne laissant, au milieu des ruines qu'il avait entassees , que bien peu d ? oeuvras utiles : en revanche, une memoire maMdite, abhorree, nonobstant Tinscription gravee sur son tombeau(l). Ce Prince mourut a Paris , le 3 octobre 1841 . La nouvelle de sa mort fut recue comme une faveur d'en-haut. II semblait que la lourde chaine etait brisee. et que tous les maux allaient finir. En devait-il etre ainsi? — Les faits vont repondre; le nouveau regne va nous instruire. Mais , avant que nous passions a Florestan I er , frere et successeur d'Honore V, voyons le jugement que pro- (1) Dans une des chajxlles de l'£glise paroissiale de Monaeo, sur le marbre qui couvre le tombeau d ; HonoreV, on litces mots: Ci git qui voulut faire le bien. — Cette epitaphe, dictee par le Prince lui-nieme, n'est au fond qu'une sanglante condamnation, 170 MENTON ET MONACO. nonce sur les actes de ce dernier l'historiographe des Grimaldi: « Ueloignement du souverain favorisa V exten- sion et laperpetuite des abus dans presque toutes les branches de V 'administration ; exces de zele ou maladresse chez les uns, improbite ou malversation chez les autres. tout se reunit pour donner un carac- tere vexatoire a des prescriptions que les exigences de Vordre et les besoms du budget rendaient deja seoeres et minutieuses. II y eul des plaintes contre certains agents. Ges plaintes furent completement inter- cepts et etouffees par ceux qui en etaient Tobjet, ou denaturees avant de parvenir au Prince , trop eloigne pour connaitre la verite. Le peuple, surpris d'a- bord de Vimpunite des coupables , finit par croire a la connivence du Prince; on lerendit solidaire des mefaits de ses agents » (I). Et plus loin : « Des reformes aussi importantes » — M. Metivier a la bonte d'appeler tout cela , des refor- mes!,.. — « ne purent &tre operees sans soulever quelques mecontentements . » — Ces deux mots sont charmants. — « Toutefois , Vautorite d'Honore V n'avait regu aucune atteinte ; ses decisions souve- raines etaient acceptees avec une profonde defe- rence; le prestige de son nom demeurait intact. » — Accepter la servitude la plus humiliante et la ruine (I) Monaco et ses Princes , torn, n , pag. 150. HISTOIRE. 171 la plus complete, avec une profonde deference Oh ! M. Meiivier , quelle bonne pate de peuple ! . . . — a Admirablement doue de la nature, il avail grand air, des manieres nobles et elegantes , beaucoup de distinc- tion dans toute sa personne , de la generosite, le desir du bien, une fermete digne, l'esprit le plus cultive. Tout en lui commandait respect et confiance. Le temps done, enfamiliarisant avec le nouvel etat dechoses, Veut bientot consacre par l'usagc,si les absences d'Honore V n'eussent permis a quelques abus de se glisser dans la pratique. » Toute cette derniere phrase, savammenl ordonnee, est d'un cynisme revoltant : — la victime se familia- riser avec lebourreau, quel espoir!. . . — Si les ab- sences d'Honore V n'eussent permis a quelques abus 4e se glisser dans la pratique .... quelle amere plaisanterie ! C'est assez : le lecteur appreciera, 172 MENTON ET MONACO. CHAPITRE XVI. FLORESTAN I e *. 1841 — 1847. Un pays ruine , epuise, desespere; uri pays abreuve d'humiliations et presque abruti par la servitude , telle etait la triste succession leguee a son frere par Honore V. Son successeur avait-il le coeur assez haul, la volonte assez ferme pour repudier un odieux systeme et renou- veler la face des choses? helas! Florestan etait un de ces hommes dont on ne dit rien parce qu'on n'a rien a en dire , et qu'on placerait volon- tiers dans le genre neutre , si ce genre existait. Cepen- dant, lorsqu'ils disposent d'un pouvoir immense, absolu, ces hommes, instruments passifs d'une volonte etran- gere , sont souvent plus dangereux que ceux qui ne relevant que de leur volonte propre , la font servir au bien comme au mal avec une egale energie. Mieux vaut un despote qui veut et agit par lui-meme , qu'un prince faineant et capricieux qui aujourd'hui commande avec empire et qui abdiquera demain. Au reste, Florestan etait noloirement incapable de gouverner. Sa jeunesse avait ete singulierement occupee : il s'etait lance succes- IIISTOIRE. 173 sivement dans deux grandes carrieres : soldat par cir- coastance et malgre lui, comedien par gout, il n'avait pu s'elever. Une fois prince , il fut mis plus que jamais en tutelle ; mais il se revoltait quelquefois. Son unique metier consistait a signer des ordonnances qu'il n'avait ni pensees ni lues. II ne faisait pas le mal , mais il le laissait faire en son nom ; au demeurant. assez bon homme, et n'ayant qu'une seule ambition, celle de passer pour fougueux democrate et delicat appreciates de la scene et de ses chefs-d'oeuvre : c'etait sa marotte. L'avenement de Florestan fut salue com me une espe- rance. Lorsqu'il vint pour la premiere fois a Menton , la population entoura soudainement sa voiture , pendant qu'il visitait le Gouverneur, detela les chevaux et Pat- ten d it de pied ferme, en poussant un seul cri d ; une seule voix: Vive Florestan! A bas ^exclusive! A bas le monopole ! Effraye de ces energiques protestations, le Prince hesitait a sortir : il se decida enfin. Le peuple exigea, sur Theure, 1 'abolition de tous les monopoles, et en particulier de l'abominable exclusive. Force, contraint, il promit. Quelques jours apres, la liberie des cereales etait proclamee, et le pain homicide dispa- raissait pour toujours. Mais , tout en supprimant l'odieux monopole , on maintint celui qui pesait sur la mouture du ble, et de plus, on etablit un droit onereux sur le grain et sur la farine. Ainsi , le Prince reprenait d : une main ce qu'il abandonnait de 1 'autre (1). (I) Ordonnances des 24 novembie 1841 et 13 janvier 1843. 13 174 MENTOR ET MONACO, Les droits qui frappaient les fruits a la sortie etaient si onereux, que les proprietaries n'avaient plus qu'a couper leurs arbres . les negotiants a fermer leurs raa- gasins, les patrons de navire a couler leurs barques. lis furent abaisses, mais tout juste pour ne pas conduire tous ces braves gens a ce supreme desespoir : seule concession, helas! qu'on parvint h arracher a Tavare administration du Prince (1). Du reste, meme systeme d'exaction, meme despotisme. — Le chiffre de la lisle civile annuelle fut maintenu a 300,000 francs ! Brisee sous le poids de ses sacrifices , fatiguee d'une autorite intrai table et absolue , la population voulut, dans une respectueuse adresse , solliciter un allegement a ses charges et des institutions municipales conformes a celles dont jouissait depuis longtemps le Piemont. II etait naturel d'esperer que la demande d'une repre- sentation communale, loin de paraitre temeraire, serait favorablement accueillie. Nous allons voir de quelle facon le Prince regut la deputation chargee de lui ap- porter les voeux ecrits du peuple entier. L'adresse, redigee a Menton, fut presentee au Prince le 5 novembre 1842 , avec un discours que lui adressa Tun des membres de la deputation prise parmi les ci- toyens les plus consideres du pays. Nous en citerons les passages les plus frappants : (I) Ces droits etaient encore ecrasants. Ainsi, Ieble" payait6 ti- les 100 kilog., a V entree; la farine, 12 fr.; — les citrons verts, 3 fr. le mille , a la sortie; les citrons hlancs , 1 fr.; les oranges, 1 fr. 50, par caisse de 500.— Le via payait 6 fr. 25 I'hectolitre, d I'entrcc. liiSTOtRE. 475 « Le poids de certains impots est la cause premiere « de notre malaise. L'etatdel'agriculture, element essen- <( tiel de notre commerce et notre seule ressource , est « on ne peut plus alarmant. Deja quelques^-uns de nos « produits , tels que les oranges douces , les oranges « ameres , les citrons blancs , ne peuvent plus supporter « la concurrence avec les fruits de l'etranger. lis sont <( done frappes de mevente ou se vendent a un prix qui « ne rembourse pas au proprietaire ses frais de culture « et d 'exploitation. Le meme sort nous menace pour « les citrons a la caisse , si le droit qui en frappe la « sortie est maintenu. Depuis longtemps les demandes « de l'etranger se dirigent de preference vers la Sicile « et la Riviere de Genes , et Votre Altesse n'ignore point « que le pays serait frappe d ? une mine complete , si « cette unique source de notre commerce et du bien-etre « de la population entiere venait a se tarir. « Bien des choses sont en souffrance et periclitent « dans notre ville : depuis plusieurs annees , les fonds « manquent pour renouveler, ou au moins pour restaurer « une borloge qui regie les heures de travail de la classe « ouvriere ; trop souvent les fontaines publiques ne « fournissent pas 1'eau necessaire a la population , faute « de moyens pour reparer les canaux qui les alimen- « tent; les rampes qui conduisent a l'eglise tombent « en ruine ; les paves de nos rues et de nos places ont a besoin d'urgentes reparations ; notre ecole publique a est lellement insuffisantej que la plupart des enfants 176 MENTON ET MONACO, « sont aujourd'hui voues a 1'ignorance, a une dange- « reuse oisivete et au vagabondage qui en est la suite. «En presence d'un tel etat de choses , nous n'avons pas « pu ne pas vous rappeler, Prince, qu'il n'en etail pas « ainsi a une autre epoque , et nous avons ete naturelle- « ment conduits a penser qu'une Autorite municipale « entouree d'un Conseil d'habitants, et specialement « chargee du soin des interets locaux , comme chez nos « voisins du comte de Nice et du duche de Genes , par- « viendrait bientot a satisfaire a tous les besoins pres- a sants , etc. « Tel est le double objet de Tadresse respectueuse « que nous sommes charges de presenter a Votre Altesse. « J'attends , pour lui en donner lecture, la manifestation « de sa volonte. » Quelle reponse obtint cette humble supplique? « Je ne veux Hen entendre, » repondit durement le Prince; « je suis venu pour gouverner par moi- « meme : je n'ai besoin des conseils de personne. » En comprimant son indignation devant une sem- blable reponse , un des membres de la deputation ajouta seulemenl : « Tou jours est-il, Prince, que nous som- « mes heureux que Votre Altesse ait entendu Texpression « de nos voeux et de nos besoins ! » — « Vos besoins. je les connais, » repliqua seche- ment le Maitrc, en tournant le dos a la deputation. fliSTomE. 477 « De ce moment » dit eloquemment M. Duclos (1), « il n'y eut plus pour cette population, desheritee entre toutes les autres , qu'a se resigner a son douloureux sort et a attendre des temps meilleurs. Son voeu legitime avait ete repousse avec colere; le joug de l'oppression s'appesantit plus lourd que jamais sur elle. Tout le pays fut mis en etat de suspicion ; les families les plus hono- rabies furent a l'index et en butte aux plus miserables persecutions. La population tout entiere, decouragee par ce cruel mecompte, tomba dans une profonde tor- peur. » Florestan etablit a Menton une ecole publique decoree du nom de college ; mais les eleves qui la frequenterent durent payer au Prince une forte retribution annuelle; si bien que le pauvre, le fils du modeste cultivateur ou du laborieux ouvrier s'en trouva exclu. Le nombre des eleves etant petit , petite etait la somme qu'en retirait le Prince. Pour avoir plus d'eleves et augmenter les recettes, il defendit que les enfants allassent etudier ailleurs que dans son college ; en outre , il fut interdit d'avoir des eleves chez soi ou de donner des repetitions particulieres. Cet etablissement ne fut pour son fonda- teur qu'une speculation nouvelle (2). Une des plus belles creations de la charite est sans contredit un Asile pour l'enfance. Devait-elle etre ici (1) De V Annexion de Vex-Principaute a la Sardaigne, pag. 39, (2) Ordonnance du 2\ Janvier 18-43. 15* 178 BENTON ET MONACO. detournee de son principe et perdre de son prix? Qui en pourrait douter? Get etablissement , dirige par un Comite de bienfaisance, se maintint au moyen d'une retribution pecuniaire, qui , sous le titre d'aumone , greva la bourse des habitants de Menton. D'apres le portrait que nous avons trace du prince Florestan, portrait fidele s'il en fut, il ne serait ni juste ni logique de lui attribuer les funestes mesures qui fu- rent maintenues ou prises contre les interels du pays, depuis le jour de son avenement. Aussi , ne voulons- nous pas faire le proces a un masque , a une ombre , le Prince est ici hors de cause, car la Principaute etait tombee en quenouille. Qui commandait. gouvernait, administrait , supputait, calculait? La Princesse. « La princesse Caroline » dit Thistoriographe des Grimaldi (1) « etait douee d'un esprit serieux et obser- vateur. Des les premiers temps de son mariage , haute- ment appreciee de sa nouvelle famille , elle fut , malgre sa jeunesse , appelee dans ses conseils ; et plus tard , lorsque Honore V , qui avait tout-a-fait renonce a se marier, songeait a Tavenir de la Principaute , il se re- posait sur la pensee que sa belle-soeur pourrait etre , par la suite , de quelque utilitc a son successeur. » Ces lignes, qui semblent cacher le sarcasme sous l'apologie, sont d'une exactitude rigoureuse. La belle- (I) Monaco et ses Princes , torn, n , pa^. 173. HISTOIRE. 179 soeur avail etc a la haute ecole du beau-frere , et tous deux etaient bien dignes de se comprendre. La Princesse gouvernait done : a elle seule la lourde responsabilite de ee regne. Abandonner d'une main, reprendre de 1'autre, com me nous l'avons deja dit, tel fat l'ingenieux systeme de bascule qu'elle crut devoir adopter. L'ecrasante liste civile ne fut pas diminuee d'une obole ! Citons encore quelques actes de sa maternelle admi- nistration : Un droit de cinquante centimes frappait les huiles a la sortie (I), droit ecrasant pour le proprietaire; il fut. nonobstant la sollicitude apparente de la Princesse . soi- gneusement conserve. N'avait-elle pas pense que puis- qu'il y avait des oliviers , il y aurait toujours des olives, et consequemment des huiles ; que puisque ces huiles ne s'ecoulaient pas dans la Principaute , necessairement, coute que coute, elles s'ecouleraient ailleurs; que son tresor encaisserait l'impot, et qu'une fois encaisse ? tout etait pour le mieux dans la meilleure des fermes possi- (1) 50 centimes par rup.— En Sardaigne, ce droit 6tait de 5 cen- times seulement. On comprend done que le negociant de Port- Maurice qui venait acheter des huiles a Menton voulut traiter sur cette place , pour les memes qualites , aux memes conditions que dans son pays, (vest ce qui obligeait le negociant de Menton qui achctait pour revendre au negociant sarde, d'offrir au pro- prietaire un prix tel qu'il laissat a la charge de celui-ci les 50 cen- times en question , et qu'il fit lui-meme un leger benefice. Le negociant ne pouvait se conduire autrement , et si le proprietaire voulait vendre , il 6tait oblige d'en passer par la. 180 MKNTON ET MONACO. Lies? Que lui importerait a elle, si, pour engraisser et tailler ses arbres, seule ressource de sa famille, le cul- tivaleur hypoihequait son champ et mangeait de la polenta! Elle touchait : 1 'argument etait sans replique. A l'avenement clu Prince, la Princesse avait con- dam ne , comme lui , le monopole ; promis , com me lui , de le detruire sans retour; et cependant, sans parler du monopole de la mouture, de celui du commerce des bois, et d'autres qui furent conserves ou introduits, n'a-t-elle pas, en 1846, ce qui ne s 'etait jamais fait, autorise la vente des olives a laSerenissime Chambre, c 7 est-a-dire , au Prince et rien qu'au Prince? Pourquoi cette exclusive? L'ordonnance tenta de Texpliquer, raais Topinion ne fut pas du meme avis. G'etait logique. Apres avoir vendu le moulin a huile qu'elle possedait, dans la vallee de Garei' , a quelques habitants de Men ton qui le lui payerent a beaux et bons deniers comptants , la Princesse s'avisa tout a coup, a la stupefaction des acheteurs et au scandale de tous , d'etablir dans cettc meme vallee , le long du meme cours d'eau et cent pas plus loin , un gigantesque moulin avec machine a haute pression , capable de triturer toutes les olives du pays. Or, celte redoutable creation, elle ne 1 'avail pas faite pour le plaisir seulcmcnt d'olTrir un moulin-modele aux proprielaires, modele un pcu cher et de singuliero? proportions. Telle ne fut pas sa pensee. HISTOIRE. 181 Quand done l'ordonnance qui sortit alors (1) a d it : « Attendu le discredit qui atteint sur les divers marches « les huiles de Menton , et desirant ameliorer la situa- « tion, Nous autorisons, pour une annee et comme « essai, la vente des olives a Notre moulin , afln d'offrir « au commerce quelque echantillon superieur, etc., » cette ordonnance a pu exprimer une idee acceptable , mais assurement elle en cacha une autre serieuse , alar- mante, qui ne tendait a rien moins qu'a monopoliser la fabrication et , par contre , a faire tomber rapidement les vingt moulins du pays. Gar la Princesse etait capi- talists, et ses administres n'avaient pas de capitaux: elle etait riche par eux, et par elle ils etaient pauvres. Aussi , en admettant que renoncant au droit exclusif d "achat qu'elle s'etait provisoirement attribue, la Prin- cesse eut rendu la vente publique et facultative , que serait-il arrive? Elle aurait donne pour chaque sac d'olives un prix un peu plus eleve que celui offert par les proprietaires de moulins . et chacun serait venu a elle^-preferant du meme coup faire un profit certain et se debarrasser des soucis de la vente. La rapidite du travail de fabrication l'aurait amplement dedommagee du leger sacrifice par elle consenti, sacrifice d'ailleurs de courte duree; car les autres moulins, ecrases par la concurrence, ne travaillant plus, et leurs possesseurs mettant la clef sous la porte, les ouvriers s'en seraient (1) Ordonnance du 29 novembre 1 845 182 MENT0N ET MONACO. alles, qui a Nice, qui en France, qui a Port-Maurice, et la Princesse, maltresse alors de la place, aurait fixe les prix , impose les conditions, les faisant accepter, bon gre , mal gre , aux proprietaries reduits aux abois. Vraiment , une souveraine , une femme , devait-elle se permettre de faire, en matiere d'industrie et de com- merce , concurrence a ses gouvernes? Et pouvait-elle oublief qu'entre eux et elle il n'y a de lutte legitime que celle qui s'exerce sur le terrain de la charite et de la justice? Pretendait-elle montrer aux habitants de la Principaute comment se font les huiles ? Mais ils em- ploient les memes procedes que ceux adoptes par les gens de la Riviere, ce quartier producteur par excel- lence? Voulait-elle que Menton produisit les huiles d'Aix? II aurait fallu qu'on changeat terre, arbres et qualites, et alors, malgre l'ignorance pretendue des Mentonais et Timperfection supposee de leurs procedes, on aurait eu de l'huile exactement pareille a celle du pays de Sextius. Jusque la, point. Tl faut le reconnaitre, cette ordonnance etait fatale , et le genie du monopole Tavait dictee (1). La passion de l'interet la rendait souvent aveugle , et toujours inhabile. Ainsi , apres que la France eut associe ses Etats aux benefices du traite de commerce qu'elle avait passe avec la Sardaigne ; apres qu'en (I) Voir la curieuse version donn£e sur cette nouvelle tentative de monopole par l'auteur de Monaco et ses Princes, torn. II, p. 187. msToiRE, 183 avril 1846 , elle eut reduit de deux cinquiemes le droit d'entree sur les fruits (oranges et citrons) de la Princi- paute (I), que fait la Princesse? En mai suivant, elle impose maints articles du commerce francais (faiences, porcelaines , verreries , merceries , etc.) , de droits nou- veaux, sans doute par reconnaissance d'une part et desinteressement de l'autre. Grace a un systeme de spoliation savamment organise, les Seigneurs et Maitres de ce pays lui ont arrache , pen- dant trente-trois ans, des sommes fabuleuses. Ce petit Etat payait 300,000 francs par an, et meme au-dela , sur lesquels 90,000 environ pour les frais d'adminis- tration; le reste etait au Prince. Depuis 1815, plus de 6,000,000 en sont sortis sans qu'une obole de cette somme enorme lui ait profite. — 6,000,000 depenses a Paris, a deux cent cinquante lieues du pays qu'on depouille, quelle accusation! (2). (1) En France, le droit d'entree sur les fruits etait alors de 6 francs et quelques centimes par quintal metrique, droit ecrasant. qui forgait le negociant de Menton a chercher des debouches au loin , dans les villes Anseatiques , a Petersbourg et jusque dans l'Amerique du Nord. (2) Celestino Bianchi ecrivait ces lignes accusatrices des 1843 : a Quanto alle rendite del Principato , elle sono spropositate e quasi incredibili , pensando alia piccblezza del luogo da cui derivano, Gli abitanti pagano cinquanta franc hi per testa , che e la iassa Iq piii forte che sipaghi al suo sovrano in qualunque parte del mondo. IH quesla cospicua somma , due none parti sopperiscono alle spese delV Amministrazi'me del Principalo , gli altri sette noni entrano nella cassa privata del Principe , che passa la sua vita a Parigi. » — Geografia poliiica; Firenze, 1841. 184 MENTON ET MONACO, 11 resulte des anciens documents ? dont nous garan- tissons l'exactitude et l'authenticite , que pendant les cinq dernieres annees de radministration princiere, c'esba-dire , depuis le 1 er Janvier 1843 jusqu'au 31 decembre 1847, la perception des differents impots a fait entrer dans les caisses du prince Florestan la petite sommeronde de 1,500,000 francs, soit 300,000 francs par an , qui se trouvent ainsi repartis : Enregistrement et domaines , 40,000 fr. environ ; Moulins , sels , labacs , intendances et autres arti- ticles, 65,000; Douanes, 195,000; (1) Droits sur l'importation des bles et farines, s'elevant a 60,000; Droits que payaient les vins, s'elevant a 38,000; Droits encore preleves sur les marchandises manu- facturers et coloniales , et portes a 25,000 fr. Yoici maintenant comment etaient employes les 300 mille francs percus annuellement par le tresor princier : Les cinq budgets des depenses ordinaires de 4843 a 1 847 n'ont pu s'elever en tout a la somme de 465,000 francs ; on a done depense , par an, dans le pays, 93,000 francs : le million restant a ete expedie mensuellement au Prince en bons effets sur Paris. (I) Co revonu,qui etait lc plus important, provenait , en par- tie, des droits sur ^exportation des fruits et des huiles, s'elevant a une moyenne , par an , de 72,000 francs. EliSTOIRE, 1 83 Ges chiffres, irrefutable* , n'ont pas besoin de com- menlaires, Dans l'examen que nous venous de fake des actes administratifs des deux derniers regnes , nous nous som- mes constamment appuye sur deux bases solides : la statistique et les ordonnanees. Nous avons soigneuse- ment consulte ces deux sources , et nous nous sommes attache aux chiffres comme au meilleur Element de certitude. La conscience publique, cette toute puissante souveraine, soit qu'elle loue, soit quelle condamne , merite d'etre ecoutee avec respect, et Tecrivain doit tenir grand compte du jugement qu'elle prononce, qui, presque toujours, est celui deDieu. Sa voix, nous l'a- vons d'abord sollicitee tout bas et a huis clos , alors qu'elle etait comprimee par la peur; et puis, nous avons entendu son cri formidable, irresistible , alors qu'elle est devenue libre. Cette voix , ce cri de tous et de chacun, nous avons du les recueillir, en comprendre la portee: pouvions - nous , sans mentir a nou3-meme , ne pas les entendre? Que le lecteur juge done et prononce , comme l'auteur de ce livre , dans l'honnetete de son ame et la plenitude de son independance ; qu'il donne lui-meme un nom au regime qui a pese pendant trente-trois ans sur ce coin de terre, regime que Montesquieu n'avait pas prevu, qui n'est ni le despotisme, ni la monarchie, mais quel- que chose qui n'exista jamais dans aucune contree ni daris aucune langue. Qu'il declare lui-meme, si, ayam «6 186 ttJENTON ET MONACO. eu le malheur de lui appartenir, il n'aurait pas consacre Joule l'energie de ses facultes a briser la hideuse servi- tude. Que le publiciste le plus timore, 1'ceil sur la science, (Tune part, la main sur son coeur, de l'autre, dise si la revolution qui s'est produite a la suite de cell© exploitation inoui'e n'est pas legitime, et si la separa- tion des deux villes qui en etaient victimes n'est pas legale dans la plus severe acception du terme. Etait-il done necessaire de chercher ailleurs que dans les faits, la cause de cette revolution, de cette separation , et une plume , une plume franchise devait- eile se rencontrer, qui osat , non-seulement meconnaitre ou nier Tevidence, mais encore denaturer les actes les plus positifs, taire ou approuver les plus coupables; et, pour le besoin d'une cause insoutenable , immorale m&me, faire le proces a la Sardaigne, aux fonctionnaires eux-mGmes, au clerge, a la noblesse , au peuple, enfin a tout le pays? Aveugle, qui en face du soleil a nie la lumiere ! Au lacieux , celui dont la main n'a pas tremble en iangant d'aussi graves, d'aussi graluites accusations ! Et nous aussi nous dirons bien haut et avec plein droit : Qu'elles retombent de tout leur poids sur leur auteur, et que Dieu garde Tavenir de semblables historiens 1(1). if) Voir Monaco et ses Princes, torn. II, pag. 18* HISTOSRE. 4 $7 CH A PIT RE XVII. FLORESTAN I*\ NOVK51BHE ET DECEifBRE 1847. Avant d'exposer les faits qui vont suivre , avant de peindre les hommes et les choses de la Revolution Mentonaise, notre devoir est de repousser energiquement le reproche de complicite adresse par rhistoriographe des Grimaldi aux fonctionnaires du Prince, reproche qu'ils ne sauraient meriter, puisque, instruments passifs d'une volonte qui ne souffrait ni observation ni resis- tance, ils n etaient que les tres humbles editeurs de ses oeuvres. « Les fonctionnaires du Prince, dit-il (4), ne renoncerent pas sans ressentiment a i'exercice d'abns profitables^ et le Gouvernement compta des ennemis ehez ceux-la memes qui eussent du le soutenir ; sans influence morale sur la population, ils ne pouvaient que nuire a leurScuverain : ils n'y faillirent point. Ce furent des complices tout trouves pour les machinateurs, qu'ils servirent en ne les devoilant pas. » — Dans es (I) Monaco et ses Princes , torn, n , pag, 18$, 188 MEHTON ET MONACO, passage et dans d'autres encore, M. Metivier, devant qui nul ne trouve grace excepte le Maitre, insulte gra- tuitement et sciemment des serviteurs que Ton avail condamnes a perp&uite au role d'cunuques. Entiere- men! etrangers a la pensee administrative , ils le furent egalement aux consequences qu'elle entraina; c'est bien la le cas d'appliquer a chacun d'eux ce mot fameux : Sicut bacillus inter manus operientis (I). Leur jeter la pierre n'est ni genereux ni loyal ; mais l'ecrivain au- quel nous repondons , assez peu scrupuleux . ne craint pas de s'attaquer aux gens de paille et aux moulins a vent. La verite est que ces serviteurs, dont la plupart ne mangeaient pas sans repugnance un pain necessaire a leurs families , furent innocents du regime et de la catastrophe. Qu'on les laisse done ou ils sont, dans l'oubli. Adoptant la marche suivie par notre adversaire, nous releverons dabord les jugements qu'il n'a pas craint de porter sur deux families Mentonaises dont le nom fut tou jours synonyme de riionneur, et dont le role dans les evenements qui suivirent fut inspire par le plus franc patriotisme, par la conscience la plus pure qui furent jamais. Nous avons nomme Partouneanx et Trenca. Plus tard, nous dirons la loyale conduite, ega- lement calomniee, du Doyen 1'abbe Carles et du Major general Gonnet. (I) Comree un baton entre les mains do t'oUYricr. HISTOIRE. *»89 En homme qui prend ses precautions , et il en a besoin . rhis'oriographe des Grimaldi cherche en pre- mier lieu a perdre aupres de son leeteur les person nages considerables et justement consideres qui] redoute, a cause die la mission providenlieliequ'ilsremplirentalors. L'un des ffls de Tancien General de EEmpire . dont Menton etait devenue la seconde patrie , qui fut Prefet . Depute et Directeur dans une grande Administration, est represent*? com me un ambit ieux de bas etage qui aspire, le croi rait-on?., a la position de Gouverneur de la ville, position qui ne vaiait pas celle d*un modeste percepteur en France. L'autre, qui commanda avee lant de fermete a Grenoble, en deeembre 1851. comme un miserable revolutionnaire, comme un perturbateur de Pordre social . tornbe en disgrace aupres de son chef. — Quant a Charles Trenca. cet homme si eiiiinemment honnete, si sage et si prevoyant conseiller, alors qu'il fut serviteur; si hnutement desinteresse, si ardent an sacrifice, alors qu'il devint independant, M. Metivier se demande s'il ne fut pas « un fraitre vulgaire qui vend it son Souverain pour de Targent et des honneurs? o ! ). — A de pareilles affirmations qui tombent d'elles- niemes, a une insinuation aussi odieuse que fausse, nous repondrons par les faits. Mais, apres avoir acheve cette ceuvre iniquc , apres avoir cherche a noircir, a avilir les plus nobles carac- (0 Monaco et ses Princes, tern. H . pag. 179, 182. 181 et 201. 16* 190 MENTOM ET MONACO. teres, au moment de raconter a sa maniere les evene- merits qui ont assure la redemption des deux villes, Tauteur de Monaco et ses Princes use d'une precau- tion nouvelle : il brode, sur le plus riche canevas, en un style sqjennel , paulo major a canens , une large exposition de principes, une magnifique profession de foi, qui affecte meme la candeur , et derriere laquelle sans doute il compte abriter toutes ses perfidies. Notre devoir est delareproduire sans en retrancherune syllabe; notre devoir est d'en faire justice! N ■« Ecrivain etranger, etranger par consequent aux « passions qui troublerent ce pays , nous nous sommes « rendu sur les lieux , sans parti pris , sans opinion « preconcue, pour rassembler les materiaux de cette <( Histoire , et tout specialement les documents qui con- « cement la revolution Mentonaise. Des hommes graves « de tous les partis ont bien voulu repondre a nos ques- a tions ; des pieces authentiques ont ete mises sous nos « yeux , et nous avons pu composer un historique ou « nous croyons n'avoir dit que la verite. Mais garde- a rons-nous une impartiality calme et indifferente? « II serait malseant de s'en flatter; n'eut-il aucun in- « t^ret personnel engage dans la question, l'historien « le plus honnete n'en est pas moins sous Tinfluence <( avouee ou non de eertaines sympathies instinctive^ « qui repondent a ses plus intimcs aspirations. Or. c< toute idee de progres trouve en nous un ami enlhou- UISTOIUE. 191 si siastu: la necessity dune transformation successive. * sauvegardam les droits imprescriptibles de la justice « et respectant la legitimite de tous les prineipes vrai- i ment sociaux . telle nous parait etre la loi fondamen- « tale de l'avenir; mais nous avons horreur des revo- u lutions. qui. le plus souvent, apres un elan exagere. « glissent dans le sang qu'elles ont repandu ou dans « la fange qu'elles ont remuee. s'y debattent inisera- u blement . et . au lieu de pousser les peuples en avast . « epuisent leur virilite ou du moins ralentissent leur « marche vers le progres. Cette agitation fievreuse et ste- « rile nous effraie: l'esprit d'intrigue qui la suscite et « l'entretient nous repugne : notre repugnance augmente i encore quand. a l'origine de ces secousses sociales . i nous trouvons l'ambition etrangere. et . au terme . la « depossession du faible : or. la main de la Sarclaigne i dans la revolution Mentonaise nest que trop visible: u aussi nous n'esperons pas pouvoir toujours contenir e nos sentiments d'indignation » (i). Oui . vous avez raison . Monsieur, et vous dites vrai ; vous etes bien reell >ment etranger a ce pays . que des passions ne troublerent point, dont le long martyre vous a trouve de marbre. que ses douleurs et ses brines n'ont point emu. Oui . voire parti etait pris d'avance. laissez- nous vous k -lire . si cruel que soit notre langage . bien J Mono* pmj ton. n , pag k>-2 ^92 BENTON ET MONACO. pris: votre opinion faite , bien faite, puisque, fermant vos yeux a I'evidence qui vous aveuglait, vous avez vu des ameliorations considerables dans des reformes deri- soires , des promesses loyales , dans des mensonges calcules. Ces hommes graves de tous les partis, dont vous parlez, etaient-ils desinteresses?Ges pieces authen- tiques dont vous faites tant de bruit, el que nous vous deiions de mettre au jour, detruisent-elles toutes les monstrueuses ordonnances que vous ne pouviez ignorer? Vraiment , vous sied-il bien de pretendre que vous dites la verite? Vous nous prevenez que vous ne gnrderez pas une impartialite calme et indifferente. Qu'esN?e done qu'une impartialite qui se passionne? Vous vous indignerez... libre a vous! Mais ne ernignez-vous pns que Ton attribute voire indignation a ces sympathies dont serieusement vous nous entretenez? Votre entbousiasme du progress provoquera un rire fou, un rire homerique chez tout lecteurau courant de la question. Ces loi^ eternelles , ces lois conservatrices qui ont regi le passe et qui gou- verneront Tavenir, vos adversnires les connaissent aussi bien que vous, et en parlent moins. Vous avez borreur des revolutions : ils ne les aiment guere. Vous parlez de sang et de fange, tout conime si vous alliez nous peindre du 93! Ou clone, clans cette succession d'eve- nements pacifiques, le sang repnndu? ou la fange. sinon dans les actcs avilissants des deux regnes? — Les revo- lutions, diles-vous, epuisent la virilite des peuples. — HIST01RE. 193 Grande pensee , fortement rendue ! Mais etait-ce ici le cas de la produire ? La lutte aurait-elle epuise la virilite des Mentonais? Yoyez , depuis leur emancipation . com- me ils ont grandi! comme leur pays s'est transforme! Leur agitation a puetre fievreuse, mais a-t-elle ete sterile ? Repondez. Quant a l'esprit d'intrigue et a rambition etrangere qui, a vous entendre, auraient amene cette revolution , y avez-vous bien songe ? Nous, qui sommes aussi etranger a ce pays , mais qui avons vecu sous cette douce administration que vous regrettez , qui avons vu et qui avons entendu (1), nous vous l'affirmons devant Dieu et devant les hommes : ni l'lntrigue ni la Sardaigne n'ont fait cette revolution ; elle est nee de la force des choses ; elle est Foeuvre du desespoir et de la Providence, qui l'a permise et dirigee. Le Roi de Sardaigne , que vous accusez si fort d 'am- bition , dont le Prince de Monaco . de par le droit feodal, de par les traites, etait le vassal (2). temoin des souf- frances heroi'quement supportees par ce pnys , las egale- ment de prodiguer les remontrances , est — il coupable d 'avoir fait proposer a ce seigneur une cession amiable (1) Quosque ipse miserrima vidi. — Virgile, OEntide. (2) On sait que le Prince ne possedait qu'un douzieme de la ville de Menton en toute independance et Monaco. Encore Monaco , comme place forte, appartenait-il a la Sardaigne , dont ce petit Etat 6tait une enclave. Faire proposer la cessation d'une pareille anomalie moyennant une large indemnity, etait-ce done la un crime?.... 494 MEXTON ET MONACO. et volontaire mille fois preferable a une sauvage exploi- tation? Et plus tard, au jour marque par la justice deDieu, son Gouvernement est-il coupable cT&re de- meure spectateur pnssif d'un mouvement depuis long- temps prevu , de ne Tavoir pas comprime , c'est-a-dire, de n'avoir pas aide le bourreau a etouffer la victime? Le traite de Stupiniggi Tobligeait-il a adopter un autre role quecelui qu'il a suivi? Ce role, il lui etait trace par le traite lui-meme, et l'humanite, cette loi supe- rieure a tousles traites , le lui commandait. « Le Roi laissera le Prince dans sa liberte et sa souverainete , sans que la garnison ni aucuns autres puissent Pin- quieter jamais, ni s'ingerer dans le gouvernement ou la justice de ses peuples » ( article 6 du traite de Stupi- niggi ; 1817). — a Le Roi maintiendra ledit Prince dans les memes libertes et la m&me souverainete dans lesquelles il le trouvera, etc. » (article 10 du meme traite ). Que veulent dire ces deux articles? — D'une part, que la garnison ne pesera point sur les conseils du Prince, et quelle ne genera point lexercice de sa souverainete; — d'autre part, que le Roi protegera et defendra contre toute agression du dehors la liberte et la souverainete du Prince. lis ne signifient pas autre chose. — Mais qu'ils aient impose au Roi Tobligation d'intervenir dans les affaires interieures de la Principaute, dans les diffe- rends qui pourraient s'elever entre le Prince et ses sujets, de quitter la position de protecteur, de suzerain, pour niSTOiRE, 4 95 se faire le complice de Toppression , tel n'en fut jamais !e sens, et tout rartifice du raisonnement ne saurait leur donner unepareille portee. — Garder la neutralise etait le davoir de Sa Majeste Sarde et de son gouverne- ment; ils l'ont rempli, et ils ne sont sortis de cette neutralite que quand la separation des deux villas a ete un fait irrevocablement accompli, et qu'a la presque unanimite, elles voulurent hautement et publiquement apparlenir a la Sardaigne. La revolution etait proche. — Commencant de ses propres mains l'affranchissement de la capitale de la Chretiente , Pie IX venait de donner a l'ltalie le signal de l'emancipation ! Florence, Parme et Naples m&me etaient entrainees, a la suite du mouvement de Rome f dans la voie liberate ou Charles- Albert avait deja reso- lument engage la Sardaigne. La face de ce sol fameux qui semblait avoir ete con iamne a expier sa gloire an- tique par une oppression seculaire, allait etre renouvelee. Ce petit coin de terre , gemissant sous le poids d'una tyrannie sans exemple , tressaillit au nom de la liberty : bientot s'ouvrit pour lui une ere nouvelle. G'etait le 4 novembre 1847, jour de la f&e du Roi reformateur. La Principaute, resignee jusqu'alors a h facon de l'lrlande qui a perdu le courage avec lespe- rance , entendit les clameurs enthousiastes qui reten- 196 MKNTON ET MONACO. tissaient a ses portes, et voulut s'associer a la joie com- mune par de chaleureuses manifestations. Une illumi- nation generate fut le premier signal del'agitation patrio- tique , et bientot , aux cris de : Vive Pie IX ! Vive le Roi de Sardaigne ! succederent des chants et des hym- nes mille fois rcpeles par les echos des montagnes. Le chevalier Trenea, le meme qui devait etre si cruellement dechire par Lauteur de Monaco el ses Princes , que la confiance de son pays placera bientot a la tele du mouvement, ne crut pas pouvoir y prendre part ! Sacrifiant ses sympathies a son devoir, il s'abstint d'illuminer la facade de sa maison, malgre les cris et les injonctions de la multitude, et meme les pierres lancees contre ses fenetres par quelques exaltes qui appreciaient bien injustement cette delicate reserve. Deux jours apres , la population , precedee du Clerge et des Autorites , se rendit en masse chez le Gouverneur pour le prier de faire connaitre au Prince le vceu unani- mement exprime par elle , « d etre regie par les Jois et les institutions en vigueur dans les Etats Sardes. » Le Gouverneur declara qu'il transmettrait au Prince le? souhaits ardents du pays , et qu'il les appuierait de son influence. De leur cote, les Consuls adresserent au Prince uri rapport dans le meme sens, Le 16 novembre, apres une fievreuse attente, arrive- rent deux depeches. Dans la premiere, qui devait etre communiquee verbalemcnt aux Consuls, le Prince promcttait de s'occupur, a son arrivee. des reformes HISTOIRE. 197 reclamees; dans la seconde, toule confidenlielle , il cumulait la premiere, et pressait le Gouverneur de tran- eher la question e« faisant saisir les meeontents par ses earabiniers , et au besoin par les soldats sardes. M^nlcn tout entier s'etait porte vers la residence de ce fonctionnaire. La missive, grosse da belles promesses . fut lue au peuple. qui ne s'en coraenta guere: il de- manda le Prince : c etait a kii qu'ii vouiait faire entendre sa voix. Mais Florestan . passiorme pour Tabsenteisme, ne songeait nuilement a quitter la ville de ses prefe- rences et de ses loisirs. L'auteur de Monaco et ses Princes accuse le Gou- verneur de Menton, charge de promulguer alors une ordonnance qui apportait une reduction dans le tarif . reduction qui laissait beaucoup a desirer, de 1 'avoir con- served pendant quinze jours , sous pretexte « qu elle serait mal aceueillie , comme ne donnant pas satisfaction complete aux voeux des habitants » (1 ). Nous qui nous rappelons combien passive etait lobeissance de Tancien gouverneur , nous ne pouvons admettre quil ait ose assumer sur lui une pareille responsabilite. dans un moment aussi grave ; alors que tout criait reforme au- (I) H de Villarey. qui a servi le Prince avec un devouement et un desinteressement dignes d'une cause meilleure, a la date du 1 er octobre 1863 . a ecrit a M. Metivier pour faire rectifier ce qu il avait public a son sujet ; mais l'historiographe du Frince s'y refusa et ne repondit qu'une lettre pleine de sophi.-mes. ( Voir aux Piece* jusfificatives). 17 198 milnton et Morueo. tour de lui , et que la plus modeste amelioration devait etre accueillie avec une extreme faveur. Ne produire cette ordonnance qu'a la derniere extremite, quand seu- lement elle serait arrache^ par les circonstances , telle a du etre la combinaison secrete arretee entre le Prince et le Gouverneur, auquel ce retard ne sauraitetre impute. Cependant, les proclamations se succedent, l'effer- vescence augmente, si bien que sur la demande du Gouverneur, mais sans necessite absolue, les troupes piemontaises viennent occuper la ville ( 25 nov. ). — Enfin le Prince, temoin des sympathies que la presse francaise accordait a un pays dont les longues douleurs lui etaient revelees, et inquiet de 1'elTet produit par cette puissance qui renverse et qui edifie. qui honore et qui fletrit, qui recompense et qui venge, organise son depart (30 nov.) — Une proclamation le precede. Tiendra-t-il toutes ses promesses? On doute 7 on espere ; Finquietude est extreme. II arrive (9 dec), et sans prendre nul souci des reclamations du pays, il s'enferme dans son castel solitaire, et « interdit expressement aux autorites et aux habitants de Menton de se presenter devant lui » (1). Nonobstant cette defense formelle, une deputation de notables mentonais se rend a Monaco ; il refuse de la recevoir. Cette nouvelle se repand avec la rapidite de la foudre; violemment irrite, le peuple se livre aux plus energiques manifestations. (I) Lottro au Gouverneur general. IIISTOTRE. 199 Aux respectueuses representations du chevalierTrenca, qui avaitsi courageusement sacrifie sa popularity a son devoir, il repond en le depouillant brutalement de ses fonctions. « Gette destitution fut acceptee facilement » dit Norberi Duclos (1 ) ; « car en rendant le chevalier Trenca a la vie privee, elle le deliait des serments qui enchainaient son independance et tourmentaient son patriotisme : elle le rendait a ses amis et a son pays. » « II est regrettable a dit a cette occasion l'historio- graphe des Grimaldi « que des conseillers plus devoues qu'intelligents aient dissuade le Prince de recevoir les deputes, sous pretexte qu'ils n'auraient pas manque de faire entendre des paroles audacieusement hostiles » (2). Toujours le meme systeme : mettre sur le compte des serviteurs ce qui n'appartrent qu'au Maitre, qui, en 1 842 , en pareille circonstance , avait hautement de- clare « qu'il ne voulait rien entendre et qu'il n'avait pas besoin de lecons. » 1847 le trouvait fidele a lui- meme : c'etait logique. Le 11 deeembre, les Consuls transmettent au Prince copie d : une adresse dont ils se proposent de lui donner lecture. Cette adresse provoque une ordonnance qui exaspere le peuple et donne lieu a de nouvelles mani- festations. Des groupes nombreux , presque menagants, (1) Vie du Commandeur Trenca, par Norbert Duclos , pag. 28 (2) Monaco et ses Princes . torn, n , pag. 202. 200 MENTOR ET MONACO, se torment sur tons les points ; plus de quatre mille per- sonnes , jeunes gens, vieillards, notables, artisans, parcourent les rues en chantant des hymnes a Tltalie: et pendant ces courses entrainantes, chaquejour renou- velees et prolongees , Ie soif , a la lueur des torches , des femmes assemblies en choeur se foot les sublimes echos de ces hymnes admirables. Concert magnifique, mais accusateur; harmonie pleine de grandeur et de sens, en depit de Tironie et des sarcasmes de notre adver- saire (1). Le bataillon de troupes sardes , detache de Monaco , restait silencieux spectateur de ces scenes emouvantes. Pouvait-il , devait-il faire autre chose que ce que 1'armee etait , a ce moment solennel , chargee de faire dans tous les Etats du Roi? Non. Proteger Fordre , empecher les manifestations de degenerer en emeutes , telle etait so consigne, et par tout elle Pa scrupuleusement observee. L'ordre veritable , d'ailleurs , Fordre social , n 'etait point trouble. — La foule etait nombreuse, mais nullement agressive ; de cetle foule indignee s'echappaient les plaintes les plus vives : « Charles-Albert, disait-on, a « recu toutes les deputations; il s'est entretenu avee a elles des besoins , des voeux du peuple ; il les a com- « pris et satisfaits , et le prince qui nous gouverne refuse « de nous voir et de nous entendre. Que demandons- « nous done? grand Dieu ! Que le Prince ne vive pas (I) Monaco et ses Prinres , torn, n , pag. 200 et 201 . HISTOIRE. 20l a eonsiamment eluigne du pays qui le fait vivre , et ne « nous fasse plus trailer en ilotes ; que la somme fabu- « leuse retiree de nos sueurs ne soil pas devoree au a dehors, et que Timpot cessant d'etre une spoliation , « devienne supportable. Gar , depuis trente-trois ans . « nous gemissons sous la verge du bon plaisir ; nous « sommes taillables et corveables a merci ! Pendant « vingt-cinq ans . on nous a impose un pain homicide ; « on nous a accables d : amendes et de confiscations. « Depuis 1815, nos produits sont avilis par les droits « qui les frappent a la sortie et a toutes les frontieres ; « notre capitation est effrayanle. II ne nous reste plus a qu'a couper nos arbres et a quitter une terre qui en- « richissait nos peres et qui nous mine, nous et nos « enfants. » Telles etaient les verites ameres qui, comprimees longtemps dans les cceurs, faisaient en fin explosion, et revelaient chez la population la pensee que le temps de la resignation n'etait plus , et que Theure d'une repa- ration eclatante avait sonne. Yraiment . c'etait un spec- tacle plein de graves enseignements que celui offert pendant ces jours par les habitants de cette cite , unis et agissant comme un seul hornme. D'un cote, le peuple tout entier, confiant d'abord, puis inquiet, puis irrite; de Tautre , le Prince , confine dans son palais , manquant a la parole qu'il a donnee et, pour toute reponse, faisant caserner un bataillon sarde a Menton . tout surpris de se voir en etat de siege, 17* 20i MKXTON ET MONACO. Alois, un homme du peuple prend la resolution Ae se presenter seul au palais de Monaco. II arrive, il trouve le Prince, qui lui dcmande. comme s'il Lignorait, la verite ! — « G'est pour vous la dire que je stiis venu » repond le visiteur; « si vous desirez l'entendre, je par- lerai; sinon . je m'en retourne. » — On Tengage a parler. Apres avoir expose la situation : « Les consuls et les notables , dit-il . tons honnetes gens , n'ont point . comme on le pretend . pousse le peuple ; mais le peuple. au contraire. les a mis a sa tete pour reclamer des re- formes ; et je suis venu ici en son nom... Que votre fils vienne s'assurer par lui-meme des sentiments reels de la population : je reponds de sa personne. » — Le Prince, apres un moment d'hesitation, consent que son fils aille. le lendemain, a Menton. Le rendez-vous general est fixe a la residence de Carnoles. UISTOIRK. 20 £ CHAPITRE XVIII. FLORESTAN I er . GOUVERN'EMENT PROVISOIRE. 12 decembre 1847 — 2 mars 1848. Le jour suivant ( i 2 dec. ), a l'heure fixee pour Tarri- vee du due de Yalentinois , pres de cinq mille person- nel, precedees de toutes les bannieres, duClerge, du Tribunal et des Consuls , se dirigent vers Carnoles. Les premieres bannieres toucbaient a la residence princiere, quand M. Tabbe Carles, cure de l'eglise paroissiale de Men ton , digne pretre en qui la population avail place toute sa confiance , qui connaissait ses miseres et ses voeux, prend la parole et, dans un eloquent discours. supplie le Due de se souvenir du cri parti du Vatican . demontre l'urgenre des reformes , question de vie ou de mort, et termine en demandant des concessions libe- rales semblables a chiles accordees par les autres Souve- rains a Tltalie. Ce discours, qui resumait la situation, quoique un peu etrange pourlui, semble emouvoir le Due. Apres 204 MENTON ET MONACO. quelques explications echangees entre lui et les Auto- rites , unies aux Notables , les re formes demandees sont solennellement promises , et aussitot les cris de Vive le Prince! retentissenl de toutes parts. Desfaran- doles, des rondes, ces danses joyeuses du Midi, sont improvisees en face de ces belles monlagnes, au bord decette mer etincelante et sous ce ciel si pur, temoins de Tallegresse populaire et du pacte nouveau. L'intervention du Doyen parait a l'historiographe des Grimalcli une enormite : « Ne pouvait-on pas s'e- tonner de voir un ministre de paix se meler ainsi a une foule agitee et se rendre l'organe de ses reclamations? Et puis, l'orateur etait-il sincere dans Texpression de ses sentiments personnels? Le role qu'il a joue plus tard permetle doute a eel egard » — M. Metivier oublie sans doute que la scene se passait en Italie, ou le pnMre est beaucoup plus mele a la vie publique qu'en France; que les circonstances etaient exceptionnelles ; que la verite sortant d'une bouche aussipure, aussi desinte- ressee, devait etre plus ecoutee que tombant d'une bouche seculiere; enfin, que, pere spirituel de cette grande famille qui venait solliciter le droit de vivre , il representait aupres du Prince Dieu lui-meme dont il etait Tenvoye et le saint ministre. Voila ce que M. Meli- vier n'a pas compris. Quant aux doutes injurieux qu'il o^e emettre sur la sincerite de ses sentiments et la loyaute de ses aetes, le Cure de Saint-Michel est trop haut H1ST0IRE. 205 place dans l'estime publique, trop considere de son Eveque , sa conduite ulterieure a ete trop honorable , pour que nous ayons besoin de les relever davantage : les mentionner sera notre seule reponse et notre seule vengeance. Reprenons notre recit : Que resulta-t-il de ce solennel rendez-vous?Quelques modifications dans le tarif des douanes, racceptation conditionnelle de la demission du Goilverneur, la pro- messe de ('adoption de limpet foncier, substitue aux droits de sortie sur les produits indigenes, projet d'un Conseil d : Etat : toutes concessions tardives, arrachees, qui en d'autres temps auraient recu bon accueil, et qui aujourd'hui neppuvaient satisfaire : voila tout. Lepeuple se considera comme trompe encore ; les Consuls protes- terent ; Tagitation rccommenca plus animee que jamais. Florestan eut recours aux mesures extremes. Un colonel francais (I) et un major piemontais, dont la presence n'avait servi qu 7 a contenir les esprits , furent denonces a leurs gouvernements, et bientot honorablement justifies. Le Chef du Clerge de Menton , pretre justement venere de tous, l'orateur du 12 decembre, egalement denonce, dut rendre compte, a Nice, de sa conduite ; mais il trouva dans la justice de son digne Eveque l'eloge au lieu du blame. Enfin, le Prince, a bout demoyens, envoya (I) Le colonel de cavalerie Maurice comte dePartouneaux , de- venu plus tard general de division. 206 MENTON ET MONACO. son fils a Turin. Quel accueil fit le suzerain au vassal? Gelui sans doule que meritait le representant dune mauvaise cause. Neanmoins, d'imprudents propos cir- culerent au retour ; il fut dit que le Prince avail l'appui du Cabinet sarde , et que les bai'onnettes et la proscrip- tion auraient raison des rassemblements populaires. Done, le 4 Janvier, le general Gonnet, suivi du Gouverneur provisoire et d ? un nouveau bataillon, entrait a Menton. Des agents de police semblaientchercherparmi les groupes les person nes designees pour etre arretees et proscrites. Stationnesa peu de distance Fun de Tautre, les deux bataillons observaient la population, qui s'a- vancait, musique en tete et portant le buste de Charles- Albert. Connaissant ses dispositions toutes pacifiques, et ne voyant dans cette promenade qu'une demonstration en Thonneur du Roi quelle aimait, la troupe se rangea soudainement et presenta les armes au buste duMonarque, satisfaction que le Prince n'avait ni desiree ni prevue ; peut-etre attendait-il un bulletin sinistre ; mais le brave general avait repousse loin de sa pensee Temploi de la force. Quand il eut acquis la certitude que Tordre n'etait point trouble, il partit pour Monaco, et les soldats ren- trerent aussitot dans leurs casernes. L'historien des Grimaldi pretend que « le 5 Janvier le desordre fut a son comble a Menton » (1). II cite des faits tcllement impossibles et si contraires a Tesprit reli- ct) Monaco et ses Princes , torn, ir, pa? 813 UISTOIRE. 207 gieux et au noble caraetere des habitants, que nous lie saurions ni les reproduire ni les admettre. Les Men- tonais sont vifs , comrae tous les meridionaux , parfois exaltes , mais incapables de saturnales. Le surlendemain , un einissaire etranger vint , au nom du Prince, demander aux Consuls de ramener le calme dans la cite. Les Consuls repondirent en rappe- iant les promesses faites , et en reclamant leur execution. Peine inutile! Des marins furent mandes par la Prin- cesse. qui chercha a ebranler leurs patriotiques dispo- sitions ; mais ils userent envers elle de cette rude fran- chise qui leur est familiere. An reproche qu'elle leur fit dobeiraux injonctions des riches — com me si, sous le regime que l'on connait, il y avait des riches a Menton — a Non! non! repliquent ces braves gens, nous ne suivons les conseils de personne : tous nous ne faisons qu'un ; nos interets et nos voeux sont communs , et nous sommes unis . voyez-vous , comme les cinq doigts de la main. II en a toujours ete ainsi , et ce sera toujours. » Les choses allaient mal pour le Prince. Le 1 fevrier, une deputation lui demanda la Constitution sarde ; le 13, tut publiee. par ses ordres, une certaine piece decoree du nom de Charte, veritable moquerie, dernier men- songe dont le peuple ne laissa pas achever la lecture. Qu'on juge si le peuple eut raison de repousser ce pacte derisoire ! L'article 13 etait ainsi concu ; a Le Cooseil d'Etut etabli pour deliberer sur les lois 208 MENTON ET MONACO, ft oil ordonrjances d "administration generate, est compose « de douze membres ages de trente ansaccomplis. La « moitie des membres sera nommee par le Prince , et « l'autre moitie par les electeurs, dans les proportions « suivantes : deux par les electeurs de Monaco : trois par « ceux de Menton ; un par ceux de Roquebrune. Chaque « membre du Conseil devra etre elu par les electeurs « de la commune ou il a sa residence. » Yoila done six conseillers au choix et par consequent a la devotion du Prince; six conseillers qui ne conseille- ront pas et qui seront les repetiteurs serviles des lecons qu'on leur aura faites. Six d'abord , plus deux , d'une obeissance passive; car ils seront pris a Monaco parmi les interesses ou les serviteurs du Mailre; plus, enfin, remarquez-le , le fils du Prince ou le Gouverneur, qui necessairement presidera et votera Men ; total : neuf , e'est-a-dire, majorite complete. Qu'importenl des lors les quatreautres et leurs velleites d'opposilion? On les traitera comme des zeros, incapables par eux-memes de faire un nombre; ils seront comme s'ils n'etaient pas; ilspourront discuter, protester meme ; qu'importe en- core? On passera outre. Les iminuables de la majorite decideront qu'ils n'accordent rien , qu'ils ne reforment rien, et qu'ils protegenta perpctuite Tadmirable meca- nisme gouvernemenial auquel ils sont redevables de leur petite pension, de leurs pelits honneurs, de leur petit role,et tout ccla aux depenset au dese>poir des Menlonais. qui patent et paieront. ce qui est t'inftppr- IilSTOIRE. 209 Unite affaire : sic vos non vobis. Parfait, ingenieux, habile ! Sans doule, le succes est prom is a celte concep- tion profonde; le calme va renaitre, Targent emplir le Iresor. Sa Seigneurie chante victoire ! oui ; mais elle a calcule sans son bote Gel bote refusera le plat qu'on vient de lui servir, et qu'en certain lieu Ton juge trop delicat pour sop grossier appetit. L'indigne factum est accueilli paf le mepris public : il ne meritait pas mieux. Le peuple comprend qu'entre le Prince et lui tout rap- port est rompu , loute union brisee. Dans les derniers jours de fevrier, un grand evene- ment s'accomplissait : le 22, Paris se levait, dans la guerre civile , au cri de la Reforme ; le 2i , la revolution etait consornmee, l'oeiivre de Juillet n'etait plus ! Cetait Elle! (1) le jour qui suivit la nuit sombre, On vit , non sans pitie , se retirer dans l'ombre Ce prince que Paris , fatigue de ses rois , Avait , dans son caprice , hisse sur le pavois , Comme un pauvre honteux que le monde abandonne, Au bruit des lourds paves laissant une couronne. Celui que nul ami n 1 avait su retenir, Leguant a son pays un lugubre avenir, S'en allait vers Texil , seul , sans fils , sans escorte... Ge quapporta Juillet , Fevrier le remporte , (Test justice et lecon. De la Seine au Volga , Des rives du Danube aux cimes de l'Etna , (!) La Revolution. ^10 MENTON EX MONACO. Fatalement pousses par un souffle magique , Goururent ces trois mots : la France est Republique Alors , peuples et rois s'agiterent soudain , Et partout Fevrier compta son lendemain. L'Autriche aux mille aspects , la froide Germanie . La noble Peninsule au splendide genie , La Hongrie au coeur tier, l'impatient Piemont Qui brule d'effacer un seculaire affront; Berlin la raisonneuse et Yienne la superbe , Piome, enfin, dont la force est toute dans le Verbe , Empires et cites , tout fut en mouvement , Tout trembla , tout subit l'immense ebratilement I La revolution de Paris devait egalement exercer sur l'etat des esprits a Menton une influence decisive: deja la necessite d : une concentration de pouvoirs entrc les mains du general Gonnet avail ete demontrce au Prince, qui I 'avail lui-meme reconnue et acceptee; en outre, les Consuls, dans une adresse au nom de la population Mentonaise , avaient instamment reclame la haute pro- tection de la Sardaigne. La gravile dela situation n 'avail pas echappe au Prince et a son entourage. Le 25 fevrier, une proclamation pleine d : injurieux reproches est alli- chee ; Florestan declare adopter une Constitution sem- blable a celle de la Sardaigne. Que ceite important^ concession ait ete arrachee par la revolution parisienne. deja connue a Monaco, par Tattitude perseverante des (l) Fragment d'un poeme iu6dit, par I'auleurde ce travail. HISTOIRE. 211 Mentonais, ou librement consentie , elle n'en tut pas moms accueillie avec une satisfaction veritable. Un Te Deum en actions de graces fut ehante a cette occa- sion par le digne Cure de Saint-Michel. La Constitution nouvelle , vraiment liberate , otait capable de satisfaire les volontes les plus exigeantes ; mais la foi en son application sincere manquait entiere- ment. Tant de promesses avaient ete eludes! Taut d engagements oublies ! On y croyaitpeu: on n'ycroyait pas. En meme temps, Limmense commotion qui depuis quelques jours ebranlait LEurope, poussait les esprits a des entreprises radicales. Ne voulant pas demeurer plus longtemps spectateur d'un mouvement qu'il n'etait plus possible de maitriser sans verser le sang, le Gene- ral sarde demanda a Turin des instructions ; le Gouver- nement lui donna Tordre de retirer ses troupes. Peu de jours apres, il informa le Prince qu'il lui etait enjoin! de faire sortir de Menion toutes ses forces , et qui! allait s'y rendre en personne pour presider a rexecmion de cette mesure. En vain,M. le comte Alexandre d'Adhemar, qui avail ete nomme par le Prince Gouverneur general , a la place de M. Yillarey , demissionnaire . ehereha, dans une proclamation pleine de belles promesses, a recon- cilier le peu pie avec son Souverain. Le 2 mars , lorsque les troupes piemontaises eurent repris la route de leurs cantonnements, Menton arbora le drapeau italien , et un Gouvernement provisofre 212 MENT08 ET MONACO. ( Commission ) de trente-neuf membres elus par accla- mation y ful constime. — Cinq jours apres , la Com- mission s'adjoignit soixante-un cifoyens proclames encore par la voix du peuple. — Aussitot le Prince pro- testa aupres du Cabinet de Turin contre Tetablissement du Gouvernement provisoire. A cette protestation , le President du Conseil des ministres sardes fit line reponse parfaitement logique. « Les trailes invoques par le Prince n'obligentle Roi qu'a defendre le Prince contre une agression exterieure. Si fe Roi a bien voulu, dans les premiers moments d 'effervescence , envoyer des troupes a Menton, ce n'etait qu'un acte de courtoisie auquel rien ne le contraignait ; mais ces troupes n'ayant pu ramener le calme, le Roi se retirait, afin d'etre en droit de decliner toute responsabilite des evenements ulterieurs. » Tel est le sens du traite Stupiniggi : le comte de Saint-Marzan ne pouvait repondre autrement. Quant a retablissement d'un Gouvernement provisoire. seul et dernier moyen de salut, le passe et les circons- tances ne Lavaient que trop justifie. Les proclamations du Prince Florestan se muliiplie- rent, mais toujours impuissantes; si bien qinl se decida. par ordonnance du 10 mars, a confercr a son fils. le due de Valenlinois, ^administration generale de la Princi- paute, dont la plus grande partie lui eebappait : pareille a une couronne de laquelle se seraient detaches dVu\- memes les plus beaux fleurons. sans qu'une main hu- maine put les y replacer jamais' EIST01RE. 213 CHAPITRE XIX. CHARLES TRENCA. LES DEUX VILLES UBRES. — ABSTENTION DK MONACO. ! 8 4 8. II est un hom me qui fat grand par le eoeur, puissant par Intelligence, distingue entre tous plus encore par la noblesse de son caractere et la delieatesse de ses senti- ments que par sa naissanee et sa fortune , auquel la Providence reservait une mission considerable dans la revolution Mentonaise , et en qui bientot sot} pays se personnifiera tout enlier ; qui. grand citoyen autant que loyal serviieur, fut indignement juge et longuemerrt eatomnie par l'historiographe du Prince de Monaco : c'est le chevalier Trenca. Le moment est venu de dire ce qu'il fut avant d'etre appele par la confiance publique a la tele du gouvernement des deux Villes. Pour bien connaitre et apprecier un hommeque ses rares qualites et ses eminents servicer ont saere pour bt posterity, il convient de reehercber comment fureh! conduites ses premieres amhees". 214 MENTON ET MONACO. Descendant d'une famille dont l'origine se confond avec celta de la cite , et anoblie il y a pres de deux sie- cles , dans une position de fortune qui permeitait tous les sacrifices, Charles Trenca, apres avoir, en enfant docile, profite de Teducation inestimable de la famille, recut cette forte education publique qui ouvre devant elle toutes les carrieres. Les colleges de Nice et de Mar- seille , TUniversite de Turin , applaudirent tour a tour a ses succes et encouragerent ses travaux. Son gout pro- nonce pour les lettres , sa passion pour la musique , et surtout pour la musique sacree, lui derobaient toutes ces heures precieuses que trop souvent la jeunesse con- sacre aux vulgaires plaisirs. Ses premieres compositions musicales revel^rent en lui un artiste. On pourrait regretter que ses brillantes facultes ne se soient pas exercees sur un plus vaste theatre, ou elles Tauraient assurement fait monter au premier rang ; mais peut-etre aussi , en se vouant exclusivement a ses etudes favorites, dans les capitales, aupres des grands maltres, serait-il devenu trop etranger a son pays , aurait-il moins connu ses miseres, et malgre son ardent patriotisme, n'aurait- i! pas concouru si eflicacement a sa redemption. Homme du sol et de la famille, que le besoin de son instruction lui avait fait quitter a regret, il y etait re- venu avec la pensee de s'y fixer et de s'y attacher pour toujours. — En 1819, le Prince le nomma lieutenant dans sa garde. L'annee suivante. il s'unissait a une porsonne vraiment accomplie, mademoiselle Francoise- H1ST0IRE. 215 Marguerite-Henriette de Monleon, dont le pere avait administre pendant plusieurs annees la ville de Menton en qualite de Maire, fonetions que le fils occupe et remplit si dignement aujourd'hui. En 1828, il fut nomme capitaine dans le corps des carabiniers du Prince; en 1831, le Portugal le ehoisil pour son consul a Menton. Dans la meme annee, sa presence au service funebre anniversaire du roi (Charles-Felix lui valut la disgrace du Prince, auquel il offrit, mais vainement, sa demission: quatre arts plus tard , a l'occasion d'un lache assassinat commis par exces d'autorite et contre lequel , avec toute la popu- lation , il avait manifeste une indignation legitime', il ful , sans avoir ete entendu, rave du cadre des officiers. Revenu a des sentiments plus equitables , Honore V repara, en 1837, Tinjusiice qu'il avait commise, et fiivoya a Charles Trenca un nouveau brevet de capitaine, s-ms qu'il Peut soliicite. Vers la fin de 1841, quelq'ue temps apres Tavene- ment de Florestan , avenement que ce prince s 7 empres>a de faire ratifier par le Roi de Sardaigne, dont il etait le vassal , Charles Trenca fut designe comme membre de la deputation envoyee a Turin pour la ceremonie (h linvestiture (I). Son merite hors ligne le fit distinguer a la cour; le Roi, qui le recut en audience particu- (I) Voir, oux Pieces justificative*, le ceremonial de I'inresliture, n« 6. $lG KENTON ET MONACO. liere . le nomma chevalier de Fordre des SS. Maurice et Lazare. En cette cireonslance comme toujours, Trenca sut eoncilier ses devoirs envers son Souverain avec scs obli- gations envers son pays. Loin d'aceuser Tauteur des maux qui accablaient ses eompatriotes, il demanda et obtint en faveur du due de Valentinois la decoration de Commandeur de 1'Ordre dont il venait d'etre fait Che- valier, avec automation de revetir IHmiforme de cet Ordre. « II voulait, dit Xorbert Duclos (I), par une telle faveur accordee au jeune Due, rapprocher les Princes de Monaco de la Maison de Savoie. dont la haute m- fluence ne pouvait qu'etre tres utile au hien du pays, par les inspirations de la genereuse politique qui presi- dait aux destinees de> Etats-Sardes. » Cette flatteuse distinction , due autant aux rares qua- lites de Charles Trenca qu'a la bonte du Roi qui les- avait appreeiees, l'auteur de Monaco et ses Princes Tattribue uniquement a Famine et a Tintervention du due de Valentinois. Nous le meltons au deli de nous fournir la preuve de son assertion gratuiteet, deplus. ealeulee, on devine dans quel but. Nous , au contraire. nous pouvons affirmer, des a present, avec la plus en- iiere certitude — et nous pourrions aller plus loin, si Ion nous y foreait — que hien loin de faire solliciter monsieur le Due pour son comple . Charles Trenca ( \ Vie du Commandeur Trenca, par Xorbert Duolos , pag. -2 ( ». HISTOIRE. 217 sollicita lui-meme pour le Prince hereditaire les favours piemontaises , ainsi qu'on vient de le voir (I). Au retour de Turin , le Prince lui olTrit la place de eontroleur general des finances. « Le chevalier Trenca , dit encore Norbert Duclos, hesita d'abord a accepter ces fonctions , dans lesquelles il etait bien difficile , en effer . de concilier les interets du Prince qui ne cherchait qu'a augmenter ses revenus, avec ceux du peuple qui reclamait, au contraire, la diminution de ses charges. II accept a cependant , ne desesperant pas de resoudre le probleme , ou du moins avec Tespoir d'user utilement de l'influence que lui donnait cette nouvelle position pour amener le Prince a de meilleurs sentiments » (2). Designe de nouveau , Tannee suivante, pour accom- pagner a Turin le due de Valentinois, il fut accueilli encore par M. le comte de La Marguerite avec les plus grands egards. (Test alors qu'il recut dece Ministre la mission tres delicate de sonder les intentions du Prince relativement a la cession de la Principaute. Mais laissons parler ici son impartial biographe : « II lui fallait du courage pour s'en charger, car il etait a peu pres sur (1) La digne mere de Charles Trenca, Frangoise-Felicite Levamis fut tenue sur les fonts du bapteme par une des Princesses royales de Piemont , elevee par ses soins dans un couvent et dotee en- suite d'une pension qui devait eire reversible sur Charles Trenca. On comprend facilement le credit dont pouvait jouir aupres du Roi et de son Cabinet le fils de Felicite Levamis. (2) Vie du Commandcur Trenca, par Norbert Duclos, pag 22. 2!8 MENTON ET MONACO, de deplaire; et, en eflfet, ses premieres ouvertures . fort mal accueillies par la Princesse-mere , le firent tomber (out d'abord en etat de suspicion. Accuse bientot par la Prince d'entretenir avec le Gouvernement sarde une correspondence ayant pour but de devoiler certains details de son administration , le chevalier Trenca crut de son honneur et de son devoir de donner immedia- tement sa demission de toutes ses fonctions . et demanda Oieme qu'une enquete publique lui permit de confondre S3S calomniaieurs. — II n'avait jamais dissimule ses sympathies pour la Coin* de Turin, et les Princes de Monaco avaient du apprecier la franchise avec laquelle il les avait toujours conjures de se rapprocher de cette Cour, dont la salutaire influence eut pu leur epargner tant de fautes, ainsi que la loyaute avec laquelle il les avail servis, tout en deplorant leur mauvaise adminis- tration. II demandait cette enquete , non point pour difendre son honneur, que ne pouvaient atteindre ces calomnies , mais pour eclairer le Prince sur les basses intrigues qui cherchaient a eloigner de lui sesconseillers les plus honnetes. a La demission et Tenquete furent egalement refu- sees. Le Prince reponditau chevalier Trenca qui/ n'a- v alt jamais doute un instant de sa loyante, et le pria de nepas lepriver de ses services. a De 1844 a 1847, aucun evenement important ne vient changer la position du chevalier Trenca, si ce n est qu'il a etc charge des fonctions de tresorier general aisTOiHE. 219 reunies a eelles de controleur general des finances, lou- ses efforts ont tendu a se maintenir dans la confianee du Prince, sans cependant perdre une seule occasion de plaider aupres de lui les interets publics, en recla- mant contre les charges toujours eroissanies qui ecra- ;*ent ee malheureux pays. Reclamations inuliles. dont Tinsistance doit finir par le rendre suspect, il le sent bien lui-meme; mais depuis longtemps il est pret a faire le sacrifice de son emploi , plutot que de sanetion- ner. ne fut-ce que par le silence, les iniquites qui se commettent au nom du Prince. Deja meme il eut resigne ces fonctions qui lui pesent , si ses amis ne Tavaient pas prie de conserver une influence qui , dans un moment donne . pouvait devenir utile. Les soins a donner a ses proprietes, rexploitation de leurs produits; son gout pour les voyages , son amour de l'etude et ses habitudes de famille , tout lui conseillait de reprendre son inde- pendance ; mais il restait enchaine a cette position . pour ne pas perdre loccasion de rendre service a son pays » (I). Les obligations que sa position officielle lui imposait envers le Prince etaient bien connues du chevalierTrenca. Le lecteur se souvient que le 4 novembre 1847, jour ou le pays tout entier celebrait joyeusement la fete du Roi- reformateur, Charles Trenca s 7 abstint de toute mani- festation, n'illumina point, et. comprimant son patrio- (0 Me du Commandeur Trenca , pag. 23 et SI; 220 MENTON ET MONACO, tisme , eut le courage de sacrifier ses sentiments au devoir. II n'a pas non plus oublie que le 9 decembre suivant, qaand Florestan, accouru de Paris, la veille, eut refuse de recevoir la deputation Mentonaise, le cheva- lier Trenca osa faire au Prince de respectueuses repre- sentations, et que, pour toute reponse, le Prince le destitua de toutes ses fonctions. A partir de ce jour, delie de ses serments et rendu a l'independance , Charles Trenca etait redevenu libre. Du 9 decembre au 1 er mars , veille du jour ou Menton conslitua un Gouvernement provisoire , Charles Trenca se tient al'ecart, prevoyant et attendant Tavenir. On lui fait un crime d'avoir, dans Tintervalle, entretenu des relations avec le general Gonnet, un ami de vieille date ; d'avoir invite a une reunion musicale, vieux peche d'habitude, des parents, des amis, des compjtriotes ; d'avoir cause avec eux du passe el meme du present , crime irremissible; on transforme de simples entretiens en conversations redoutables, d'innocentes receptions en clubs demagogiques ; on veut voir partout cles cons- pirateurs et des complots; et Ton oublie qu'iln'yeut jamais ici qu'un seul complot contre l'Etat, Tadminis- tration du Prince; un seul conspirateur, le Prince lui- meme. Tel fut Charles Trenca dans le passe; 1 avenir nous le montrera citoyen devoue , ecrivain , homme d'Etat , diet de gouvernement , diplomate, luttant contre I'in- trigue et les influences, faisant face a toules les ditli- IHSTOIRE. - } 21 cultes, animant tous les courages, soutenant toutes les defaillances. eonjurant lous les perils , susant eiifin el se sacrifiant pour la cause deux fois sainte qu"il avait erabrassee : la cause de la justice et de la patrie. Peu de jours apres la constitution du gouvernement provisoire. le due de Valenlinois, encore tout impres- sionne de la terrible leeon de Fevrier, venait voir si Menton et Roquebrune seraient moins intraitables que Paris . et si de nouvelles promesses pourraient changer les dispositions des deux Yilles. 11 venait aussi pour maintenir sous son obeissanee Monaco , qui ayant moins souffert de la domination des Princes, n'avait pas clier- che a s'en affranehir. G'etait bien a lui : il soignait sa chose. Mais il etait trop tard; et quant au but principal qu"il poursuivait, ildevait yperdreson temps etsa peine. Oubliant que son pere avait blesse au coeur le cheva- lier Trenca , qu'en recompense de sa franchise , dans une circonstance grave , il avait brutalement rendu a Tindependance , ne comprenant pas que l'ancien et loyal conseiller, par devoir comme par sentiment , ne pouvait plus elre que le serviteur de la patrie , le Due lui ecrivit pour 1 'engager a se rendre a Carnoles « a fin de eoncerter ensemble la reorganisation adminis- trative et politique dupays (1) ; mais Charles Trenca Cf) Monaco et ses Princes , torn, n , pag. 231 . Voir au\ Pieces justificative, la lettre de }I. le Due et la reponse Ju cheval ier Trenca . u 0f 7 et 8. 19 i'l'l MENTOX LT MONACO. ne s'apparteuait plus; il se borna a repondre an Due qu'il ne pouvait rien prendre sur lui. et qu il en refe- rerait au Conseil du gouvernement . dont il etait mem- bre. Demarche inutile : la Commission relusa de se preter a ces ouvertures: lahime qui existait entre les deux puissances ne pouvait plus eire franehi. Trenca Teut-il voulu ! « De nouvelles propositions plus directes , de nature a flatter son ambition , furent faites au chevalier Trenca. et repoussees de meme avec respect, mais avec la (lignite et l'energie que donne le sentiment du devoir el de Ihonneur » (1). Separation ! . . Tel etait le cri qui retentissait d'un bout a l'auire du territoire des deux Villes: lei etait le resultat que devait poiirsuivre sans retard la Commission provi- sou-e. Aussi, apres avoir adresse aux Gouvernements de Paris et de Turin des letlres de notification, et pourvu. a l'interieur, aux necessites les plus imperieuses , les Commissions de Menton et de Uoquebrune se reunirenl- elles dans la soiree du 20 mars, et, le lendemain 21. rendirent a Cunanimite un decret par lequel el les proolamaient les deux villes Villes libres. Voici cette declaration palriotiqueet souveraine : '< La Commission de Menton, de concert avec celle c< de Uoquebrune. reunie en seance extraordinaire : « Attendu que depuis ['organisation du Gouverne- (I) Vie du Conunandcur 7Veflctf,pag. $8. HlSTOIftE. •>:>:; « merit provisoire. consume le I ile ce naois, tous les « actos officiels du Prince, loin de tendre a fa ire dispa- « raitre ies causes qui ont necessite cette determination « du peuple , n 'ont eu d autre but que d'aceroitre i L exasperation publique; « Que la revocation de tous les officiers publics faisant « partie de la Commission a rendu impossibles tous les « actes de i'Etat-civil , les acres a cause de iiaort et * toute transaction sociale ; « Que des tentatives ont ete faites a lexterieur pour « entravertout commerce d exportation, seule ressource « du pays: « Qu'en jetant ainsi la perturbation dans les interets, « le Pouvoir n'a vise qua amener le desordre et la- te narchie ; « Attendu qu'une pareille situation ne saurait se •( prolonger plus longtemps. et qu'il est urgent de la « regulariser : « La Commission . adherant a la volonte unanime et « energique du peuple, de briser irrevocable mem avee « un pouvoir dont les monopoles, l'arbitraire et l'oppres- « sion ont ete depuis trente-trois ans la seule et unique « pensee, les seuls moyens de gouvernement . « Arrete a Lunanimite : '< La ville de Menton . dont Roquebrune demeure une « annexe . est proclamee Ville libre et iridependante , « sous la protection de la Sardaigne (comme ci-devant), 224 MLMO.N ET MONACO. < pour ne plus faire partie de la Principaute de Monaco, « La limite qui separait la commune de Roquebrune « de celle de Monaco flxera la ligne de demarcation ( du territoire appartenant a la Ville libre de Men ton. « Le pavilion adopte se compose des couleurs sui- te vantes, placees verticalement , savoir: c< Le vert, attache a la hampe; « Le blane, ayantau centre deux mains entrelacees. « Et le rouge, flottant a Lextremite. < Les lois existantes continueront a etreen vigueur « jusqu'a ce qu'il soit ulterieurement statue. « Le* President de la Commission etles Consuls sonl x charges de notifier a qui de droit le present arrete. « Men ton, ville libre. » S invent les signatures ties cent representanls comfosant la Commission. Le 31 mars, des lettres de notification sont expedites par les trois anciens Consuls , MM. Massa , C. de Monleon < i t Manddi , aux Gouvernements de Paris et deTurin(l). M. de Balbo repond que la Sardaigne eontinuera a (I) MM. D'Adhemar, le vicomte Tonin de Partouneaux et I'au- teur de ce travail eurent I'honneur de presenter la lettre de notification a M. le Ministre desaffaires etrangeres, a Paris. Voici en quels termes ce fait est presente dans Monaco et ses Princes, pag. 236 : — « Le 31 mars , la nouvelle Ville libre notifi.t ;» la Sardaigne et au Gouvernement provisoire de France la revo- lution qu'une imperceptible minorite venait d' accompli)'. » Et c'esl .iiii>i nu'on eci it I'Listoire ! HISTOIRE. 225 Menton ville libre la protection quelle reclame, « en reservont tous les droits qui peuvent appartenir a Sa Majeste sur ce territoire. » Peu de jours apres cette reponse, un detachement de troupes piemontaises est envoye dans cette ville. Le i avril , la loi electorate , presque aussi large que le suffrage universel , est promulguee ; on procede en- quire a de nouvelles elections. Le nombre des deputes est reduit a soixante-dix . cinquante-huit pour Menton et douze pour Roquebrune. Le 9, un Te Deum solennel est chante a leglise paroissiale. Le 17, en reponse a la lettre de notification, M. de Lamartine donne a ses agents consulaires et aux direc- tions des ports qui commercent avec les deux Villes des ordres pour que leur nouveau pavilion recoive bon et fraternel accueil , et que les visas ordinaires soient apposes dans les chancelleries sur tous actes emanant des autorites nouvelles (1). Le 30 , le Statut fondamental est publie. La souve- rainete residera , par delegation , dans la Chambre des soixante-dix. Cinq Commissaires seront charges par elle du pouvoir executif ; comme elle, ils auront Yinitia- ttve. La duree du mandat sera de trois ans. Enfin, le i er mai, la Chambre nomme les Commis- saires, quielisent leur president, lequel prend le titre (I) Voir aux Pieces justificative*, n° 9. 19* 22G MENTON ET MONACO. de President du gouvernement (1). Le regime muni- cipal est institue, et Ton procede rapidement a une complete reorganisation jadiciaire. Dans tous ces mouvements qui ont amene TafTran- chissement des sept huitiemes de la Principaute, on voit la petite ville de Monaco so tenant a l'ecart , comme son rocher , et restant etrangere a tout ce qui se fait autour d'elle. Pourquoi? Une rivalite seculaire existait entre la ville priiiciere et la ville bourgeoise , entre le rocher nu et dominateur et le pays producteur. De tout temps , Monaco fut favo- rise par les Princes : autrefois , ils y depensaient large- ment leur propre fortune; depuis 1815, ils s'y etaient fait, avec l'argent de Men ton, des creatures devouees a leur domination egoi'ste. Quelques maigres emplois , quelques miserables pensions , des promesses , des espe- rances, tels furent leurs grands moyens de seduction. (1) Les cinq Commissaires elus etaient: MM. Charles Trenca . president; Joseph de Saint-Ambroise; Mouton (de Roquebrune); Charles deMonleon; C. Faraldo.-— Le Maire dela ville de Menton, M. Auguste Massa. La Garde nationale, spontanement organ isee, est placed sous le commandement en chef du Colonel Charles Trenca. Elle se com- posait de deux compagnies de grenadiers et de deux compagnies de voltigeurs. Tous indistinctement ont bien merite du pays; mais specialement le capitaine adjudant-major Jean Trenca, hom- me ouvert, franc, intr^pide, cheri du peuple, et qui a rendu , par son zele infatigable , d ? immcnses services a la cause dc raffranchissement. HISTOIRE. 227 et Ton comprend tres bien leur politique. Sur trois communes , dont deux , depouillees par eux , les mau- dissaient sans cesse , il leur en fallait une qui , natu- rellement pauvre, paree que le sol lui manque, eut besoin des deux autres , et ramassat avec bonheur les miettes qui tombaient de la table du Maitre. Le succes etait assure et peu couteux : Menton et Roquebrune payaient, Monaco profitait. II n'y avait pas pour les rares habitants du Port-d'Hercule neeessite pressante de secouer un joug dont presque tout le poids etait porte par des voisins qu'ils regardaient a tort bien moins comme des compatriotes que comme des adversaires. Et puis . le Prince et les siens , dans ces derniers mois, y habitaient , entoures de gens qui avaient besoin d'eux, qui comptaient sur eux , et qui agissaient de tout leur pouvoir sur cette petite population pour Tempecher de proclamer son independanee. lis lui faisaient peur tour a tour et de la Sardaigne et de l'Autriche et du Prince lui-meme ; ils lui donnaient a comprendre que le fils du Prince etant, parson mariage, devenu fort riche, il lui serait chose facile de venir en aide aux habitants sans la participation des autres communes : que leur interet leur commandait de ne pas changer leur situa- tion , etc. ; enfin , que Menton et Roquebrune se repen- tiraient un jour d'avoir renie leurs souverains. Ces raisons , plus ou moins convaincantes , engagerent Monaco a s'abstenir. Il garda done son Maitre, qui se cramponna a ce rocher , ou il etablit un foyer de cons- 22S MENTOH ET MONACO. piration permanent contro l'independanee des Villes libres ( I ), aim de s'y ereer un parti par tous les moyens, dans l'espoir, non de recouvrer une souverainete qu'il savait perdue a jamais, mais de ceder a la Sardaigne un bien singulierement amoindri , ou de rencontrer dans les malheurs memes de l'ltalie une restauration nouvelK (I) A cefcte conspiration infatigable contre leur independence. le Grand Conseil se vit force de repondre,le 28 mai, par un decret de bannissement contre le Prince et sa famille. niSTOiRE. 229 CHAPITRE XX. Le nouveau gouvernement , libre expression de la volonte generate , etait bien et legalement constitue : neanmoins, les difficultes ne manquerent pas a ses commencements. Monaco menaeait ; la Princesse « cet esprit serieux et observateur hautement apprecie de sa famille » ( I ), ourdissait a Paris ses intrigues , et se mul- tipliait pour empecber le Gouvernement francais de reconnaitre le nouvel etat de choses. Ou les Villes libres pourraient-elles trouver une protection efficace? Dans la Sardaigne seule. L'annexion les sauvait : ainsi pen- sait tout le pays. Le Grand Conseil songea a faire voter aux deux communes leur fusion aux Etats-Sardes. Deux registres destines a recevoir les votes pour ou centre furent ouverts a la Maison communale de Menton pendant cinq jours : la majorite des electeurs inscrits des deux Villes signa en faveur de Tannexion; il n'y eut pas un seul vote contre. (I) Monaco et ses Princes, toni. n , pag. 173. '2>0 MENTOR ET MONACO. Nous ne prendrons pas la peine de refuter \a asser- tions cntierement erronees queM. Metivier avanee conire la sincerite de ce vote, ni de discuter des cbifTres (4), ni de dementir les pretendues violences exercees conire les opposants : nous nous bornerons a mettre sous les yeux du lecteur un extrait de la deliberation du Gran nioi de me feliciter avec vous , et par consequent ave<< le pays que vous representez si dignement , du triomphe de notre sainte cause et de ses magiques effets. « Seule epave du grand naufrage des liberies iialien- nes, notre frele esquif a surnage dans cette mer de tempetes ; seul il a pu gagner le port et y reparer a t'aide du glorieux etendard de Savoie les immenses avaries que trente-trois ans de tourmentes inoui'es lui avaienl fail eprouver. » msroiRE. U9 L'orateur jette ensuite ua rapide coup-d'oeil sur ees uvMite-trois annees dont nous avons ecrit la deplorable histoire, et, de ce passe si triste arrivant avec bonheur an present, il seerie : < Voyez ceitc aisance repandue dans toutes les classes. et dont ratmosphereelle-m£me semble dilater le parfum; — ees issues nouvelles ouverles au travail , eetle source vive d'ou jaillit le bien-etre e! la moral ite dun people: — cette prodigieuse activile qui se manifesle par mille bras; — ees constructions qui s'elevent comrne par enchantement ; — ees magnifiques paves qui ornent nos rues principals ; — cette route de Sospel dont l'ouver- ture centuplera nos richesses : — ees asiles ouverts a 1 indigence infirme; — ees raoyens d'insiruction fournis a la jeunesse ; — le pays heureux . moral et tranquiile ; — le commerce libre et prospere; — le sol cultive et fertile! ! Dites, Messieurs, n'est-ce pas la le fruit de la veritable liberie , de celle qui nait de l'ordre, de eet ordre dont nos populations, autant par leur caractere genereux que par votre sage impulsion . ont donne le noble et salutaire exemple? Ne sont-ce pas la les magi- ques efTets du triomphe de notre sainte cause : les re- *ultats dime administration integre, eclairee, et du loyal et ferme concours que vous lui avez prete? « Felicitons-nous-en, Messieurs, mutuellement : ear, nous pouvons le dire : le pays tout entier a bien merite de lui-meme; ehacun de nous a apporte sa pierre a 1 'edifice commun. * 21" 250 MENTON ET MONACO. Charles Trenca disait vrai el pouvait feliciter a bon droit; car ('administration provisoire n 'avail pas perdu de temps. Elle s etait entierement consacree a I'ceuvre de la regeneration commune. Bientot, grace au bienfait du regime municipal , on vit renailre ce pays com me par enchantement. Ses rues , ses ecoles , ses eglises, ses hospices, ses fontaines, tous ses etablissements aban- don nes depuis trente-cinq ans, furent releves , reslaures. enlretenus avec un zele intelligent , et un heureux aspect de.vie et de prosperite s'etendit la ou naguere tout etait misere et mine. HISTOIRE. 251 CHAPITRE XXI L i; 185 1. «. Quelques mois se passerent sans que rien Vint troubler la tranquillite des deux Villes et leur confiance dans le resultat des mesures prises par le Gouvernement sarde pour assurer leur annexion definitive. Pendant six mois, le chevalier Trenca n'eut a se preoccuper que de Amelioration de 1 etat interieur du pays. Mais Ten- nemi du repos des Mentonais n'avait pas desarme; il travaillait sourdement a leur susciter de nouveaux em- barras, et bientot ses menees se revelerent dans un incident plein de menaces pour Tavenir des deux Yilles. « II s'agit de 1 'affaire du Pavilion , ramenee par le Gouvernement francais a propos de la convention addi- tionnelle au traite de commerce et de navigation conclue a Turin . le 20 mars 1 85 1 . entre la France et la Sor- daigne. I Nous avons emprunte a Texcellente brochure de M. Noj-bert Duclos : Vie da Commandeur Trenca, — la seconde et grave affaire du Pavilion. Le patriotisme mentonais et nos lecteurs ne s'en plaindront pas. £53 MENTON ET MONACO. '< L 'article Je la loi consaerant celte convention en etendait le benefice an territoire de la Principaute de Monaco, enclavee dans le Piemont , en ce qui concerne ['importation en France des fruits frais. « On presenta adroitement a M. Baroche, ministre des affaires etrangeres a celte epoque, des observations artificieuses sur la porlee de la mesure par laquelle. depuis leur separation de la Principaute de Monaco, les villes de Menton et de Roquebrune avaient obtenu Fen- tree de leurs batiments dans les ports de France, sous pavilion sarde. On fit remarquer que le pavilion sarde, assimile par le traite au pavilion francais, ne payait aucun droit de navigation , que les habitants de Menton. en empruntant ce pavilion , se trouvaient dispenses d'acquitter les droits d'entree imposes aux pavilions Strangers non favorises , tels que les batiments du port de Monaco , reste sous Fautoritc de son ancien souve- rain , et qu'il o'y avait aucune bonne raison de faire ainsi remise aux uns d'une taxe acquittee par les autres, « Sur ces considerations, dont on lui avait exagere I importance, et trompe d'ailleurs sur le veritable eta* des choses, quant a la question de la separation, M. le Minislre des affaires etrangeres ecrivit au Consul de Nice que le Gouvernement de la Republique retirait aux villes de Menton et de Roquebrune Fautorisation qui lour avait ete donnee d'envoyer en France leurs navires a provenances sous pavilion sarde, lui ordonnant, en consequence , de n'accorder a Favenir les expeditions ou HISTOIRE. io6 visas demandes qu'aux batiments portant le pavilion du Prince, et munis de papiers de l'ex-Principaute , eonformement aux anciens traites. « Get ordre equivalait a la suppression du commerce des deuxVilles, qui ne vivent que de leurs relations avec la France. Evidemment , on avait voulu les prendre par la famine , en tuant leur commerce , et les forcer de subir la restauration qui se cachait sous ces perse- cutions. a Mais cette mesure derobee par surprise a la bonne foi du Gouvernement francais ne devait servir qu'a faire eclater une fois de plus la reprobation universale qui sattachait au souvenir de 1 'administration des Princes. Par un vote energique, le Conseil municipal de Men ton, resolu a ne pas subir le pavilion de Monaco , decida , d "'accord avec la population , que la difference dans les droits serait bonifiee aux patrons de navires qui conti- nueraient de faire leurs voyages en France sous le pa- vilion sarde. Ce sacrifice, en se prolongeant, auraitruine le pays ; mais entre la ruine et la domination des Princes de Monaco, le choix etait tout fait. « Gette energique deliberation merite d'etre mise sous les yeux de nos lecteurs : Deliberation du Conseil Communal du 18 Mai 1851 , a Menton. « Presents a la seance : MM. le chevalier Augusta « Massa, syndic; le chevalier Charles de Monleon, le fj4 MENTOR KT MONACO. « commandeur Charles Trenca, Maurice Marenco. che- <* valier Jean -Dominique Bottini , Antoine Martini, « Jean-Bapte Ferro , Joseph de Monleon , avocat Emma- « nuel de Bottini , abbe Emmanuel Fornari , avocat cc Valentin Isnardi. Septime Gioan, Horace Valetta, « Antoine Augero, Emmanuel Fontana , Emmanuel « Palmaro. el Adraste Abbo; « Monsieur le Syndic expose qu'il a du convoquer « le Gonseil extraordinairement pour lui faire part qu'il « est parvenu a sa connaissance que des instructions <( viennent d'etre donnees par le Gouvernement de la « Republique franchise a son Agent consulaire en celte « villa, pour que, a l'avenir, les certificats- d'origine « pour les produits qui s 'expedient en France ne soient « plus deiivres, si ce n'est dans le cas de leur transport cc sous pavilion du Prince de Monaco ; « Qu'une pareille mesure doit avoir pour resultat de « priver nos produits du benefice de la diminution des « droits d 'entree consentis par les derniers traites de <( commerce; « Que, s'agissant d'une matiere qui interesse a un « aussihautdegrelepays. il s'estempresse den informer « le Gonseil, pour que, dans sa sagesse , il prenne « a cet egard les mesures requises par la circonstance : « Le Gonseil, apres avoir en tendulexpose qui precede, « Gonsiderant que le droit majeur qui va frapper la « partie de nos produits importes en France, doit fttre « supporte par la population enlieiv. el qu'il esl, par H1S101RE. -'» « suite, necessairede venir au secours du commerce; t heureux de voir que l'etat prospere du pays et des « finances permettent de faire face , « Arrete a l'unanimite : t Art. 1 er . A daterde ce jour, tout negociant, capi- * taine de navire ou autres , qui auront expedie, sous « pavilion national sarde , des oranges , citrons et biga- « rades provenant du sol des deux communes de Men ton « et de Roquebrune. ainsi qu'il sera ddment constate « par la douane de cette ville , seront . jusqu'a nouvelle « disposition, rembourses par la caisse eommunale du a surplus du droit quils auront pave a leur entree ea « France. « Art. 2. Le remboursement du droit pave en sus « de celui pereu jusqu a ce jour, aura lieu sur la pre- « sentation de l'acquit de paiement delivre aux expe- rt ditionnaires par les reeeveurs des douanes francaises , « dument legalises par les consuls de Sa Majeste sarde. « Art. 3. La pre^ente deliberation sera, attendu Tur- « gence, executoire immediatement, avant meme Tap- « probation de M. l'lntendant general. a De tout ce qui precede, ii a ete dresse le present « proces-verbal . Tan . mois et jour que dessus , lequel, a a pros lecture, a ete sigae par Monsieur le Syndic , u le President et le Secretaire, « Signe : Chevalier Augusle Massa . syndic; « Maurice Gastjllby, secretaire. » So6 MENTON ET MONACO. « Dureste, cette cireonstance devait mettre le Gouver- nement piemontais en derneure de se prononcer plus energiquement encore , de meme qu'elle avail eu pour effet de faire eclater le sentiment public. lopinion reelle dupays, en face dim pouvoir qui avail l'impudence de faire accroire encore aux Puissances etrangeres qu'ii s'appuyait sur les sympathies de la majorite des habi- tants. « A quelque chose malheur est bon , et souvent le mal est la source du bien. De l'attitude et de la perse- verance et de la fermete du pays a supporter la nouvelle epreuve a laquelle il etait soumis , pouvaient sortir des resultats bien differents de ceux qu'avaient esperes les auteurs de ces machinations. « Le chevalier Trenca, qui comprit parfaitement le parti que Ton pouvait tirer de cette vexation , n'avait pas tarde a courir a Turin , ou les conferences qu'il eut avec M. d'Azeglio ne firent qu'accroitre son inebranlable confiance dans les intentions du Gouvernemcnt sarde. Moins que jamais, le ministere etait dispose a aban- donner les Mentonais a leur sort , et deja une note pres- sante avait ete envoyee dans leur interet au Gouverne- ment francais pour en obtenir le retrait de la mesure prise si inopportunement. En meme temps partaieni de Turin de nouvelles instructions tendant a reprendre les negociations pour l'annexion definitive, en pla^ant la question sur le terrain de 1'indemnite . ainsi que le desirait au fond le Cabinet francais. HISTOIRE. 257 (( Cn mois s : ecoula dans l'attente, les nouvelles de Paris donnant les meilleures esperances que la mesure serait retiree, mais sans resultat encore. L Inquietude gagnait la population dont le sort etait ainsi agite ; il fallait, pour la mainlenir dans le ealme, toute 1 'influence des conseils du chevalier Trenca. Les ministres l'engagerent a aller lui-meme a Paris presser une decision favorable, lis comptaient avec raison sur son intelligence de la situation et sur l'energie dont il avail deja donne tant de preuves. Lui dire que sa presence a Paris pouvait etre utile a ses concitoyens, c'etait lui donner Tordre de par dr. II n'hesita pas devant les nouvelles fatigues , devant les nouveaux sacrifices de temps et d'argent qui lui etaient imposes. Le 1 9 juin , il arrivait , accompagne de M. Tavocat Faraldo, dans cette capitale temoin de tant de genereux efforts faits par lui . depuis quatre ans, pour le salut de son pays. « II eut la joie de trouver sa tache fort avancee par son ami, le vicomte de Partouneaux (1), Tun des plus fermes et des plus eloquents defenseurs de la cause men- tonaise. Noble coeur aussi, que remplissait l'amour de la patrie ! Tous savent avec quelle ardeur , quel devoue- ment il avait mis, des le premier jour, au service de cette sainte cause , tout ce qu'il avait de credit et d'in- (i) Xous nous rappelons avec bonheur, mais aussi avec tris- tesse,puisque notre digne ami n'estplus, les nombreuses demar- ches que nous fimes alors ensemble au Ministere des affaires etrangeres. — Note de I'Auteur. 22 253 MEKTON ET MONACO. jfluence. Et pour le servir utilement , nul autre ne jouis- sait de plus cTestime . de plus de consideration ; nul ne possedait plus de hautes et puissantes amities dans la position honorable qu'il s'etait fait© par son merite personnel appuye sur un nom glorieux. « Pendant qu'a Turin le chevalier Trenca stimulait le Cabinet sarde , dont son impatience accusait les len- teurs calculees , a Paris le vicomte de Partouneaux eclairait les Ministres francais sur cette question du drapeau . qui leur avait ete presentee sous des couleurs si fausses et si astucieuses. U n'avait pas neglige davan- tage d'edifier la Commission de l'Assemblee legislative chargee de l'examen du projet de loi relatif au traite additionnel entre la France et la Sardaigne. et grace a ses efforts , le rapport de la Commission avait ete fait dans le sens le plus favorable et le plus bienveillant en ce qui touchait aux interets des deux Villes. Leur cause etait done consideree comme gagnee , et ? en effet , la Ctambre des deputes adopta a une grande majorite le nouveau traite de commerce destine a resserrer plus etroitement encore l'entente entre la France et la Sar- daigne. A la suite de ce vote tres favorable a la solution de la question Mentonaise , et de nouvelles demarches faites en commun par les representants , le Ministere francais , ecoutant ses sympathies pour une cause si juste, revoqua un ordre qui ne jetait pas seulement une profonde perturbation dans l'existence commer- ciale du pays , mais faisait prevoir encore les plus illSTOIRE. 259 funestes resistances au projet d'annexion . but cons- tant des vobux de toute la population. « L'acte de justice qulsauvait les deux Yilles avail d'autantplusd'importance, qu*il eiait permis de Tattri- buer a la haute influence du Prince-President , edifie sur la verite des faitsparun homme digne de sa con- fiance , par M. le general de division comte Maurice de Partouneaux. » Helas ! pourquoi faut-il que nous ajoutions que ce fife si pieux , ce frere si bon , ce compatriote si devoue , a etd prematurement enleve a la tendresse de sa sainte mere, a l'affection de sa famille et de ses concitoyens. presque au lendemain du jour ou sa vilie eherie, de- venue francaise, revivait a l'ombre de notre glorieux drapeau! Plus heureux que son illustre ami le com- mandeur Trenca, et que son frere Tonin, il a salue les jours nouveaux de sa patrie , et entrevu le magique ave- nir qui l'attend. Mais, 6 consolation puissante et sou- veraine! apres de longues souffrances heroiquement supportees , il a couronne une noble vie par une mort chretienne! il prie la-haut pour tous ceux qu'il a aimes l\). (I) Le general de division comte Maurice de Partouneaux est decede, a Menton , a la suite d'une longue et cruelle maladie. le 3 fevrier 1865. MO HELTON ET MONACO. CHAPITRE XXIIL 1852- 1853, Rassure desormais sur les destinees de sa patrie , le chevalier Trenca entreprit alors le grand voyage qu'il meditait depuis longtemps en Allemagne et en Russie. Ouvrir dans ces contrees de nouveaux debouches au commerce de son pays n'etait pas la pensee principale qui le dominait : il ambitionnait surtout de fixer les Cabinets europeens sur le veritable sens de la question mentonaise, et d'operer un rapprochement entre les Cours de Turin et de Saint-Petersbourg. 11 reussit a souhait, et Turin et Menton purentse feliciter de l'in- telligence rare que le Chevalier deploya dans cette deli- cate mission. La reintegration du Prince de Monaco dans la souve- rainete des deux villes qui avaient eehappe a sa domi- nation etait devenue , aux yeux des Cabinets comme aux yeux de l'opinion , une evidente impossibility. Une transaction pouvait etre offerte, mais sous la forme sett- lement d'une indemnite pccuniaire. HISTOIRE. 261 « En fait et en droit, dit M. Norbert Duclos (1), le principe de l'indemnke etait assurement fort contestable dans un siecle qui avait vu s'aecomplir, par la force des evenements , des decheances princieres bien autre- ment importantes , sans qu'il vint a l'idee de personne d'indemniserlessouverains dechus. Assimiler un peuple a un immeuble, et en faire une question d'expro- priation , pouvait paraitre assurement, aux yeux de beaucoup de gens , une pretention des plus singulieres. » Nous partageons enlierement la pensee de Thonorable publiciste. Ces sortes de solutions ne sont pas de notre epoque. Mais le desir d'en finir etait grand ; et puisque le Gouvernement francais ouvrait cette voie d'accom- modement , on comprend que le Piemont n'ait pas cru devoir la rejeter. « Proposez an Prince une indemnite convenable, avait-on dit au Cabinet piemontais, et s'il ne se montre pas hd-meme raisonnable , on aban- donnera sa cause. » Le Prince , bien avise , laissa s 7 engager Ies negotia- tions ; les propositions faites par le Piemont dans ce sens durent lui etre transmises par le Minislere francais. Mais toutes les offres faites furent successivement repous- sees par le Prince, qui refusa obstinement de s'expli- quer sur le chiffre de l'indemnite a Iaquelle il pretendait. (\) De V Annexion de Veoc-Principaute a la Sardaigne, pag. 55. 22* 262 MENTON ET MONACO. Youlait-il gagner du temps? C'eut ete de sa part un mauvais calcul ; car le temps , qui consacrait de plus en plus l'ceuvre accomplie, etait eontre lui. Sur ces entrefaites, une occasion precieuse s'ollrit pour les anciens sujets du prince de Monaco de plaider directement leur cause devant le prince Louis-Napoleon, a son passage a Toulon. Le 22 septembre 4852, une deputation des deux Gonseils communaux de Menton el de Roquebrune, presidee par M. le Syndic de cette premiere ville, avait l'honneur d'etre recue par S. A. le Prince-President , et lui presentait l'adresse suivante : « A Son Altesse le Prince-President de la Republique Francaise> a Prince , « Huit millions de suffrages vous ont appele a la « premiere magistrature de la plus genereuse des grander « nations de l'Europe. « Les souvenirs que votre nom reveille , Prince , soul « graves dans le coeur de tous , et tous ont la persuasion « qu'une ere nouvelle de prosperite sera par vous inau- (c guree pour le peuple que vous avez ete appele a « gouverner. (( Le cri unanime de joie que les Frangais firent en- « tendre pour saluer cet heureux evenement, fut repeto a par les habitants de Menton et de Roquebrune ; et « nous , Prince , leurs representants , nous sommes H1ST0IRE. 263 « heureux et fiers de le porter a voire connaissance , et a de vous offrir 1'hommage de leur gratitude la plus « vive pour les expressions bienveillantes dont vous « avez daigne vous servir a Pegard de nos coneitoyens , « qui placent en vous toute leur confiance , pour que « leurs destinees soient fixees par Pannexion definitive « de leur pays aux Etats de S. M. le Roi de Sardaigne. « Vous n'ignorez pas les longues souffrances d'une « population qui a toujours nourri les plus vives sym- « pathies pour la France , d'une population qui a arrose « de son sang tous les champs de bataille a Pepoque « des grandes guerres , qui lui a donne des martyrs <( aux journees de juin, et quicompte encore aujour- « d'hui des braves dans les rangs de votre glorieuse « armee. « Prince , vous qui avez preserve l'Europe de Pabime « qui allait Pengloutir, vous qui avez dissipe Porage « qui menacait la societe de tant de calamites , accom- « plissez la mission que Dieu vous a confiee pour le « bonheur de Phumanite, et vous serez appele, a bien a juste titre, Phomme de la Providence. « Dans cet espoir, ils sont avec respect, etc. « Les Syndics et Membres des Conseils mimicipau;* de Menton et de Roquebrune. » (i) (1) La deputation etait ainsi composee : MM, le chevalier Ma&sa, syndic; Maurice Marenco, le baron Galleani de Saint-Ambroise, le chevalier Charles deMonleon,le commandeurTrenca , le baron de Partouneaux, le major Joseph de Monleon. 264 MENT0N ET MONACO. Le chevalier Trenca , en uniforme de colonel, presenta ensuite au Prince , au nom de la garde nationale des deux Villes , une adresse ou la noblesse des sentiments le disputait au bonheur de l'expression. La reponse du Prince, dit le Toulonnais, fut telle que devaient l'attendre les deux Villes , de la generosite de son coeur. — Apres avoir plaint les longues et dures epreuves qu'avaient subies ces infortunees populations, le Prince , avec une bienveillance marquee , assura la deputation de ses sympathies , en lui laissant Tesperance de son puissant et genereux appui pour l'agregation definitive de Menton et de Roquebrune a la nation pie- montaise. L 'emotion des Mentonais alia jusqu'aux larmes. lis quitterent Son Altesse Imperiale en confondant dans un meme cri d'amour et de devouementle Roi qui les avait couverts de sa protection , et le Prince qui . au milieu de Taccomplissement de sa mission providen- tielle , ne dedaignait pas de prendre sous son glorieux patronage les destinees de leur petit pays. Les grands resultats ne s'obtiennent pas sans de grands sacrifices : telle est la loi inflexible qui preside aux choses de Thumanite. Le triste evenement que nous allons deplorer nous offre de cette verite une frappante application. Tout semblait sourire au chevalier Trenca ; sa mission etait accomplie, la question d'annesion re- niSTOiRE. 265 solue, puisqu'elle etait reduite a une question dindem- nite, a une question de chiffres. Cette conviction inon- dait son coeur de joie ; il allait jouir en paix du bonheur dessiens, au sein de sa pairie, dont, apres Dieu. il etait le liberateur. « Helas! dit son biographe, qui a bien compris et juge ce grand citoyen (I) ; helas ! tant de felicite n'etait pas reserve a cet homme de bien. II avait epuise ses forces a cette tache presque accomplie ; il etait arrive au terme de sa vie , en touchant au but qu'il poursuivait depuis six ans avec une indomptable perseverance , sans treve ni relache , comme un homme absorbe dans une seule pensee. Depuis quelque temps deja, ses amis voyaient avec inquietude l'alteration de sa sante, ebran- lee par tant de fatigues, et il le sentait lui-meme; mais il repoussait les observations qui lui elaient faites sur la necessite de prendre quelque repos. « Que je puisse « regenerer mon pays , disait-il souvent , et je mourrai « content. Je ne demande rien pour moi ; mon seul « desir est de voir ma patrie affranchie et heureuse! » « La derniere fois qu'on fit de la musique chez lui , dans une soiree, il joua un duo de Guillaume Tell arrange pour piano et violon , avec un feu, une verve remarquables II fut couvert d'applaudissements ! On le pria de recommencer. . . G ? etait le chant du cygne. . . « II allait entrer dans cette maladie contre laquelle (1) V\e du Commandeur Trenca , pag. 143. 266 MENTON ET MONACO. la science et Famitie devaient lutter vainement , et donl les premieres aiteintes avaient opere dans ses gouts et dans son caraclere un changement profond. Naturelle- nient plein de gaite et d'enjouement, il etait devenu morose, triste, taciturne. II trahissait ainsi un malaise interieur qu'il aurait voulu dissimuler. Apres cinquante- deux jours de souffrances supportees avec une resigna- tion heroi'que, apres avoir demande et recu avec une piete exemplaire tous les secours de la religion de la main du Cure de Menton , qui en etait edifie lui-meme. il rendit, le 20 juin 1853, sa belle ame a Dieu. Get homme si aime de tous mourait ainsi dans la force de Tage — cinquante-deux ansa peine, — ayant de- vant lui le plus bel avenir avecun present digne d 7 envie. II mourait chretiennement , se soumettant sans mur- murer aux decrets de la Providence, apres un dernier adieu a la meilleure des meres, a la plus tendre des epouses, deux femmes qu'il confondait dans son ado- ration , emportant avec lui les regrets eplores de la population pour laquelle il avail sacrifie son existence, regrette meme de ceux qui, dans son pays, avaient 1< j malheur de n'etre pas de son parti ! « N'ayant pas d'enfants, il aimait avec affection la famille de sa femme et la sienne, composee de cinq s«urs mariees et alliees aux premieres families de Menton, et ayant une nombreuse descendance: il avait cherche a se rendre utile a ses neveux toutes les fois que Toecasion s etait presentee. Parrain de sa plus jeune HISTOIUE. 267 soeur, qu'il avait mariee, apres la mort de son pere, a un de ses amis, et qui etait restee veuve a lage de dix-neuf ans, avec un petit garcon de quinze mois. son affection s'etait plus particulierement concentree sur cet enfant . eleve sous ses yeux et dans sa maison , ou il avait retire sa soeur et son fils a la mort de son man . apres lui avoir promis soin et protection pour eux. On ne s'est done pas etonne qu'il eut laisse la plus grande partie de sa fortune a ee neveu , Charles Capponi , son filleul, que le roi Victor-Emmanuel vient, par un decret. d'autoriser a ajouter a son nom celui de Trenca. Ce decret , concu dans les termes les plus flatteurs pour la memoire du chevalier Trenca , atteste que Sa Majeste a desire, a defaut de descendants directs, voir perpetuer ainsi le nom d'un homme qu'il estimait et qu'il aimait. « Ses obseques furent celebrees avec pompe et re- cueillement. Le clerge , le juge du mandement , le syndic, le conseil municipal de Menton et Roquebrune. le college des garcons, T'ecole des filles (il etait provi- seurdes etudes), avec les professeurs du college et les institutrices ; les notables du pays , et la garde nationale entiere des deux pays, avec ses officiers, musique en tete executant des marches lugubres, la garnison et le corps des marins formaient le cortege , avec sa famille, ses domestiques et aussi les pauvres , tous penetres de la perte qu'ils faisaient et accables de tristesse. L'eglise. entierement tendue de noir, inspirait le recueillement et la douleur. Le directeur du college , l'abbe Anclreis . 268 MENTON ET MONACO. pretre distingue , fit du haut de la chaire sonoraison funebre qui emut tout Tauditoire. Chacun pleurait. a Apres les prieres d'usage, le cortege s'achemina vers le tombeau de famille de M. Trenca , tombeau que sa femme, penetree de la perte irreparable qu'elle venait de faire. se promit d'agrandir et de restaurer, afin de le rendre digne de celui qui allait l'habiter, helas ! si tot! » Avant que les depouilles mortelles de celui qui fut rornement et Torgueil de sa patrie eussenl ete confiees a la tombe, plusieurs discours. supreme hommage de 1'amitie, furent prononces. Tout en regrettant de ne les pouvoir donner tous, nous nous faisons un devoir de rapporter ici le panegyrique de son noble ami , le doc- teur Bottini , pieux et magnifique tribut a une memoire imperissable : « La memoria di chi con grandi e modeste virtu , ono- rando se stesso e la patria , benemeritd deirumanita, non deve andarperduta. Ond' e che l'onesta parola , compen- diatrice dei sacrificii e delle glorie dell'estinto , suonera sempre cara e gradita ai superstiti , per cui sara nel tempo stesso e soave conforto e nobilissimo orgoglio. « Che cosa e mai la vita deH'uomo ? Un'ombra, un sogno che passa , che il tempo con un movimento rapido caccia davanti a se , come il vento spinge la polvere dell'arido sentiero. « La morte e la condizione natural e di tutto cio che Vive. Una potenza suprema strascina con una divorante celerita HISTOIRE. 269 uomini e monumenti nei vortici profondi del nulla. Tre- menda verita ! Carlo Tbenca non e piu. Deh ! Come la sua viva fisonomia si e appassita ! Come la sua testa penzola inerte sul collo ! Come il suo sguardo e spento ! Come immobili sono le sue pupille ! Quellabocca donde « uscieno piuchemel dolci d'eloquenza ifmmi » ammutoli : II pal - lore ha coperto quelle labbra vermigiie : Quelle guancie, non ha guari ancora si floride, si sono avvizzite : II suo cuore ha cessato di battere : II corpo e freddo, Dio buono ! Si cerca indarno di riscardarlo , indarno si tenta d'infon- dere un po di vita almeno in quegli occhi : Si sono chiusi neir eterna notte. « Mentone infelice ! Perdesti il piu grande cittadino : il lume della patria venne meno con lui. Voi tutti il pian- gete , o miei cari , e trovate nel pianto un conforto , che a me ora e negate-. Io non posso piu piangere ; gli occhi miei si sono inariditi pelle copiose lagrime che versai , mentre prestavo a lui pietosi uffizii. Mi manca pure la lena di narrare come conviensi i meriti e le virtu del- l'illustre defunto ; il mio intelletto e ottenebrato, ed il mio cuore inaridi come Ferba del deserto ; ne l'eloquenza alii- gna che sui campi del piacere e della gioja. Altri per avventura di me piu facondo , interpetre del comune com- pianto , ha gia pagato un omaggio alia verita , puro d'a- dulazione. « Tuttavia non tralasciero d'accennare che quando Tltalia scossa venne dal suo lungo letargo , Carlo Tbenca fu dei primi ad auguraria grande , libera , indipenclente : che la fama d'uomo intemerato , dotto e prudente lo fece chiamare a capo del Governo delle citta libere di Mentone e Roccabruna che s'era da noi stabilito : che nel sorridere della fortuna e neirimportante carica ch'ei copriva , fece del bene a tutti , impedi sempre il male ; la dolcezza del 23 270 MENTON ET MONACO. sno carattere non falli mai un istante •, raflettazione e le male arti che sogliono abbondare ove il vero merito difetta, ei disprezzo , e piu page- d'esser degno della pubblica stima che di conseguirla a qualsivoglia prezzo , a giusto titolo e buon diritto l'ottenne intiera. II suo desinteresse fii piii forte delle occasioni che si offrirono a lui nelle politiche vicende. Oltimo cittadino potentemente contribui all'aggregazione dei due comuni summentovati ai dominii Sabaudi. Membro del nostro Municipio , e delegato di esso presso il Governo di S. M. Sarda e presso esteri Gabi- netti , colla sua attitudine e co' suoi lumi uniti al fermo volere dei Maggiorenti , fra cui primeggia Tegregio Sin- daco Cav. Aug. Massa , diede opera quanti altri mai , perche la citta si rabbellisse , s'aprissero nuove strade , si ornassero le chiese , si fondassero scuole pubbliche , si dotassero ospedali : Golonnello della Guardia Nazionale, la mantenne fedele alia propria istiluzione, facendo si, che rispoudendo sempre airappello dell'onore sapesse tute- lafe colla liberta l'ordine in tempi difficili e procellosi. Provveditore agli studii , s'affatico per diffondere 1 lstru- zione , accio per essa la sorgente e la ventura generazione vengano a rendersi degne dei benefizii di Dio ed abilitate a vieppiu goderne gli effetti. a maison, ouvrir, a cet effet , une souscription publique a laquelle toutes les classes de la population prendraient part , telle fut la pieuse pensee des braves artisans et marins de Menton . Cette pensee fut realisee le 4 j uin 1 854 . Sur cette pierre, le docteur Bottini fit graver Fins- cription suivante ; A CARLO TREXCA CAVALIERE COMMEKDATORE DEI SASTI MAURIZIO £ LAZARO PRESIDE AL GOVERNO AGLI STTJDI ALLA MILIZIA NAZIONALE DI MENTONE E ROCCABRUKA PFR DOTTRINA PER PATRIA CARITA PER VIRTU PRECLARO BENEMERITO CARISSIMO I MEMORI CONCITTADIM 4 GIUGNO 1854 Cette pierre, dontlinscription resume rhommeentier. (I) Nous regrettons surtout de ne pouvoir rapporter ici ie dis- rours de M. le vicomte de la Canorgue , qui fit sur toute l'assis- tance une profonde impression, 23* 274 BENTON ET MONACO. fut posee solennellement au milieu du concours des Autorites civiles et militaires et du peuple. Les marins et ouvriers vinrent l'apporter eux-memes dans la maison de l'infortune chevalier Trenca , qu'ils aimaient et vene- raient comme un pere. comme leur plus solide pro- tectee. A Theure fixee pour la ceremonie, tout le monde descendit processionnellement et vint se placer , chacun selon son rang . devant la maison situee sur une petite place de la ville. aDeux discours eloquents, Tun en italien par M. le docteur Bottini , l'autre en francais par M. Tavocat Gastaldy, furent prononees. au milieu d'un silence solennel , du haut du balcon de sa maison . le meme balcon qui tant de fois avait servi au chevalier Trenca pour haranguer, conseiller et calmer ce bon peuple de Menton , qui l'ecoutait toujours avec respect et defe- rence , en recueillant avidement les nouvelles qu : il rap- portait de Turin et de Paris sur les affaires dupays » (I). Nous sommes heureux de pouvoir reproduire ici le remarquable discours de M. l'avocat Henri Gastaldy : « Invite par la Milice nationale de cette Ville a etrc I'mterprete de ses sentiments dans cette touchante cere- monie , je viens joindre ma faihle voix a la voix publique pour rendre hommage au grand citoyen a la memoirs (!) Vie du Commandeur Trenca, pag. 158. BISTOIRE. 2/0 duquel nous elevens aujourd'hui un monument , au com- mandeur Charles Trenca. <( II y a bientot un an , Dieu , dans ses impenetrates desseins , enlevait a la vie et rappelait dans son sein cet etre rare etprivilegie, qui , par les nobles qualites du cceur et de l'esprit, faisait a la fois le charme de sa famille , l'ornement de son pays , la gloire et Forgueil de ses con- citoyens. II termina ses jours comme il avait vecu , don- nant dans sa mort un noble et touchant exemple de piete, de resignation , de courage et de grandeur d'ame ; il s'est endormi du sommeil du juste ; la paix du ciel etait dans ses traits , qui , apres son dernier soupir , refletaient encore la serenite de sa belle ame et la tranquillite d'une conscience a l'abri de tout reproche. « Sa vie entiere fut consacree a sa patrie : fortune , repos , sante , rien ne lui a coute ; il a tout sacrifie pour lui procurer le bien-6tre en lui assurant son affranchisse- ment. « A son heure supreme , ses pensees et ses paroles etaient encore pour elle , et au moment de quitter cette terre ou il etait entoure de tant d' elements de bonheur, il n'avait qu'un seul regret , celui de navoir pas vu achevee Tceuvre a laquelle il avait tant travaille. « Goncitoyens ! quand unevieest aussi necessaire que 1' etait la sienne a la prosp^rite et a la gloire de tous ; quancl les interets d'un pays sont en quelque sorte rives a une existence comme chez nous ils etaient rives a la sienne , et que la mort vient briser cette vie , cette existence , on n'a pas seulement fait une perte , non , le mot est insuf- fisant dans son expression , on a ete frappe de calamite. « Je ne redirai point ici toutes les vertus privees et publiques et les eminentes qualites qui brillerent en ce grand citoyen. Nous 1'avons tous connu ; il n'est personne 276 MENTON ET MONACO. parmi vous qui n'ait pu apprrecier ses merites ; son nom S9ul doit suffire pour les rappeler. « Quil me soit seulement permis de dire ici que du moment ou la liberte parut sur ce*sol , du jour ou la patrie put secouer ses fers, appele aux premieres charges gou- vemementales et administrative s , et place a la tete de cette Garde nationale , le commandeur Trenca n'a cesse un instant, pendant le cours de sa carriere , de meriter la eonfiance , l'estime et r amour de ses concitoyens par ses talents , son zele , son desinteressement , et par son de- vouement aux interets du pays. « Le commandeur Trenca. n r est plus ; mais en fran- ohissant le seuil de la tombe , cet homme de bien , ce vertueux citoyen ne nous a pas defmitivement quittes : il reste parmi nous la trace de ses bienfaits , des souvenir? d'amour et de reconnaissance , des regrets poignants et toujours plus vifs , qui sont la plus haute et la plus signi- ficative expression de Testime et de 1'attachement que Thomme qui a quitte cette vie a su inspirer a Thomme quil laisse sur cette terre ! Que dis-je? il nous reste quel- que chose de plus encore : il nous reste son exemple , Texemple d'un grand citoyen ! « Puisse le souvenir de sa vie et de ses vertus exciter en tous ceux qui lui survivent une noble emulation ! « Au milieu de la grave et touchante solennite qui nous rassemble en ce jour, unissons nos vceux et nos pensees ; que nos coeurs , animes des sentiments les plus purs et les plus sinceres pour celui dont nous deplorons la perte, s'elevent jusqua lui pour celebrer et honorer sa memoire ! « Que ce marbre sacr6 , qui va etre place sur le fronton de cette demeure qui fut la sienne , soit pour nous un signe de ralliement dans nos jours de malheur et dans nos jours d'allegresse ; que les souvenirs qu'il eveille calment nos craintes et raniment nos esperances ! BISTOIRE. 277 « Depositaire fidele et imperissable de notre hommage a la memoire de cet illustre citoyen , il portera a trayers les siecles , aux generations futures , 1' expression de cos sentiments d 1 amour et de reconnaissance pour lui , et leur indiquera en meme temps le lieu qui l'a vu naitre et mourir, comme un lieu consacre au respect et a la vene- ration publique. » « Apres ce discours , la pierre , qui avait ete voilee , fat decouverte : moment solennel ou s'echappa de toutes les poitrines une exclamation de regret suivie xTun silence religieux, au milieu duquel on eut pu cependant entendre encore des sanglots etouffes qui exprimaient a la fois la douleur et la reconnaissance d'une noble fernme devant les honneurs rendus a son epoux. La troupe porta les armes ; on fit le salut militaire , puis le cortege defila lentement au milieu du deuil public » (1 ). Charles Trenca etait un de ces homines d'elite que Dieu suscite, dans sa bonte^ et aussi dans sa justice, pour une mission speciale, grande comme la pensee divine, quelque etroit que soit le theatre ouelle s'exerce ; et cette mission une fois remplie , il les enleve a Thu- manite , dont ils etaient Tidole et Torgueil, comme s r il avait hate de les faire entrer dans leur recompense. Rarement il leur est donne de jouir de I'oeuvre qu'ils ont peniblement preparee ou accomplie : ils ont bien passe le desert , mais ce n'est que du haut de la mon- (I) Vie du Comrnandeur Trenca . pag. 161. 278 MENTON ET MONACO. tagne qu'ils decouvrent la terre promise. Ne travaillant pas pour eux-memes, mais pour la posterite, ils re- cueillent d'avance le prix de leur sacrifice : ils vivent et meurent avec la pensee que leur labeur sera beni , et qu'ils n'auront pas ete des serviteurs inutiles. La foi est le secret de leur force. Nul doute que ces homines n'appartiennent a l'opi- nion publique; ils relevent d'elle, apres Dieu. On peut les juger diversement, apprecier leurs actes a different* points de vue ; car quel est celui dont l'oeuvre , si excellente qu'elle soil, ne rencontre des contradicteurs? Mais on doit les juger sans passion, sans parti pris, avec une scrupuleuse equite. II est per mis d'etre leur adversaire ; leur calomniateur , jamais ! Ils appartiennent surtout a l'histoire, a I histoire qui ecrit moins pour le present que pour l'avenir. G'est le privilege des contemporains de pouvoir reviser plus d'une fois les jugements qu'ils se forment sur les per- son nages et les choses de leur epoque, avant den asseoir un definitif. L'homme eminent dont ils pesent les actes a vecu avec eux, dans le meme milieu qu'eux; il a traverse le courant des memes idees et des memes passions, qu'il a servies ou combattues, suivant le but qu'il se proposait d'atteindre. Les mobiles qui out dirige sa conduite apparaissent et frappent jusqu'a Tevidence ; Tobservateur les touche du doigt, pour ainsi dire , et ne les apercevrait-il pas tout d'abord clairement, assez HI3T0IRE. 279 «le consciences honnetes les decouvriraient a sa bonne foi et a sa raison. La prudence, la franchise, laloyaute, la haine profonde d'une monstrueuse tyrannie , l'amour de la patrie pousse jusqu'au sacrifice , la confiance inebranlable en sa cause et en sa mission , toutes ces qualites , toutes ces vert us de premier ordre peuvent- elles j lorsqu 'elles se rencontrent dans un citoyen , echapper a l'ecrivain qui se fait son juge, a Teen vain son contemporain? Assurement non; elles devront le saisir. l'aveugler meme; ou bien il sera d'une mau- vaise foi calculee et insigne. Eh bien ! que penser de celui qui se decorant du beau titre d'historien et s'attachant a raconter les faits et gestes d'une Maison princiere, arrive aux derniers temps de cette Maison, et malgre tous les elements de certitude en sa possession , presente l'histoire des deux derniers regnes sous un jour si faux, si contraire a la verite, qu'il n'est permis a aucun homme impartial qui a vecu sous eux, de l'avouer et de la reconnaitre? Que dire de Tecrivain qui, en presence du regime le plus absolu qui fut jamais, la ou la volonte du maitre faisait loi, force par un reste de pudeur de constaler ail moins quelques abus, au lieu d'en accuser Tunique auteur, le Prince, qui en profitait, en rejette 1'odieux sur les fonctionnaires . serviteurs passifs, oubliant ce vieil adage : Is fecit cut pr^odest (\). (1) Celui-la est l'auteur du fait a qui le fait profite. 280 MENTOX ET MONACO. Comment qualifier le procede de riristorien qui con- sist a taire ou a defigurer les fails et circonstances qui le genent , a intervertir les roles , a transformer le serviteur courageux en sujet revoke, et le citoyen devenu libre et independant en traitre vulgaire ; une population presque moutonniere en multitude anarchique . les plus considerables d'un pays en demagogues , enfin . une puissance suzeraine et liberate en usurpatrice et revo- lutionnaire?.. M. Metivier ne voulant pas voir la cause de la revo- lution mentonaise la ou elle se trouve, et en decouvrant les principaux auteurs dans un homme et une Puis- sance , les attaque avec un acharnement et une violence qui l'entraine au-dela de toutes limites. II fait du Pie- mont un conspirateur . et de Charles Trenca son com- plice. Nous croyons avoir demontre : Que le Roi de Piemont n'a use de ses droits de suze- rain a l'egard du Prince de Monaco , son vassal , qu'aveo la plus grande reserve, et pour lui faire de justes et legitimes remontrances ; Qu'il s'est strictement renferme dans la lettre et \e<- prit des traites : Que ses forces ne sont intervenues a Menton qua la demande du Prince, dans Tinter^t de l'ordre. mais non pour la compression : HISTOIRE. 281 Que c'est sur Tordre expres du Gouvernement sarde qu'elles se sont retirees, laissant la responsabilite des evenements a qui de droit; Que ce n'est encore que sur la demande du Gouver- nement provisoire, que, plus tard, elles ont reparu a Menton ; Qu'en toutes ees circonstances le general Gonnet a suiviles sages prescriptions de son Gouvernement. en loyal serviteur qu'il a toujours ete ; Que si les Princes de Monaco sont tombes dans la disaffection de leur peuple, seule cause de leur de- eheance , la cause n'en saurait etre imputee qu'a eux seuls et nullement au Piemont ; Qu'en admettant que le Piemont ait serieusement desire la possession de cette enclave , il ne Taurait , en tout cas , realisee que par suite d'une annexion regu- liere , telle qu'elle s'est produite : Que le chevalier Trenca n'a constamment agi que sous Inspiration de la plus parfaite loyaute, du plus pur patriotisme et du plus entier desinteressement. Comment l''auteur de Monaco et ses Princes pre- sente-t-il la tentative de restauration du due de Valen- tinois,ou Thistoire du 6 avril 1854, dont nous parle- rons bientot? D'une facon si contraire a la verite, que nous nous sommes fortifie dans cette conviction : on que M. Melivier a ete trompe sur Tensemble des fails 24 282 MENTON ET MONACO. qu'il raconte, ou qu'il a accepte resolument de tromper le public sur ces memes fails et sur bien cTautres ac- complis a la face du soleil, et d'une authenticity irre- cusable. M. Metivier veut que Charles Trenca ait ete « au\ gages du Ministere sarde » (1). Si ces paroles signifient que le chevalier Trenca etait paye par la Sardaigne pour remplir le noble role qu'on connait, nous donnons a leur auteur le plus eclatant dementi. Ni lui , ni ses collegues, dans la mission confiee a leur patriotisme a Paris et a Turin , n'ont recu la moindre indemnite du Gouvernement sarde. Leur position et leur devoue- ment leur permettaient des sacrifices. Que la recher- che d'un vil interet , que la conclusion d'un marche ayec le Gouvernement sarde , dont il faudrait alors admettre la complicite, ait ete, comme M. Metivier ose le dire , le mobile de Charles Trenca , assurement cette intelligence d'elite se serait gravement trompee, et. personnellement , il aurait fait un marche de dupe. Car. en definitive , quel avantage a-t-il retire de cette revo- lution? II etait depuis longtemps chevalier de l'ordre des SS. Maurice et Lazare, et il a ete nomme comman- deur, grade alors immediatement superieur. autant au inoins en sa qualite de commandant de la Garde natio- nale, que comme chef du Gouvernement des deux Villes. Voila tout. — Pour sa mission a Turin el a Paris el (I) Monaco el ses Princes . pag. tSi HISTOIRE. 283 pour son voyage politique en Russie, a-t-il regu une indemnite ? Non ! Gertes , il eut ete aussi equitable de l'offrir, qu'honorable de l'accepter. Toujours est-il qu'en toutes ces circonstances et en tous ces labeurs , loin de s'enrichir, il a fait breche a sa fortune; et, dernier et sublime sacrifice , il a donne sa vie ! C'est encore la meme plume qui a ecrit : « M. Trenca se proclama le liberateur de Menton : quels sont ses litres a une gloire si rarement decernee parmi les hommes ? Ou sont les ennemis dont il a delivre sa patrie? Gemissait-elle sous la honte d'une lourde servitude? ses concitoyens etaient-ils accables de vexa- tions et d'impots , prives de leurs droits les plus legi- times ? Y avait-il dans le Prince qui les gouvemait la nature et la volonte d'un tyran? » (1). En verite , il faut du courage pour poser de pareilles questions. Les faits n'ont-ils pas suffisamment repondu? Les ordonnances se sont-elles evanouies ? Pourquoi per- petuellement nier l'evidence?.... Ah ! disons-le : il y aura bien longtemps que les Princes de Monaco seront oublies, et que Techafau- dage de mensonges et de calomnies construit a grands frais , et auquel ils ont mis la main , se sera ecroule , quand la memoire de Charles Trenca sera encore vivante; quand sa noble figure , grandie avec le temps , appa- raitra encore plus belle qu'en ses jours de lutte, plus (1) Monaco et ses Princes , torn. II , pag. 182. 284 MENTON ET MONACO. radieuse qu'en ses jours detriomphe. Les montagnes et les vallees de Menton rediront son nom aux genera- tions futures , qui ne cesseront de le venerer et de le benir. Car sa vie fut celle d'un grand citoyen : Famour de la patrie l'a devore, et le souvenir de ses vertus sur- vivra au marbre qui les a consacrees. msTOiRE, 285 CHAPITRE XXIV. JOIOEE DU 6 AVRIL 1854. Le ills du Prince Florestan I er , le due de Valentiiiois, ne voyait pas sans un profond depil la plus belle portion de 1 'heritage de ses ancetres arrachee a sa domination : aussi , loin de vouloir abandonner le rocher qui Iui restart, avait-il, pour recouvrer les deux Yilles, resolu de tout entreprendre. Toutes les voies diplomatiques , toutes les intrigues furent par lui tentees et epuisees. En meme temps qu'il s'adressait a 1'Aulriche, qui n 'avail eu pour lui que des voeux steriles ; a la France , qui , mieux informee , etait tombee a son egard dans lindifference . et qu'il sollicitait vainement toutes les Puissances de l'Europe, il n'oubliait pas d'appeler les journaux francais a son aide. Mais la Presse. en general, et surtout la Presse du Gouvernement lui refusait son concours ; quelques rares feuilles , hostiles au Piemont, ouvrirent leurs colonnes aux calomnies des partisans interesses du Prince. Parmi ces organes d'une cause perdue, le journal l' Union s'etait deja distingue pac 286 MENTON ET MONACO. la facilite avec laquelle il avait accueilli les accusations contre une innocente population et la politique piemon- taise. Ces accusations furent energiquement refutees dans une reponse adressee a ce journal par MM. les Syndics etOfficiersde la Garde nationale des deuxVilles. Un fait nous a surtout frappe dans celte piece si con- cluante, c 7 est la tentative de restauration du due de Valentinois : on y voit que ce prince meditait depuis longtemps la temeraire aventure qu'il hasarda enfin . le 6 avril 1854. Nous laisserons ici M. Norbert Duclos raconter lui- meme cette tentative, si etrangement travestied defi- guree par Tauteur de Monaco et ses Princes : (1 ) « Trois annees s'etaient ecoulees depuis que le due de Valentinois avait tente vainement cette excursion sur un territoire dont un decret , rendu en 1 848 par le Gouvernement provisoire, avait banni sa famille a per- petuitc. Trois annees de paix profonde et de prosperite toujours croissante pour les deux Villes affranchies ! Le temps n'avait fait que developper et fortifier encore le nouvel etat de choses. Aux inquietudes qui avaient si longtemps tourmente la population et trouble son bon- heur recent succedait enfin quel que securite. On ne (1) Monaco cl ses Princes , torn, n , pag. 273 ct suiv. HISTOIRE. 287 doutait plus de l'annexion definitive; les Princes de Monaco etaient presque oublies. « Mais ceux-ei n'avaient pas oublie Menton , et ils se preparaient a y rentrer en maitres par un audacieux coup de main. « La presse francaise et la presse italienne ont fait assez connaitre cette etrange tentative dans ses plus minutieux details, confirmes depuis par les informations qui nous sont venues des autorites communales et des plus notables habitants de Menton. « Le 6 avril dernier, le due de Valentinois, apres avoir couche a Nice et y avoir fait ostensiblement ses dispositions de depart pour la France , prenait a deux heures du matin la route de Menton dans une voiture doree, aux amies de sa Maison et trainee par six chevaux. II avait avec lui son officier d'ordonnance , M. Bellando; son medecin, M. Chevalet, etun domes- tique assis sur le siege. Le Due et son Aide-de-camp etaient en grand uniforme de la Principaute de Monaco. Le Due portait toutes ses decorations , et entre autres le cordon des SS. Maurice et Lazare. « A six heures du matin , il arrivait dans ce brillant equipage a Menton, ou tout dormait encore. La voiture s arreta devant la porte de V Hotel de Turin. Les yeux des voyageurs , qui n 'etaient pas descendus , se portaient avec inquietude dans la rue encore deserte , semblant y chercher quelqu'un. « Enfin , ceux qu'on attendait sans doute parurent 288 MENTON ET MONACO. au nombre de trois ou quatre, s'approchant de la voiture aux cris de Vive le Prince! « A ce cri de ralliement, deboucherent une trentaine d'individus , hommes , femmes et enfants , qui se mirent a deteler la voiture et a la trainer a travers la ville, en criant : Vive le Prince! A bas le Piemont! lis parcou- rurent ainsi la rue principale , portant deploye un dra- peau aux couleurs de la famille Grimaldi, et se dirigeant vers la Maison de ville, avec l'intention evidente de s'en emparer. « Mais bientot , a ce bruit , tout le monde etait des- eendu dans la rue ; l'alarme avait ete donnee . et de tous cotes les gardes nationaux accouraient en poussant des imprecations contre le Due et contre ses adherents, qui lie tardereni pas a fuir presque tous , en livrant lache- ment leur Chef a la colore de la foule. Se voyant aban- donne des siens , le Due etait descendu de voiture ; il avait mis Tepee a la main , et Ton eut a trembler en ce moment pour sa vie, menacee de toutes parts, quand arriva a temps pour le sauver le marechal-des-logis des carabiniers, Tordo, qui, avec deux hommes, lui fit un rempart de son corps. Un coup de bai'onnette. porte nuDuc ; fut adroitement detourne par h marechal-des- logis ; son manteau avait ete traverse. Un fusil fut dirige contre lui : heureusement le coup ne partit pas. Dans ce peril imminent, le Due n'eut d'autre parti a prendre que de prier lui-meme le marechal-des-logis de le conduire en lieu de surete: et il etait a craindre . an H1ST0IRE. 2S9 milieu d'une telle effervescence, qu'on ny reussit pas. On parlait de fusilier leDue. qui entendait ces menaces melees aux oris de Vive le Roi ! et A bas le Prince! que poussait autour de lui la foule. a Le brave marecbal-des-logis . aide de ses deux hommes et de quelques gardes nationaux . parvint ee- pendant, par sa contenance ferme, a se faire jour a travers cette multitude exasperee. et conduire le Due sain et sauf jusqu'a la caserne des carabiniers. Cette faible escorte avait , beureusement . rencontre dans le trajet lappui d un detacbement de la garnison sarde qui revenait de l'exercice. i Au premier bruit de cet evenement. la Garde na- tionale et la population de Roquebrune etaient accourues en armes pour soutenir les habitants de Menton . Plusieurs individus , plus ou moins compromis dans cette cou- pable tentative, avaient ete arretes, autant dansl'interet de leur surete que dans celui de la justice. « M. de La Marmora, intendant general de Nice, informe le jour meme de ce qui s'etait passe par M. le Syndic de Menton. s'empressa de partir avec le Com- mandant des carabiniers et M. Faraldo . procureur royal. lis arriverent a Menton a six heures du soir. Le people remplissait les rues, mais sans desordre aucun. Quand l'lntendant parut , la population le salua des cris de Vive leRoi! Vive Victor-Emmanuel! « Quoique Taspect de la ville fut tranquille, les es- prits y etaient cependant encore tres agites. On crai- 290 MENTON ET MONACO. gnait une opposition au depart du Due et de son Aide- de-camp. M. l'lntendant, apres avoir pris avecsoin, tant aupres de l'Autorite locale que des differentes per- sonnes qui s'etaient trouvees presentes , tous les rensei- gnements necessaires sur les faits de cette journee, se rendit a la caserne pour y voir le Due lui-meme. Celui-ci voulut d'abord protester contre son arresiation, disant qu'il n'avait pas d'autre intention que celle de traverser Menton pour se rendre a Genes. M. de La Marmora lui fit observer avec raison que les apparences etaient contre lui , d'autant plus qu'il n'etait pas du tout en costume de voyage , et qu'il avait parfaitement consenti a parcourir la ville porte en triomphe dans sa voiture. Quant a ce qu'il appelait son arrestation, l'lntendant lui fit remarquer non moins justement que e'etait precisement a 1 'intervention du marechal-des- logis et de ses hommes qu'il avait du son salut. « Le Due alors, sans l'avouer positivement, ne dis- convint pas d'avoir voulu faire une tentative de restau- ration , trompe qu'il avail ete par l'assurance qu'on lui avait donnee des sympathies et du concours d'un grand nombre de personnes devouees a sa famille dans les deux communes de Menton et de Roquebrune. L'ln- tendant general lui demontra facilement Terreur dans laquelle il etait tombe acet egard, et l'imprudence de Tentreprise dans laquelle l'avaient jete des conseils in- teresses. A quoi le Due repondit que ce serait la derniere a laquelle il se livrerait. II n'y avait plus , en efifet , pour HISTOIRE. 291 lui dlllusion possible, apres ce qu'il avail vu , entendu et souffert. « Le Due de Yalentinoisreclamaitcependant la liberie de partir et de continuer son voyage , declarant que . dans le cas contraire , il protesterait hautement. Mais l'lntendanl general , considerant et lui faisant remar- quer la gravite du fait qui av^it eu lieu, Fexasperation des esprits dans la population et les dangers serieux que pouvait amener sa mise en liberie immediate , se resolut a le faire conduire a Nice et a le retenir, avee tous les egards possibles , dans le chateau-fort de Yille- franche , situe a une tres petite distance de cette ville , jusqu : a ce que le Gouvernement eftt pris une decision a son egard. a Le difficile etait d'emmener le Due sans coup ferir. La population s'opposait energiquement a son depart, disant qu'on s'etait montre deja trop genereux,le matin, avee lui ; quil ne Faurait pas ete autant si son entre- prise avait reussi , et demandant des garanties contre son retour dans le pays. M. Tlntendant general dut se montrer sur la place , ou sa presence et ses paroles de conciliation parvinrent a calmer la population. Les Auto- rites locales , les Officiers de la Garde nationale et les personnes les plus influentes du pays l'avaient aide de tous leurs efforts a obtenir de cette multitude irritee qu'il ne serait fait aucun mal au Due au moment ou il monterait en voiture. « On profita de ce moment de calme pour faire sortir 292 MEN TON ET MONACO. le Due de la caserne des carabiniers . et le conduire jusqifau point ou il pouvait rejoindre sa voiture, deja entouree par la Garde nationale et escortee de Irois cara- biniers a cheval. II ctait accompagne du Commandant des carabiniers et des officiers de la Garde nationale , qui, en se tenant prets a le defendre, montrerent dans cette occasion une contenance des plus dignes , et il put ainsi monter en voiture avec son Aide-de-camp et son Medecin. Au moment de son depart , la population fit entendre des cris innombrables de Vive le Roi! A has le Prince! mais on n'eut point de violence a deplorer. et la voiture qui emportait le Due , cause et objet de toute cette irritation, put s'eloigner sans accident facheux. « Avant de quitter Menton , le Due , toucbe de la generosite aveclaquelle le brave marechal-des-logis des carabiniers s'etait expose pour sa defense , lui avait re- mis la declaration suivante, qui vient a Tappui des faits que nous venons de rapporter : « Je me plais a reconnattre que le marechal-des-logis Tordo , commandant la station des carabiniers royaux a Menton , a montre aujourd'hui , dans Texercice de ses fonctions , un grand devouement pour la conservation de ma personne. « Menton, le G avril 1854. « Signe : Charles , Prince hereditaire de Monaco. » a M. Tlntendant general suivit le Due dans une autre voiture jusqu'a Nice, d'ou ce dernier fut conduit , HISTOIRE. 293 avec son Aide-de-camp, au fort de Villefranche. Son Medecin etait libre. Toutes les dispositions avaient ete prises pour que le Due fut traite, pendant cette deten- tion necessaire, avec les egards dus a son rang. On sail que le Gouvernement piemontais . informe des causes de son arrestation , n'hesita pas a ordonner imme- cliatement sa mise en liberte. « Telle est la verite scrupuleuse et incontestable de? faits qui se sont accomplis a Menton dans cette memo- rable journee du 6 avril. ou tout un peuple . face a face avec l'imprudent heritier d'un pouvoir odieux . lui a montre jusqu'a l'evidence . dans sa juste colere , qu ; entre ce peuple et sa famille tout etait fini a jamais. « Quel fut cependant le premier usage que fit de sa liberte le due de Valentinois. le jour ou elle lui etait rendue? e Ce fut d ecrire au roi Victor-Emmanuel . en fai- sant publier dans les journaux la lettre suivante , qui montre jusqu'a quel point la justice et la verite peuvent se voir sacrifices aux orgueilleuses satisfactions de Tin- teret personnel : « Sire , « Je ne veux pas quitter les Etats de Votre Majeste sans lui faire connaitre la conduite inqualifiable de ses Autorites a mon egard. « Le 6 avril , traversant la ville de Menton pour me rendre a Genes , accompagne d'un Officier d'ordonnance 23 294 MENTON ET MONACO. et (Tun Medecin , j'attendais les chevaux de poste deja plusieurs fois demandes , lorsque je fus reconnu et envi- ronne par une foule d'individus de toutes les conditions, qui , au milieu des acclamations , .se mirent a trainer ma voiture et a me faire parcourir les rues de la ville. Cette demonstration toute pacifique s'accomplissait sans aucune opposition , lorsqu on vit accourir vos troupes , Sire , et yos carabiniers , qui , apres avoir charge leurs armes , fondirent la baionnette en avant sur la foule inoffensive dont j'etais entoure , la disperserent brutalement , et arre- terent une trentaine de personnes , tandis qu'une bando armee , decoree du nom de garde civique , se precipita sur moi, et m'eut infailliblement assassine sans l'inter- vention energique des gendarmes, qui n'ont cependant pu empecher des coups de baionnette de percer mes vete- ments. « A la suite de ces violences , je fus arret6 par vos troupes , Sire , puis retenu pendant quinze heures dans la caserne de la gendarmerie jusqu'au moment ou l'lnten- dant general de Nice , refusant de me laisser continuer ma route pour Genes , est venu m'enlever de Menton pour me transferer comme prisonnier d'Etat au fort de Yille- franche. Enfm , apres quatre jours de detention , Ton m'a rendu la liberte sans explications , en me forcant toutefois de rentrer en France , tandis que j'avais l'intention de prendre la direction contraire. « Sans faire remonter jusqu'au trone la rcsponsabilitr d'un attentat qui rappelle les temps les plus revolution- naires , je demanderai respectueusement a Votre ^lajostu de quel droit ses Autorites , apres m'avoir arrete sur un ierritoire qui, a aucun titre, ne fait partie des Etats sardes, se sont permis de me jeter illegalement dans une prison d'etat. Je lui demanderai si c'est en chercliaut a deponillor H1ST0IRE. 295 le pere et en persecutant le His , que le Gouvernement de Sa Majeste le Roi de Sardaigne exerce loyalement en- vers les Princes de Monaco le protectorat qui lui a 6te confie par les traites. « Enfm , Sire , j'oserais , avec une respectueuse fran- chise , assurer a Yotre Majeste que si , par une reparation eclatante , elle ne desavoue pas des serviteurs imprudenls qui nont pas craint de se servir de son nom pour com- mettre un pareil abus de la force , elle s'expose a ce que r opinion publique se declare pour le faible centre le fort, pour l'opprime contre Toppresseur. « Daignez , Sire , agreer Fhommage du profond respect avec lequel j*ai Thonneur d'etre , « Sire , « de Yotre Majeste le tres humble et tres obeissant serviteur, « Signe : Charles , Prince hereditaire de Monaco , due de Valentino is. « Nice , le 12 avril 1854. « En meme temps que le Due ecrivait et livrait a la publicite une lettre aussi injurieuse pour son noble et auguste Suzerain que contraire a la verite, ses obscurs agents, qui 1'avaient lachement abandonne dans le peril , relevaient la tete pour recommencer leurs mejiees. lis signaient. en osant parler au nom de tous les habi- tants, une declaration de devourment a leur Prince et une protestation contre le projet d'annexion a la Sar- daigne. « La reponse de la population a ce-te provocation audacieuse ne se fit pas longtemps attendre. 296 MENTON ET MONACO. « En moins de cinq jours , knit cent trente-huit signatures, danslesquellesfiguraientlesConseils muni- cipaux de Menton et de Roquebrune, le Clerge tout entier, la Garde nationale avec ses ofllciers, sans exception cPun seul, et enfin tous les peres de famille du pays, eou- vraient spontanement une Adresse, aussi energique que concluante, a S. M. le Roi de Sardaigne (1). « Cette adresse repond a la fois et a la lettre du Due , dont elle est la meilleure refutation , et a la manifestation de ses derniers partisans, qu'elle couvre de honte. Tout commentaire ne ferait qu'affaiblir cette piece, dont une copie authentique a ete envoyee en meme temps a S. 8f. FEmpereurdes Francais. « 11 y a cependant cette observation importante a faire, e'est qu'en I8i8, au moment ou le gouvernement des Princes de Monaco tombait sous le poids des haines accumulees de la population la plus malheureuse , dans ce moment ou, pour briser une si lourde chaine , il fallut toute Texaltation du desespoir. Tadresse faile au roi diaries- Albert pour demander Tannexion au Pie- mont fat signee par 568 individus , tous chefs de famille ou majeurs, nes ou domicilies dans le pays. « Or, six ans apres, quand le temps a cicatrise les plaies , calme les haines et jete sur les douleurs passees le voile de l'oubli, voici une nouvelle adresse, revetue cette fois de 838 signatures, non moins sinceres et Don (I) Voiraux Pieces justificative* < histoire. 297 moins serieuses , qui fait eclater plus vivement encore qu'en 1 8i8 Inversion des populations pour le gouver- nement du Prince, et leur sympathie pour celui du Roi. Pendant las six anneesqui se sont ecoulees, ces senti- ments , au lieu de s'affaiblir, n'ont done fait que se forti- fier dans tous les coeurs. Le temps a gagne 270 signa- tures a la demande d'annexion, et il n'est pas besoin d'etablir que la proportion des 838 signatures qui con- vrent aujourd'hui l'adresse represente complitement une population de 5,000 ames, en deduisant las fem- mes , les enfants et les personnes illettrees. G'est bien la, sans doute , le voeu sincere , unanime et spontane de tout un pays. « Cette adresse au Roi de Piemont est a la date du 9 mai; le meme jour, la supplique suivan f e etait adressee a FEmpereur des Francais par M. le chevalier Massa . syndic de Menton , au nom de ses administres : « Sire, « Lorsque Votre Majeste Imperiale daigna recevoir a Toulon une deputation des Conseils municipaux de Menton et de Roquebrune , elle voulut non seulement laccueillir avec bienveillance , mais , de plus , lui promettre son puis- sant appui pour hater la reunion definitive des deux Communes au Piemont. « Les evenemonts qui s'aeeompiirent en cette Ville determinerent leurs habitants a faire une adresse a Sa Majeste le Roi de Sardaigne , pour que Tannexion des deux 23* 298 MENTON ET MONACO. pays ne fut point retardee davantage ; j'ai l'honneur den trail smettre copie a Votre Majeste Imperiale. « Ce recours mettra sons vos yenx , Sire , les motifs qui exigent pour cette population quun terme soit apporte a 1' indecision dans laquelle elle vit sur ses destinees. m La malheureuse condition que ses habitants eurent a supporter pendant trente-trois ans les a contraints , en 1848, a se soustraire a la domination des Princes de Monaco. « Dire que 1' instruction etait bannie , les corps muni- cipaux supprimes , les biens du domaine confondus avec le patrimoine du Prince , qui s 1 etait empare egalement des biens des eglises , des ceuvres pies , des invalides de la marine , des revenus de l'Etat ; ajouter que des impots enormes pesaient sur les deux pays , serait exhumer en ces jours les tristes souvenirs du moyen age. « Ces deux pays se donnerent d'abord un gouverne- ment independant , pour proclamer ensuite leur reunion au Piemont , dont le Roi possede sur les deux Communes des droits incontestables de souverainete. « Le clerge , les capacites, les principauxproprietaires, tous enfin concoururent a raccomplissement de ce grand acte. « La ferine volonte de cette population d'etre reunie a la Sardaigne a subi la dure epreuve des revers de Custosa et de Milan ; la defaite de Novare elle-meme n'a pu IV'- branler; maintenant, Sire, apres six ans, elle persiste plus que jamais dans sa resolution, ainsi queYo-tre Majeste hnperiale pourra s'en assurer par le nombre immense des signatures apposees au bas du nouveau recours , qui sV'levc a 838 , quand celui obtenu en 1848 , lorsque les Secretaire general. 330 MENTON ET MONACO. N° 6. Investiture. Extrait de la Gazette Piemontaise, du 30 decembre 1841 Turin, 29 decembre. « Lundi 27 du courant , vers les trois heures et demie de l'apres-midi , S. M. le Roi a donne, en grande seance, Tinvestiture d'usage des fiefs de Menton , Roquebrune et leurs dependances , au Prince de Monaco ( Tancrede- Florestan-Roger-Louis Grimaldi ) , qui vient de succeder au prince defunt, Honore V, son frere. « Le Prince etait represente par le chevalier Charles - Athanase Rey de Villarey, gouverneur general , colonel general , president du Conseil-d'Etat du Prince de Monaco, et delegue , en vertu dune procuration speciale de S. A., pour recevoir ladite investiture et preter serment. « Le Roi etait assis sur son trone , ayant a sa droite S. A. R. le due de Savoie , a sa gauche, S. A. R. le due de Genes , derriere lequel etait place S. A. S. le prince de Savoie- Carignan. S. A. R. le prince hereditaire de Lucques , se trouvant momentanement dans cette ville , assistait aussi a cette ceremonie. S. M., LL. AA, RR. et S. A. S. avaient la tete couverte. « Aux cotes du trone figuraient , a droite, LL. EE. les chevaliers de TOrdre supreme et les grands de la couronne; a gauche, les ministres d'Etat et les personnages qui ont droit aux grandes entrees. « Derriere le fauteuil du Roi , le grand chambellan ei le capitaine de la garde de service. Le grand ecuyer do PIECES JUSTIFICATIVES. 334 S M. se trouvait an bas du trone , a droite de la table sur laquelle etaient places les Saints fivangiles et Tepee d' investiture. « En face du trone etaient ranges en haie les officiers de la garde du corps , les aides-de-camp generaux du roi, les marechaux-des-logis de la garde ettous les employes de la cour. « Le chevalier de "Villarey, procureur du Prince , ayant ete appele , alia se placer, suivant Fordre du ceremonial, pres du trone , devant la table. Le comte Gallina , secre- taire d'Etat de S. M. aux departements de Finterieur et des finances , se placant sur la premiere marche du trone, a gauche de la meme table, a lu Facte d'investiture. Pen- dant que le comte Gallina prononcait la formule solennelle de Facte , S. M. ■, qui avait recu de son grand ecuyer Fepee, la presenta nue au susdit chevalier, procureur du Prince de Monaco , et .daigna en recevoir ensuite F accolade , comme gage de foi pretee. « Apres la lecture , le chevalier de Villarey, a genoux •levant S. M., les mains posees sur les Saints Evangiles, preta le serment , dont la formule fut lue egalement par le ministre de Finterieur et des finances. « La ceremonie etant terminee , le Roi, LL. AA. R. et S. se retirerent. Le chevalier procureur du Prince de Monaco signa Facte d'investiture auquel apposerent leurs signa- tures , en qualite de temoins , LL. EE. les chevaliers de FOrdre. Cet acte , en forme solennelle, avait ete passe par le ministre de Finterieur et des finances. « Apres la fonction , le chevalier de Villarey, represen- tant le Prince de Monaco , eut Fhonneur d'etre recu en audience particuliere par S. M. la Reine, LL. AA. RR. les Princes et S. A. S. le Prince de Savoie-Carignan. » 332 MENTON ET MONACO. N« 7. Lettre de M. le Due de Valentinois AM.LE CHEVALIER CHARLES TRENCA. Anime de sentiments dont je tiendrais a vous entretenir moi-meme, je viens vous prier, Monsieur, devouloir bien vous rendre demain mardi a Carnoles ou je vous attendrai a deux heures. Je serais bien aise, si vous le jugez con- venable , que M. Auguste Massa, ou toute autre personne de votre choix, se joignit a vous pour assister a notre entrevue. Recevez , je vous prie , mes compliments empresses. Charles , Prince hereditaire. N° 8. Reponse de M. le Chevalier Trenca A M. LE DUC DE VALENTINOIS. Monsieur le Due , Dans les dispositions d' esprit oil se trouve le pays , je ne pourrais prendre sur moi de me rendre demain a Carnoles, comme vous me faites l'honneur dem'y inviter par votre depeche de ce jour, sans consulter la Commis- sion provisoire. J'aurai l'honneur de vous faire connaitre la decision quelle aura prise. Je suis avec respect, etc. Ch. Trenca. Menton, 20 mars 1848. PIECES JUSTIFXCATIYES. 333 N° 9. Depeche du Ministre des AHaires £trangeres de la Republique frangaise, X MM, AUGUSTE MASSA , JOSEPH MONLEON ET MARALDI , CONSULS DE LA VILLE DE MENTON. Messieurs , J'ai recu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de nVecrire le 31 du mois dernier, pour me faire savoir que la ville de Menton , ay ant pour annexe le territoire de Roquebrune , s'etait declaree independante sous la pro- tection du Gouvernement sarde. Yous demandez que la Republique francaise reconnaisse ce nouvel etat de choses et que le pavilion de la ville libre de Menton soit libre- ment admis dans les ports de France. Yous ne pouvez douter, Messieurs , de l'interet que le Gouvernement de la R.epublique porte a votre pays. La reconnaissance de l'ordre des Glioses qui vient de s'y eta- blir souleve une question qu'il ne croit pas pouvoir preju- ger quant a present ; mais il adhere volontiers a la seconde partie de vos demandes , en admettant le nouveau pa- vilion de la ville de Menton dans les ports de la Repu- blique , aux conditions et avec les avantages stipules dans la declaration du 27 avril 1844. * J' invite les Ministres de la Marine et du Commerce a donner des ordres en consequence, et j'autorise le Consul de la Republique a Nice a viser les passeports pour France qui seront delivres par les autorites de Menton. Agreez, Messieurs, 1'assurance de la consideration tres distinguee avec laquelle j'ai l'honneur d'etre Votre tres humble et obeissant serviteur. Signe : Lamarttne. 334 MENTON ET MONACO. N° 10. Leitre des Deputes de Menton at: mixistre des affaires etrangeres de la republiqve fraxgaise. Turin, le 8 juillet 1848. Vous savez comment les villes de Menton et de Roque- brune secouant le joug odieux qui, depuis trente-trois ans, les ecrasait , se sont proelamees villes libres et indepen- dantes sous la protection du Gouvernement sarde , aux termes d'une deliberation a la date du 21 mars dernier, dont copie fut transmise a M. de Lamartine, alors membre du Gouvernement provisoire de la Republique, et a M. le comte Balbo , president du conseil des ministres de Sa Majeste Sarde ; ces deux Gouvernements donnerent leur adhesion a notre nouvelle position. Les villes libres , sentant ce que leur etat actuel a de precaire, en butte aux intrigues incessantes de rex-Prince, ont voulu assurer leur avenir contre le retour d'une famille qui fut pendant longtemps la cause de leurs malheurs. — Elles ont compris que le seul moyen de se pre munir contre toute eventualit6 etait leur fusion dans un grand Etat. Leur position geographique ne leur laissait pas de choix. II fut decide que le pays serait consulte. Des listes furent ouvertes pour recevoir les votes de la population pour <*t contre son annexion aux Etats sardes. Le resultat de ce vote prouva que le pays comprenait toutos les necessites du temps , et le grand conseil , par deliberation en date PIECES JUSTIFICATIVES. 335 du 30 juin , dont nous avons l'honneur, Monsieur le Mi- Histre , de vous transmettre copie , decreta que Tannexion des villes libres de Menton et Roquebrune aux Etats sardes aurait lieu , et quune deputation, dont les trois membres soussignes font partie , se rendrait aupres du Roi , pour operer cette fusion. Nous avons eru de notre devoir, Monsieur le Ministre, tie vous informer de cette resolution , persuades que la Republique francaise , qui connait tous nos malheurs et dont les sympathies ne nous ont jamais fait defaut , ne verra dans eet acte que la seule pen see et le seul moyen de soustraire quatre mille infortunes a toute chance de retour d'un regime que nulle expression ne saurait assez fletrir. En proclamant le grand principe de la souverainete populaire, la Republique francaise a reconnu a toutpeuple, grand et petit, le droit de se constituer. Nous avons la confiance, Monsieur le Ministre, que voire Gouvernement, ildele a sa noble devise , loin d'apporter aucun obstacle a cette fusion dont la minime importance ne saurait sou- lever une question politique , voudra bien au contraire nous preter son appui aupres du Gouvernement sarde , pour quelle s'opere sans difficultes. Nous ne devons pas vous dissimuler, Monsieur le Mi- nistre, que la moindre orjposition aurait pour consequence inevitable de nous replonger, dans un temps donne, sous le despotisme, apres avoir passe par les terribles epreuves de la guerre civile a laquelle Y ex-Prince pousse par tous les moyens. Au nom de 1 numanite , nous vous en adjurons , Mon- sieur le Ministre , ne permettez pas que nos droits d'hom- mes , si longtemps meconnus , soient de nouveau foules 336 MENTON ET MONACO. mix pieds ; la France , cette nation si genereuse , ne don- nera jamais a personne le droit de dire que , pour les faibles , la souverainete du peuple nest qu'un leurre. Nous sommes avec respect , etc. Signes : Ch. Trenca , president du Gouvernement. Av. Faraldo , commissaire. Pretti de Saint-Ambroise , commissaire. A. Mass a. N- 11. Dxscours de M. le Chevalier Trenca en l'honneur de l'infortune general de brea. Goncitoyens et braves Soldats de l'Armee ! Ge recueillement religieux , cette tristesse profoiidf peinte sur tous les visages , temoignent assez des senti- ments que chacun de nous eprouve dans cet instant de deuil et de regrets. Lorsque , naguere , fiers et heureux de posseder dans nos murs le brave general de Brea , nous Tentourions do nos plus vives sympathies , qui de nous eut pu concevoir la douloureuse pensee que nous devrions si prematura - ment pleurer sur sa tombe ? terrible fatalite ! . . . . Ge grand citoyen dbnt chacun a pu apprecier le noble coeur, les solides qualites, Tesprit fin et delicat, la parole facile et elegante , n'est plus !... II n'est plus ce brillant soldat de l'Empire, dont la bra- voure et la loyaute chevaleresques etaient proverbial es ; ce valeureux omcier, que le feu meurtrier de vingt com- PlfcCES JUSTIFICATIVES. 337 bats si courageuseinent affrontes avait respecte , a peri , vous le savez , sous les coups d'infames assasins , par la plus infame des trahisons. Is on , brave general ! une si belle vie ne devait pas etre eteinte par une balle fratricide ; et s'il etait ecrit que ton heure derniere devait suivre de pres celle de notre resur- rection , pourquoi na-t-ellepas ete marquee sur le theatre de tes premieres armes , dans les champs de notre belle Italie , dont tu avais salue le reveil , a l'appui de laquelle tu appelais de tes vceux les plus fervents la vaillante epee de la France? Alors , comme aujourd'hui , nous aurions verse des larmes sur ta tombe , mais des larmes moins ameres ! Yous vous rappelez tous , Messieurs , ces evenements de funeste memoire qui, pendant quatre jours, ont en- sanglante Paris ! Au premier cri de detresse de la France en peril , le general de Brea accourt. II sollicite, il obtient du general Cavaighac le commandement d'une colonne d'attaque ; Temeute gronde ; trois fois il la combat , trois fois il en est victorieux. Mais le sang francais ruisselle ; il veut en arreter T effusion. Sur son ordre, le feu cesse ; s'abandonnant a ses inspirations genereuses , au mepris des dangers qui Fenvironnent , il s'avance vers les in- surges , et le rameau de paix a la main , la parole de conciliation sur les levres , il est au milieu d'eux, sans defense , Mais , ces hommes sont des laches et des par- jures , ils osent mi proposer la felonie et la trahison Vous le voyez , Messieurs , de son fier regard repoussant Tignominie et preferant la mort aux outrages dont on Faccable , a des conditions qui le deshonoreraient ; deux heures durant il subit ce supplied... Les menaces les plus affreuses ne l'ebranlent point ; il offre pour toute r6- ponse , au feu des assassins , cette poitrine sur laquelLe 338 MENTON ET MONACO. brille le signe de Fhonneur, et il tombe!... victime trap confiante et volontaire du plus stoique devouement. — N'exigez pas que ma bouche vous redise les exces de cruaute qui ont acheve son trepas et sa gloire ; les debats solennels dont l'Europe attentive recueille aujourd'hui le douloureux echo , ne revelent que trop les phases de cet horrible drame. Rien ne saurait , Messieurs , distraire notre pensee de ces scenes d'horreur, sice n'est 1'exemple' qui en ressort , d'une vie glorieuse couronnee par uric mort plus glorieuse encore. Tous les coeurs genereux ont pleure sur le sang du brave general ! De solennels hommages ont ete rendus par la France entiere a ceux qui perirent pour elle dans ces sang] antes journees. Le corps du general etait reclame comme Tune des plus nobles victimes ; il reposerait encore au Pantheon , a cote de ses infortunes compagnons d'armes , au milieu de ces illustres debris de l'Empire , si la ville de Nantes, sa seconde patrie, n'avait a son tour reclame ses depouilles mortelles pour en faire a jamais l'objet d'un culte de vene- ration et d'amour. Menton , sa ville natale , 011 se reunissaient ses plus tendres et ses plus respectables souvenirs , ou respirent •mcore ses plus cheres affections , Menton devait , a son tour, deposer sur cette tombe, encore entr'ouverte , le tribut de sa douleur et de son admiration ! En decretant que cette pierre , que nous entourons au- jourd'hui de nos regrets et de notre respect , serait con- sacree a perpetuer la memoire de Fillustre general , le Grand-Conseil a non seulement satisfait a une dette de reconnaissance , mais il a legue a notre generation et a celles a venir, un enseignement eternel de la religion, du sacrifice et de r abnegation ! PIECES JUSTIFICATIVE, 339 Gardes oationaux , Soldats de rArmee et vous tous Concitoyens, si le jour du danger se levait sur notre pays, si jamais nous etions appeles a defendre l'ordre et le trone ebranles , nos lois meconnues , nos libertes menacees y c'est a cette pierre que nous irions retremper notre cou- rage ; a cette source pure nous puiserions force et devoue- ment; c'est sur ce marbre que nous irions apprendre a vivre et a mourir pour ia patrie. Recois nos adieux , noble et infortunee victime ! a toi Ja palme du martyre ; a nous les regrets et les pleurs. Puisses-tu , du haul des cieux outu reposes, recueillir ces tristes et derniers accents d'une voix amie ! Adieu . valeureux general ! adieu ! N« 12. Adresse des Mentonais au Ros de Sardargne. (Mai 1854) Sire, Les habitants de Menton et de Roquebrune ayant appris quune poignee d'individus paves a signe une adresse au Prince de Monaco pour protester contre la reunion de leur pays au royaume de Sardaigne, se font un devoir de deposer aux pieds du trone de Yotre Majeste Texpression de leur inviolable devouement a Tillustre dynastie de Savoie , non moins que leur vif desir d'etre dennitivement agreges au Piemont. Les evenements qui s'accomplirent dernierement a Menton ont prouve jusqu'a Y evidence que le retablisse- ment de Tancien ordre de choses dans ces deux commu- nes est devenu impossible , et vouloir laccomplir serait 340 MENTON ET MONACO. operer la mine (Time petite population qui fut si malheu- reuse ; et aucun gouvernement n'y consentira jamais dans l'iuteret de la morale, de l'humanite, de la justice et dune saine politique. Parunmouvementaussi spontane quunanime, en 1848, les villes de Menton et Roquebrune se declarerent inde- pendantes. Une longue serie de souffrances , derivant d'une administration despotique , entouree de monopoles et d'abus de toute sorte , a force les habitants des deux communes a prendre cette determination. Des lors , un abime insurmontable fut creuse entre eux et le prince de Monaco. Ayant done brise les liens qui les attachaient a lui , ils se donnerent a la Sardaigne. Depuis six ans , ces populations se formerent d'autres habitudes , se creerent d'autres interets que le temps de- veloppe et fortifie incessamment ; ' a la misere a succede l'abondance , et Ton voit de T animation et de la vie la ou naguere Ton napercevait que tristesse et desolation. Mais quoique les habitants de Menton et Roquebrune n'aient a desirer, sous le rapport materiel , que la continuation de Tetat actuel , ils ne sauraient etre satisfaits de leur situa- tion envisagee du cote moral. Exposes aux eventualites des faits et aux troubles intestins , ils voient souvent me- nacer la paix de deux paisibles populations par les menees de quelques agents du Prince, qui , abusant impudemment des sentiments de moderation du Gouvernement du roi et des autorites , insultent par leurs paroles et leurs ecrits les plus estimables citoyens. La garde nationale est toujours representee comme une bande d'aventuriers, quoiquelle maintienne l'ordre dans les temps les plus difficiles ; ils la disent composce uni- quement d'etrangers, quand elle ne compte dans ses rangs que des individus nes dans le pays , ou qui y ont leurs interets et leur domicile. PlfcCES JUSTIFICVTIYES, 341 Ceux qui ont ete appeles a la direction de la chose pu- blique sont decries comme des demagogues aehames , quoiqu'ils soient eminemnient conservateurs. Les troupes sardes qui , dans la journee du 6 avril , ont arrache, avec les carabiniers royaux , le due de Yalentinois a la fureur populaire , lorsqu'il se decida a faire une coupable tenta- tive pour reconquerir Menton et Roquebrune , sont accuses d'avoir comprime une ovation que Ton faisait au Prince, ovation qui , d'apres leur maniere de voir, aurait amene sa restauration. Avec un cynisme qui n'a point d'egal , une trentaine d'anciens employes , avec leurs families , se disent Tim- mense majorite dupays etmeme la population tout entiere: et quand celle-ci declare quelle ne veut plus de la domination des Princes, ceux-la, assumant la qualite de mandataires du peuple ,font d'eclatantes protestations en faveur de son retour. Le Gouvernement piemontais est accuse par eux de fouler aux pieds les traites et de ne point proteger le Prince de Monaco , quand en 1821, 1833. 1842 et meme 1848 , il a retabli son autorite dans le pays, et s'il laissa ensuite la revolution faire son cours , ce fut quand les conseils de moderation qu'il voulait faire pre- valoir dans radministration des Princes furent rejetes ; et , en effet , le Gouvernement provisoire ne fut proclame a Menton que lorsque les troupes sardes , accusees de propagande , recurentl'ordre , sur la demande du Prince, de rentrer a Monaco. lis represented ensuite le pays comme s'il etait dans ranarchie, tandis qu'il y regne la plus grande tranquillite, qui nest jamais troublee , si ce n'est par eux. lis parlent d'actes de terreur exerces paries autorites, quand la tolerance a ete po-' r ^ au dela des justes bornes, et qu'ils en ont abuse au pt, . -endre indispensable 29 342 MENTON ET MONACO. l'eloignement de quelques individus qui travaillaient con- tinuellement a renverser l'ordre actuel des choses , a de- nigrer le Gouvernement sarde , a epouvanter la population par Fidee des contributions , de la conscription , des im- pots , etc. lis ont toujours eu dans leurs menees une manie et une pretention : la manie de faire appel a Fopinion des hommes sages et impartiaux , et la pretention de soutenir effrontement que cette opinion leur est favorable , choses qui sont purement ideales et en opposition avec la verite. Dans cet etat de choses , les habitants de Menton et Roquebrune , unanimes et confiants , recourent a Votre Majeste et la supplient humblement d'accomplir l'oeuvre commencee par le magnanime Charles -Albert , en faisant prononcer Fannexion aux Etats de Yotre Majeste , Sire , des deux Communes , qui sont des fiefs de la Couronne de Sardaigne. Menton, mai 1854. Suivent les Signatures. vSxS' II MENTON ET MONACO »)X(« DESCRIPTION MENTON ET MONACO ■: DESCRIPTION Les fleurs y viennent sans culture , Sans effort y plait la beaute; C'est le bijou de la nature : Oh! plaignez-moi, je l'ai quitte... Amedee Decampe. SALUT A NICE. LA MONTAGNE. — LAGHET ou LAGHETTO, EZA. — YILLEFRANCHE. Nice la jolie, Nice la blanche, Nice la favorite de la mer et du soleil ; Nice , la grande hotelleriedu monde. le dernier espoir des docteurs , lereve des valetudinaires, le refuge des lords et des princes, le regret de l'llalie, l'orgueil du grand Empire; Nice, la ville au climat si doux , a l'idiome si gracieux, aux moeurs si polies , aux vierges si belles . a la societe si varie'e et si elegante , 29* 346 MENTON ET MONACO. au peuple si humain et si bon ; Nice, enfm , celte fille de la Victoire (1), qui, sous la longue et bien-aimee tutelle des Dues de Savoie, grandit, se fitopulente, et acquit les plus nobles proportions , et qui , sous le souffle puissant du genie de la France, va se transformer en- core, et courir aux plus magnifiques destinees.honneur et salut ! Nous n'avons pas mission de chanter ton ciel bleu, ta mer d'azur, tes monts hardis, les vallees aux fruits d'or et aux fleurs parfumees, ni de vanter tes pecheurs intrepides, ni de decrire tes merveilleuses villas ; assez d'autres tont consacre leurs plumes et leurs pinceaux. Pas une saison ne s'ecoule sans que quelque peinlre ressuscite ou quelque poete enthousiaste ne te laisse ou n'emportc d'ineffacables souvenirs. Tes murs liospitaliers renferment des ecrivains d'elite auxquels tu as inspire des pages immortelles; Tavenir te reserve de nouveaux hommages et de nouveaux chants. Seule- ment, de meme que le pelerin qui rencontre sur sa route un temple fameux s'agenouille et prie, apres en avoir admire Tensemble et contemple les splendeurs . ainsi, voyageur obscur mais croyant, nous n'avons pas voulu passer sans deposer a tes pieds notre faible hom- mage, et te payer, comme une dette sacree , notre humble tribut. (I) Nice, du mot grcc NutY), Victoire, ville bat ie par les Mar- bcillais , en souvenir d'une victoire qu'ils remporterent sur les llalo-Ligures. DESCRIPTION. 3iT Lors done que par une belle matinee de printemps . arme du baton du voyageur et des crayons de l'artiste . vous quittez la noble cite pour vous dinger vers la route de Genes . vous cheminez queique temps au milieu de riantes villas, sejour des riches malades: puis, vous arrivez aux pieds d'une montagne admirablement om- bragee et dent les dernieres pentes. eachees sous les orangers et les jasmins, vont se perdre danslePailion P. A mesure que vous avancez. l'horizon se decouvre: le quartier de 1 'antique Cimiez. que le temps a detruite. mais dont le soleil, ami fidele. eclaire les mines, appa- rait avee ses castels. ses bosquets et sa vegetation puis- sante: la ville devenue celebre par son climat. montre avee orgueil ses maisons splendides. lei . e'est le Chateau, qui . pendant longtemps, a garde tristernentle souvenir de nos armes : la . ee sont les profondeurs de cette im- mense valle'e qui. pareilie a une ceinture d'emeraudes et dor. serpente autour des monts. Avancez encore . jusqu'a ee que vos yeux reneontrent les cimes neigeuses de Tende. et plongent a leur aise dans la vaste mer : alors vous vous arreterez un peu . recueillant vos im- pressions et vous preparant a en recevoir de nouvelles. Cette station finie, vous montez toujours: mais deja le (0 Le Petition , torrent qui descend des Alpes , traverse Nice et se jette ensuite dans la mer. MENTOX TIT MONACO. paysage change, Tair est vif, le sol sterile; la nature, luxuriante clans la vallee , est devenue severe et froide. Yous etes sur un plateau desert ou d'ordinaire la tris- tesse s'empare du voyageur ; mais Fapparition prochaine de Laghet , de Villefranche et du pittoresque Eza l'eloi- gnera vite. Laghet est cette chapelle que vous apercevez a gauche au fond du vallon; sa celebrite date du dix-septieme siecle, mais son origine est fort ancienne. Elle fut re- edifiee par une pieuse femme de Monaco, dans une remarquable circonstance. Gamille Porta , tourmentee d'un mal incurable , avail ete abandonnee par les me- decins. Elle eut recours a la Vierge des Douleurs, et se faisant transporter sur les debris du saint edifice , elle y pria , et s'en retourna guerie. En reconnaissance de cette grace signalee, Gamille fit rebatir la chapelle. Le bruit de cet e'venement se repandit partout, et bientot les populations en foule accoururent a Notre-Dame de Laghet. Nice pourvut a la construction d'un vaste sanc- tuaire et d'un couvent ou s'etablirent les Carmes-dechaus- ses. Un grand nombre de dames et de seigneurs des environs et de l'etranger y apporterent leurs offrandes. De nos jours, ce lieu est visite par des milliers de pelerins. Aux fetes de la Pentecote et de Saint Pierre . Provencaux et Liguriens, jeunes et vieux, femmes et enfants, laissent leurs villages et, recitant le Rosaire, ils s'en vont humblement , a pied ou sur des chariots , implorer la ]\fadonc , pour eux, pour leurs amiset pout DESCRIPTION. 349 leurs ennemis. Nous les avons yus , c-es voyageurs de la Foi , gravir lentement , sous les ardeurs d'un lourd soleil, VAlpe-Siun?7ia, soupirant, comme les Juifs de la captivite , apres l'objet de leurs desirs. Nous les avons vus, et toute notre philosophie d'alors s'est troublee, et nous regrettions de ne pas nous joindre a ces pieux eroyants. Arrives a Laghet, ils campent en plein air; et apres avoir accompli leurs devotions , depose leurs voeux et leurs dons . ils font provision de medailles, souvenirs protecteurs; puis ils se retirent en benissant. LaYierge seeourable les a entendus ; car toujours on les voit re- venir pleins de joie et d'esperance, au bruit des canti- ques et des actions de graces. Durant ces jours, les conditions et les rangs sont confondus : riches et pauvres, nobles et paysans , tous se reconnaissent sujets de Notre-Dame ; tous egalement se pressent sous sa ban- niere. Les murs de la chapelle sont couverts d'ex-voto, et d'illustres personnages s'y sont agenouilles et y ont prie. — Vous que la celebrite de ce monastere ou quel- que peine secrete conduit a Laghet, ne craignez pas de vous y reposer : une reception cordiale vous y attend. Des religieux dont la figure contemplative respire le calme , dont le costume severe peint Thumilite et Tabne- gation , vous offriront un repas sain et frugal, et pendant la nuit Tange de la solitude vous enverra des songes paisibles et purs. L'hospitalite physique et morale donnee par les Cannes de Laghet est d'un prix inestimable. Saints et austeres. 350 MENTON ET MONACO. voues a Dieu . ces hommes rares sont devoues aussi k leurs freres et prodigues d'indulgence et de charite. Un prince malheureux , au lendemain du grand revers qui venait de lni faire perdre une couronne , n'hesita pas a aller chercher dans cette retraite des consolations ; il y puisa le courage de son sacrifice et des forces pour Texil (1). Une inscription commemorative a consacre cet eloquent souvenir. Maintenant que nous connaissons Laghet , poursui- vons notre voyage. A droite se dresse un ancien nid de Sarrasins, Eza, aux ruines feodales , dont les habitants garderent long- temps les traditions des forbans, et qui, aujourd'hui . habiles et laborieux ouvriers , cultivent avec succes les terres productives qui les avoisinent. « La renommee de leurs anciens seigneurs remonte tres haut. Dans un traite d'alliance conclu entre le comte de Provence et les Genois, au mois de juillet 1241 , figure Giordano Richiero, comme possesseur du chateau d'Eza. Rosta- gno et Ferando d'Eza, seigneurs de la Turbie, accompa- gnaient Charles d'Anjou , frere du roi Saint Louis , a la conquete du royaume de Naples, en 1265. Enfin, au commencement du siecle suivant, Jean Richiero d'Eza vint preter aide et main-forte au comte de Vinti- (I) Le roi Charles-Albert , aprcs la bataille de Novare. DESCRIPTION. 351 mille pour chasser les Yento de Menton. Ces souvenirs historiques, reunis au merite singulier que presente le pittoresque bourg d'Eza , font de ce petit pays un but interessant pour une excursion speciale » (1). Plus bas, c'est Villefranche , Villafranca, batie sur Tantique emplacement de Port-de-TOlive (2), admira- blement nomine ; car l'olivier atteint sur son sol les plus gigantesques proportions. Protege contre le nord par les Alpes Maritimes, appuye sur Mont-Alban et Mont-Boron , du cote de Toccident, ouvert au midi, ferme a Torient par la presqu ; ile de Saint-Hospice, son bassin, un des plus vastes de la Mediterranee . peut abriter plusieurs flottes ; depuis long- temps la France l'avait choisi pour les evolutions de son escadre , et c'etait pour elle un autre Toulon. Le Piemont y avait un bagne, la Russie une station; aujourd'hui franchise, Villefranche est purgee du forcat, et l'uni- forme russe ne s'y montre plus qu'a de rares intervalles. 0) L'Hicer a Menton, par Alfred de Longperier, pag. 456. (2) Villafranca, Villefranche, ou Olivce Portut , Ozibiut Portus. — Strabon. 352 MEN! ON ET MONACO. II LA TURBIE , — LA TOUR DAUGUSTE. Voici la Turbie Salut aux derniers vestiges d'un monument glorieux ! Dion nous apprend qu'afin de perpetuer le souvenir de l'eclatante victoire remportee par Auguste eontre les Liguriens, le Senat decreta re- jection d'un magnifique trophee sur VAlpe-Summa , montagne qui separe les Liguries des Gaules. Cn tres ancien poete provencal en parle ainsi : La torre de gran bastiment An peyras de gran cayradura E obras d'antiqua ilgura , Golonnas de marine pezans. (1) « Lors de l'invasion des barbares, dit M. le comte de Gessoles , ce monument fut detruit en partie, et servit a former une tour dont une petite portion est encore debout. Le reste presente les debris d'un grand ouvrage romain du bon siecle et de fortifications formees dans le moyen-age. Les decombres de ces constructions offrent (1) Manuscrit de Lerins , cite par Gioffredo. — II fut appele Trophoea Augusti ; mais son nom a degenere depuis en Tropea . Tropia, Torbia , et enfin Turbia , ce qui pourrait signifier Turrit in via. DESCRIPTION. 353 sur les lieux et dans les environs de tres grandes pierces taillees. tirees d'une elevation voisineoul'on voit en- core la trace du travail des Romains. On y a trouve pendant longtemps plusieurs morceauxde marbre, et. en fouillant de nouveau , Ton en trouverait probable- ment d'autres. Le village et la paroisse sont constructs en tres grande partie de ces blocs tallies . et les morceaux de marbre qui y sont dissemines ne peuvent provenir que de l'ancien monument. Ces debris portent les mar- ques du feu et des guerres les plus destructives. La tour a subsiste en entier jusqu'a l'annee 1706. epoque ou. consideree comme fortification . elle fat detruite par I'armee francaise . en meme temps que le Chateau de Nice. La partie qui est encore debout ne doit son exis- tence qu'au hasard ou a Tartifice du mineur. qui fit manquer la mine du cote des fortifications P. « II est a regretter qu'un edifice aussi important, sous tous les rapports, ait eu a supporter d'autres assauts que ceux du temps. Sans 1'esprit destructif des hommes. on est en droit de le supposer, marbres et pierres. reduits a Tetat informe aujourd'hui. seraient restes en place et nous offriraient au moins Taspect imposant et severe de ces belles ruines que l'age seul semble avoir affaissees. « En songeant al'immense interetque presentait un monument comparable a Tarc-de-triomphe cle Suze, (J) Koti'ie sul Monumento dei Trofei d'Aujusto di Turbia e sulla via Giulia Augusta. — Memoires cle TAcademie de Turin : 18*3. 39 854 MENfON ET MONACO. son devancier de quelques annees , il faut s'estimer en- core heureux de ee que Pline lui a consacre un ehapitre et nous a transmis en entier une inscription demeuree . de cette facon , a Tabri de tout vandalisme. « II ne parait pas hors de propos , dit le celebre encyclopediste , de transcrire ici I'inscription du Trophee des Alpes , qui est ainsi concue : « A l'lmperator Cesar, fils du divin Cesar Auguste , grand Pontife , Imperator pour la xrv e fois, Tan xvn* de sa puissance tributienne , le Senat et le Peuple romain , en memoire de ce que , sous ses ordres et sous ses aus- pices , tous les peuples Alpins , depui$ la mer Superieure jusqu'a l'lnferieure , ont ete soumis a TEmpire Romain. « Peuples Alpins vaincus : les Triumpilins, les Carmi- nes , les Yenostes , les Yennonetes , les Isarciens , les Breunes , les Genaunes , les Focunates , quatre nations Yindeliciennes , les Consuanetes , les Rucinates, les Am- hisuntes , les Rugusces , les Suanetes , les Calucons , les Brixentes , les Lepontiens , les Yiberes , les Nantuates , les Sedunes , les Yeragres , les Salasses , les Acitavons , Ios Medulles , les Yienes , les Caturiges , les Brigians , les Sogientiens , les Brodiontiens , les Nemalones , les E de- nates , les Esubians , les Yeamins , les Gallites , les Triu- lattes, les Ectins, les Yergunes, les Eguitures, les Nemen- tures , les Oratelles , les Neruses , les Yelaunes , les Sne- tres » (1). (1) Pline, Hist. Nat., liv. in, xxiv, cite parM. Longperier, Hiver v Menlon, pag. 158 et 159. — Voir aux Pieces justificatives. n° I. M. le comte de Cessoles parle de fragments sur lesquels on de- eouvre des lettres qui durent fuire partie de ^inscription rappor- t.$e par Pline; il on cite un cntre autres depose a l'entroe de la DESCRIPTION. jOOP Quel style ! Quelle majeste ! II parle eomine il agit , ce peuple romain , en roi ! Le pere Boyer, franciscain, qui ecrivait en latin, vers la fin du seizieme siecle , nous apprend qu'en 1 585, il deeouvrit, dans Teneeinte de la forteresse, la tete ^olossaled'Auguste, horribiement mutilee, mais suffi- samment preservee pour qu'il en ait pu mesurer les grandes lignes; d'apres le caleul qu'il etablit, la figure entiere devait avoir vingt-deux pieds de hauteur. — Une tete de Drusus , deeouverte par le prince de Dane- marck , sur les lieux memes, a la fin du siecle dernier, orne aujourd'hui le Musee de Copenhague (I). Tout en formant des voeux pour que le Gouverne- ment imperial veille a la conservation des derniers restes du monument Gesarien , nous ne pouvons nous defend re dime pensee profondement trisle , en songeant que les hommes , plus impitoyables que le temps , ont opere ^ux -memes la destruction de ce gigantesque trophee, qui, livre a lui-meme, eut defie les siecles. Helas ! a toute epoque , Thumanite a eu ses vandales. Maison commune, sous la votite ou se lit Rump Hi , mot tronque qui represente vraisemblablement le nom de peuple conserve dans le texte de Pline sous la denomination de Triumpilmi. (!) Ce dernier fait est consigne dans Monaco et set Princes, 356 MENTON ET MONACO. Ill LA CORNICHE. — PANORAMA ADMIRABLE. Avant el apres la Turbie, le voyageur foule ases pieds. presque sans s'en douter,unemerveillenon moins digne d admiration que le monument eleve a 1'orgueil d'Au- guste, merveille qui durera aussi longtemps que la montagne qui la porte , e'est la route de la Corniche. Dans un de ces jours d'enfantement comme il en a tant comptes . le genie de Bonaparte , plus hardi que le genie de Rome, Ta fait sortir du flanc des monts. Voyez : que d'obstacles amonceles! que de difficultes vaincues! Admirez cette succession de blocs enormes qull a fallu entameretbriser comme de 1'argile ; Bonaparte levoulait! Ce fut une conquete faite sur le roc , pied a pied, a Taide de la mine et du marteau , et qui couta plus de temps au vainqueur d'Arcole que celle de toute lltalie. Ainsi, partout ou passait cette volonte puissante, elle laissait de son passage des traces imperissables. Le pieton est ici a Taise ; il peut promener ses regards sur la majeste du paysage, sans redouter les abimes. ]N[ais que celui qui monte un coursier vif ou ombrageux, que ceux qu'entraine une caleche rapide s'arrelent et descendant s'ils veulent eviter quelque malheur. La DESCRIPTION. 357 mule seule peut eourir sans danger sur cette rampe inclmee et affronter rimmensite qui se deroule devant les yeux. En moins de deux heures, qui passent comme I'eclair, (ant est varie et splendide le tableau qui s'offre aux re- gards, on arrive de la Turbie a Roquebrune, une des trois villes de l'ancienne Principaute. Cette petite ville, ou plus modestement ce bourg, dont la position est une des plus pittoresques de la Riviere, reclame assurement une visite speciale ; aussi , nous bomerons-nous , en passant, a lui jeter un salut d'a- mitie et une prom esse d'escalade; car c'est une citadelle qu'il faut emporter d'assaut. II est vrai que la mine Tranche et ouverte des monlagnards qui 1'habitent, leur cordial accueil , pour peu qu'on les connaisse, Teblouis- sante perspective qu'on decouvre du vieux chateau, offrent une ample compensation a la fatigue inseparable d'une ascension de ce genre. Au-dela de Roquebrune, a une courte distance de ce bourg , une petite eminence commande la route : c'est du haul de cette terrasse naturelle qu'il faut admirer lentement un des plus beaux panoramas du monde. Vous avez a gauche la route de Menton , renaissante cite qui se mire coquettement dans les eaux ; a droite. le chemin accidente de Monaco, ville antique que Ton prendraU de loin pour un vaisseaii a l'ancre, et qui se 3i* W)H MENTON ET MONACO. console de son isolement en jouant a l'empire; en face, u n vaste plateau tout charge d'oliviers seculaires et de pins aromatiques, et qui. fier de sa couronne encore belle, s'avance majestueusement dans la mer, c'est le Cap Martin. Maintenant , elargissez le cercle qui vous entoure, allez au-dela des cotes de Yillefranche, qui se cache, et de Nice, qui fuit derriere la montagne; vous decouvrirez Antibes, sentinelle de la France (I), et TEs- terel. ce mont terrible a nos peres, qui tous deux rap- pellent au voyageur la terre qu'il vient de quitter et qu'il salue encore ; du cote oppose, Menton , ville aimee du soleil ; Latte et ses riches campagnes (2); Vinliraille et ses forts redou tables, et ses ruines dechues comme elle (3); la Bordighera, ce promontoire des palmiers; darriere vous, une chaine de montagnes severes. avant- garde imposanie des Alpes, et enfin, la mer, image de Finfini , dont la voix est un hymne damour ou un chant de mort, et qui revele tant d aspects divers a 1 homme qui Tetudie et qui Taime; la mer si etincelante sous le soleil d'ltalie , avec ses cites volantes, son peuple intrepide, et ses iles, qui comme la Corse se dessinent (J) Antibes f AvTt7:oXt<; ( Ville contre), des' inee a contenir teg Deccates, les Oxibes et les V Cyruses, — Louis Mery, Histoire c/e la Commune de Marseille. (2) Latte, Lait , nom que ce village doit a la fertility de sor ken itoire. (3) \ 'mt \m\\\e (Ventimijiia) , Eniemilion, urbt magna, caput Ligurum, inter Niceeam el Albingaunum. — Strubon t \'u. iv DESCRIPTION. 3-39 dans les lointains horizon? : voila le spectacle qui s'oflirira a vos yeux etonnes. Lorsque apres de longues heures passees dans une muette contemplation, vous vous serez. pour ainsi dire, rassasie de ces magnifiques tableaux, artiste ou poete. voire imagination aura grandi: vous serez plus fort, et votre pense? planera plus surement a travers les espaces qu'elle se plait a parcourir. Vous penetrerez plus avant dans les beautes de votre art . et vous decouvrirez des secrets qui seraient restes pour vous ^ternellement inconnus. La toile qui recoit vos inspi- rations s'animera de couleurs plus vives . votre louche vera plus ferme et plus hardie. vos chants plus nobles et plus beaux. Voire genie se sera retrempe a cet ardent foyer d"une nature sublime . dont Tinfluence est irresis- tible , et qui a toujours conduit a lenthousiasme. Cette colline ou votre admiration semble vous retenir encore, est siluee au centre meme de l'ancienne Prin- eipaute. qui de la apparait dans toute son etendue 1 1. Charmante miniature, joyau precieux . qui longlemps forma a lui seul une couronne. Dece point, vous pouvez egalement vous diriger sur Monaco ou sur Menton : les deux routes qui y men en t sont la devant vous. Mais, vous avez hate sans dou'e de faire connaissance avec la villi de vos desirs. Menton. dont la douce hospitalite vous attend. Laissez-nous vous y conduire: plus lard, nous vous revelerons les beautes de son territoire. I, I/etendue de l'ex-Principaute, d'upres Zaccagni et le cci::t£ Serristori . est de 8 mi lies carres et 5;6 de miJle. I 360 MENTON* ET MONACO. Apres avoir chemine lentement a l'ombre des vigou- reux oliviers qui bordent la route, vous entrez dans la region inferieure , patrie des orangers , des citronniers , des bigaradiers el des lauriers-roses ; leur aspect vous rejouira et vous fera rever un instant au Paradis terres- tre. Mais , Timpatienee vous gagne : vous voulez voir de pres el toucher ces beaux fruits aussi nombreux ici que les pommes dans les vergers normands. Prenez garde; moderez votre curiosite, car il en est qui vous laisseraient des souvenirs bien amers , au point de vous degouter de la pomme d'or pour toujours. D'ailleurs. moins dangereux et moins bien gardes que ceux des Hesperides , ces jardins vous reverront; passez done, et laissant a gauche la vallee de Gorbio , tout entier au spectacle de ces monts hardis et du golfe incomparable , arrivez au pont de Borrigo, au-dela duquel Menton commence. Lorsque, apres quelques jours, vous aurez oublie dans un repos facile et dans les distractions qu'une societe choisie s'empressera de vous offrir, les fatigues du voyage, alors vous commencerez, au plus grand profit de votre sante, et, si vous le desirez, en compagnie de touristes comme vous , vos excursions projetees , en prenant pour point de depart cette bonne ville que vous ne perdrez pas de vue, et ou vous aimerez a revenir toujours. DESCRIPTION. 36 J IV ME XT OX. LA VILLE. Menton , derniere ville francaise que le voyageur rencontre sur la route d'ltalie , qui . il y a vingt ans a peine, triste et desert, ressemblait a une ville aban- donnee et en deuil, est devenu aujourd'hui une cite vivante, pleine d'animation et d : entrain, fiere du present, riche d'avenir, pareille a une jeune captive longtemps privee d ? espace et de soleil , et qui tout a coup libre et fiancee, s'elance vers la lumiere et sourit a tous les bon- heurs de la vie. Inhabitant, qui naguere encore la quittait sans regret, sans esprit deretour, s'y attache aujour- d'hui comme l'enfant a sa nourrice bien-aimee ; Tetran- ger y accourt comme vers une patrie nouvelle , et , de tous les points du monde, le valetudinaire vient y re- trouver Texistence qui semblait Tavoir abandonne pour toujours. Rival de Xice et plus favorise quelle, Menton sera bientot la station d'hiver la plus justement renom- mee de l'Europe. Sans parler de ses faubourgs, coqueitement batis, deux parties distinctes divisent Menton : la ville ancienne et la ville moderne. La premiere a conserve cette physio- 362 MEXTON ET MONACO. nomie propre a toutes les cites de la Riviere exposees aux irruptions des Sarrasins : position escarpee , portes fortifiees, hautes maisons a plusieurs etages , rues etroi- tes, formees de larges marches, et souvent liees entre elles par des arceaux protecteurs. Les noms de Capo- Anna et de Lampedouza , que portent deux des plus vieilles rues de l'ancienne ville, rappellent sa veritable origine (1). Dans la rue principale qui la traverse tout entiere , a Carriera , se trouve la maison construite par Honore II , avec les debris du palais du prince Jean : on la reconnait facilement a son entablement de pierres blanches et a Tescalier interieur a voutes d'arete qui (M)nduit a des pieces hautes. Une rampe obscure, taillee dans le roc, donne passage sur le quai. — Le plan de la seconde est plus large et plus commode : on voit qu'elle date d'une epoque moins agitee. Plusieurs maisons de la ville portent, au-dessus IENTO* ET MONACO. que le pinson et le chardonneret voltigent a travers les tamaris et les lauriers-roses. Le lezard vert, etalant au soleil sa robe resplendissante, parait attentif a la voix da torrent ; Tabeille butine encore , et la fourmi poursuit sa tache accouiumee sans faire de lecon a la cigale. libre de chanter a raise. L'humble violette , cette timide messagere du printemps, et la blanche marguerite , se pressent sur les pelouses et s'y disputent Tempire ; la rose elle-meme conserve ces couleurs et ces parfums qui lui ont valu le nom de reine. En presence de cette scene merveilleuse , l'homme. ce roi de la nature, ne reste pas indifferent et inutile: il complete lui-meme cette activite de tous les regnes. Nulle part la loi du travail n'est plus fidelement obser- voe : pas line parcelle du sol qui ne receive la visite quotidienne du maitre on de l'ouvrier. La terre semble une idole a qui Ton a voue un culte; elle y est traiteo eomme une bienfaitrice envers laquelle on ne neglige rien pour en meriter des faveurs nouvelles. quoique pendant trop longtemps les lourdes charges qui en gre- vaient les produits l'aient fait considerer comme une dure maratre. D'infatigables iravailleurs, dissemines sur tous les points, preparent pour Pavenir des resour- ces precieuses, ou recoltent de nouveaux tresors. Les uns fertilisent la terre par des engrais choisis , ou l'linis- sent et la nettoient pour la tombee des olives; les a litres ontassent sur des chars les sacs remplis des fruits dont le pressoir lirera une fitiile ahomlnnir. [ci . cost un DESCRIPTION. 385 essaim de jeunes filles qui volent au travail plus gaies que si elles allaient a une fete ; on les voit , tantot cour- bees sous les oliviers seculaires dont elles ramassent les fruits, tantot assises aupres des oranges ou des limons que le tagliator a cueillis , les comptant avec une rapi- dite surprenante et les posant tout a la fois dans de larges corbeilles ; tantot enfin soulevant sur leurs teles ces corbeilles qu'elles out remplies et les portant ainsi a la ville , sans hesiter, sans faire un faux pas. Combien de fois n'avons-nous pas admire ces belles travailleuses au pied solide , aux bandies prononcees , a la tete si expressive! Et vraiment Ton s'arrete volontiers pour voir passer ces enfants du Midi ; elles paraissent si heu- reuses ; elles chantent si volontiers ! II en est une qui nous a paru belle entre toutes ses compagnes, et, en la voyant , nous avons cede involontairement , et presque a notre insu , au plaisir de lui consacrer quelques rimes. Son nom, nous Tignorons; mais celui que nous lui avons donne est le plus pur, le plus celeste de tous les noms ; MARIE, Marie a seize ans : elle est belle; Chacun se presse pour la voir; Elle a les pieds de la gazelle , Elle a la voix de Philomele , Le feu brille dans son ceil noir. 286 MENTON EX MONACO. Sa bouche est une fleur eclose Sous le doux zephir des printemps ; Son cou semble un lis ; et la rose Sur son sein virginal repose ; Son miroir est l'eau des torrents, Ses cheveux sont comme Febene Que polit Thabile ouvrier ; De grace sa demarche est pleine ; Sa taille digne d'une reine S'elance comme le palmier. Quand elle porte sur sa tete Les larges paniers aux fruits d'or, On 1' admire, et chacun s'arrete; Des yeux on la suit , on la fete ; On cherche a la revoir encor. J'aime a la voir pres du rivage Que caresse le flot amer Depouillant son leger corsage , Puis confiant son frais visage Et ses jobs pieds a la mer. J'aime sa voix harmonieuse Redisant a Techo des bois La chanson tendre et gracieuse Qui la rend folatre et joyeuse , Et la fait rever chaque fois. J'aime a voir sa danse rapide, Le soir, sous les platanes verts; Son oeil vif, de plaisir humide , Son front que nul souci no ride , Ses cheveux flottants dans les airs. DESCRIPTION, 387 Si j'etais l'abeille inconstant^ Qui sourit a toutes les fleurs , Je ne choisirais pour amante Que la rose resplendissante Dont Marie a pris les couleurs, Si j'etais l'arbre vert qui donne Ces parfums et ces fruits si doux, Je voudrais qu'une main mignonne De mes fleurs fit une couronne Pour la poser sur ses gencux, Si le ciel m'avait cree prince , Maitre puissant , seigneur ou roi , Je ne voudrais , faveur bien mince , Offrir mon trone ou ma province , Marie , a nulle autre qua toi ! S'il metait donne d'etre un ange , Je veillerais sur ton sommeil , Pour que rien ne trouble ni change Ton bonheur chaste et sans melange,. Et qu'il te suive a ton re-veil. Mais, helas! je suis sans royaume , Et je n'habite point les cieux ; Mon palais est un toit de chaume..., Mais je parle un noble idiome , Voila mes vers , voici mes voeux : N'ajoute pas a ta parure Anneaux d'or, chatnes ni pendants; Point d'epingle a ta chevelure , Sois simple comme la nature ; La nature est riche a seize_au3. 388 MENTOR ET MONACO. Que celui que ton cceur honore D'un amour pur comme un beau jour, Pres de toi sans cesse t' adore; Que dans vingt ans il t'aime encore , Qu'il te rende amour pour amour. Que ta couche un jour soit feconde , Que le ciel te comble de biens ; Quon coure en yain la terre et Tonde , Pour rencontrer de par le monde , Des enfants plus beaux que les tiens. Marie a seize ans, elle est belle; Chacun se presse pour la voir; Elle a les pieds de la gazelle , Elle a la voix de Philomele ; L'amour se lit dans son oeil noir. Nous avons parle du doux climat dont jouit pendant FHiver ce charmant pays. Nous ne saurions trop en louer le Printemps, cette saison cherie des poetes, qui. loin d'y elre menteuse , comme en tant d'autres contrees tient ses plus merveilleuses promesses. A part certains jours de mars ou le vent, jaloux du soleil , dechaine toutes ses fureurs , mais dont les vallees sont toujours ' preservees , le Printemps regne vraiment en souverain : il n'a de rival que 1'Automne, avec cette difference que le premier annonce la renaissance et le second le repos : car ici la nature ne connait pas la mort. Voici done la saison des fleurs : aussi rien de com- parable aux jours qui vont se succeder. Alors. tout est DESCRIPTION. 389 verdure, soleil, harmonie; tout est extase et amour; tous les etres s'unissent dans un concert inenarrable pour louer Dieu et pour le benir. Eloquent tribut . dette sacree. que Thomme surtout, L'homme pour qui sont faits tous ces biens precieux (1) , doit payer avec transport. Oh ! qui raeontera les emo- tions qu'eprouve la creation tout entiere sous le souffle mysterieux qui la feconde? Quel artiste retracefa ce tableau tombe des mains liberates du Tout-Puissant? Sera-ce l'homme? Non; ce sera Dieu lui-meme. II a donne a toutes ses oeuvres une langue inconnue , vrai- ment digne de lui , et dans ces jours de renaissance generale, partout cette langue est parlee , sur leshautes montagnes, dans- les plaines immenses, dans les vastes champs de l'air, dans l'etincelante voute des cieux, parmi les entrailles de la terre, et j usque dans les abi- mes des oceans. Tout ressent la divine influence; tout s : empresse de lui obeir. Ici , ou ont ete entassees plus de merveilles, cet hymne d'adoration retentit davantage et s'elance plus rapide vers le ciel. Plantes rares et variees ! arbustes precieux ! monts imposants ! golfe in- comparable ! mer tranquille ou se mire un ciel d'azur ! que votre langage est sublime , et combien est heureux celui a qui il est donne de le comprendre! Xous n'es- saierons pas de decrire toutes vos gloires ; cette tache (I) Racine fils , Poeme de la Religion. 33 390 MENTON ET MONACO. est au-dessus de nos faibles forces ; elle defie m£me les puissances de Phomme. Seulement, le coeur encore plein des ineffables sensations que vous nous avez fait eprouver, nous voulons vous rendre un solennel hom- mage ; nous voulons vous remercier pour le spectacle que vous nous avez offert , et pour les pensees que vous nous avez inspirees ; ou , plutot , ce n'est pas a vous que notre reconnaissance s'adresse , mais a Gelui qui vous a faits et dont vous dites les grandeurs , au magni- fique Auteur de toutes choses. Saluons done la bienvenue de la saison nouvelle. Mille fleurs tapissent la eampagne, et dans les riants vallons apparaissent les premiers fruits. La rose nou- velle, le brillant elyantheme , Panthyllis, les myrtes et les jasmins ornent la chevelure des jeunes filles, pendant que la cerise , ce fruit cher aux enfants , et la f raise parfumee promettent a tous d'innocents plaisirs. Aux montagnes naguere desertes resonne la champetre cornemuse, les agneaux belent , les beliers bondissent, et les chevres broutent les plantes aromatiques sur les cimes escarpees. C'est le moment ou, dans les vallons, on fait ce qu'on nomrae la cueillette des fleurs. L'oranger est depouille de sa blanche parure dont les debris, fide- lement recueillis, serviront a preparer une eau renom- mee et une huile d'un grand prix. Aux voix des jeunes yierges so melent les chants du rossignol qui glorifie ses joies paternellcs. Helas! toute la science du gai me- nestrcl ne le sauvera ni lui. ni sa pauvrc couvee, des DESCRIPTION. 391 enlreprises des pelils vagabonds du pays, race in- quiete, sous les coups de laquelle tombent tour a tour oiseaux, arbustes, fruits; qui tue les rossignols, brise les lauriers-roses, et s'en va toujours impunie ! Une fois s'offre a notre vue un enfant tenant dans ses mains qua- tre de ces inimitables cbanteurs qu'il avait lues ; il allait disait-il, les vendre a la ville. Xous lui reprochons vivement sa froide cruaute ; il ne veut pas nous com- prendre (1). En rentrant dans notre solitude qu'illumi- naient des milliers de lucioles, ces flambeaux ailes du Midi, nous entendimes la voix desolee du chantre im- mortel : alors nous rappelant l'enfant coupable et nous apitoyant sur le sort des victimes- et sur la douleur des survivants, nous ecrivimes les strophes suivantes : Enfant , quand le printenrps ramene Les petits oiseaux aux buissons , Quand de la montagne a la plaine L'echo repete leurs chansons ; Si ta main perfide et cruelle Ravit le fruit de leurs amours , Fais grace au moins a Philomele ; Enfant, epargne-la toujours. (I) Nous appelons toute la sollicitude de M. le Ma ire de Mentort sur ces admirables cbanteurs (fauvettes, rossignols, chardon- nerets), sur ces poetes de la nature, dont ils sont les plus gra- cieux ornements. Destructeurs des vers et des insectes , ils pro- tegent contre eux les arbres et les fleurs. Ils sont l'orgueil et la joie de la vallee , et l'echo repete leurs delicieux gazouillements. Grace pour eux, et que les peines les plusseveres frappentceux qui les denichent et qui les tuent ! 392 MENTON ET MONACO, Enfant , lorsque dans la vallee Tu t'en vas , avide chasseur, Cantre la pauvre gent ailee Essayer le plomb destructeur : Resiste a ton mauvais genie , Sois moins dur que les durs vautours, Fais grace au roi de l'harmonie ,.- Enfant ,, epargne-le toujours. Est-il dans le riant bocage Chantre plus savant et plus doux? Est-il oiseau dont le ramage Ait jamais fait plus de jaloux? Oh ! ne choisis plus pour victime Le plus galant des troubadours j Tuer le rossignol est crime ! Enfant, epargne-le toujours> Entends-tu sa voix qui murmure , Le soir, de longs gemissements ? II semble accuser la nature En cris plaintifs et dechirants : Hier, on lui prit sa famille T Adieu ! campagne ; adieu ! beaux jours ; Demain se taira la charmille Enfant, epargne-le toujours. L'Ete va continuer le printemps et achever son oeu- vre. On croirait quo dans une contree ou THiver est sans rigueurs. les ardeursdeTEte sont excessives; mais. grace a la brise de mer, les chaleurs devorantes sont ici inconnues. Au temps de la caniculc. alors que le DESCRIPTION. 393 ciel est en feu et que la nature est haletante, voulez- vous eehapper au soleil qui a tout envahi ? allez dans la vallee de Carei', sous Tombre de sesplatanes : Hie in reducia valle eanieulx Vitabis sestus. La, en compagnie du Dante, duTasse ou de la Bible, Tous medilerez sur les malheurs et les destinees de I'homme, ou sur les grandes scenes du passe. Ou bien T fidele aux lecons du poete latin : Hie innocentis pocula Lesbii Duces sub umbra. Mais, comme le Lesbos est rare, vous le remplacerez sans regret par 1'exquis maraverno (1) qu'Horace au- rait immortalise s'il l'eut connu, ou par cette delicieuse boisson improvisee dans les bastides avec le limon que Fon cueille, Feau glacee que Ton puise, le sucre et le vieux jamaique. Le soir, vous aurez , pour vous dis- traire, le bain, la promenade en mer, ou la peehe aux flambeaux. Et la nuit, quelies douces sensations ! Elles sont si belles les nuits mentonaises ! le silence est aux habitations, et les chemins sont remplis de solitude; les feuilles ne s'agitent plus , et la mer n'a plus qu'une voix mourante et plaintive; h nature, eclairee par la lampe des mysteres, est entree dans son repos. Qui dira (I) Via fameux du quarticr des Monti. 33^ 394 MENTON EX MONACO. tes magnificences, 6 nuit? le genie seul peut en racon- ter les splendeurs. Combien de fois, en ta presence, avons-nous chante les vers ou le poete celebre Vinfini dans les deux ! Et ces autres vers de la Meditation vni 6 , ou il a si bien copie la nature, ce poete par excel- lence, et dans lesquels, appelant nos regards sur le livre immortel des cieux, il nous montre ces globes d'or etincelants, ces ties de lumiere, qui jaillissent des om- bres, et qui, 6 pensee sublime ! Semhlent des yeux ouverts sur le monde endormi (I). Nous connaissons les saisons; parlons maintenant du territoire : Le territoire de Menton est une grande pepiniere d'o- liviers el de citronniers ; les fruits de ce dernier arbre composent le produit le plus important du pays (2). Nous allons nous arreter un moment sur cette branche si curieuse de 1 'agriculture , qui reclamerait a elle seula un traite special : ici surlout elle merile d'etre particulie- rement observee. Les citronniers se divisent en deux especes princi- pales : les Seriesche (Serisque) et les Bignete (Bignete). Les fruits qui appartiennent a cette derniere espece ont (1) De Lamartine. (2) Le territoire des deux Communes produit annuellement do yingt-cinq a trente millions de citrons. — Le citronnier meurt a une temperature de trois degres centigrades au-des*ous da z$ra DESCRIPTION. 395 1 ecorce plus fine etle jus plus abondant. L 'experience a demontre que les citrons de Menton se conservent mieux que ceux de Corse, de Naples et de Sicile ; ils sont aussi plus delicats et plus estimes. En Sicile, le citronnier produit seulement pendant une saison, qui commence en septembre et finit en mars; c'est la saison de la recolte. Durant le printemps et Fete, il ne reste que quelques rares fruits sur les arbres. II n 'en est pas dememe a Menton, ou les chaleurs etant plus temperees , le citronnier demeure constam- ment charge de fleurs et de fruits. Ici, l'arbre fleurit quatre fois et meme cinq fois par an. Ses produits se classent en quatre especes princi- pales : \ ° les Graneti, qui viennent pendant le prin- temps; 2° les Verdami ou les citrons d'ete; 3° les Prime-Fiou, premieres fleurs ; 4° les Segunde-Fiou, secondes fleurs, que Ton cueille pendant t'hiver. Vers novembre, avant que le mouvement de la seve ait cesse, le citronnier porte en general une cinquieme qualite d^ fruits nommes Autoune (d'automne), que Ton peut considerer comme une espece batarde. II n'est pas rare de voir le citronnier porter des fruits etrangers aux classes que nous avons mentionnees ; mais on doit les regarder comme des exceptions, et ne reconnaitre que les quatre especes precitees , parce que seules el les ont une production reguliere, positive, sur laquelle on peut compter toujours. Menton, en produisant les Verdami. seule espece 396 MENT0N ET MONACO. qui supporte les longs voyages, a un avantage marque sur la Sicile et sur presque tous las autres pays produc- leurs; la nature luia assure, pendant la saison la plus favorable, le monopole de ^'importation dans les contrees lointaines. Les citronniers sont sujets a diverses maladies : la plus redoutable est celle qu'on nomine- la morphee, la morfecij sous ['influence de laquelle il se couvre d 1 une poudre noire formee par des myriades d'inseetes. Elle atteque le fruit et l'arbre ; elle est inconstante, va ct vient : e'est le cholera des citrons. Des femmes sont em- ployees a nettoyer avec des eponges les parties de Tarbre qui en sont affectees. — Les noma de melassa (me- lasse ou exsudation de l'arbre), et de fum (qui noircit), out ete donnes a deux maladies qui frappent le citron- nier etiui nuisent grandement. D'autres encore lui font la guerre; elles sont peu connues, parce qu'elles sont peu etudiees ; les tentatives qui ont ete faites pour les combattre sont demeurees jusqu'ici sans resultats. Peut- etre ces tentatives n'ont-elles ete ni assezronouvelees, ni assez serieuses. On nourrit les arbres avec de la raclure ou des debris de corne (c'est l'engrais prefere), des chiffons de laine. ou toute espece de fumier. Lorsquo le temps est venu, on creuseautour de l'arbre, a un pied deprofondeur, un lit assez large dans lequel on jette l'engrais qui doit en- trelenir ses racines et activer la production ; on reeouvre cnsuile. Celte operation a lieu d'ordinaire tous les DESCRIPTION. 397 deux ans et pendant Thiver. La taille se fait chaque annee. Apres les citronniers vient l'olivier aux majestueuses proportions, l'olivier dont la tradition sacree met un rameau dans le bee de la colombe chargee d'annoncer aux habitants de TArche la fin de la terrible catastrophe, et qu'Athenes, d'apres la mythologie grecque, recut de Minerve elle-meme; puis, Toranger, dont les pommes, superieures en qualite a celles d'Hyeres et de Nice, sont moins delicates que les Maltaises, mais peuvent rivali- ser avec celles d'Espagne. On fait par an deux grandes cueillettes : la premiere fin decembre ; la seconde, fin fevrier. Les orangers de belle venue donnent ici , en plein rapport, de deux a quatre mille oranges ; on en a vu plusieurs en produire six mille, et les anciens se souviennent d'un arbre qui en aurait donne jusqu'a douze mille. — Ilya encore les oranges ameres , qui sont utilisees dans l'art culinaire, et les bigarades^ qui servent a composer des essences, sans parler des cedrats et des chinois, dont l'habile confiseur sait tirer un si bon parti. — Depuis quelque temps on s'applique a cultiver la violette double, recherchee des distillateurs, et Ton fait volontiers des sacrifices pour la plantation de la vigne. Les fruits ordinaires et les legumes viennent ici en petite quantite, mais ils sont fort bons ; les figues et les peches y ont une saveur exquise. Les bois de pin offrent quelques ressources aux pauvres gens, qui y vont ramasser des pommes et des debris. On fabrique 398 MENTON ET MONACO. avec le caroubier, 1'olivier et le citronnier de tres jolis meubles, vendus a des prix fort raisonnables. Le golfe est poissonneux, et nuit et jour les pecheurs y jettent leurs filets et leur lignes : bianquettes, rougets, soles, loups, sardines, y abondent; chaqueespecepourchaque saison (1). (I) Voir la Climatologie. DESCRIPTION 399 vri LA VALINE DE CAREL — LE GOURG DE L'ORA, LE GASTELLAR. Lorsqu'on sort de Menton par le faubourg que bor- dent a droite et a gauche d 'elegantes constructions , Tceil distingue facilement, du cote de la mer, une belle habitation gracieusement posee entre cour et jardin, et d'ou la vue embrasse le golfe dans toute sa vaste eten- due. Elle est l'ainee de toutes celles qui se pressent aujourd'hui autour d'elle. Gelui qui la fit elever ne se doutait peut-etre pas qu'a son exemple, l'etranger vien- drait si promptement disputer a Theureux habitant de cet oasis son sol , son air et ses beautes elles-memes ; de pareils miracles, Dieu seul les prevoit et las opere. Cette habitation est celle de la famille Henocq. Nous ne saurions passer devant elle sans nous rappeler avec bonheur les meilleurs souvenirs que nous ayons con- serves de ce pays; rhospitalite fraternelle que nous y avons recue autrefois, nous est tou jours presente. Nous voyons encore la noble mere , femme aussi bonne qu'accomplie , entouree de ses beaux enfants , dont elle se montrait justement fiere, et dont elle etait plus heu- reuse encore ; et le fils , auquel son intelligence precoce 400 MENTON ET MONACO. promettait un bel avenir, presidant gravement aux jeux enfantins de ses jeunes soeurs. Comment oublierions- nous le chef de cette familie qui nous accueillit . a notre arrivee, comme un frere, au foyer duquel nous nous sommes assis si souvent, dont la maison etait la notre, et qui voulut bien nous servir de guide a travers les vallees et les montagnes mentonaises. Ensemble nous avons fouille le cap Martin , visite Roquebrune , escalade les Monti , et goute le vin clairet et genereux du Cas- tellar. Ensemble aussi , savourant les oranges de Banas- tron, a 1'ombre de ses vieux oliviers, nous avons fletri le systeme d'exploitation du Prince. Ah ! Puisse la Pro- vidence avoir epargne a cette familie les rudes epreuves ! puisse-t-elle lui avoir prodigue ses plus riches favours ! Tels sont les voeux que lui envoie Tancien ermite de Carnoles. En continuant la route , et apres avoir passe le pont suspendu , une longue avenue frappe les regards . por- tique digne du temple que la nature s'est eleve en ces lieux : c'est 1'entree de la vallee de Carei'. Bien des vallees ont ete chantees : la Grece antique est fiere de Tempe ; la Suisse nous vante la severe Lauterbrounen , et la Savoie la vaste et incomparable Chamouny; la France a celebre les vallees d'Auge et de Gampan , et celles du Nouveau-Monde ont eu des poetes et des pin- ceaux. Parmi les vallees dont les Alpes Maritimes peu- vent s'enorgueillir. Carei' doit etre citee avec honneur: DESCRIPTION. 401 le contraste de ses paysages , la variete de ses sites el de ses produits lui assurent une place dans le grand livre que Dieu a donne a l'homme pour y lire les merveilles de sa puissance. Cette longue allee d'arbres plantes sur un terrain qui est tout a la fois une conquete sur le torrent et une bar- riere contre sa fureur, qui est aussi la route de Turin, suit pendant quelque temps les sinuosites de la vallee et forme un berceau de verdure au-dessus de la tete des promeneurs. Des deux cotes, les collines sont garnies de citronniers et d'oliviers, au milieu desquels la vigne. adossee a des murs artificiels, murit au soleil son fruit delicieux; des pins en couronnent les sommets, et quelques gentilles bastides, disseminees ca et la, y re- pandent une gaite que Ton aime. Lorsque yous etes presque au bout de Ta venue, qu'animent aujourd'hui de ravissantes constructions, regardez a gauche verslehaut de la monlagne : vous decouvrirez une chapelle depen- dante d'un ancien monastere, ou conduit un etroit sen- tier, le long duquel se dressent a distance quinze niches de pierre qui rappellent les quinze mysteresduRosaire. Cette chapelle, c'est 1 ^Annonciade ; le 25 mars de chaque annee, les populations voisines s'y rendent devotement en pelerinage. C'est la, sur ce plateau, que la tradition place le chateau connu dans les archives sous le nom de Podium Pinum; il n'en reste plus aucun vestige. Bientot vous apercevrez plusieurs batiments qui sem- blentse preter un appui mutuel : ce sont deux moulins 402 MENTON ET MONACO. dont Tun a ete maudit bien des fois par les habitants de la Principaute; 1 'autre devait etre linstrument d'un nouveau et funeste monopole (I ). Quand vous aurez gravi le sender qui passe devant ces moulins, suivez les bords dn ruisseau qui bruit a vos pieds ; rien n'est plus frais que la terre qu'il arrose ; rien n'est plus calme que Fair que Ton y respire : on eprouve dans cette partie de la vallee une tranquillity inconnue, non cette melancolie desolante qui retrecit Tame et eloigne des hommes, mais cette douce serenite qui repose 1 'intelligence et reconcilie avec la vie. Vous cheminerez ainsi , parmi les oiseaux et les parfums , au milieu des plus gracieux accidents, jusqu'aux environs d'un village perche sur un coteau renomme par ses vi- gnobles qu'on nomme les Monti, La, le paysage change; une nature agreste et anguleuse va remplacer les ta- bleaux larges et varies que vous aviez admires. Tout est grave dans cette region superieure ; les fleurs et les fruits ont disparu, les chants ont cesse; on ne voit plus que des rocs steriles et pleins de menaces ; on n'entend plus que le cri sinistre du faucon poursuivant sa proie, et le bruit de la cascade qui retentit dans la solitude. Gependant, en approchant du Gourg de VOra (81)., le paysage s'adoucit un peu : l'oeil s'arr^te sur un joli (I) Voir le chapitre xlyi de VHistoire. (•2) Gourg , de gorgo , terme italien derive de gurges, qui en l?.tin signifie gouffre : le Gouffre de Vheurc. DESCRIPTION. 403 bois de pins que la cupidite a trop longtemps devaste et qui, si Ton n'y prend garde, sera bientot detruit pour jamais. Une passerelle jetee sur le torrent vous separe de la cascade, qui, lorsque les pluies Font grossie, rap- pelle les chutes hardies des Pyrenees ou des Alle- ghanis. Au milieu des sauvages rochers le long desquels elle se precipite ; est pratiquee une grotte mysterieuse, ancien refuge de quelques pieux anachoretes ou de quelques bandits redoutables , mais depuis longtemps abandonnee ; on n'y parvient que difficilement, et l'as- cension en est assez dangereuse. Un anglais, qui l'a visitee autrefois, raconte que ses parois portent des ins- criptions qu'il n'a pu deehiffrer, et qu"au-dessous de celle ou il a penetre se succedent, comme les etages d'une maison, d'autres grottes plus tenebreuses encore. Malgre notre gout pour le merveilleux, nous n'avons pas ete tente d"imiter le noble insulaire. Toujours est-il que celte grotte passe pour fort curieuse. Plus lieu- reux que nous, un spirituel et savant touriste. 31. le comte Alfred de Longperier, n'a pas craint de courir cette temeraire aventure et de penetrer le sombre mys- tere ; nous le laisserons lui-meme conter sa perilleuse visile : a Yous avez remarque, a gauche du Gourg. une espece de fenetre au milieu du rocher. Elle est , certes. placee a plus de trois cents pieds a pic, au-dessus du mamelon qu'il faut d'abord franchir. C'est vers ce trou que nous nous dirigeons, a travers pierres roulantes et buissons 404 MENTON ET MONACO. (( Au-dessusde la fenetre que Ton apercoit de la route, se irouve Inscription suivante, ecrite en lettres rouges : Cristo la fece. Bernardo Vabilb. 1528. Le Christ la fit. Bernard l'habite. Armee 1528. a Une autre ouverture a gauche de la fenetre, tin peu moins elevee que celle-ci ; permet d'entrer de plain-pied dans la grotte, composee de deux salles d'i- negale grandeur. Un trou pratique au centre de Tune (Felles donne acces dans une piece inferieure, de la- quelle on pent egalement descendre par le meme moyen. a l'aide d'une corde, au milieu d'un autre etage qui ne serait pas encore le rez-de-chaussee de l'ermitage.... Mais nous laisserons a d'autres le soin de verifier Inser- tion, trop heureux deja et presque fier d'avoir pu satis- faire, sans suffumigation ni geomance, notre vif de- sir de connaitre la mysterieuse retraite du solitaire Bernardo, tout en songeant un peu a notre retour ici- bas, qui s'est effectue plus promptement que nous n'osions Tesperer » (I). Au-dela de la cascade, serpen te a travers la monlagne un sentier pierreux, vfai chemin de chevriers; ce sentier conduit a un village nomme le Castellar. Avant de vous y engager, voyez a l'extremite de Thorizon, sur un mamelon isole, ce bourg fortifie : c'est Gastillon, Castillan, qui fut pendant les guerres de la Revolution. (I) L'Hiver a Menion , pag. 133. DESCRIPTION. 405 comme presque toutes les positions militaires de ceite partie des Alpes, h theatre de sanglants combats. Yous poursuivez ensuite votre course parmi des collines de- boisees, et bieniot vous atteignez la lisiere de ces champs d oliviers qui fournissent une huile fameuse. De la au village, il n'y a qu'un pas. Alors. vous dites un dernier adieu a la vallee de Carei* et vous saluez les monts qui en semblent les gardiens : la Cima de Mera et la Cima d'Ours. qui veillent sur Castillon ; le mont Fontenelle, qui protege les Monti et dont un des pics porte les debris de iancien Gastellar. Le Castellar, Castellare, que trois portes fortifiees fermaient jadis et qui fut enleve en 1747 par les Franco- Espagnols, est assis sur le plateau dune montagne dans une position qui rappelle volontiers certains campe- ments de Cesar [\\ Les pierres cassees dont sont baties les maisons de ce village lui donnent un aspect miserable et triste. 11 fut longtemps possede par les Lascaris de Yintimille, dont on voit encore en entrant la maison seigneuriale, dernier souvenir du passe. Dans ce palais. d'une simplicite toute rustique, nous avons remarque deux salles qui meritent de fixer l'at- tention de lobservateur. La voute de la premiere est de- coree d'ornements en grisaille, encadrant des sujets (I) Le camp de Cesar , au mont de Noypn , Noviodunum (Oise), ©ccupe une position exactement semblable a celle du Castellar, 406 MENTON ET MONACO. peints en couleur. Au centre, dans la frise et aux quatre cotes, sont reproduites differentes scenes tirees de la Bible. Des aigles a double tete, armes impariales des- Lascaris, figurent aux angles de la voute. Coupee en hauteur et largeur, pour les necessites du service douanier, la seconde salle a aussi son plafond orne de grisaille et seme de compositions qui appartien- nent a la meme maniere et au meme style : religieuses tout a Tlieure, elles sont ici profanes. La mythologie en a fait les frais. Citons-en la principale, le Festin des dieux, auquel preside Jupiter, festin que Mercure, malgre ses ailes, s'empresse tres peu de.servir. Aussi, cette nappe eternellement nue a-t-elle fait dire a M. de Longperier que « ces Dieux devaient avoir un furieux appeiit. » Nous ferons grace au lecleur des autres pas- tiches, l'art en est absent, etla critique n'a pas a s'ea occuper. Nous sommes ici en pleine montagne. Quoique assez rapproche de Menton, le Gastellar en differe comme la rudesse differe de la douceur. La finesse, qui n'exclut pas la franchise, est la qualite dominante de ses habi- tants. Peut-etre est-ce a leur isolement et a la contem- plation continuelle d'une nature severe, qu : ils doiventles moeurs un peu rudes qui les distinguent. L'huile du Castellar est delicate et renommee; la vigne y produit un vin rouge et clairet des plus agrea- bles, dorit on ne se joue pas impunement. 11 nous sou- \ient encore de la gaite franche et de bon aloi qu'a notre DESCRIPTION. 407 insu ce vin nous donna, en compagnie de notre excel- lent cicerone, M. Henocq. Du Castellar on se dirige vers Menton en cotoyant les hauteurs de la vallee qui porte son nom. Gette vallee est assez resserree, et quoique voisine de la ville, elle est habituellement solitaire. Elle n'a pas la severite de Gorbio, ni la majeste de Carei, et elle est plus hardie que celle des Cabroles, bien que cette derniere doive lui etre preferee. Mais voici les ruines du chateau de Jean II : on apercoit les tourelles de Teglise, qui sem- blent sortir des ondes. La ville se decouvre; deja vous touchez a ses jardins et a son faubourg. Touristes attar- des, le soir se fait, la cloche de Thotel ou le foyer de Tamitievous reclame, hatez-vous ! 408 MENTON ET MONACO. VIII ROQUEBRUNE.— LE CAP MARTIN.— LUMONE. LE ROI DES OLIYIERS. A tout seigneur tout honneur. II ne serait pas juste, en effet, de ne pas consacrer maintenant voire premiere excursion a Roquebrune, qui vous accuserait, a bon droit, d'indifference et d'oubli; Roquebrune, la soeur de Menton, qui lui tendit une main fraternelle aux jours difficiles, et dont le patriotisme sourit au grand resultat qu'elle a atteint. Prenez done la belle route de Nice, tfn peu au-dela de Ranastron, a droite, au milieu du Jardin des Oli- viers, vous rencontrez un chemin pierre que vous suivez patiemment jusqu^a une modeste chapel le desi- gnee sous le nom de la Madona della pausa, nom significatif qui invite a un repos devenu necessaire. Cette chapelle est posee sur le roc. Sa voute est decoree de peintures a fresque representant : sur le fond, Sainte Ursule couvrant de son vaste manteau desjeunes filles en priere ; a droite, Tenfer et ses legions de de- mons tourmentant les damnes ; a gauche, le purgatoire, d'od s'elance vers le ciel une foule de bienheureuses purifiees. La naivete et Tanciennete font de ces peintures le principal merite. DESCRIPTION. 409 Un quart-d'heure apres avoir quitte l'oratoire, vous fetes a Roquebrune. On y entre par une petite porte qui s'ouvre sur une terrasse nalurelle, ou la vue splendide que Ton y decouvre vous clouera longtemps malgre vous. Vous vous dirigez ensuite vers une place arrosee par une fontaine dont on peut dire qu'elle fournit de 1'eau de roche par excellence, puisqu'elle sort de ce roc fameux qui est comme la pierre angulaire et fonda- mentale de tout le pays. Pendant quelque temps, cette fontaine s'est trouvee a sec. Ce qu'a coute de peine et d 'argent la conquete de la nouvelle eau, les Roquebru- nais affranchis seuls le savent. Roquebrune, Rocca-Bruna, dont le sol fut evidem- ment bouleverse par de violentes revolutions, est perchee sur les derniers plans d'unbloc de rochers ou la tradition veut qu'elle ait ete precipitee, non loin de la colline ou elle reposait jadis ; ayant soin d'ajouter qu'elle fut retenue par un genet. On ne doit pas croire aux fables, mais il est bon de les recueillir quand elles sont tradi- tionnelles et qu'elles ne nuisent pas au recit. D ? ailleurs, elles cachent presque toujours un sens allegorique. Un iremblement de terre a remue autrefois le sol de Roque- brune , detache de la montagne d'enormes pierres qui dans leur chute out miraculeusement epargne la ville : c'est-la, si nous ne nous trompons, le sens de la fable populaire. Peut-etre s'etendait-elle plus loin; peut- etre des eboulements partiels et successifs ont-ils deter- mine les habitants a chercher, en descendant vers la 410 MENTON ET MONACO. mer. un terrain plus stir et plus compacte pour y cons- truire leurs demeures. Quelle est lorigine de Roquebrune? Est-elte ro- maine?Riennerindique. Suivant toutes lesapparences. elle a ete fondee par les Liguriens et dominee plus tard par les Romains et les Sarrasins. Les premiers habi- tants de ces contrees belliqueuses rechercherent neces- sairement une position aussi favorable a leur securite ; ils y Mtirent et s'y fortifierent. Tels apparaissent les commencements de ce bourg. De la terrasse a Peglise, il n'y a qu'un pas. « L e- glise ( i ), dit M. de Longperier, ne presente aucune par- ticularite, si ce n'est que les tableaux sospendus a ses parois sont tous ornes des portraits de leurs donateurs et donatrices, et cela dans de telles proportions, que ces figures tres peu bibliques absorbent une grande partie de la toile. II est permis de supposer que Tartiste qui les a peints croyait devoir s'occuper de ses patrons avant de songer aux saints. En face de Tegiise, sur une muraille. des armoiries d'eveque sont peintes a cote d'une figure de la Sainte Vierge. Get ecusson est celui de Dominique Galvano. comte de Drap. run des derniers eveques de Nice. A droite, en continuant Fascension par la grande (1) C'cst a 1 'Administration qui a rcmplace lc Gouvcrnemcnt du Prince, que cette eglise doit son pave de marbre et les orne- nicnts qui la decorent. DESCRIPTION. 41 J rue. au-dessus d'une petite porte, on a place, en linteau, une pierre provenant d un sarcophage antique charge de cannelures torses quiraccompagnent le monogramme du Christ. Avant d'arriver a la forteresse. il est curieux d'exa- miner l'agreste construction des maisons, souvent in- crustees dans la montagne, au point que celle-ci forme parfois deux parois a Tinterieur. Des arcs de pierre brute retiennent ces batiments entre eux , de place en place » (i). On y penetre par d'etroits escaliers. presque a pic. qui en rendent la visile perilleuse. Hatons-nous de dire que les rues, dont les paves ressemblaient, il y a vingt ans. a des aiguilles, et que les chevres seules pouvaient impunement aborder. ont ete refaites a neuf, avec des pierres dechoix ; elles sont tortueuses et escarpees . mais parfai'tement praticables. — Quant aux fortifications . elles ont peu a peu disparu. et le chateau, habite autrefois par le Castellan, et presque inaccessible, tombe en mines. L'histoire de Roquebrune se trouve etroitement liee a celle de Monaco et de 31enton , et se confond avec elle. Aussi serait-il superflu de reproduire ici des evenements qui sont rapportes dans l'histoire generate delancienne Principaute. « Au-dessous d'une fenetre grillee de la tour carree (I) L'Hiver a Menton , pag. 87. 412 MENT0N ET MONACO. qui domine tout le pays, sur le linteau dune autre petite baie, on voit, mais a la verite tres difficilement . sculptee en relief, une mitre episcopale precedee d'un A(Augustin), et suivie, sur la meme ligne, d'un ecusson aux armes de Grimaldi; d'une crosse, d'un G fleuronne (Grimaldi), et de la date die 17 a' 1 (17 c jour d'aout) 1 528 ; le tout termine par un H (Honore), ee qui fait naturellement penser que la restauration du chateau aura ete inauguree a cette epoque , c'est-a-dire sous 1 'administration d'Augustin Grimaldi, eveque de Grasse, abbe de Lerins, conseiller et aumonier du roi Francois I er , et tuteur du prince Honore I er » (I). On remarque dans la premiere enceinte du chateau . au milieu des decombres, un petit monument romain presentement metamorphose en auge , et qu'il est facile de reconnaitre pour un ancien tombeau. Sur une table en panneau, entouree d'une moulure, on lit cette ins- cription : NV. A VELIO L. NV. F. FA. PATEB.NO. dec. qvi VI. AN. X Villi. M. X. DXIX MV. AVELIVS NV. F. MA RCELLVS ET COMI SIA TRANQVILLINA. PA RENT. FILIO. PIENTISSI MO. (I) L'Hiver a Menton , pag. 90. DESCRIPTION. 411 Ainsi l'a voulula destinee ! Ainsi de pieux patriciens ont eleve a la memoire de leur fils bien-aime. sur la terre etrangere, un monument en quelque sorte imperissable; lcs siecles ont passe, et voila les cendres dispersees. la pierre ou elles reposaient servant au vil bitail . 1 'ins- cription qui les gardait coucbee parmi les debris et la [uussiere! C'est que, hormis peut-eire la pensee, rien n'echappe a la loi du temps, ni les monuments de la \ictoire. ni ceux de la morl : ni les arcs-de-triomplie . ni les tombeaux. Leshommes de Roquebrune sont braves et energiques eomme leurs aneetres, forts comme le granit qui fut leur berceau, ardents comme le soleil qui les brtile. Ces robustes cultivateurs. plus laborieux que la fourmi , plus eeonomes que l'abeille. ont neanmoins pendant trente-trois ans toujours veeu pauvres : c'est qu'ils tra- vaillaient pour d'autres. Sic vos non vobis mettificatis apes , Sic vos non vobis vellera fertis oves. Mais depuis qu'ils ont assure l'affranchissement de leur pays, depuis que leur terre est devenue a jamais francaise, ils comptent de meilleurs jours. Vous quitterez Roquebrune par la petite route nou- vellement achevee qui mene a la Corniche; puis, vous inclinerez dans la direction du cap Martin. Arrive au point de jonction des deux routes de Menton et de 35 ■114 MENTON ET MOXACO. Monaco, franchissez a travers les lavandes et les ge- nevriers l'espace qui vous separe de l'ancien chemin. aujourd'hui completement delaisse et dont les deux bras parcourent un bois remarquable encore. Et cependant, comme tout a change par la ! Cechemin que vous suivez et dont les traces seront bieniot perdues.etait, dit-an. jadis une voie romaine, et plus recemment, c'etait la voie de Nice. Les armees du peuple-roi s'y sont pressees en foule, tantot victorieuses.tantot vaincues, tantot decimees par leurs implacables rivalites ; c'etait le chemin de la conquete, c'etait aussi le chemin de Tempire. Ce fut egalement celui que prirent les legions de la France mar- chant a la domination de cette autre terre promise, la belle et malheureuse Italie, que tous les peuples, que toutes les ambitions se sont toujours disputee. Que d'obstacles elles ont eu a vaincre, et quels travaux elles accomplirent ! Travaux glorieux,qui n'ont point ete steriles, et qui ont prepare de loin le triomphe de Tin- dependance I Ge bois que vous allez traverser, et qui ivest plus que 1 'ombre de lui-meme, etait autrefois peuple d'arbres dix fois seculaires ; de jolis sentiers soigneusement entre- tenus sillonnaient d'epais massifs du milieu desquels s'elancaient d'enormes caroubiers et des melezes aux tetes arrondies. En rapprochant ce qu'en disent les vieillards de ce que nous avons vu nous-meme dans une contree lointaine. ce bois aurait fait honneur au Nouveau-Monde. La petite colonie possedait sa petite DESCRIPTION. 415 foret americaine. Mais la bande noire 1'a visitee et elle l'a livree a la bache empressee des spSculateurs. Pen- dant longtemps aussi un egoi'sme coupable a continue Toeuvre de destruction, en autorisant la litiere et en abandonnant aux bestiaux les pousses des jeunes ar- bres. Cependant. tel qu'il est encore, ce bois est fort recherche des promeneurs. Aux bords du chemin qui y conduit est assise une muraille romaine, debris informe d'un monument qui a du etre considerable , et servir de sepulture a une famille patricienne (I). Nul doule que ce monument ne fit partie de la petite cite connue dans 1'itineraire d'Antonin sous le nom de Lumone (2), que 0) Voici ce que dit sur ce petit monument M. Alfred de Long- perierdans son Hicer a Menton : a Sa facade presente trois arca- des formant niches; le fond de celle du milieu encul-de-four. Les portions voutees portent encore des traces visibles de fres- ques , a partir de la naissance des cintres ; le bas est orne par les pierres memes , d'egale grosseur, rangees symetriquement en mosai^ue } offrant des lignes noires et blanches . et aussi des losanges qui se repetent en haut du monument. Les anciens don- naient a ce genre d-e batisse le nom d'opus reiiculatum. Au-dessus des arcades regne une chaine de doubles briques en bandeau saillant., et plus haut le milieu laisse deviner la place qu'occupait l'insc;iption gra\ee sans doute sur une plaque de marbre que nous avons cherchee en vain. II estaise de se rendre compte de Pensemble de cette curieuse construction , en retablissant fictivement un mur parallele a celui qui existe encore a gauche , derriere , et finit precisement par un angle de retour. » Nous recommandons la conservation de ce petit monument a la sollicitude de TAdministration mentonaise. (2) Lumone , station romaine , etait skuee au cap Martin , ainsi que l'attestent Tltineraire d'Antonin, les pierres miiliaires decou- vertes a Vintimille et a la Turbie , et les savantes recherches de 31. le comte de Cessoles. 416 MENT0N ET MONACO. la tradition place au meme lieu, et qui a entieremem disparu. A quelques pas de la, on voit un champ de magni- liques oliviers, parnri lesquels, plus utile mais moins heureux que ces ehenes declares sacres sous pretexte qu'ils rendaient des oracles , un olivier venerable montre son tronc crevasse et sa tete colossale veuve y helas ! de ses plus riches ornements. Un jour, meditant a ses pieds et songeant a sa chute prochaine, nous confiames au papier ces pensees un peu tristes , mais inspirees par le sujet : Arbre des Phoceens , vieux monument des ages , Oublie par le temps sur les'bords du chemin; Toi , sur qui vainement ont passe les orages , Qu'un ingrat , sans pitie , renversera demain ; Noble geant , avant que la hache perfide De ton front depouille n'ait brise les rameaux 7 Avant que ta couronne autrefois si splendide Ne soit tombce encore avec tous ses joyaux, Laisse-nous contempler tes ruines puissantes r Qui semblent faire envie a tes voisins jaloux ; Laisse-nous admirer tes formes imposantes , Yieux lutteur fatigue qui fieehis les genoux. To-n tronc tout mutile , reiique colossale , Dont dix bras ne pourraient embrasser le contour, Presente avec orgueil tes branches en spirale A tes fiers rejetons qui composent ta cour. Tu leur dis dans ta lauguc inconime et voil^e : « Enfauts qui m'admirez , grandissez commc moi ; DESCRIPTION. 417 Comme moi devenez Thonneur de la vallee , Et qu'un jour parmi vous Ton designe le roi (i). Des vierges qui s'en vont , comme un essaim d'abeilles, Jove-uses , a vos pieds , butiner jusquau soir, Remplissez a la hate et paniers et corbeilles , Et que vos fruits en foule inondent le pressoir. » Oh.' combien as-tu vu dans ta longue carriere Passer et repasser de generations ! Des travailleurs penches pres de ta tete alfciere Combien de fois as-tu compte les legions I Combien de pieds legers , de voix harmonieuses Ont couru pres de toi , sous ton ombre ont chante ! Combien de gais oiseaux , troupes melodieuses , Tont redit leurs amours depuis qu'on fa piante! Honneur a toi , salut vieux monument des ages , Oublie par le temps sur les bords du chemin , Toi , sur qui vainement ont passe les orages , Qu'un ingrat sans pitie renversera demainl Puis, viennent les genets epineux. les lentisques et les terebinthes, au pied desquels se pressent le thym, Thirsutas . le teucrium-pollium , Tagiius-castus . la ni- gelle de Damas et le convolvulus deCantabrie. A droite , au milieu du bois. non loin de la mer, sont couches les restes informes du monasters de Saint-Martin (2), (1) Dans certaines parties de la Riviere, on designe sous le ncm de roi ou pere des oliviers celui quiTemporte par la superiority de ses dimensions et de son rapport. (2) Ce monastere dependait du grand monastere de Lerins. — Cn certain Reinardo, descendant des comtes de Vintimille, donno. 3a* 418 MENTON ET MONACO. clont il est souvent pari 6 dans les archives de Lerins. La ou la cloche retentissait pour la meditation et la priere, on n'entend plus rien, si ce n'est, par inter- valles inegaux, un bruit sourd, effrayant, pareil au bruit produit par un canon d'alarme : c est le flot qui s'engouffre dans les cavites profondes des rochers. Vous descendez enfin a la pointe du cap, autour duquel se groupent aujourd'hui de gracieuses villas, et d'ou la vue s'elance vers les monts de la Provence et de la Ligurie : puis , prenant un sentier ombreux et qui longe le golfe, vous arrivez doucement a la plaine des Caps. Lorsque vous serez parvenu pres de la route de Men ton, vous verrez la porte a deux battants d'un beau domaine ; visitez-le: il renferme une des principales orangeries du pays. Le castel fut la demeure d'un solitaire que les hommes et la fortune ont maliraite, et qui, en echange des renseignements qu'il vous donne, ne vous demande que l'aumone d'un souvenir. En quittant ce domaine. vous trouverez une allee de platanes entremeles de lauriers-roses. D'un cote . s'etend une vaste et riche propriete , Banastron ; de Tautre , surgissent ces nobles montagnes , qui se tiennent debout , chacune avec sa physionomie particuliere , son expression bizarre et menacante, loujours pittoresque, et qui semblent s'unir Pan JOGI , aux moines de Lerins les terrains qu'il possedaii a Carnoles et au cap Saint-Martin.— Gioffrctlo , Storia dell 9 Alpi Mar it lime. DESCRIPTION. 419 pour former une muraille infranchissable a l'aquilon. Precieux rideau protecteur place par les mains de la Providence tout autour de ce coin de terre 7 pour en faire un jardin de delices et pour le doter d'un climat qui n'a pas son pareil au monde. 420 MENTON ET MONACO. IX LES VALLEES DE GORBIO ET DE BORRIGO (1). LE VAL DE GABROLLES ET LE VAL DES CHATAIGNIERS. Les vallees de Gorbio et de Borrigo , le val de Ca- brolles et le val des Chataigniers n 'exigent , pour etre bien connus du touriste . que quelques heures qui le distrairont sans lui causer beaucoup de fatigue, surtout s'il a soin de choisir pour les explorer une de ces belles journees d'hiiver ou le soleil caresse et rechauffe, mais ne bride pas. On sait que quatre grandes vallees, arrosees chacune par un cours d'eau , quelquefois torrent impetueux , plus souvent ruisseau paisible et rare, partagent le ter- ritoire mentonais. Deux de ces vallees ont deja ete de- crees , Carei' et Menton , auxquelles naturellemenl la curiosite paie son premier tribut. Les deux autres, Gorbio et Borrigo, que leur eloignemeut et leur carac- tere font moins rechercher, meritent aussi qu'on se de- range pour elles. Elles ont des beautes d'un autre genre: et puis la nature est un si grand maitre ! (1) Borrigo se dit auss.i Boirig, nom dout retymologie est tres incertaino DESCRIPTION. 42! Lorsque, en partant de Mentcn. 1'cii a passe le torrent de Borrigo. Ton rencontre une aneienne eglise. qui, fondee au quinzieme siecle, etait deja celebre au sei- zieme : c'est l'eglise elite la Madone. Dans un de ces jours nefastes de 1529. ou la peste ravageait toute la contree. le frere cordelier Schiavone (1) s'en allait de la chapelle Saint-Ambroise a l'eglise de Carnoles. II tomba soudain pour ne plus se relever. Depuis cet evenement. la distance qui separe la chapelle de l'eglise etait chaque jour bordee de lumieres. Ce fait surnaturel altira l'atten- tion deplusieurs fideles. qui s'approchant de plus pres trouverent le cadavre du frere Thomas etendu par terre dans I'attitude de la priere. lis le releverent. le depo- serent dans la chapelle de Saint-Ambroise , d "ou les habitants de San-Remo. dit la legende. vinrent bientot apres le retirer furtivement pour le transporter dans l'eglise des Cordeliers de leur pays. Laissant l'ancienne residence de Carnoles. transformee en Casino et que vous connaissez deja. avant c[ue vous arriviez au torrent que couvre le pont de l'Cnion, vous trouverez un jardin qui appartient a la famille de Saint- Ambroise; la . vous examinerez a loisir les restes d un temple jadis consacre a Diane, et aujourd'hui chapelle tumulaire, quoique l'art n'ait rien fait pour lui et que (I) Voir au chapitre vn de YHistoire. — Non loin de i eglise existait un couvent fonde a la meme epocue et qui fut occupe par les religic-ux de Saint-Francois jusqu a la Revolution. 422 MENTON ET MONACO. ce soit de la simple maconnerie romaine. A 1'angle de la maison attenante a ce petit edifice, sur delarges pierres sepulcrales , on apercoit deux inscriptions , Tune , toute mutilee et presque entierement effacee ; Tautre , assez bien conservee, mais non entiere , et qui porte ces mots : TERTVLLINO E V — VLLINVS. Examen fait de ces vieux souvenirs, vous vous diri- gerez, en tournant a droite, vers la vallee de Gorbio ; une succession de coteaux sablonneux et boises lui imprime un caractere de severite qui augmente a mesure que Ton avance vers le village dont elle a pris le nom. Le torrent qui descend en bouillonnant sur un lit pierreux, est tantot libre et affranchi de toute entrave, tantot en- caisse dans un canal interrompu ; puis on le voit se diviser en deux branches et enfermer dans une ile le village lui-meme. Situe a Textremite d'un plateau eleve au milieu d'une imposante solitude, dans une position strategique tres remarquable , Gorbio est cclebre par le combat acharne soutenu, en 1746, par les Francais contre les Austro-Sardes , et dans lequel peril le general Govanni. Les monls Agel, Agger, et Baiisson, Mont- Gros, le dominent. Si Tascension de Roquebrune est penible aux jambes delicates , celle de Gorbio ne lui cede pas en difficulte; ces deux pays sont freres, et le mot devient de plus en plus vrai aujourd'hui. DESCRIPTION. 423 II ne fa lit pas oublier l'antique residence des Lascaris, avec sa tour armoriee et ses fenetres en ogive; cette vieille habitation et la vue aussi variee que pittoresque que Ton decouvre du plateau vous feront oublier la fati- gue que vous aurez eprouvee par 1 'escalade de Gorbio. Ne craignez pas de revenir sur Vos pas pour aller visiter Borrigo ; en ce beau pays , ou la monotonie est inconnue, 1 'ennui ne vous prend jamais. Le Casino vous offrira. d'ailleurs, en passant, un repos agreable dont tout vous invitera a prof iter. A deux pas de cet etablissement est la vallee de Borrigo. A proprement parler, cette vallee n'est qu'un im- mense lit de sable et de pierres rondes entassees par Taction des eaux^ jusqu'au point ou elle se divise en deux parties, sous deux noms differents : Tune, le val de Cabrolles; 1 'autre, le val des Chataigniers. Rien de plus desolant que la vue de cette plaine sablonneuse, tantot a sec, tantot bouleversee par lecourant. Le pro- meneur qui autrefois la traversal! en tremblant appelait de ses voeux l'achevement de la digue et la construc- tion d'un pont qui aurait prevenu bien des malheurs. Si le gouvernement dechu fut bien coupable d'avoir neglige d'aussi indispensable^ creations , felicitous TAdministration du pays de les avoir realisees ; car cette vallee fut fatale a plus d'un voyageur , et plus d'un equipage s'est abime dans le torrent grossi par les pluies d'orage. 424 MENTOR ET JflONACO. Le val des Chataigniers . Castagnie, ou Ton arrive par un chemin eiroit qu'on prend de l'autre cote du torrent, tire, comme on le voit . son nom de quelques beaux arbres qui portent ce fruit si nourrissant et si coramun dans l'Auvergne ; ces arbres donnent a ce vallon un aspect melancolique et original. Le val de Cabrolles, Cabruere . est plus mysterieuxet plus acci- dente; il chemine , tourne, s'elargit, se retrecit. et va se confondre ensuite avec les monts. Un vieux pont de pierre conduit au hameau qui porte le nom du val. Ce hameau se compose de quelques maisons isolees, plus Teglise et le presbytere, ou le bon cure du lieu, a la mine ouverte et prospere, nous offrit autrefois son fin vin blanc avec une rare cordialite. Deux torrents rafraichissent ces deux vallons , proteges par les mon- tagnes de Sainte-Agnes , lesquelles dessinent un groupe de pics herisses et dechiquetes, s'elevant en gradins jusqu'a un point culminant ou se dressent les mines dun vieux chateau feodal. Derriere et pres du caste' est un village fonde par les Sarrasins. En retournant a la ville par le val des Chataigniers . vous emporierez le regret de n'avoir pas livre assaut a eelte forteresse , a cette tour bizarre que le grand Ouvrier a placee la comme un trone au centre de tous ces geants qu'il a jetes autour d'elle. Mais Sainte-Agnes demande qu'on lui consacre tout un jour, et elle aime surtout a voir ses admirateurs avant le lever du soleil : aussi notre premiere course sera-t-elle matinale. DESCRIPTION. 425 LA MONTAGNE DE SAINTE - AGNES. ANNA ET HAROUN. Encore le val des Chataigniers, mais cette fois sombre, menacant et capable d'intimider les faibles ; car on devra le franchir a travers les dernieres ombres de la nuit. Vous etes au pied de la montagne. Apres avoir tourne longtemps auiour d'elle , apres avoir gravi de rudes et etroits sentiers dont le dernier est decore du nom de chemin,. une ligne d'habitations symetrique- ment rangees se presente , et a leur tele, un clocher : c'est le village de Sainte-Agnes , qui n'a garde aucun souvenir de son origine africaine. Sur le chemin des mines, une grotte, aux brillantes stalactites, vous re- tiendra quelques instants ; puis , vous monterez brave- ment au sommet de la montagne pour assister au lever du soleil. La peinture avec ses saisissants effets, la musique obeissant au genie, la parole elle-meme, toutes les forces dont l'liomme dispose seraient impuissantes a decrire un pareil spectacle. Peut-etre, malgre notre faiblesse , si nous avions eu le bonheur d'en etre une seconde fois temoin, aurions-nous eu la temerite de tenter Timpossible ! Nous laisserons a d'autres cette tSch© 36 423 MENTON KT MONACO. difficile . qui exige avant tout ^inspiration du moment, et nous admirerons simplement et sans reserve ce que M. de Longperier appelle « un des plus magnifiques panoramas qui se puissent imaginer. » Ce qui reste du chateau de Sainte-Agnes reporte na- turellement la pensee a cette epoque de sinistre me moire ou le Sarrasin , etabli dans une imprenaLle position, rendait toules les contrees voisines ses humbles tribu- taires. Menace perpetuelle du cote du nord, sentinelle vigilante au midi . ce fort avait ete pose la pour la domination. G'est au sommet de cette echelle menacante. sur l'emplacement meme occupe par les ruines du caslel , que ; vers la derniere moitie du dixieme siecle, un Afri- cain celebre avait assis sa puissance redoutee. II com- mandait en maitre a tous les chefs sarrasins qui IV vaient precede dans ces parages : Eza, Saint-Hospice. Mont-Alban , la Turbie, tous ces lieux. transformes en autant de forteresses par les infideles , s'inclinaient devant lui. A un signal donne, tous les vassaux de ce terrible suzerain accouraient a lui pour l'agression ou pour la defense; et ce pouvoir souverain que ses pairs lui avaient reconnu , il le devait moins a sa naissance. et a sa fortune qu'a ses exploits contre les Chretiens. Son audace etait sans homes , sa volonte indexible el son ca3iir sans pitie. G'etaitau milieu de recite fabuleux DESCRIPTION. 427 et heroiques qu 'avait ete bercec sonenfance, et ses pre- miers regards dans la tento paternelle etaient tombes sur les depouilles des vaincus. On l'avait vu de bonne heure se passionner pour les perilleuses avenlures. 11 se plaisait a entendre raconter les courses de ses freres contre les galeres ennemies, et lorsqu'on lui parlait de leurs conquetes en Espagne et sur les rivages proven- caux, il tressaillait de contenlement, il s'agitait comme le lion du desert aux cris de la gazelle, et temoignait hardiment son impatience de les imiter. De meme qu'autrefois le jeune Annibal avait jure au pied des autels une haine implacable aux Romains, lui aussi, a rage ou Ton peut a peine soulever une epee , avait jure, sur le tombeau de ses ancetres et sur le Goran, une haine egale aux fils du Christ; et il s'etait souvenu de son serment. Depuis qu'il avait franchi le detroit et penetre dans les nouvelles possessions des Maures , mille fois il y avait signale son courage, et Grenade et Gordoue lui avaient decerne plus d'un triomphe. Quand les meres de Valence pleuraient sur leurs lilies enlevees, dans leur douleur on ne les eniendait maudire qu'un nom : c'etait le nom du jeune Africain. Helas ! un seul espoir leur restait, l'espoir de la vengeance, a laquclle elles conviaient leurs fils; car celles qui les auraient consolees ne devaient plus revenir; leur deuil etait eternel ! Fatigue de guerroyer dans laPeninsule, entreprenant comme un vrai fils de l'Allas, Haroun (ainsi s'appelait 428 MJBNTON ET MONACO. le heros) resolut de changer de theatre et de demander a la mer des dangers nouveaux et des emotions nouvelles. Le moment etait bien choisi pour le metier de forban ; les flotilles barbaresques sillonnaient la Mediterranee , l'etendard musulman , victorieux et redoute , se prome- nait dans tous les golfes; a Marseille, a Genes, on s'entretenait avec effroi des captures faites par Tennemi commun : navires enleves , riches cargaisons perdues , Chretiens esclaves, telles etaient les paroles sinistres qui circulaient dans les ports. Les Africains se ruaient sur le commerce comme sur une proie assuree. Ce n'etait pas assez pour leur audacieuse convoitise. lis s'en allaient desolant tous les rivages et saccageant les villes qu'ils avaient surprises; on eut dit que le vent de la colere celeste enflait leurs voiles et precipitait leurs pas. Depuis longtemps les cotes de la Provence et de la Ligurie avaient recu la visite de ces terribles botes, le Grand-Fraxinet (1) etait en leur pouvoir. et nul chretien ne traversait VAlpe Summa sans payer tribut. La montagne de Sainte-Agnes n'avait pas encore ete souillee par la presence des infideles, quoique la colline (I) M. Germond , de Saint-Tropez , qui a fait une etude parti- culiere des lccaliies , pense qu'anciennement il y avait un bois de frenes au fond du golfe, sur les bords de la mer; que la se trouvait un village romain appeld Fraxinetum , et que les Snrra- sins , apres avoir ruine ce village, ayant choisi sur les hauteurs un lieu pour en faire leur chateau-fort, lui donnerent le nom de Fraxinet. — Voir Reinaud . Invasion des San°asins . pag 160. DESCRIPTION. 429 DO Menton est assis eat ete deja visilee par eux ; mais cette forte position devait bientot tomber en leur pou- voir. Facile en etait fa conquete. L'effroi qu'ils inspi- raienl avail gagne tout le littoral ; entre Nice et Vinti- mille, entre Vintimille et Albenga, la solitude regnait. Les habitants des vallees s 'etaient refugies dans les villas on au-delades versants marilimes. Uu jour, sur les cimes des raonts , furent allumes des feux d'alarme; quelques pecheufs avaient apercu au large des voile > ennemies, et apres avoir reecnnu qu'elles etaient nom- breuses et preles pour l'invasion , ils avaient signale ce grand peril. En effet, Haroun apprcchait avee line flotte formidable. Depuis un mois seulement il avait quitte le port de Mel ilia , et deja des desastres sans nom- bre avaient marque sa course. Sur ses galeres eneom- brees dun butin immense, on entendait nuit et jour les lamentations des captives et les chants detriomphe des corsaires. Parfois, afin de satisfaire aux caprices cruels de la femme du forban , de jeunes meres etaient amenees devant elle pour eire frappees de verges et pree'piteesensuite, le corps tout sanglant. au fond de 1'abime. Etre chretienne et etre belle etait aux yeux de Sarah un double crime que la mort scute pouvait ex pier. Et la mort etait a ses ordres. Parmi les jeunes filles quHaroun retenait prison- nieres sur sa capitane . se trouvait une vierge provencale d'ane illustre origine et d'une beaute singuliere. Le navirc qui la conduisait en Espagne avait ete surpris 36* I 430 MENTON ET MONACO. par la flotte du forban , et a la suite (Tune lutte acharnee dans laquelle son pere et ses deux freres avaient peri , elle et ses serviteurs s'etaient vus transports sur les vaisseaux ennemis. Haroun avait ete* temoin de son courage et de son desespoir, et lui, d'ordinaire insensible au milieu du carnage , avait ete saisi de pitie en voyant la paleur sublime de celle qu'il venait de rendre orphe- line, et , comprenant son malheur, il Favait placee sous la protection de son epee. Deja, et presque a son insu , il l'aimait. Anna etait belle , belle de cette beaute si rare qui est lout a la fois Toeuvre de Tesprit et de la matiere , de la nature et de la vertu. Dans un corps d'albatre, aux formes irreprochables , habitait une ame divine. Avant que le coup epouvantable qui la frappait n'eut dechire son coeur, Anna etait admirable a contempler. Son front etait pur comme un ciel serein ; sa bouche semblait un sanctuaire du divin amour, et ses yeux paraissaient penetrer les mysteres eternels. On ne la voyait pas sans emotion, on ne la quittait pas sans regret; elle faisait naitre un desir qui n'etait pas de la terre, et qui donnait comme un avant-gout des choses celestes. Mais deja , comme elle avait change ! Son visage etait bouleverse comme une mer calme par une tempete soudaine, et le deuil l'environnait de tou'es parts comme d'un linceul. Unelangueur maladives'etait emparee de tout son etre : on l'eut prise volontiers pour l'ange de la souffrance et de la douleur. Les soins les plus assidus lui etaient DESCRIPITON. 431 prodigues par le heros sarrasin , qui s'efforQait de ram- mer et de consoler sa victime , car un secret pressenti- ment l'avertissait que la jeune captive deciderait un jour de ses destinees. Vous etes triste, seigneur, lui dit un soir Sarah, qui avait medite sa vengeance ; un mauvais genie vous assiege pendant le jour et vous ote le repos des nuits. Et cependant Mahomet sourit a toutes vos entreprises ; il benit tous vos travaux; il met a vos pieds la fortune et la vie de vos ennemis. Tout se rejouit autour de vous ; vous seul etes inquiet et sombre. D'ou vient, seigneur, cetie tristesse inaccoutumee? Que vous est-il arrive? et desormais Sarah est-elle indigne de vous entendre? — II est vrai , repondit Haroun ; mais ne cherche pas , 6 Sarah ! a sonder ce mystere ; car moi-m&me je ne puis le comprendre. — Seigneur^ avant votre derniere victoire, vous etiez ce heros ardent et joyeux que j'ai toujours aime : au- jourd'hui , je ne vous reconnais plus. Le chef maure garda le silence. — Vous ne repondez point, reprit Sarah, apres une pause solennelle; eh bien ! moi , je vous expliquerai le changement qui s'est fait en vous. Sur ce meme navire qui renferme tout ce que vous avez de plus cher au monde : le Coran , votre vieille mere et la femme que vous avez choisie, se trouve une infidele a laquelle vous donnez tous vos instants, toutes vos attentions. 432 MENTON ET MONACO. — Sarah, qui t 7 a dit ces choses? — Mon coeur les a devinees. Se serait-il trompe? — Ton coeur t'aveugle et t'egare. — Non ! non ! s'ecria Sarah en proie a une agitation indicible; mon coeur ne m'a pas trompee! Vous aimez Anna; vous l'aimez et elle mourra! Get arret de la jalousie revela a Haroun le peril qui menagait sa protegee. II abandonna Sarah a sa colore, et se precipita vers la cabine de la chretienne. La , un spectacle sinistre l'attendait : la vengeance de Sarah Ty avait precede. Deux esclaves aux ordres de la terri- ble confidente venaient de lier les pieds et les bras de l'innocente captive , et s'apprelaient, a la faveur de la nuit , a je'er la jeune vierge a la mer. En face de cet attentat contre son autoriti qu'il croyait toute-puissrnte et contre les jours de celle a qui il avait assure sa pro- tection , Haroun ne se contient plus; il foudroie du regard les ministres temeraires de Timplacable mau- resque, fait delivrer Anna par les memos mains qui Tavaient enchainee, ordonne qu'on emprisonne les coupables, puis il retourne vers Sarah, et, sans dire un seul mot , sans prononcer une seule parole, il la fait saisir et garrotter. Lc lendemain, des Taurore, trois femmes etaient amenees sur le pont , devant Tequipage assemble, liees ensuite dos a dos et precipitees dans l'abime. La (lotto approchait des cotes liguriennes. Le pilote DESCRIPTION. 433 la conduisait dans les eaux de ce golfe magnifique . abrite contre les autans, que les Anciens ont si juste- ment nomme le Golfe de la Paix. A la vue des monts escarpes et des pics menacants qui ledominent, Ha- roun . pareil a l'aigle, qui devine avec son ceil percanV le lieu favorable ou il posera son aire, Haroun regarde et decide aussitot qu'il plantera son etendard sur la colline connue dans le pays sous le nom de Colline de Sainte- Agnes. II fait ensuite rassembler toutes les ga- leres autour de la capitane, appelle trois cents de ses plus braves compagnons, leur declare qu'il veut sou- tenir dans ces vallees l'honneur deTlslam. et les invite a le suivre. Tous, tous a Tenvi s'offrent a partager les dangers et la gloire de leur chef; mais Haroun leur repond que d'autres luttes les attendent dans les mon- tagnes voisines . ou les croyants triomphent deja pour la sainte cause, et qu'ils doivent aller avec la flotte re- joindre leurs freres du Grand-Fraxinet . au golfe de Sambracie. A leur arrivee, ils diront qu'Haroun guer- roie dans ces montagnes, pret a les aider de son intelli- gence et de son epee. Alors . les trois cents guerriers qu'il a designes chargent sur les barques , vivres. armes et objets de campement ; puis ils y descendent les cap- Hves , garrottees. parmi lesquelles, humble et resignee, mais libre, se confond Anna, leur compagne fidele; car elle les aime comme ses soeurs de Texil. Bientot la petite flotille, saluee par mille clameurs enthou- siastes, jette Tancre aux bords du torrent le plus rap- proche du cap. 43 4- MENTON ET .MONACO. La troupe maure s'avance ensuite vers la montagne. Nul obstacle devant elle; tout a fui a son approche; sa marche rapide est a peine re ! ardee par les epaisses broussailles des vallees et par les pierres aigues des torrents. En quelques heures, elle arrive au sommet de la colline qui plonge sur d'effroyables precipices, et bientot elle dresse ses tentes nomades. Le lendemain, sont posees les premieres assises de la forteresse, qui, deux mois apres , s'eleve corame un defi jete a toule la contree. Haroun celebrait au milieu des chants et des danses de ses guerriers cet heureux achevement , lorsqu'il recut la visite des chefs de Saint-Hospice , d'Eza et du Grand-Fraxinet, qui venaient lui offrir le commandement de toutes les forces sarrasines. Le heros fut sensible a ce temoignage d'estime de ses pairs; il accepta, a condition qu'il dirigerait la defense seule- ment au jour du danger commun, et qu'il resterait, en attendant, au poste qu'il s'etait choisi et desirait illustrer. Les chefs le remercierent au nom de leurs freres absents, et apres avoir echange avec lui quelques armures, ils le quitterenten glorifiant Allah, qui leur avait envoye un pareil auxiliaire. Quand Haroun jugea sa nouvelle position inexpugnable, il commenca ses sauvages excursicns. En organisant les massacres, en s'entourant de ruines , il pensait accompli r une oeuvre pie et se rendre agreable au Prophetc. N'avait-il pas lu et medite cette parole : « Grands et pctils, mar- chez a la guerre sainle, et consacrez vos jours et vos DESCRIPTION. 43o riehesses a la defense dc .1 nest point pan? " e.ix i i . Croyant aussi ardent que ire, il attribnaif a tout bon musulman la mission de I'ange jxterminateur, el il craignait de ne i : jam: ion remplie. . : :r^ 5XJ 3 H UH1S . lOUl CCYO i l'impiloy resentait de> mna 5 sollieitant d'elle. vain, un sourire, et lui cffrai.t ini.uilement is. En re elle et lui . il y avail i blebarriere efe le sang et par la religion, et un miracle seul pouvai i : Ore. Si Anna voyait dans ffaroun un sauveur . elle y voyait aussi un meurtrier, rennemi : famille chretienne. Son Fanaiisme lui inspirait de rhorreur et n'etaii point une excuse. D'ailleurs. quoi de commun entre le vautoui . k lombe. enfrele /le ? Qui rcpprocbera l'innocence timide et craintive du crime : ; lacieux eS Her de lui-] Qui unira dans la meme sympalhieet le raeme amoi la vierge eh: le sorsaire musulman? it cos chases . el c V i -] s poir. Du jour ou il avail vu Anna, il l'avait t eel ■ ait envahi malgrelui . [u'ilst sai a eniretenir. pesait sou sa conscience eoi S XLI. 436 MENTON ET MONACO. un remords. II se reprochait , lui zele serviteur du Pro- phete , lui qui avait suce avec le lait la haine du nom chretien, de ne pas repousser au loin cette affection sacrilege , d'hesiter entre sa religion sainte et un amour coupable ; et cependant, il revenait sans cesse a la meme pensee et au meme amour. Anna avait ete pour Ha- roun comme une revelation subite d'un sentiment mys- terieux , inconnu , plein de douceur et de charme , destine a l'initier a une vie nouvelle. C'est qu'elle reu- nissait en elle deux beautes superieures , la beaute du corps, qui passionne les faibles, et la beaute de Tame, la noblesse du coeur, qui subjugueles forts. Le Sarrasin avait involontairement cede a Tirresistible impression qu'il avait ressentie a la vue de i'angelique creature; car jamais pareille apparition ne s'etait offerte a lui sur le theatre de ses luttes; jamais ideal aussi pur n'avait pris place dans ses reves , n'avait ete par lui soupconne. Depuis quelques mois,une tristesse pro- fonde desolait son etre et avait comme aneanti ses facul- tes. Les combats ne lui plaisaient plus; il ne fouillait plus les profondeurs des vallees; il n'escaladait plus les monts pour y trouver un ennemi : l'amant passionne des luttes et du peril recherchait le repos et la solitude. II avait appris presque avec indifference les premiers revers des armes sarrasines. Ce changement extraor- dinaire inquietait ses compagnons et paralysait leur courage, car leur chef, confiantet resolu . valait pour eux une armee. DESCRIPTION. 437 Ses visiles a Anna devenaient plus frequentes. Cha- que jour il lui consacrait quelques heures. Dans les longs entretiens qu'ii avait avec elle, il lui parhit bien moins de son amour que du desir ardent qu'il eprouvait de la voir abjurer sa religion et embrasser l'lslamisme. De guerrier il s : etait fait ap5tre, et poursuivait , sans Tesperer. la conversion d 5 une femme. Telle etait la pensee de ses jours et la preoccupation de ses nuits. Combien de fois lui avait-il declare qu'il me'trait a ses pieds son coeur et sa fortune , si elle adoptait le croissant et reniait la croix du Christ ! Mais Anna resistait a tous les assauts ; sa foi etait impenetrable comme un mur d'airain, desinteressee comme le Calvaire. Aux pres- santes sollicitations d'Haroun elle repondait par des paroles qui temoignaient de ses inebranlables convic- tions. Elle exprimait avec bonheur a celui qui avait respecte son innocence , sa foi et sa vie, toute Testime. tout le devoucment qu'elle portait a sa personne. Et puis, profitant delaliberte que lui accordait son visi- teur, elle s'efforcait, dans un langage admirable, de lui prouver Texcellence de la doctrine evangelique, de sorte que les roles changeaient et que la vierge se faisait apotre a son tour; et le heros la quittait toujours plus agite, toujours plus attache a son idole nouvelle.. Un jour, a la suite d'une de ces longues conversa- tions dans lesquelles sa passion ne faisait que se forti- fier et grandir, Haroun, fatigue de lutter toujours sans espoir de vaincre , n'apercevant plus de salut que dans 37 438 3IENT0N ET MONACO. sa propre defaite, rentre dans sa chambre d'armes. appelle huit de ses plus devoues compagnons . fait ras- sembler ses objets les plus precieux . ses diamants si nombreux qu'il aurait pu en composer une couronne, son or, ses riches armures , en emplit lui-meme trois grands coffres qu'il scelle du sceau duProphete, puis retourne aupres de la jeune vierge, pour laquelle il doit tout sacrifier, tout, croyance, drapeau, avenir; il la trouve a genoux , les yeux pleins de larmes et leves en haut : elle priait pour lui. Ces larmes, cette attitude humiliee, cette aspiration vers le ciel, auquel Torphe- line semble demander une patrie, une famille, un appui , agissent puissamment sur le sarrasin et le dis- posent a faire passer dans sa voix toute la douceur dont sa rude nature est capable : — Anna , lui dit-il . tranquillisez-vous , je ne suis pas venu troubler long- temps votre solitude ; vous priez votre Dieu pour qu'il vous vienne en aide, et peut-etre m'amene-t-il aujour- d'hui pour vous consoler et vous sauver. Vous savez que je vous aime ; vous savez que ma fortune et ma vie sonta vous, et qu'il n'est point de sacrifice que je ne sois pret a faire a cause de vous ; maintenant , Anna , voulez-vous m'appartenir? — Seigneur, repondit la jeune vierge, que cette declaration formelle avait emue et n'avait point sur- prise, seigneur, vous etes musulman et jesuis chre- tienne ! Ces simples paroles tomberent sur le coeur d'Haroun DESCRIPTION. 439 comme une goutte d'eau glacee sur un charbon ardent; elles le saisirent , mais aussi elles le ranimerent et lui arracherent cette reponse brulante : Je vous aime, Anna, je vous aime , et vous serez a moi. — Puis , il se re- cueillit quelques instants , comme s'il eut ete effraye de son audace , et bientot continua en ces termes : Vous serez a moi , non comme une esclave, non comme une captive , mais comme une femme libre , comme une epouse honoree ; car je vous respecte aulant que je vous aime. Ecoutez : en vous demandant aujourd'hui d'unir votre destinee a la mienne, je savais quelles difficultes j'aurais a vaincre, quels obstacles a surmonter : j'avais tout prevu. L 'objection si grave que vous venez de me faire, je la pressentais, je l'attendais, et j'y vais re- pondre : auparavant, laissez-moi vous remercier de n'en avoir pas trouve d'autre au fond de votre coeur. Je suis musulman , dites-vous , et vous etes chretienne ; mon culte vous est abominable et voire foi m'est etran- gere. Helas! je n'ai plus ni culte ni croyance; vous m'avez tout enleve. Je ne sais quelle puissance magique vous possedez , ni quelle influence surnaturelle vous exercez sur ceux qui vous approchent , mais des que je vous ai vue, un changement extraordinaire s'est fait en moi, etce changement, Anna, c'est vous seule qui Tavez produit. — Seigneur, ce n'est point lal'oeuvre d'une femme. — Anna , c'est vous seule qui avez fait ce prodige. Vous avez, sans le vouloir, bouleverse mon etre. Je 440 MENTON ET MONACO. n'ai plus maintenani qu'une pensee, qu'une affection, qu'un culte : c est vous. Pour vous il n'est rien que je ^e fasse; pour vous je m'instruirai clans la religion que vous professez. je renonceraia la patrie, aux tombeaux de mes ancetres, a la guerre qui est ma seconde vie; j'adopterai le ciel qui vous a vue naitre, et Texistence calme et douce a laquelle vous aspirez. — Au prix d'un pareil sacrifice , dont je comprends la grandeur. Haroun, je suis a vous. Alors le heros abaissa sur la jeune chretienne un de ces regards qui en disent plus que toutes les paroles, et en meme temps il saisit sa main et la porta sur son eoeur lis etaient fiances. Le soir du meme jour , a minuit r Haroun , accom- pagne d'Anna . de ses huit serviteurs , de sa vieille mere et de deux femmcs qui n 7 avaient pas voulu quitter leur maitresse bien-aimee, sortait en silence du castel, se dirigeant vers la mer. Haroun avait eu soin de tracer sur les murs de sa chambre d'armes quelques lignes prophetiques qui revelaient a ses compngnons la ruine prochaine dans ces con trees de la cause musulmane, et leur prescrivaient de se retirer sur le Grand-Fraxinet, ou devaient se concentrer tous les efforts de la lutte. Quant a lui , ajoutait-il, il s'en allait ou l'appelait Allah, le maitre de toute destinee. Neanmoins, a cette heure supreme, les pensees les plus contraires Fassiegeaient ; tantot, se rcprochant de deserter cette forieresse qu'il avait construite de ses propres mains, et s'accusant DESCRIPTION. 44 i cTabandonner a leur mauvaise fortune ses vaillants amis qui avaient combattu avec lui les combats Je la foi , il se considerait comme traitre ; tantot , repoussant loin de lui tout ce qui ressemblait a un regret ou a un re- mords. il se represented! avec bonheur les jours heu- reux, les jours nouveaux qu'il allait passer avec celle que le sort avait jetee sur sa route aventureuse; il re- gardait sa fiancee , et soudain , regrets et remords , tout avait fui. tout etait oublie. G'est au milieu de ce flux et reflux d agitations opposees qu'il arriva a la tete de sa petite troupe sur les bords du golfe. La, une barque aux formes legeres et allongee comme une fleche , qu'il avait eu soin de faire construire en vue de ce depart furtif , Fattendait amarree au rivage. Sur cette barque , a laquelle une voile latine et huit rames solides semblaient donner des ailes . avaient ete deposees les richesses du guerrier. Haroun , soutenant dans ses bras sa precieuse conquete , la seule qu ? il tint a conserver, y monta le premier, suivi des femmes et de ses com- pagnons habiles au metier de la mer. En quelques heures , le vent d : Est les poussa a la hauteur du golfe de Sambracie . et ils purent meme distinguer les feux de la celebre forteresse. Ce fut-la la derniere epreuve reservee au heros deserteur , mais non sans doute le dernier remords. Le lendemain , le frele esquif jetait Tancre dans le port de Marseille , qui ne se doutait pas qu'elle recevait comme hole un de ses plus implacables ennemis. 442 MENTON ET MONACO. Anna alia aussitot remercier le Ciel, qui l'avait sauvee de tant de perils. Elle entra avec son fiance dans l'ab- baye de Saint-Victor, visita avec lui les catacombes et s'agenouilla aupres des tombeaux des martyrs, en face d'un autel ou un pretre faisait descendre la Victimo eternelle. La, sur ce glorieux champ de bataille du Christianisme , elle se mit a prier avec cetle ferveur qui fait violence a Dieu etlui arrache des miracles, deman- dant la conversion de Tinfidele. Lorsqu'elle eut termine son ardente oraison , elle chercha Haroun pour lui rappeler sa promesse ; mais quel fut son etonnement quand elle vit, a Tangle d'une chapelle, le terrible sarrasin a genoux lui-meme et priant! Sa promesse venait d'etre remplie avant l'heure ; il etait Chretien I Le Ciel avait entendu la jeune vierge. Elle s'approcha de son fiance , lui tendit la main et le releva , heureuse de ce grand oeuvre; desormais la meme religion les unirait dans le meme amour. Tous deux sortirent du temple et se dirigerent vers la demeure de la mere d'Anna. Mais le deuil et la mort l'avaient rendue silen- cieuse. A la nouvelie de Tepouvantable catastrophe qui lui enlevait tous les siens, la pauvre femme avait ete ; brisee par la douleur, et la douleur l'avait tuee. L'orphe- line versa d'abondantes larmes. Apres avoir pave cette premiere dette a une memoire cherie, elle se rendit avec Haroun au palais de TEveque pour reclamer , a Texemple des naufrages et des pelerins , sa bienveillante protection. Ce jour-la etait un beau jour dans la maison DESCRIPTION. 443 du Pasteur : il avait reuni a sa table tous les seigneurs provencaux qui avaient jure de chasser les Africains de la Ligurie et des Gaules. Entre tous se faisait re- marquer, par sa taille elevee et sa figure imposante. rintrepideVicomte de Marseille, Guillaume, qui devait commander l'expedition. Lui-meme l'avait organisee, et il en etait le bras et la tete. Des que le Prelat eut nppris le nom des visileurs , il quitta la salle du festin , alia vers eux, entendit de la bouche d'Anna un court recit de ses infortunes , les embrassa et les benit ; puis , il revint tout emu apprendre a ses nobles invites la bonne nouvelle. — Mes Seigneurs, s'ecria FEveque. Haroun est ici. et il est cliretien ! Au nom d'Haroun prononce avec force par le Pas- teur, Tassemblee toute entiere tressaillit; chacun mil la main sur son epee. Mais quand on eut connu I'his- toire douloureuse de la vierge proven cale et le but solennel de ce voyage , un cri d'admiration s'echappa de toutes les poitrines , et ce merveilleux evenement npparut comme le presage certain d'une grande vie- toire. Tous promirent d'assister a la solennite de Tab- juration et du bapteme, et de donner aux illustres fiances des fetes somptueuses. Quelque temps apres. Haroun , entoure des plus fameux guerriers de la Pro- vence, abjurait entre les mains de TEveque cette meme religion dont il s'etait fait si longtemps le violent apo- tre, et recevait le bapteme: le lendemain, sa vieille 444 MENTON ET MONACO. mere et ses serviteurs imitaient son exemple. Hint jours plus tard , Marseille celebrait joyeusement cette union qui avait coute au Sarrasin tant de sacrifices ! Les sei- gneurs rivaliserent entre eux de luxe et de magnificence dans les fetes qu'ils donnerent en l'honneur des deux epoux; mais Guillaume les surpassa tous. II voulut les loger dans son palais , et Haroun et le noble Vicomte echangerent leurs plus belles armures. La Provence et le Languedoc s'associerent a la joie enthousiaste de la cite phoceenne. Les voeux du heros etaient combles; il goutait enfin ce bonheur pur et tranquille que la vue d'Anna lui avait fait entrevoir et que sa possession avait realise. Parfois , en songeant a ses malheureux compatriotes si impitoyablement delaisses, et contre lesquels se pre- parait sous ses yeux une expedition formidable, un remords traversait son coeur et troublait le calme de ses jours. Helas! ces jours si desires allaient bientot finir. Haroun ne devait pas longtemps survivre aux emotions qui l'avaient assailli ; les combats et les fatigues du corps 1'avaient Irouve de fer ; les luttes du coeur l'avaient rendu faible et debile. Une femme Tavait vaincu , mais cette femme avait une mission , et cette mission devait s'ac- complir. Ni les prieres , ni les soins de sa cliere com- pagne ne purent le soustraire au sort qui l'attendait; il languit quelques mois , puis il rendit entre les bras du Christ son ame regeneree. Marsoille lui fit de magnifiques funerailles. Toutes DESCRIPTION'. 443 Jes paroisses , toutes les corporations . tous les citoyens de tout sexe et de tout rang assisterent au convoi , dont le Vicomte avec ses officiers, TEveque avec son clerge, en grand deuil . ouvrirent et fermerent la marche, Mar- seille sernblait avoir perdu~un de ses meilleurs citoyens. Quand, peu d'annees apres, Guillaume eut delivre la Provence et la Ligurie des Barbares (I) , quand eut ete ainsi acccmplie la prophetie d'Horoun , Anna, qui avait deja enseveli sa douleur dans une profonde retraite, resolut de rompre entierement avec le monde et de finir ses jours sur les lieux memes deson exil. Elle partagea ses biens entre l'eglise Saint-Victor et Teglise de Via- timille , et vint se rerirer dans la vallee des Chataigniers, au pied de cette colline ou elle avait tant pleure et tant prie. Sur le versant quoccupe le village, elle fonda une chapelle ou elle allait souvent dernander a Dieu la conversion des Maures : de cette chapelle on ne retrouve pas meme des mines ! Depuis longtemps , Anna n'etait plus consideree (I) Les Sarrasins de la montagne Sairtte-Agnes se retirerent, selon le conseil de lour chef, au Gran^^*axinet. Quelques-uns eependant allerent prendr" -emiers etablisse- ments fondes vers la fin du buiiiCie siecie £ar leurs compa- triotes sur la colline ou Menton est pose: etablissements que la terreur inspiree par les armes de Charlemagne leur avait fait abandonner. Depuis lors , des pecheurs s'y etaient fixes; mais les invasions nouvelles des barbares les en avaient chassis. Les Sarrasins de Sainte-Agnes qui s'y refugierent , ne tarderent pas a se convertir au Christianisme ; ils s'unirent ensuite a des fa- milies liguriennes , et adopterent cette contree pour patrie, 446 MENTON ET MONACO. comme une simple femme , mais comme Tange gardien de la contree, et les habitants de ces montagnes que le fer avait epargnes, attribuerent a sa puissante inter- vention Texpulsion definitive des infideles. Lorsqu'ils ne la virent plus visiter leurs pauvres demeures ni prier a la chapelle, ils ne penserent point qu'elle eut pu mourir : pour eux , le bon genie de la colline etait re- rnonte vers les cieux ! (4) Lorsque vous aurez accorde aux mines de Sainte- Agnes l'attention qu'elles meritent . vous songerez au retour, et redescendant par un chemin rapide taille (i) M. Alfred de LongpeYier , dans sa savante et spirituelle brochure L'Hiver a Menton, ecrit a la page 37 r « Au sujet de ce chateau presque inaccessible , M Abel Rendu, en veritable poete qu'il est, a publie une legende tiree , dit-on , d'un roman du tres fecond Auteur des Trois Mousquetaires. Cette jolie composition merite assurement de trouver une mention qui la concerne ici; elle nous inspire surtout le vif regret de ne pouvoir la reproduire sans la defigurer , en raison de Texi- guite de notre cadre. » M. de Longpe"rier nous permettra d'abord de le remercier de Tattention qu'il a bien voulu accorder a cette humble production pour laquelle nous reclamons toute l'indulgence du lecteur. II nous pardonnera ensuite de lui faire remarquer que nous n'en avons emprunte le sujet ni a une legende, ni a Dumas, ni a un ecrivain quelconque ; nous n'en avons meme trouve la donne'e nulle part. Une etude approfondie de l'epoque sarrasine nous a seule suggere la pensee de cette modeste histoire, qui, si elle n'est pas vraie, est au moins vraisemblable. M. de Longperier l'a qualifiee de legende : cet e"loge d'un ecrivain aussi distingue" nous suffit. DESCRIPTION. 447 dans ce gigantesque rocher somme dune croix. vous marcherez sans oublier le conseil precieux rappele par M. de Longperier : Que I'homme el eve veille pour ne pas tomber! (I). Mais laissons cet excellent guide vous reconduire lui-meme a 3Ienton : « Bientot . au moyen de degres tallies dans la roche meme , vous arrivez au bas de cette premiere masse f tres etonne de vous trouver si promptement au-dessous des nuages que vous dominiez quelques instants aupa- ravant. Ici aete construite une petite chapelle consacree a Sainte Lucie. Ceux qui ont fonde cet oratoire , humble comme la priere , paraissent avoir mis de cote toute idee d'etablir une lutte insensee entre leur modeste edifice et Toeuvre gigantesque du Createur . qui lui sert d'abri ; mais une compensation existe , sans doute ; car Jes pieuses pensees ne prennent la , bien surement . qu'un point de depart; et la foi qui les inspire et les fortifie doit les aider a franchir Tespace en les faisant arriver auciel. En cet endroit , il vous serait possible , non pas tres facile, de gagnerle hameau de Cabrolles. Neanmoins, nous preferons de toute maniere revenir directement a Menton par la verte et agreable corniche que vous offre la rive gauche du val des Primeveres. » (J) Qui stat , Kidsat ne cadat. 448 MENTOR ET MONACO. XI GARAVAN. — LE PONT SAINT-LOUIS. LES GROTTES. Gelui qui voulant echapper aux etreintes de sa chain- bre et ressenlir plus intimement Tinflaence d'un soleil reparateur, sans pourtant s'exposer a Paction d'une atmosphere trop libre , peut dinger ses pas le long du quai Napoleon , et gagner lentement le quartier de Garavan et des Gases , si bien abrite du Xord ; la tem- perature , partout si douce dans cette contree , y est vraiment exeeptionnelle. Avant d'arriver a cette Petite- Provence (1), il trouvera une promenade ombragee par des oliviers qui veillent sur des tombeaux , et qui est tres favorable aux severes meditations ; au bas est le rendez-vous des convalescents et de tous ceux qui aiment a tromper Thiver. Et puis, quel magnifique tableau que celui qu'il aura a contempler ! Menton . eouronne par son temple et le vieux chateau , et qui est comme suspendu au-dessus des flots ; la vieille tour, sentinelle avancee de la Cite; le Berceau . lo Bress, 0) Norn donn£ a rune des extremity du Jardin des Tuileries, exposee au midi et fort recherchSe des promeneurs. DESCRIPTION. 440 lout les deux pics jumeaux s'elaneent au-dela des nues : d une part, les sommets depouiltes et laboures par ^les eaux ; de ['autre , les riches massifs du Pian, la Pla'me. et ces milliers de eilronniers des Cuses (I); plus loin, le pont Saint-Louis, oeuvre bardie du premier Empire: en fin , la mer et ses douees caresses et ses sinistre> eoleres ; (out cela est beau . tout cela inspire et enchantc. C'est an Pian que nous placcrions volontiers unc creation admirable pour les bienfaits qu'elle pourrait produire et pour le bien-etre qu'elle reparidrait autour d die, creation que tous les lieux privilegies possedent. que tant d'autres envient : il s'agirait d'un vaste eta- blissement qui serait tout a la fois une maison de sante etun hotel. En presence d'un succes certain , de timides essais et des tatonnements ne convieiidraient point ; il faudrait qu on procedat hardiment et qu'on elevat un monument veritable. Xous comprenons une hotellerie immense ou toules les neecssites seraient prevues, tons les desirs exauces, toutes les aises, toutes les exigence.-; salisfaites; une hotellerie telle, enfin, que la veulent les enfants du siecle. Diviseeen deux parties dislinctes. elle prescnterait : ici, la maison des voyagcurs, maison commode , faite pour les grandes et les petites fortunes : la, celle des riches malades, laquelle ofTrirait touie> les ressources , toutes les distractions : polagor . basse- 'I) Cuses , Chiuso, Ce nom a dte donn l l ior parce qu il est abrite contre le Nord et expose comme une serre. 38 450 MENTON ET MONACO. cour, vaeherie, jardins, bosquets, bains, journaux. bibliotheque, chevaux, voitures, jeux varies; enfin, barques, avec leurs filets et leurs lignes. Oui, nous comprenons nn etablissement pareil , et nous ne savons pas de speculation meilleure. A 1 'hotel serait reservee une partie des voyageurs qui courent vers l'ltalie . et pour lesquels Menton serait une delicieuse station ; la Mai son de sante attirerait ces nombreux valetudinaires qui , pareils aux plantes des Tropiques que le moindre froid tue , se derobent a l'hiver et cherchent a grands frais un climat qui leur rende la vie. Gertes , ils pour- raient a loisir respirer ici un air tiede et se consoler de l'exil en passant sous un ciel propice des jours faciles. Pendant FEte , cette maison ne demeurerait point vide; la plage qui s'etend devant elle serait foulee par les pieds les plus delicats ; et Ton verrait cette partie du golfe, qui semble avoir etc creee pour les plus timides baigneurs , battue en tous sens par les courtisans de la mer. Entre la societe choisie qui en toute saison peuplerait cette maison-modele , et Texcellente societe de Menton, ii s'etablirait un commerce charmant au profit de la sante et de Tintelligence. Le pays tout entier y trouverait son compte , et le pauvre ne serait pas ou- blie;car le pauvre doit tou jours marcher en premiere ligne. L'idee que nous emetlons n'est pas une reverie creuse, un projet impossible, mais une idee pratique, feconde, qui se changera en fait des qu'un capitaliste comprenant les solides avantages qu'elle presente , la DESCRIPTION. 451 realisera sur une vaste echelle , seule condition du succes. Un peu de hardiesse est necessaire , et elle n'est pas ici compromettante. Garavan , ancienne station de la Douane piemontaise, a ete transforme en elegant faubourg. Plus loin , ce sont les Cuses , et enfin le pont Saint-Louis , qui plonge sur des abimes bien capables d'appeler les investiga- tions du savant et la curiosite du touriste. Le pont Saint-Louis , devenu un lien officiel entre la France et l'ltalie, lien surtout fraternel, et qui ne sera jamais brise, a ete jeie sur une route taillee dans le roc a 35 metres au-dessus du lit du torrent. Sa vue donne je ne sais quel frisson subit dont ne peuvent se defendre les plus flegmatiques et les plus hardis. Qui, en effet , entendra sans emotion la voix de la cascade tombant d'une effrayante hauteur au fond du gouffre qu'elle s'est creuse elle-memej Ces rochers bronzes , aux formes etranges , dont plusieurs semblent suspendus et prets a s'eerouler, ne conseillent-ils pas une admi- ration prudente et respectueuse? Peut-etre le sentier qui gravite, a gauche, est-il Foeuvre de ces hommes d'aulrefois qui s'y confiaient sans doute aussi surement que le danseur a sa corde ou le dandy a la route de la Corniche? Si hospitalier qu'il leur ait paru, nous de- clarons , sans rougir, qu'a l'instar de la grotte de Ter- mite Bernard, il nous a fait peur, et qu'il en effraiera bien d'autres. Aussi admirons-nous sans reserve Tim- *5i MENTON ET MONACO. perlurbable sang-froid de celui qui ose s'y hasarder. M. de Longperier, qui, en voyageur accompli, a tente aussi cette experience , raconte ainsi ses impressions du moment : « Cerles, il etait tres curieux, fort beau meme, de parcouriren serpentant les flancs abrupts del'abime: toutefois, il nous parut moins noble de ramper surles genoux , quand la masse compacte des rochers ne permit plus de marcher autrement Enfin, la tele relevee. ayant monte de preiendues marches formanl d'etroils degres, pour lesquels Pluton, qui doit habiter le quar- tier, n'a pas, helas ! prie Yulcain de lui forger le moindre garde-fou — assurement , en cet endroit, les rampes devraient toutes s'appeler ainsi , — apres une serie demotions verilables , de vagues desirs de retourner bravement sur nos pas , nous fumes , non pas charme de cette course d'acrobate , perilleuse et sans gloire , mais heureux d'arriver au bout et de nous trouveF dans une vallee honnete eachee derriere ces immenses rochers, au bas desquels on respire encore bien plus librement qu'a leur sommet » (1). Puisque vous etes au pont Saint-Louis , vous ne devez pas retourner a la ville sans avoir visile les Grottes (3). En suivant Tanoienne voie Julia-Augusta . (1) V Hirer a Menloyi , page 103. (2) Cost a Aft. Anionic Grand , de Lyon, qu'on doit la deeouvei 'U de ces grottes. DESCRIPTION. 453 par un sender roeailleux. vous arrivez aux Grottes. qui se trouvent le long de la mer ; les rochers rouges qui se dressent devant vous en seront les plus stirs indi- cateurs. En songeant un instant a ces cavernes myste- rieuses, rimagination vous transporte au temps ou de feroees animaux, et plus tard d'intrepides humains y avaient etabli leur sauvage retraite ; on reve alors aux souvenirs qu'ont pu laisser de leur passage ces terribles holes ; on se represente les rudes combats qu'ils se sont livres entre eux , et on se prend a admirer Fhomme, faible roseau « mais roseau pensant » (l),restant vain- queur et arrachant un abri a toutes les forces de la nature reunies contre lui. Liguriens des temps primitifs, que les Anciens nous font voir « nus ou cou verts de peaux, et nourris de reptiles » (2), vous. si faciles sur le choix d'une demeure, quelle serait voire stupeur a Fa-sped de ces confortables villas semees aujourd'hui au pied des monts que des forets seules couvraient alors, en face de ces enfants de la civilisation et du progres ! . . . . Les Grottes de Menton sont au nombre de cinq , toutes fort curieuses. Nos lecteurs nous sauront gre de meltre sous leurs yeux une parlie de la Notice du savant M. Forel (3), qui est parvenu a lire dans les abimes (1) Pascal , Pensees. (2) Iierodote, liv. clxxxiii. (3) Notice sur les instruments en silex et les cssements troucei dam les cavernes de Menton, par M. Forel , president de la Suisse Romande: Moges . I860;— citee par M. de Lcngperier. 38' I 4o4 MENTON ET MONACO. et le passe de ces cavernes comme dans un livre ouvert: « Lorsque je penetrai pour la premiere fois dans les cavernes, je fus frappe par la presence de quelques eclats de silexqui me firent aussitot soupconner l'exis- tence d'instruments de l'age de la pierre. Mon attente ne fut pas trompee ; car en remuant le sol . j'y decou- vris un grand nombre de silex evidemment faconnes par la main des hommes; j'y trouvai en meme temps une grande quantite d'ossements brises , cle dents d'ani- maux, de coquillages, de debris de crustaces et de morceaux decharbon, qui me parurent y avoir ete deposes a la meme epoque. « J'etais, a n'en pouvoir douter, dans une des de- meures occupees jadis par les premiers habitants de la Ligurie , et je vis que , malgre les modifications appor- tees par les siecles posterieurs , il restait assez de traces de l'existence de ces peuplades primitives, pour pouvoir prendre le passe sur le fait. II y avait la Tobjet d : une etude interessante au double point de vue de Tarcheo- logie et de la paleontologie. « Les objets que j'ai recueillis se sont trouves prin- cipalement dans la troisieme et la quatrieme caverne , en commencant a les compter du cote de Menton. La troisieme mesure environ 6 metres de largeur, sur \ de hauteur et 4 5 de profondeur. On avait pratique un four a chaux pres de son ouverture ; mais le sol place en arriere etait demeure dans son etat primitif. Les silex DESCRIPTION. 455 et les ossements s'y sont rencontres dans toute l'epais- seur (Tune couche d'un metre et demi de profondeur, composee d'un sol terreux , melange ca et la de pierres et de morceaux de roc. Au-dessous d'un metre et demi. je n'ai trouve ni ossements ni silex. « La quatrieme caverne mesure environ 2 ou 3 me- tres de largeur a l'ouverture, sur 15 de hauteur et 25 de profondeur; elle s'elargit considerablement, a mesure que Ton avance dans Tinterieur. Le niveau du sol parait avoir ete abaisse d'une certaine quantity a en juger du moins par quelques incrustations calcaires qui etaient restees attachees auxparois, et dans lesquelles se sont trouves des ossements fossiles. On peut presumer, sans toutefois en etre sur, que cet abaissement a ete produit par le passage de quelques eaux courantes. « Cette caverne a presente un certain n ombre de silex et un nombre considerable d'ossements . repartis dans une couche superficielle d'un demi-metre d'epais- seur. Les fouilles pratiquees au-dessous de cette couche n'ont amene la decouverte d'aucun objet qui merite d'etre signale. a La premiere caverne renfermait aussi des silex et des ossements , mais une partie du sol avait ete excavee pour faire place a un four a chaux. La seconde avait ete entierement excavee; mais 1'on remarquait aussi un certain nombre d'eclats de silex dans le terrain qui paraissait en avoir ete sorti. La cinquieme est presque entierement obstruee par des amas de materiaux tombes 456 MENTON ET MONACO. de la montagne. Toules ces grotles son! naturelles et se trouvent dans un caleaire compacte que MM. Elie de Beaumont et Dufrenoy, dans h Carte geologique de France, ont rapporte a la craie inferieure. (( J'ai recueilli les debris d'animaux propres a etre facilement reconnus. Grace aux indications de deux savants, MM. E. Dumas et Pictet — ajoute modestement M. Forel — il nva ete possible de reconnaitre les es- peces suivantes : (( Mammiferes : 1 ° Le cerf , cervus elaphus , reconnu par un grand nombre de molaires , dlncisives et de fragments de machoires ou de cornes; 2° le chevreuil, cervus capreolus ; 3° un ruminant appartenant au genre mouton, ovis; 4° un ruminant d'une taille plus petite; un boeuf de grande taille, signale par la pre- sence d'une molaire de la machoire inferieure; cette dent ressemble a celles qui ont ete trouvees dans un grand nombre de cavemes, et que Ton s'accorde gene- ralement a rapporter au bos primi genius ; 6° le cbeval. equus caballus; 7° le sanglier, sus scrofa; 8° un carnassier de grande taille ; 9° le loup , ou cbien de grande taille; 10° le chien de moyenne taille; ll°le chat sauvage, fetis catus; I 2° le lapin, lepus cani- cuius; 13° un animal de Tordre des cetaces (peut-etre un cachalot) , signale par un fragment de vertebre. Ge fragment, tres incomplet, doit avoir ete apporte par les homines ; car on ne trouvc rieri qui indique que la mer ait penetre dans les grottes a Tepoque ou les debris y ont ete deposes. DESCRIPTION. 457 « Mollusques : Outre les mammiferes ci-dessus . nous avons reconnu la presence d'un grand nombre de coquillages servant a la nourriture de rhomme et appar- tenant a des especes actuellement vivantes. Ce sont : I ° le dentale , dentalhim elephantinum ; 2° la patelle , patella punctata ; 3° le peigne , pecten jacobeus ; 4° le petoncle, pectunculus ghjcimeris (Lam.); o° enfin, une espece de monodonte et des moules. « Nous avons recueilli un grand nombre de fragments de silex , parmi lesquels on peut reconnaitre des pointes de Heche ou de hamecon , des pointes de javelot . et une certaine quantite d'instruments tranchants que Ton designe sous le nom de coins ou de couteaux. Tous ces instruments sont de petite taille , car ils n'excedent point huit ou neuf centimetres de longueur, et sont d'une fabrication tres grossiere. Nous en avons trouve beaucoup d'autres brises et un nombre encore plus grand d'eclats informes , ce qui demontre que c'etait dans les cavernes que les habitants de Tepoque primi- tive se livraient a la fabrication de leurs grossiers ou- tils Chaque chasseur ou guerrier devait done aussi bien connaitre l'art de fabriquer ses amies que celui d'en faire usage. » Les grottes de 3Ienton doivent-elles contribuer a la solution du probleme de ['existence de rhomme ante- diluvien et contemporain des mammiferes fossiles? MENTON ET MONACO. C'est ce que l'avenir nous apprendra. Mais qu'une lumiere nouvelle jaillisse de ces profondeurs , ou que ces grottes se taisent , il n'en est pas moins vrai que cette question si interessante et si discutee est aujour- d'hui pleinement resolue, et que la prediction du savant M. Boucher de Perthes est accomplie (1). La geologie peut desormais , comme la Bible , affirmer 1 'existence de Fhomme avant le deluge; elle aurait mauvaise grace a nier. Les preuves aussi authentiques que concluantes citees a l'appui de cette opinion par M. de Longperier en font une verite qui ne s'impose pas seulement aux hommes de bonne volonte, mais aux maitres de la science r a la science elle-meme. (I) M. -Boucher de Perthes , auteur des Antiquites Celtiques et Antediluviennes et de beaucoup d'autres ouvrages speciaux , a forme a Abbeville un vaste Musee oil il a reuni les preuves les plus rares et les plus sol ides a l'appui de ses savantes deeou- vertes. — Voir, pour plus de details, I'Hiver a Menton , ou sont egalement rapportees les importantes decouvertes de MM. le marquis de Vibraye et du docteur Amiel d'Aurignac. DESCRIPTION. 459 XII VINTIMILLE. — LA BORDIGHERE. Du pont Saint-Louis a Vintimille et a la Bordighere, la distance a parcourir est assez longue , le pays pre- sente assez d'interet pour que le promeneur consacre a cette excursion tout un jour. Nous lui conseillerons meme de ne pas se confier a ses jambes , si solides qu'elles soient , mais a un bon vehicule qui lui fera gagner un temps pxecieux dont il trouvera facilement i'emploi. Avant d'arriver a la ville des Intemiliens , nous au- rons a signaler une vieille tour, appelee la Tour des Corses } ancien poste militaire etabli par ces insulaires ; puis , sur le meme versant , quelques maisons eparses ga et la, dont Tensemble est connu sous le nom de village de Grimaldi ou de Figuaia. Mais ce qui nous a le plus frappe , c'est le contraste offert par deux val- lees qu'une simple montagne separe : la vallee triste et desolee de Sorba et la vallee de Latte (I), si riche et si bien nommee. On passe du desert a la Terre promise, (I) Latie, IdiL 460 MENTON ET MONACO. Voici Vintimille , line des cites les plus connues de rAncien-Monde, conquise d'abord par les Romains. puis par les Goths , puis par les Lombards. Elle vecut pendant un siecle et demi de sa vie propre , sous d'illus- tres seigneurs , revetus du tin e de comte, et dont les derniers descendaient , par les femmes, des Lascaris el en portaient le nom. En 1222, celte ville lomba au pouvoir des Genois , qui furenl contraints de l'aban- donner a Charles d'Anjou ; mais ils ne tarderent pas a la recouvrer. Longtemps apres elle passa sous la domina- tion de la Maison de Savoie , qui l'a toujours conserves Sans parler de ses imposantes fortifications, qu'une politique hostile et jalouse dirigea autrefois contre la France, mais dont les canons ne seront jamais charges contre elle, Vintimille possede des monuments dignes de fixer 1 'attention. II en est deux surtout qui doivent etre signales : ce sont, Teglise de TAssomption, temple consacre jadis a Junon , etl'eglise Saint-Michel, autre temple dedie a Castor et Pollux. Dans la nef du premier, qui est aussi la cathedrale, on voit, a droite, en entrant, scellee dans la muraille, une pierre avec cette inscrip- tion : IVNONI REGINAE SACK, OB HON'OREM MEMORIAMQVE VERGFNUE P. F, PATEBJNAE P. VEBGINIUS RHODION LIB, NOMINE *VO ET METILIAE TERTVLLINAE . FLAMINIC [ae] VXORI* SVAE ET LIBERORUM SVOBVM VERGIMORYM QVIETI PATERNAE RESTITVTAE ET QVIETAE 5 . r . P . DESCRIPTION. 461 Yoici la traduction proposee par M. de Longperiar, et que nous adoptons : CONSACRE A IUNON REGINA E>' L : HONNEUR ET A LA MEMOIRE DE YIRGINIE PATERNA FILLE DE PUBLICS. PUBLICS VIRGINIUS RBODION , AFFRANCHI , A ELEVE CE MONUMENT DE SE3 PROPRES DENIER 3 . EN SON NOM, AUNOM DE SA FEMME METILIA TERTULLINA FLAMINICA ( DE FAMILLE FLAMINIENNE ? ) ET DE 5E3 ENFANT 3 QUIETUS • PATERNA , RE3TITUTA ET QUIET A'. La chaire , veritable objet d'art , et le bapiistere . an- tiquite chretienne dun prix inestimable, sont les oeuvres les plus remarquables de ce temple. La meme route que vous avez prise pour aller a Yin- timille conduit a la Bordighere par le pont sans fin de la Roya. Tout a Theure vous quittiez les orangers et les lauriers-roses , et voila que vos yeux sont eblouis par les saisissants effets de la neige qui couvre les hautes montagnes a rextremite de rhorizon. Apres avoir ae- corde quelques instants aux decouvertes faites. en 1 852. dans la plaine de la Xervia , vous reprendrez le chemiri de la Bordighere, ou vous vous haterez d'arriver. ne serait-ce que pour eviter la vue d'un sol sterile et Taction d'un vent apre qui se donne ici libre carriere. Encore quelques pas, et vous rencontrerez TAfrique. moins le siroco et les Arabes, deux fleaux passable ment redoutes. De magnifiques palmiers. avec leurs 462 MENT0N ET MONACO. regimes pendant en grappes au-dessous des palmes qui les abritent , sollicitent de loin votre arrivee dans les beaux jardins du Consul de France, M. Moreno. C'est sur la propriete de cet homme excellent, dont la science horticultural egale 1'obligeance , que vous admirerez a loisir un veritable bois de ces arbres rares et en quel- que sorte sacres , puisque les peuples firent , de tout temps, hommage de leurs produits a la Divinite. Ne rappellent-ils pas aux Chretiens le touchant triomphe qui preceda la passion de l'homme-Dieu? Et l'honneur de fournir a Rome , pour le dimanche des Rameaux , ces palmes si merveilleusement tressees , ne leur est-il pas reserve? (1) (I) Voici le fait qui a donne naissance a ce noble privilege : Sixte- Quint avait charge l'architecte Fontana de la translation et de l'erection d'un obelisque pesant 958,148 livres, sur la place Saint-Pierre. A 1'aicle de machines aussi ingenieuses que puis- santes , de cent quarante chevaux et de neuf cents hommes habi- lement diriges , le monolythe avait etemiraculeusement conduit sur sa base, en presence d'une multitude immense a laquelle un silence absolu avait ete commande, sous les peines les plus fortes: de ce silence le succes de l'operation pouvait dependre. Un ins- tant , elle parut compromise; les cables etaient distendus, Tun d'eux venait de se rompre, tout etait perdu; Fontana le savait. Tout a coup un cri se fait entendre : Acqua alle cordel de l'eau aux cordes ! L'architecte comprend le conseil sauveur : il fait mouiller les cables, qui se resserent , et bientot apres l'obelisque s'asseoit triomphalement sur son piedestal , pour y defier les siecles ! Que fit Sixte-Quint ? II envoya querir Thomme dont la sublime inspiration avait assure le succes de Fentreprise, et lui demanda quelle recompense il desirait. L'inconnu (c'e"tait un nomme Bresca , dc San-Remo ) re"pondit trc§ Jiljmblement au Saint-Pere DESCRIPTION. 463 La Bordighere ne possede ni antiquites ni monu- ments; mais l'admirable panorama que Ton decouvre de l'extremite du Cap est peut-etre le plus beau que puisse offrir la Riviere de Genes. qu'habitant un pays ou des palmiers d'Afrique , souvenir des Croises, existaient et se perpetuaient en grand nombre, il desi- rait que Sa Samtete daignat lui accorder a lui et aux siens le privilege de fournir seuls les palmes en usage a Rome le jour des Rameaux. La demande fut accueillie , et un bref confirma le pri- vilege. Depuis lors , San-Remo eut l'insigne honneur d'apporter a Rome les palmes destinees a l'anniversaire de 1'entrSe solen- nelle du Christ a Jerusalem. MENTON ET MONACO. XIII ROUTE DE MONACO. LES SPELUGUES ET LA ROULETTE. LA VALLEE DE GAUMATES. 11 est temps de visiter le Port-cTHercule — Monaco — auquel vous devrez consacrer une journee entiere. Reprenez done le baton de pelerin, et dirigez-vous vers ce monticule que nous avons nomme VObserva- toire : la , vous suivrez le chenrin qui se rattache a la route principale. Separee de la mer par une langue de terre bien cultivee , la route de Monaco est semee d'ac- cidents varies et pittoresques. Elle court d'abord tout d'un trait jusqu'a un torrent qui gronde et s'echappe a travers la montagne ; puis , elle cotoie les murs-fontaines et les bassins dont les eaux fertilisent le territoire, et rencontre un nouveau torrent qui se precipite dans une vallee verdoyante. Apres avoir passe la cbapelle de Saint-Roman, frontiere actuelle de la Principaute, et dont la fete reunit, chaque annee, un grand nombre d'habitants des pays voisins , d'enormes rochers frap- pent les regards; gravissez alors Tespace qui vous en separe , et allez constater les traces d'une muraille ro- maine, limite presumee des Liguries el des Gaules. DESCRIPTION. 465 Sous Auguste, depuis cet endroit jusqirau rivage, avaient ete echelonnes des posies militaires designes sous le nom de Vigilice, Yeilles , nom que ce quartier a toujours conserve. On decouvrit , il y a trente ans . dans le voi- sinage , une pierre milliaire qui , d'abord . charriee jusqu'au port de Monaco , ou elle gisait abandonnee , futensuite, sur les instances du comte de Cessoles , transported et recueillie dans une des salles basses du palais des Princes. Sur cette pierre, haute de deux metres, on lit Tinscription suivante : IUL CAESER AUGUSTUS BIO. X' TRIBUXITIA POTESTATE X [. DCI. Reprenant ensuite la route quo vous aviez quitted . vous rencontrez les Moulins , agglomeration de quel- ques usines destinees a broyer les olives de la contree et a fabriquer des huiles. Maintenant, regardez du cote de la mer ces trois pe'its mamelons qui forment une gracieuse presqu'ile ; la Poesie y placerait son ermitage, si elle etait moins ambitieuse aujourdliui. Encore deux torrents, et vous approcherez d : un ravin de sombre memoire, qui fut le tombeau de tant de soldats francais assassines par les Barbets (I): c'est le Fond de Vine ; (I) Voici ce que nous apprend sur les Barbets, dans sa Chorc- graphie du Comte de Nice , l'Listorien Louis Durante : « Lorsque 39* 166 ItfENTON ET MONACO. passez vite, car cet endroit porte malheur. Montez plu- tot aux Spelugues , le plus riche plateau de ce coin de terre, dont la vegetation luxuriante peut rivaliser avec celle de Banastron et du cap Martin. Helas ! faut-il que non loin des maisons rustiques et des villas modestement cachees dans Tepaisseur des fourres, Satan, qui veille partout et toujours , ait ins- talls avec toutes ses vulgaires seductions une de ses industries les plus funestes. C'est la , dans ce lieu para- disiaque ou la nature a accumule les plus rares mer- veilles , autour duquel se reunit ce qui fait la perfection d'un paysage : montagnes , mer et ciel bleu ; dont le sol, rafraichi par des eaux limpides, s'abrite sous le earoubier, l'olivier geant, les arbres aux fruits d'or , le figuier et la vigne ; dont Fair si pur ne fut jamais agite que par la voix des vents et des torrents , ou par le chant des oiseaux et des jeunes filles; c'est la, dans ce petit Eden , que le genie du mal a etabli , sous la denomi- nation de Casino, une Maison de jeu!... Pinvasion de 1792 fit organiser le corps des mil ices designees sous le titre injurieux de Barbets , ces montagnards se livrereric. il est vrai, a des actes de cruaute et de rapines ; mais faut-il juger de la moralite d'une nation lorsque les torches de la discorde et le volcan des revolutions repandent leurs feux dcvorants et leur lavebrulante? C'est comme si Ton voulail caracteriser le coeur immain au moment ou le cerveau se trouve en del ire. lis avaient pris les armes pour defendre leur souverain , leur croyance, leurs foyers , ce qu'ils avaient de plus cher au monde : s'ils commirent des pillages ctdes actions sanguinaires , ce ne fut souvent que par justes represailles. II n'y cut plus de Barbets sous le Gouver- nement Imperial , a la suite de l'arnnistie. » DESCRIPITON. 467 Oui , la roulette et le trente-et-quarante , ces creations infernales , chasses depuis longtemps de notre beau pays, ou ils avaient fait tant de victimes, que proscrivent les Etats qui se respectent , se sont introduits la . pres d'un rocher que la France entoure et domine , presque a l'ombre de son drapeau (I). G'est que le diable est un habile calculateur et un grand maitre. Connaissant l'indomptable passion et ses terribles exigences, il a pense qu'un lieu favorise par un climat exceptionnel et situe a proximite de cites riches et populeuses, ou la vapeur mene si vite, entre la France et Fltalie , entre Marseille et Genes , sur le passage de toutes les grandes fortunes , un lieu ou sa domination serait facile , con- viendrait a un semblable etablissement, et le diable ne s'est pas trompe. Aussi , gens de finance , de plume et d'epee; fils de famille, rentiers, etrangers de tout rang, de tout age et de toute position dont la moralite ne se lit pas toujours sur le visage ou dans un passe- port , s'y sont-ils precipites pour y apporter leur tribut. Tous ces esclaves du hasard , tous ces fous du tapis-vert, qui trop souvent avec Targent perdent l'honneur, vivent a Monaco ou a ses portes , et si cette petite ville realise aveceux quelques profits, qui oserait dire qu'elle n'a pas (I) Ce plateau a fixe le choix de la Societe a laquelle le Prince a concede Sexploitation des Bains de mer et de la Maison de jeu ; c'est la qu'elle vient d'etablir definilivement le Casino ou elle regoit les hotes nombreux que la vogue lui attire chaque jour, — Monaco et ses Princes . torn, n . pag. Wt. 463 MENTON ET MONACO. a souffrir cruellement dans ses moeurs ! Que les peres y songent, que les meres veillent : caveant consules! Ah ! si ces vaillants chevaliers du vieux temps , si ces rudes seigneurs du Port-d'Hercule , qui, au service desRois ou pour leur propre compte, gngnaient, dans une seule campngne , a grands coups cFepee, sur l'An- glais , l'Espagnol et le Musulman , de quoi acheter dix seigneuries et l'honneur en sus; si les Charles, les Rainier, les Jean et les Honore revenaient, ce irest pas leur epee de combat qu'ils prendraient pour chasser du temple ces trafiqueurs et ces speculateurs d'un nou- veau genre; non; mais un fouet, un fouet vigoureux , et encore ne le tiendraient-il.i pas eux-memes. Pourrions-nous ne pas admirer ici la merveilleuso facilite avec laquelle M. Metivier approuve et justifie Tintroduction des jeux au pays de Monaco? Que nos lecteurs en jugent eux-memes. a En principe, dit-il, nous n'approuvons pas les maisons de jeu , et les gouvernements qui les proscri- vent agissent sagement. Inslallees dans de grands cen- tres de population , elles sont une excitation permanente a la cupidiie et amenent la demoralisation et la ruine des malheureux qui , attires par l'espoir trompeur du gain , se pressent avec passion autour du tapis-vert. Mais , lorsqu'elles fonctionnent loin des grandes villes , et que cet eloignement meme necessite un deplacement et des depenses qui ne peuvent elre supportees que par de riches etrangers, on peut leur accorder le benelico DESCRIPTION. 469 des circonstances altenuantes : car elles apportent un element de prosperity au milieu de la population indi- gene, a laquelle un reglement severe en interdit Lentree. Telles son! les conditions de Tetablissement de Monaco ; les choses y sont disposees de maniere a sauvegarder les moeurs et la fortune des habitants , tout en leur pro- curant les avantages materiels qui resultant du sejour de nombreux touris'es » (I). Nous repondrons : La morale est une pour tous pays, et ce qui est condamnable a Vienne ou a Londres doit 1 etre egalement a Monaco. Aucune breche ne peut etre faite a un principe. Ensuite. la vapeur n'a-t-elle pas supprime les distances? Marseille. Toulon . Nice. Turin, Genes et tou-es les villes du littoral ne sont-elles pas aujourd'hui a quelques homes du Casino? Pour ceux que la maladie du jeu devore. qu'ils habitent Lyon ou Paris. Monaco est a leur porte. — La passion exige- t-elle de la fortune . une grande position? Xullement... presque toujours elle s'empare de ceux qui n'en ont que Tombre et les apparenees. mais qui. par tous les moyens et par toutes les voies. courent apres la realite. Ainsi . c'est un commis d'une maison de Lyon ou de Marseille . charge de recouvrements dans la Riviere , qui, de retour en France, entend parler de Monaco, s'y arrete quelques heures, et y laisse sa recette: — c'est un capitaine marin qui apporte dans le gouffre [I] Monaco et ses Princes , torn. II , pag. 298. 470 1IENTON ET MONACO. les beaux benefices qu'il a realises dans le cours (Tune lointaine expedition ; — c'est un fils de famille pour qui les jeux de societe sont des jeux d'enfants , et qui , majeur d'hier, avide demotions et de gain , vient placer sur cette banque et a fonds perdus , l'heritage de ses peres ; — c'est le negotiant , charge de nombreux en- fants , que son imagination effraie plus encore que ses creanciers, et qui, dans un moment d'egarement et d'oubli, au lieu de confier son salut a son courage, court chercher, dans le jeu, la ruine avec le deshon- neur; — ce sont d'innocents baigneurs qu'une douce temperature a attires a Monaco : demander des forces a la mer, respirer Tair pur de la montagne, jouir d'une tranquillite presque inalterable, tel etait leur reve, tels devaient etre leurs seuls passe-temps; mais un jour, cedant a de pressantes sollicitations ; ils se sont , pres- que a leur insu , egares dans ce labyrinthe funeste ; d'observateurs froids et calmes qu'ils etaient d'abord , ils sont bientot devenus acteurs, puis victimes , si bien qu'a la fin de la saison ils n'ont recueilli qu'une sante delabree et des pertes que plusieurs annees ne repa- reront pas. Heureux encore s'ils ont laisse derriere eux leur passion nouvelle! — G'est, enfin, Inevitable chevalier d'industrie, qui, comme le vautour sur le champ de bataille , rode incessamment autour de ces creations du vice (1); sa place est la : il y est a Taise (1) Quoerens quern devoret , Hymne du soii\ DESCRIPTION. 474 et chez lui; car il vit de hasards et d'epaves. On le devine a ses airs de suffisance, a sa noblesse d'em- prunt , a la hauteur de son langage , qui n'a d'egal que sa souplesse ; a sa toilette recherchee , a ses bril- lants , a Tor qu'il etale. On le devine encore a la com- pagne douteuse qu'il amene avec lui, ou qu'il ne tardera pas a rencontrer ; car un aimant secret attire ces sortes de gens en certains lieux qu'ils affectionnent ; ils se reconnaissent tou jours. M. Metivier reclame en faveur de l'etablissement de Monaco le benefice des cir Constances attenuantes. Motcharmant,qui rend bien l'inepuisable complaisance de cet ecrivain. La raison de ce mot est dans le profit qui resulte des folles depenses des joueurs pour la population indigene. — Mais depuis quand ruiner l'un pour enrichir l'autre a-t-il ete un acte moral? Et puis , la demoralisation forcee , complete , dont sera alteinte , en un temps donne , cette population a laquelle M. Meti- vier parait s'interesser , pourra-t-elle etre compensee par tout Tor d'un tripot? Elle n'en aura que les ecla- boussures et suMra, en revanche, beaucoup de hontes. — Et pour en finir , ces pretendues precautions , ce reglement severe, n'abuseront personne et amuseront tout le monde. Que le plus imperceptible de tous les Etats cherche, dans l'interet de ses finances et du peuple microscopique qu'il gouverne , a tirer parti de sa situation exception- nelle, de son heureux climat; qu'a l'aide de la puis- 472 MENTON ET MONACO. sante reclame, il en vante les avantages ; qu'il appelle chez lui des valetudinaries et des baigneurs , rien de plus legitime; mais que pour arriver a ses fins, il se serve de moyens repousses par tant d'autres Etats com- me indignes, c'est mal agir ; c'est agir contre la societe elle-meme. La France ne pensait pas qu'en laissant subsister un fantome de souverainete a ses portes , et Ton peut dire chez elle, il en serait fait un pareil abus. Nous abandonnerons a d'autres le soin de decrire ce palais du vice,et apres avoir deplore la souillure im- primee par sa presence a cette terre si belle , souillure qui n'est comparable qu'a celle dont le bandit flelrit la noble vierge, nous gagnerons la derniere vallee, qui longe les Moneghetti, et dans laquelle gronde un im- petueux torrent , la vallee de Gaumates , celebre par 1'oratoirede Sainte-Devote , Tancienne protectrice de ce pays. Ce n'est plus cet oratoire riche et prospere vers lequei affluaient les populations : une humble chapelle. a peine digne de ce nom, Fa remplace, et le couvent qui Favoisinait n'existe plus. Nous a /6ns reprodurt, d'apres les Chroniques de Levins, ces mines si fecon- des, la pieuse legende qui raconte le martyre de la Sainte. a laquelle toute la contree a voue une espece de culte (1). Ajoutons que c'est la qu'elle fut ensevelie et qu'on luieleva, dans la suite, un oratoire avec titre de prieure , sous la dependance du monastere de (I) Voir le Chapitrc l- r de VHistoire, DESCRIPTION. 473 Saint- Pons. Get oratoire fut reedifie plusieurs fois. Plus tard, les reliques de Sainte Devote furent trans- poses, partie dans l'eglise paroissiale de Monaco, parlie au college des Jesuites de Bastia , ville qui avait ete temoin de son mar tyre. Les habitants du Port-d'Hercule et des contrees voi- sines celebraient autrefois avec pompe la fete de cette Sainte, a laquelle la ville princiere est toujours restee fidele. Les anciennes monnaies du pays portent son effigie , et il en est fait mention dans les breviaires de Saint-Pons et des eglises de Grasse et de Nice. Le temps, ou mieux Tindifference , qui mine les plus solides affections et les devotions les plus ardentes, ayant refroidi la ferveur qui entrainait les populations et leurs offrandes vers Sainte Devote , les Moines des Gaumates, que la pauvrete menacait, abandonnerent leur couvent et rentrerent dans celui de Saint-Pons. Neanmoins, ils avaient, apres leur licenciement , con- serve de curieux privileges. Le Prince avait octroye a 1'Abbe de ce monastere et a un des religieux qu'il lui plaisait de choisir , la faveur d'officier, chaque annee , dans l'eglise paroissiale de Monaco, aux premieres v&pres de la veille de Sainte-Devote , et le lendemain, de chanter la messe solennelle ; et , privilege dont ils n'etaient pas moins jaloux, et qu'ils exercaient toujours, c'etait a eux qu'etait reserve l'honneur d'ouvrir le bal pour cette joyeuse circonstance. En meme temps, ils faisaient present au Prince de quelques artichauts en 40 474 MENTON ET MONACO. signe d'hommage, et le Prince, a son tour, les gardait et les choyait pendant trois jours ; apres quoi , munis de quelques ecus, don de sa liberalite, les deux reli- gieux retournaient a leur monastere. Ces privileges etaient encore en vigueur quelques annees avant la Revolution. A 1'ouest de la vallee et le long du port s'etend le beau domaine de la Condamine, protege contreleNord par des masses granitiques ; on dirait une reine bril- lante couchee aux pieds d'un colosse. Le port de Monaco (1 ) est un port de troisieme ordre. 11 fut pendant longtemps le refuge assure de la pira- terie . et les galeres moneciennes s'acquirent jadis une celebrite redoutable. De nombreuses ilottiles parties de ce port desolerent souvent les rivages de Genes et de la Catalogue. Aujourd'hui , il est delaisse, les sables Fenvahissent , et si Tillustre Jean Grimaldi revenait, il ne le reconnaitrait plus. La ou se balancait en toute liberte Ja terrible galere. se jouent impunement d'ele- gants baigneurs. Quelques barques de pecheurs, voila tout ce qui reste de la marine de Monaco. Laville, vue duport, presente comme unelongue ceinture de pierres et de bastions au-dessus de laquelle s'eleve un amas de maisons blanches. On y arrive par deux portes : la porte Antoine et la porte Neuve. Quand (1) Un vaste et bel Etablissement d'Hydrotherapie existe au port de Monaco. II est confie a la direction du savant docteuj Gillebert d'llercourt. DESCRIPTION. 473 on a franchi la premiere, sur laquelle est gravee l'ins- cription qui indique son origine (1). on rencontre un large escalier qui conduit a une porte sans battants ou Ton distingue la date de 1533 z : on traverse ensuite deux autres portes fort rapprochees , sous des voutes epaisses. et Ton entre sur la grande place du Palais. (!) Voici cette inscription : ANTONIVS I MVSITO PORTVS ADD1TV ARCEM H05TI I>'VIAM RE5ECTIS RVP1BV5 FECIT. TVTA HYPOGEA BANC ET ALTERAM PORTAil ET POXTEM .EDIFICAVIT. MDCCXIIII. Antoine I er , apres avoir fortifie Fentree du port , rendit le cha- teau inaccessible a l'ennemi, en faisant couper le rocher a pic. f 1 construisit des souterrains , les deux portes et le pont. ette porte date du regne d'flonore I ef . ^76 fUSNT.ON LT MONACO. XIY LE PALAIS. — LA VILLE. RETOUR A MENTON PAR MER , ET ADIEUX. Le Palais, qui n'etait, il y a vingt ans . ni un monu- ment acheve ni line mine, a ete l'objet d'une restau- ration digne de son ancienne splendeur. Immense edifice nuquel Seigneurs et Princes ont travail le tour a tour, y apportant chacun le gout de leur epoque, y accumu- lant toutes les fantaisies et y entassant tous les genres. Dire ce qu'il etait exactement avant Tan 1538, date de son agrandissement , serait chose difficile : le dessin . s'il en a ete fait, n'est point parvenu jusqu : a nous. II est probable neanmoins que tout le cote Est et la partie principale de la facade actuelle, qui se prolongeait alors jusqu'aux remparts, ont peu change, et qu'ils remontent a une epoque anterieure voisine peut-etre de celle de la fondation . La partie occidentale , celle qui est tombee sous le marteau du demolisseur, appartenait presque entierement au gubernant Etienne. Quant a celle du Nord, il est possible qu'elle ait subi quelques importantes modifications, mais il est certain aussi qu'elle existait, avec une chapelle au centre, sous le regne de Lucien (1505). BEsanPTiotf. 471 Tel qu'il apparait aujourd'hui , ce palais ne laisse pas que d'impressionner encore. Les quatre cotes re- gardant les quatre points cardinaux , c : est-a-dire , la place , le cap d'Aglio, les Moneghetti et le cap Martin , s'etendent sur un vaste espace. La partie qui fait face au Midi est curieuse par la bizarrerie de ses construc- tions ; deux tou relies carrees, a creneaux et au style mauresque , placees presque aux deux extremites , en varient l'aspect peu ordinaire; Pespace qui les sepafe est occupe par une double rangee de sveltes colon- nettes qui supportent une vaste galerie : au centre est la porte d'entree, reste suppose d'un temple pai'en. La partie occidentale , dont Honore V avait fait un vaste amas de decombres , a ete presque entierement recons- truite sur un plan nouveau par les soins du Prince ac- tuel; mais Tartiste regrettera toujours la demolition des deux ailes dont le style s'harmonisait beaucoup mieux avec les autres parties du palais. Avec elles ont disparit les bains, ou avaient ete prodigues les mosai'ques, le marbre et Tor; la fameuse galerie, la chambre ou fut assassine Lucien , et qu'Anne de Ponteves avait fait pro- teger d'une double muraille, et plusieurs autres pieces historiques. A ce cote de Tedifice appartient la grande salle Grimaldi : elle a trente pieds de haut et vingt pas de long sur douze de large. Des fresques attribuees a Horace de Ferrari decorent les murs et les plafonds de cette salle. Un monument qui a fait bien des jaloux y attire tout d'abord les regards : c ? est une cheminee 40* 478 MENTON ET MONACO. colossale sortie d'un seul bloc de pierre froide sous le ciseau inspire d'un ouvrier de genie. Colonnes canne- lees, casques et armures et autres fantaisies de Tart y ont ete travailles avec un fini merveilleux. Ce chef- d'oeuvre est couronne par deux anges deroulant une bandelette sur laquelle on lit ces mots : Qui dicit se nosse Deum, et mandata ejus non custodit, mendax est (I ); sentence mieux placee au frontispice d'un temple que dans une salle destinee aux plaisirs , et qui fut , pour les puissants qui y passerent , un avertissement ou une condamnation. Vu de la mer, I'ensemble de cette partie, avec sa belle terrasse , qui n'est qu'un im- mense bouquet de fleurs , produit un tres grand effet. Au nord, s'eleve la chapelle dediee a Saint- Jean- Baptiste. Gonstruite par Honore II, degradee par le temps etl 'indifference, elle doit au Prince-regnant samagni- fique restauration. Aussi est-elle devenue la perle de cet ecrin vraiment royal. La cour est fort belle. Le vestibule, l'escalier, qu'on croirait emprunte a un des palais de Venise, les galeries, les fresques mythologiques qui tapissent les murs, fixent l'attention de l'observateur. L'ameublement interieur correspond dignement a la beaute du monument ; Tart et le luxe ont conspire pour en faire une residence de premier ordre. (I) L'homme qui pretend connaitre Dieu et qui ne garde pas ses commandements est un menteur. DESCRIPTION. 479 Derriere le palais se heurtent les uns contre les autres forts et bastions , avec souterrains et oubliettes , ce complement indispensable du chateau au moyen-age. A leur tete est Serraval, le redoutable tuteur d'Honore II , ou ce prince vainquit l'Espagnol, et qui, desormais sans canons et sans defenseurs, ressemble a un ennemi vaincu. Le palais de Monaco fut temoin de drames terribles qui eurent pour theatre , tantot ses salles somptueuses , tantot ses souterrains , pleins de sinistres mysteres : drames dans lesquels Guelfes et Gibelins . princes et sujets , ont ete acteurs tour a tour. Une des plus epou- vantables scenes qui s'y soient passees est celle qui eut lieu entre un Doria et le prince Lucien , en 1 523. Nous en avons raconte toutes les emouvantes circonstances au Chapitre vn e de notre Histoire. Passons aux Jardins , qui ne sont ni moins splendides ni moins curieux que le palais : ce nest pas Fadmira- tion , mais Tenthousiasme qu"ils commandent. On pourrait dire qu'ils commencent a la mer ; car, depuis le bas jusqu'au sommet , le rocher a pic derobe ses aspe- rite's sous les figuiers de Barbarie , dont les feuilles , armees de piquants, lui font comme une muraille de verdure impenetrable et eternelle. Le sol etant rare a Monaco , on a du tirer parti des moindres coins , des plus petits espaces ; aussi ces jardins sont-ils une con- quete continuelle sur le roc , sur la montagne , sur les 480 MENTON ET MONACO. tourelles des vieux bastions, tout etonnes d'un pareil travestissement. Le promeneur va de surprise en sur- prise : des parterres eblouissants il arrive, par des sentiers montueux et plantes d'aloes, aux jardins sus- pendus, aux terrasses babyloniennes. Plantes, fleurs et arbustes qui ne vivent qu'en serre chaude et a grands frais, sous un ciel moins clement, geraniums, aloes, lauriers-roses , palma-christi , myrtes , grenadiers , poi- vriers , palmierset beaucoup d'autres au feuillage severe, pullulent ici, et fatigueraient meme, a la longue, des yeux habitues au vert tendre des parterres et paysages du Nord. Maintenant, retournons sur nos pas pour rendre visite a la ville princiere. La place que nous rencontrons d'abord , emprunte a la belle facade du Palais et aux parapets creneles au pied desquels reposent plusieurs canons de bronze , avec bombes et boulets , un carac- tere grandiose (1). Palais et place annoncent une puis- sante cite , et voila qu'on tombe soudain dans une ville propreet coquette assurement , mais si petite, si petite, qu'on songe malgre soi a la fabuleuse Lilliput. C'est que ses premiers maitres ne so sont preoccupes que cVune chose : faire de celte presqu'ile une imprenable forteresse. (I) Ccs canons, souvenir du passc,ont vl6 donnas par Louis XIV aux Princes do Monaco. DESCRIPTION. 481 Ses quatre rues, aux modestes trolloirs , ou Ton n'est jamais coudoye, coupees par des ruelles trans- versales et dont les maisons se distinguent par leur elegante simplicity, aboutissent d'un cote a la place, de l'autre a la promenade Saint-Martin. Monaco possede trois eglises et un oratoire : Leglise de Saint-Nicolas, celle de Saint-Jean-Baptiste, celle de la Visitation et Toratoire des Penitents noirs. La pre- miere , dite la Paroisse, appartient a plusieurs epoques. Le portail , suivant les uns , remonte a l'antiquite pai'en- ne, et selon d'autros, au neuvieme siecle. Par le style, facile a reconnaitre, toute la partie interieure date du douzieme ou du treizieme siecle. Le choeur, ainsi que nous Fapprend l'inscription placee derriere Tautel , est du dix-septieme siecle. La chapelle qui touche au sanc- tuaire est consacree a la sepulture des Princes. — L'eglise Saint-Jean-Baptiste deviendra , dit-on , la cathe- drale, mais seulement apres sa restauration. — Celle de la Visitation ] oratoire de Tancien couvent fonde , en 1673, par la princesse Charlotte de Gramont, est vaste et dans le gout architectural du temps. Bizarre caprice des revolutions! Occupe, jusqu'en 1791 , par les filles de Saint-Francois de Sales , ce couvent etait devenu une caserne jusqu'en 1860 , et deux ans apres les Jesuites y installaient un noviciat. Les Jesuites et la roulette ! dans un si court espace, presque sur le meme damier... En verite, le diable a joue la un bon tour. 482 MENTON ET MONACO. Quant a l'oraloire des Penitents, nous n'en avons rien a dire comme monument; mais la Procession alle- gorique qui en sort tous les ans , le Vendredi-Saint , offre un de ces spectacles si extraordinaires , qu'il est impossible de la passer sous silence. II y a vingt-cinq ans, l'Eveque de Nice, qui l'avait consideree, avec raison , comme un scandale, jugea a propos de Tin- terdire. Celle qui se fait aujourd'hui n'est qu'une pale repe- tition de celle du vieux temps. Nous ignorons si Tesprit religieux a renouvele la face des choses a Monaco , mais notre opinion sur la liberie laissee a ces representations quasi-theatrales et voisines du sacrilege n'a pas change : nous les condamnons hautement et nous en demandons la suppression, a moins qu'on ne rende a notre epoque la foi robuste du moyen-age. Dans notre premier travail sur ce pays , nous avions decrit cette ceremonie en prose vulgaire, et nous en avions omis une foule de details qui ont leur prix. Ayant eu le bonheur de retrouver dans nos notes un petit poeme dont le recit rend admirablement tous les episodes de ce drame sanglant et toutes ses scenes acces- soires , nous nous empressons de Foffrir au lecteur. Nous ne demandons pas grace pour lui : a raconter cette representation curieuse et presquc boufTonne, un genie superieur eut echofie. Loin de la . et nous louoni DESCRIPTION. 483 sans reserve la simplicite naive et Texactitude scrupu- leuse qui ont preside a toutes ses parties et qui en font , nous ne craignons pas de le dire, un chef-d'oeuvre du genre. (I) Neuf heures vont sonner : la rue est Iclairee, Et deja du Chateau la Ghapelle est paree ! — Sur un maigre cheval , brillant d'antiquite , S" avail ce le Tribun , rempli de dignite. Fait au commandement , muet , il semble dire : « Chapeau bas ! a genoux! et gardez-vous de rire. « Pour don-ner a ma suite un merveilleux eclat , « J'ai su Fenvironner des soutiens de FEtat. » — Aux ordres du Tribun, dans le plus grand silence, Marchent , le casque en tete et brandissant la lance , De valeureux soldats , qui , le matin encor, Rabotaient ou forgeaient , sous les arceaux du port. — Notre Seigneur, en p-roie a sa douleur amere , Va , promenant les pleurs qu'en face de son Pere II repandit jadis au Mont des Oliviers , Temoin d'epanchements si doux , si familiers. — L' Ange est la , qui presente un celeste breuvage , Pour soulager la soif , ranimer le courage De l'Homme-Dieu sur qui l'horreur de son fardeau Ne cesse de peser d'un poids toujours nouveau. — Judas , qui l'a vendu , s'approche de son Mailre , Feint de dire a ses gens : Saisissez-le , c'est lui ! D'epines couronne , le Sauveur est conduit , (I) Ce petit poeme anonyme peut aussi bien appartenir a l'epo que de la Restauration qirau dix-huitieme siecle. 484 MENTON ET MONACO. Les deux mains sur le dos Tune a 1' autre attaches, Ainsi qu'un criminei ; et ses grandeurs cachees Sous les afflictions , laissent un libre cours Au mepris des soldats , a d'insultants discours. Pres du poteau lie , le Redempteur du monde Supporte des bourreaux la rage furibonde ; L'epaule decouverte , et de pourpre vetu , De verges frequemment on croit qu'il est battu. Un barbare le suit , la main d'un gant garnie ; II s'avance, feignant , dans sa sotte ironie , Qu'aux menaces , aux coups , il n'a point echappe , Et parait demander : Dis-nous qui t'a frappe? Puis s'arrete , incertain si Ton a pu 1' entendre ; Pret a recommencer pour se faire comprendre. — Herode vient ensuite : il croit rendre aujourd'hui, Par son grand parasol , qui ne couvre que lui , Le fastueux eclat , la majeste du trone ; II marche a pas comptes , tout fier de sa couronne. Malchus , a qui Saint Pierre , emporte par l'ardeur D'un zele irrellechi, peut-etre de la peur, Fit sentir sa colere et sauter une oreille On dirait que pour lui la douleur se reveille. — Pilate , un peu plus loin , lave pubiiquement Ses mains qu'il ne tachait , dit-il , quinnocemment. Des enfants , qui , souvent , pour leurs jeux stationnent , Interrogent les des sur les nombres qu'ils donnent , Et tels que des brigands , quand revient le matin , Se partageant entre eux et Tor el le butin , Prennent les vetements de Thomme sans souillure , Mais ne divisent point la robe sans couture. — Les Jnges , sur leur livre , interpretent les lois ; De la main , de la tete , a defaut de la voix , lis condamnent enfin Gelui dont linnocence Est ecrite partout , jusqu'en leur conscience. DESCRIPTION. 485 — Dune echelle charge vient aussi le bourreau, Qui fait , tout en marchant , retentir son marteau. A quelques pas revient , se soutenant a peine , Trainant avec fracas sa longue et lourde chaine , Jesus , pale , defait , et charge de sa croix ; Souvent meme il fie chit , succombe sous le poids De Tarbre du salut que Simon de Cyrene Vient porter avec lui. La troupe qui Fentraine, Sur lui croise le fer. De son front la sueur Ne peut des cruels Juifs apaiser la fureur, Mais empreint sa figure au voile emblematique Quen approchent les mains de Sainte Yeronique. — Jesus est sur la croix : il est inanime , Et pour eux n est pas mort : tout nest pas consomme. Aux tourments , a Foutrage il reste encore en proie : Le peuple s'en fait meme une feroce joie; Et n'en prevoyant pas les terribles malheurs , II s'applique sans cesse a croitre les douleurs. L'homme expire. — Un soldat , pour comble de licence, S'acharne a lui percer le cote dune lance , Tandis qu'un autre Hebreu , lachement obligeant , De fiel et de vinaigre apporte au Christ mourant Une eponge imbibee , execrable breuvage , Qu'un Prophete annonca comme dernier outrage. On voit sur un baton le coq accusateur Qui , par son chant , de Pierre excita la douleur ; Et pour que rien n'y manque — Adam et sa compagne, Non sous leurs vetements ravis a la campagne ; Quoique loin du jardin ou Satan les seduit , five offre a son epoux ce trop funeste fruit Qu'elie prend et reprend a la branche pendante ; — L'Ange, arme dune epee a lame flamboyante; — La Magdeleine en pleurs , Saint Jean et son agneau ; 486 MENTON ET MONACO, — Judith , qui de la guerre arreta le fleau ; ■ — Sa servante la suit , fiere de sa conquete , Portant sur un plateau cette sanglante tete Qui ne respirant plus qu'amour et volupte , Croyait avoir seduit Fhebraique beaute ; — Saint Laurent et son gril ; puis Sainte Philomene, Qui se fait remarquer par l'ancre qu'elle traine ; — Saint Martin , d'un manteau n' ay ant que la moitie, — Et de Rome , au milieu , le drapeau deploye. On cherche en vain Noe, qui conserva dans l'arche Toute la race humaine , et qui , bon patriarche , Fit connaitre le vin. •— De nombreux amateurs Ajoutent a 1' eclat, se joignent aux acteurs , Et viennent a leurs chants meler belle musique. — Jesus n'est plus : la mort a saisi sa victime , Et bientot on pourra , du devouement sublime Qui pour l'homme lui fit oublier sa grandeur, Connaitre, apprecier, publier la splendeur. — Des Apotres ici la troupe consternee Celebre la lecon qu'au monde il a donnee ; Leurs monotones voix se taisent par moment ; — Le tambour alors bat pour un enterrement. Le nom de chaque Apotre est facile a connaitre ; Reunis tous ensemble , ils ont voulu paraitre Portant chacun 1'embleme auquel fidelement De leur martyre on put distinguer T instrument . Ainsi : Saint Pierre porte une croix renversee , Et Saint Andre la sienne autrement traversee ; Saint Jacques' le fouloir qui termina son sort; Pour Saint Barthelemy , sa trop cruelle mort Saisit encor d'effroi ; Ton ne fait pas comprendre L'horreur do son supplice : il aurait fallu rendre DESCRIPTION. 487 Des membres tout sanglants dont on a detache" L'enveloppe ; comment figurer Tecorche? Tous ont en mainlapalme acquise a leurs souffrances, Symbole consacre des hautes recompenses. — Porte sur un brancard , de son long etendu , Du sang que son amour a pour nous repandu Couvert de tous cotes , le corps est de lumieres Sous un dais entoure. Du peuple les prieres Le suivent au sepulcre , ou , durant les trois jours , Ya reposer un corps glorieux pour toujours. — La divine Marie , a ce coup preparee, Mais d'un glaive percee et de douleur navree , Est portee en grand deuil. Les pleurs quelle repand Ne peuvent des forfaits expier le plus grand ! — Sous d'epais voiles noirs viennent les trois Marie , Que conduisent les Soeurs formant la Confrerie , Des cierges a la main , ainsi que des soldats , Qui marchent , cette fois , sans armes sous le bras. Lorsqu'il a fait le tour des stations marquees , Qu'il a represents les scenes indiquees , Le cortege , au sortir de la cour du Chateau , Rentre ; on va renfermer le Christ dans le tombeau. Un pretre monte en chaire , et depeint les souffrances Qu'endura le Sauveur pour laver nos offenses. II donne , en fmissant , la benediction. Ainsi , chacun a vu , suivi la Passion ! Cette ceremonie , expression pieuse De la Foi ; cette march e antique et curieuse Attira de tout temps la foule a Monaco : Les Muses devaient bien lui preter un echo ! Si , pour les acteurs , cet indefinissable drame fut longtemps grave et respectable , trop souvent l'etranger 488 MENTON ET MONACO. le considera comme une paroclie burlesque. Mais , mal- heur a lui , s'il avait ete vu riant et se moquant ! On l'aurait fait repentir de son imprudence, et peu s'en serait faliu qu'on ne l'eut tout de bon crueifie. Achevons notre inspection. On nous accuserait de partialite, si nous n 'accordions un eloge merite a 1'ex- cellente tenue de la Salle d'asile, de l'Ecole des filles et de l'Hospice, assez grand, quoique fort petit, pour les besoins du pays. Ces divers etablissements , tous heureusement situes, sont sous l'habile direction des Dames de Saint-Maur. A 1'extremite de la rue de Lorraine, on remarque un petit edifice fort coquet avec un jardinet qui l'accom- pagne; leur construction est due a la belle Marie, epouse d'Antoine I ei . G'est la que cette princesse se condamna a une retraite volontaire, quand la vie commune fut devenue insupportable a tous deux, et pour cause. Elle Faffeclionnait singulierement , et l'avait appele Mon desert, nom qu'il porte encore aujourd'hui. Allons maintenant nous reposer a la promenade Saint- Martin. Creation d'Honore V — Cuique suum — qui en a lui-meme trace le plan, elle forme un observatoire na- turel d'ou Toeil contemple, sans pouvoir s'en detacher, les plus larges scenes. Le jardin qu'elle renferme, et qui , pendant l'Ete , sous le soleil de plomb qui vous ecrase, offre des abris precieux, a ce cachet oriental DESCRIPTION. 489 que les cactus, les aloes, les tamarix, les melezes, les lenlisques , les palmiers et une Infinite de plantes grasses et grimpantes donnent a plusieurs jardins de la Riviere: les derniers replis de ce riche manteau de plantes tro- picales descendent jusqu'a la mer. Avant de quitter Monaco par la belle chaussee qui mene a la porte Neuve , avant de gagner le port , disons quelques mots de la nouvelle Principaute. Reduit a sa plus simple expression , cet impercep- tible Elat, enclave de la France , comple une population indigene de douze cents ames au plus. Le peuple n'est ni pauvre ni riche ; quelques pieds d'oliviers et de citronniers, une petite industrie ou un petit emploi , la mer et le soleil , lui font une existence modeste , mais tres supportable. 11 parle un idiome rempli de grace et de douceur : c'est un melange de castillan i de francais et de provencal. — Quant a la soeietede Monaco, quelques offieiers , comptant d'honorables services en France , et vivant dans la retraite avec Ieurs families i quelques employes et colons , et enfin le petit nombre d'etrangers , qui n'y font que passer, voila a peu pres les elements qui la composent. Mais les jeunes personnes du Port-d'Hercule , jolies , spirituelles et aimables com- me jadis , n'ont point oublie les gaies traditions. La danse y est toujours a la mode, et ce vieux refrain toujours yrai : 4-90 MENTON ET MONACO. A la Monaco Ton chasse et Ton dechasse , A la Monaco Ton danse comme il fant ! Nous souhaitons seulement que ces anges de la terre n'aillent pas bruler leurs blanches ailes au soleil perfide qui s'est leve tout a coup sur leur gracieux pays, et dont les ardeurs , si le Maitre ou son puissant Voisin nV prennent garde, devorerontbientot coeurs et plantes, et les dessecheront jusqu'a la racine. Le climat de la ville , qui est baltue par le mistral (1 ). comme au temps de Lucain , est moins doux que celui de la campagne, et ne saurait etre compare a celui de Menton. L'air que Ton respire sur ce rocher solitaire est pur et subtil ; s'il convient aux personnes lympha- tiques dont la fibre molle veut etre vivifiee, il est l'en- nemi des constitutions nerveuses, et brise les poitrines delicates. L'importance politique de Monaco a cesse depuis longtemps et pour toujours. Une des causes qui lui firent perdre son independance et le condamnerent au role passif d'un vassal , ce fut Tinvention de la poudre. Im- prenable du cote de la mer, cette place serait reduile en quelques instants avec une piece de quatre pointee du haut de la Testa-de-Can — Tete-de-Chien — mont formidable qui la dornine. Cette clef de Monaco est au- jourd'hui entre les mains de la France. (i) sua littora turbat (jrcius it tula prohibet statione Afonoeci. Lucain . Pharsalr, INSCRIPTION, 491 11 ne nous reste plus rien a voir. Si la mer vous y invite , si une legere brise d'Ouest favorise votre voyage, confiez-vous a une de ces barques qui attendent dans le port le moment de la peche ou le denier du touriste. Payez bien ; car ce sont de braves marins qui gagnent peu et qui ont beaucoup de mal. En une heure, ils vous conduiront a Menton , etalant sous vos yeux le magnifique ensemble dont vous connaissez les details. Temoin des adieux melancoliques adresses par le soleil aux montagnes que lui disputent les ombres, vous suivrez sur ee magique theatre les phases de la lutte mysterieuse qui s'etablit entre la lumiere et les tenebres. et qui precede la nuit. Mais deja le pilote . que ce spec- tacle n'etonne plus, vous indique le port et va mettre fin a votre ravissement. II est vrai que ce n'est point la votre excursion derniere . et qu'un jour peut-etre vous poserez votre tente dans la vallee de Carei' ou sur les bords du golfe de la Paix (1). Ce reve fut bien doux a un homme que Vexperience avait instruit , que les leltres consolaient . dont Fame etait d'un sage et le coeur d'un poete; il ne lerealisa point! Voici Taimable sou- venir qu'en partant il laissa a ce gentil pays . qu'il ne devait plus revoir !.... (t) Cost lo Sinus Paris des Aneiens. 492 MENTON ET MONACO. Je l'ai quitte , ce coin de terre Que caresse une mer d'azur , Oil chaque etoile dit : Espere ,• Espere demain un ciel pur ; Les fleurs y viennent sans culture , Sans effort y plait la beaute ; (Test le bijou de la nature : Oh ! plaignez-moi , je l'ai quitte ! Je l'ai quitte pour ce grand goulfre Oil s'engloutit tant d'avenir, Pour ce Paris oil chacun souffre , Et pourtant se plait a souffrir ; Je vais chercher dans ce cratere Le bonheur, ce fruit tant vante ! II est dans votre coin de terre : Oh ! plaignez-moi , je Tai quitte ! Je Fai quitte ! mais Tesperance Est restee au fond de mon coeur : Ces flots oil le ciel se balance Rameneront le voyageur. Qu'il brille pur et sans nuage , Le jour d'heureuse liberte Oil je reverrai ce rivage , Triste encor de l'avoir quitte ! (1) Oui ! \ous aimerez ce coin de terre , et, plus heureux que le poete, vous y vivrez! Celui qui ecrit ces lignes se souviendra toujours cles heures qu'il a passdes dans (1) L'uutcur dv cc petit chef-d'oeuvre est Am^dee Decampe. DESCRIPTION. 493 cette eontree , ou il a oublie bien des peines et des souffrances. Pourquoi ne lui est-il point donne d 7 y achever en paix , au sein de 1 'etude et de Famine , son pelerinage? Voyageurs d'un jour, nous employons nos courts instants a la poursuite du bonheur , et nous atteignons des chimeres. Le bonheur, il est souvent a nos cotes , il nous tend la main , et nous repoussons ses avances. Oh! si les hommes pouvaient le compren- dre! Vous qui ne sauriez vivre sans la patrie, vous le trouverez dans le vallon qui vous a vus naitre et grandir , loin des folles joies , loin des soucis et du bruit. Et VOU& qui demandez a toutes les cites et a tous les climats un bonheur qui vous fuit toujours, arretez-vous ici : Vous y aurez du bien a faire, de la sante aesperer, des sympathies a recueillir, un ciel a aimer et a chanter ; vous y serez heureux, s'il est vrai qu'on puisse Fetre sur la terre!.. Pour nous, saluons une derniere fois les montagnes et les vallees de ce doux pays ; si nos vers vous plaisent , redites-les au milieu d'elles , et que Fecho les redise apres vous; car aujourd'hui elles nous sont plus cheres encore : la France , la belle France est la ! Salut ! monts sourcilleux , veterans du vieux monde , Fils geants d'ime terre en merveilles feconde , Des ruines du temps temoins silencieux , Souverains des vallons , qui portez jusqu'aux cieux Les fronts decouronnes de vos superbes cimes , Et planez hardiment au-dessus des abimes ; MENTON ET MONACO. Qui defiez la foudre , et la pluie et le vents , Et n'entendez jamais que la voix des torrents ; Granit majestueux , admirable ceinture Tombee aux premiers jours des mains de la nature; Pour creer un climat modele des climats Et placer un Eden au milieu des frimas ; Salut a vous ! salut , immenses citadelles , Qui couvrez a l'envi de vos puissantes ailes Contre l'Autan perfide et les froids aquilons Dos arbustes craintifs les tendres rejetons; Qui , presentant a tous un abri tutelaire \ Yoyez naitre a vos pieds le plus riche parterre , Les jasmins odorants et les verts orangers ; La vigne , Fesperance et l'honneur des vergers ; Les fruits meles aux fleurs toujours fraiches ecloses , Les limons parfumes , les lauriers et les roses. Oh! quand F ardent soleil inonde de ses feux De vos corps imposants les flancs nus et poudreux , Ou quand Fastre discret , doux messager des ombres, Sur vos pics menacants repand ses clartes sombres , Devant ces grands tableaux , 6 monts , j'aime a rever ; Aux champs de Finfmi je voudrais m'elever, Afin de contempler dans la celeste voute, Des mondes suspendus la merveilleuse joute , Et , dans un saint transport , chanter a TEternel Ce chant que 1'homme, un jour, doit achever au ciel ; Et vous que j'aime tant , poetiques vallees , Ou mes heures se sont doucement ecoulaes ; Ou , content du present , loin du sombre avenir , J'ai passe tant d'instants chers a mon souvenir; Retraites des penseurs , heureux sejour des sages , Ou Fair est calme et pur et le ciel sans orages ; Sentiers mysterieux , frais ombrages des bois , DESCRIPTION. 495 Qui gardez un bonheur inconnu chez les rois ; Impetueux torrents , cascades bondissantes , Dont l'ecko porte au loin les voix retentissantes ; Musiciens ailes , chantres divins des airs , Qui des le point du jour commencez vos concerts ; Papillons eclatants , indolentes cigales , Et vous, nombreux essaims d'abeilles matinales, Qui pour former vos sues , habiles ravisseurs , Fouillez avidement le calice des fleurs , Salut a vous ! salut , sublimes harmonies Qui des riants vallons aux spheres infmies Montez , montez en choeur comme un hymne d'amour ; Salut a vous! salut, admirable sejour! C^S)g^) c/o llENTON & MONACO ( ALPES - MARITIMES ) HISTOIRE & DESCRIPTION DE CE PAYS SUIYIE.S.BE LA CLIMATOLOGIE DE MENTON •iEDIGEE SUR LES NOTES DU GHEV. DOCTE1TR BOTTTN1 c ABEL RENDU Membre de plusieurs Socieles savantes , Chevalier de VOrdre des SS. Maurice et Lazare. Que la vorite soit le premier merite de PHistoire. Platon , cite par Stobee. -k>XXoo MENTON \ Pascal AMARANTE. \ PARIS \ A. LACROIX, VERBOEKHOVEN et Compagme', \ Librairie Internationale , *5 , Boulevard Montmartre. £ 1867