LIBRARY OF CONGRESS. Shelf.-S..3.5 / UNITED STATES OF AMERICA. A READINGS FROM FRENCH HISTORY EDITED BY / 0. B. \SUPEE, Ph.D. Professor in Dickinson College / r73f Of'' Boston ALLYN AND BACON 1891 5) Copyright, 1891, Bt ALLYJSr AND BACON. Typography by J. S. Cushing & Co., Boston. Presswork by Berwick & Smith, Boston. PREFACE. That this book fills the usual "long-felt want/' the editor does not presume to say ; but it is believed that there is no other book having in view the same object, which is, to present such extracts from some of the best French historians as will enable the student to judge of their style and manner of treatment. During the last three-quarters of a century the French have displayed immense activity on the field of historical writing, and have produced many masterpieces of this art. In pre- senting specimens from these masterpieces, it is hoped that some service has been rendered to both the student of language and the student of literature. The choice of the selections, and, to some extent also, of the authors represented, has been largely determined by the fact that the wants of the class-room were con- stantly kept in view; and, in order that the selections might be interesting, complete episodes have, so far as possible, been given. In order to accomplish this, much had to be omitted from the narratives as presented by the author. Numbers 1 and 10, however, have been given entire, and number 5 nearly so. Apart from these m iv PllEFAOE. omissions, no intentional changes have been made in the text excepting, occasionally, a few Avorcls at the beginning of a section, in order to conne-ct it with what preceded. The selections are arranged in the order of the events narrated, except in the case of the one from Giuzot, which it was thought best to put last instead of first. The notes have been made as brief as possible, and yet give all the aid that seemed to be actually required. All unusual words, or words used in an unusual sense, have been defined, and all obscure historical points have been sufficiently cleared up to enable the student to understand the text. Various English, French, and German editions have been consulted in order to insure accuracy. Those published by Gebhard & Wilisch and Velhagen & Klasing, of Leipzig, were especially helpful. The editor also acknowledges his indebtedness to Professor C. Fontaine, of Washington, for help in various ways, especially in proof-reading, and to his publishers, for their scrupulous attention to details. 0. B. SUPER. Dickinson College, May 2, 1891. CONTENTS. -•o*- PA6E 1. CONQUETE DE l'AnGLETERRE ThIERRY. 1 (From La Conqiiete de I'Angleterre par les N'ormauds.) 2. Jeanne Darc Barante. 30 (From Histoire des dues de Bourgogne de la maison de Valois.) 3. Situation du Peuple avant la Revolution. L. Blanc. C3 (From Histoire de la Revolution franqaise.) 4. Prise de la Bastille Michelet. 93 (From Histoire de la Revolution f ran qaise.) 5. DiscouRS de Vergniaud Lamartine. 127 (From Histoire des Girondins.) 6. Chute de Robespierre INIignet. 152 (From Histoire de la Revolution frangaise.) 7. Le Decret de Berlin et l'Entrevue de Tilsit Lanfrey. 180 (From Histoire de Napoleon /«'■.) 8. Napoleon a Moscou Segur. 211 (From Histoire de Napoleon et de la grande ar me e pendant VannSe 1812.) 9. Napoleon a Sainte-Helene ...... Thiers. 24:0 (From Histoire du Consulat et de l' Empire.) 10. Histoire de la Civilisation en Europe, Leqon VIII Guizot. 261 THIERRY. CONQUETE DE l'AnGLETEERE. Aux termes de la sentence, qui fut prononcee par le pape lui-meme, il etait permis an due Guillaume de ISTormandie d'entrer en Angleterre, pour ramener ce royaume sous Fobeissance du saint-siege et y reta- blir a perpetuite I'impot du denier de Saint Pierre. 5 Une bulle d'excommunication, lancee contre Harold et tous ses adherents, fut remise au messager de Guillaume, et I'on joignit a cet envoi une banniere de I'Eglise romaine et un anneau contenant un che- veu de Saint Pierre, enchasse sous un diamant de 10 prix. C'etait le double signe de I'investiture mili- taire et ecclesiastique ; et I'etendard benit qui allait consacrer I'invasion de 1' Angleterre par le due de Normandie, etait le meme que, pen d'annees aupara- vant, les Normands Eaoul et Guillaume de Montreuil 15 avaient arbore, au nom de I'Eglise, sur les chateaux de la Campanie. Avant que la bulle, la banniere et I'anneau fussent arrives, le due Guillaume assembla, en conseil de cabi- net, ses amis les plus intimes, pour leur demander 20 avis et secours. Ses deux freres maternels, dont Fun etait eveque de Bayeux et Fautre comte de Mortain, avec Guillaume, fils d'Osbert, senechal de Normandie, 1 THIERRY c'est a dire lieutenant du due pour I'administration civile, assistaient a cette conference. Tous furent d'opinion qu'il fallait descendre en Angleterre, et promirent a Guillaume de le servir de corps et de 5 bienSj jusqu'a vendre ou engager leurs heritages. "Mais ce n'est pas tout, lui dirent-ils, il vous faut demander aide et conseil a la generality des habitants de ce pays ; car il est de droit que qui paie la depense soit appele a la consentir." Guillaume alors fit con- 10 voquer, disent les chroniques, une grande assemblee d'hommes de tous etats de la Normandie, gens de guerre, d'eglise et de negoce, les plus consideres et les plus riches. Le due leur exposa son projet et sol- licita leur concours ; puis Passemblee se retira, afin 15 de deliberer plus librement hors de toute influence. Dans le debat qui suivit, les opinions parurent fortement divisees; les uns voulaient que I'on aidat le due de navires, de munitions et de deniers ; les autres refusaient toute espece d'aide, disant qu'ils 20 avaient deja plus de dettes qu'ils n'en pouvaient payer. Cette discussion n'etait pas sans tumulte, et les membres de I'assemblee, hors de leurs sieges et partages en groupes, parlaient et gesticulaient avec grand bruit. Au milieu de ce desordre, le senechal 25 de Normandie eleva la voix, et dit : " Pourquoi vous disputer de la sorte ? II est votre seigneur, il a be- soin de vous; votre devoir serait de lui faire vos offres et non d'attendre sa requete. Si vous lui man- quez et qu'il arrive a ses fins, de par Dieu, il s'en 30 souviendra ; montrez done que vous I'aimez, et agissez CONQUETE DE L ANGLETERRE de bonne grace. — ISTul doute, s'ecrierent les oppo- sants, qu'il ne soit notre seigneur; niais n'est-ce pas assez pour nous de lui payer ses rentes ? Nous ne lui devons point d'aide pour aller outre-mer ; il nous a deja trop greves par ses guerres ; qu'il manque sa 5 nouvelle entreprise, et voila notre pays mine." Apres beaucoup de discours et de repliques en differents sens, Ton decida que le fils d'Osbert, qui connais- sait les facultes de chacun, porterait la parole pour excuser I'assemblee de la modicite de ses offres. 10 Les Normands retournerent vers le due, et le fils d'Osbert parla ainsi : ^' Je ne crois pas qu'il y ait au monde des gens plus zeles que ceux-ci; vous savez les aides qu'ils vous ont fournies, les services one- reux qu'ils vous ont faits ; eh bien, sire, ils veulent 15 faire davantage ; ils se proposent de vous servir au- dela de la mer comme en-dega. Allez done en avant, et ne les epargnez en rien ; tel qui jusqu'a present ne vous a fourni que deux bons soldats a clieval, va faire la depense du double. — Eh ! non, eh ! non, s'ecrierent 20 a la fois les assistants, nous ne vous avons pas charge d'une telle reponse ; nous n'avons pas dit cela ; cela ne sera pas ! Qu'il ait affaire dans son pays, et nous le servirons comme il lui est du; mais nous ne sommes point tenus de I'aider a conquerir le pays d'autrui. 25 D'ailleurs, si nous lui faisons une seule fois double service, et si nous le suivions outre-mer, il s'en ferait un droit et une coutume pour I'avenir; il en greve- rait nos enfants ; cela ne sera pas, cela ne sera pas ! " Les groupes de dix, de vingt, de trente, recommencerent 30 THIEKRY a se former; le tiimulte fut general, et I'assemblee SB separa. Giiillaunie, surpris et courrouce au-dela de toute mesure, dissimula cej^endant sa colere, et eut recours 5 a un artifice, qui presque jamais ii'a manque son effet quand des personnages puissants ont voulu vaincre les resistances populaires. Le due appela separement aupres de lui les hommes que d'abord il avait convo- ques en masse ; commengant par les plus riches et les 10 influents, 11 les pria de venir a son aide de pure grace et par don gratuit, affirmant qu'il n' avait nul dessein de leur faire tort a I'avenir, ni d' abuser contre eux de leur propre liberalite, offrant meme de leur donner acte de sa parole a cet egard, par des lettres scellees 15 de son grand sceau. Aucun n'eut le courage de pro- noncer isolement son refus a la face du clief du pays, dans un entretien seul a seul. Ce qu'ils accorderent fut enregistre aussitot ; et I'exemple des premiers venus decida ceux qui vinrent ensuite. L'un sous- 20 crivit pour des vaisseaux, I'autre pour des hommes armes en guerre, d'autres promirent de marcher en personne; les clercs donnerent leur argent, les mar- chands leurs etoffes et les paysans leurs denrees. Bientot arriva de Kome la banniere consacree et la 25 bulle qui autorisait I'agression contre I'Angleterre. A cette vue I'empressement redoubla ; chacun appor- tait ce qu'il pouvait ; les meres envoyaient leurs fils s'enroler pour le salut de leurs ames. Guillaume fit publier son ban de guerre dans les contrees voisines ; 30 il offrit une forte solde et le pillage de I'Angleterre a CONQUETE DE L ANGLETERRE tout liomme robuste et de haute taille qui voudrait le servir de la lance, de I'epee ou de I'arbalete. II en vint une multitude, par toutes les routes, de loin et de pres, du nord et du midi. Tons les aventuriers de profession, tons les enfants perdus de I'Europe 5 occidentale accoururent a grandes journees ; les uns etaient chevaliers et chefs de guerre, les autres sim- ples pietons et sergents d'armes, comme on s'expri- mait alors ; les uns demandaient une solde en argent, les autres seulement le passage et tout le butin qu'ils 10 pourraient faire. Plusieurs voulaient de la terre chez les Anglais, un domaine, un chateau, une ville ; d'autres entin souhaitaient seulement une riche Sax- onne en marriage. Tons les voeux, toutes pretensions de I'avarice humaine se presenterent : Guillaume ne 15 rebuta personne, dit la chronique normande, et fit plaisir a chacun, selon son pouvoir. II alia jusqu'a donner d'avance a un certain Remi de Fescamp, un eveche en Angleterre, pour un navire et vingt hommes d'armes. 20 Durant le printemps et I'ete, dans tons les ports de la Normandie, des ouvriers de toute espece furent employes a construire et a equiper des vaisseaux ; les forgerons et les armuriers fabriquaient des lances, des epees et des cottes de maillesj et des porte-faix 25 allaient et venaient sans .cesse pour transporter les armes des ateliers sur les navires. Pendant que ces preparatifs se poursuivaient en grande hate, Guil- laume se rendit a Saint-Germain aupres de Philippe, roi des Fran^ais, et, le saluant d'une formule de defe- 30 6 THIERRY rence que ses aieux avaient souvent omise envers les rois du pays franc : " Vous etes mon seigneur, lui dit-il ; s'il vous plait de m'aider, et que Dieu me fasse la grace d'obtenir mon droit sur I'Angleterre, je pro- 5 mets de vous en faire hommage, comme si je la tenais de vous." Philippe assembla son conseil de barons, sans lequel il ne pouvait decider aucune affaire, et les barons furent d'avis qu'il ne fallait en aucune fagon aider G-uillaume dans sa conquete. ^^ Vous savez, 10 dirent-ils au roi, combien peu les ISTormands vous obeissent aujourd'hui ; ce sera bien autre chose quand ils possederont I'Angleterre, D'ailleurs, secourir le due couterait beaucoup a notre pays, et s'il venait a faillir dans son enterprise, nous aurions la nation 15 anglaise pour ennemie a tout jamais." Ainsi econ- duit, le due Guillaume se retira mecontent du roi Philippe et adressa la meme demande au comte de Flandre, son beau-frere, qui refusa pareillement. Malgre I'inimitie nationale des Normands et des 20 Bretons, il existait entre les dues de ISTormandie et les comtes de Bretagne, des alliances de parente qui compliquaient les relations des deux etats, sans les rendre moins hostiles. Au temps ou le due Robert, pere de Guillaume, s'etait mis en route pour son pele- 25 rinage, il n'avait point de plus proche parent que le comte breton Allain, ou Alain, fils de Eoll, et ce fut a lui qu'il remit en partant, la garde de son duche et la tutelle de son fils. Le comte Alain n'avait pas tarde a declarer douteuse la naissance de son pupille, 30 et a favoriser le parti qui voulait le priver de la sue- CONQUETE DE L ANGLETERRE cession ; mais apres la defaite de ce parti, il mourut empoisonne, selon toute apparence, par les amis du jeune batard. Son fils, nomme Conan, lui succeda, et il regnait encore en Bretagne a I'epoque du grand armement de Guillaume pour la conquete de TAngle- 5 terre. C'etait un homme audacieux, redoute de ses voisins, et dont la principale ambition etait de nuire au due de Normandie, qu'il regardait comme un usur- pateur et comme le meurtrier de son pere. Le voyant engage dans une entreprise difficile, Conan crut le 10 moment favorable pour lui declarer la guerre, et lui fit porter, par I'un de ses chamberlains, le message suivant : "J'apprends que tu es pret a passer la mer, afin de conquerir le royaume d'Angleterre. Or, le due 15 Kobert, dont tu feins de te croire le fils, partant pour Jerusalem, remit tout son heritage au comte Alain, mon pere, qui etait son cousin. Mais toi et tes com- plices vous avez empoisonne mon pere ; tu t'es appro- prie sa seigneurie et tu I'as retenue jusqu'a ce jour, 20 contre toute justice, attendu que tu es batard. Rends- moi done le duche de ISTormandie qui m'appartient, ou je te ferai la guerre a outrance avec tout ce que j'ai de forces.'^ Les historiens normands avouent que Guillaume 25 fut quelque peu effraye de ce message, car la plus faible diversion pouvait dejouer ses pro jets de con- quete; mais il trouva moyen de se delivrer, sans beaucoup de peine, de I'ennemi qui se declarait avec tant de hardiesse et d'imprudence. Le chamberlain 30 8 THIERRY du comte de Bretagne, gagne sans doute a prix d'ar- gent, frotta de poison I'interieur du cor dont son maitre se servait d'liabitude, et pour surcroit de pre- caution il empoisonna de meme ses gants et les renes 5 de son clieval. Conan mourut peu de jours apres le retour de son messager. Le comte Eudes, qui lui succeda, se garda bien de I'imiter, et d'alarmer Guil- laume le Batard sur la validite de ses droits : au con- traire, se liant avec lui d'une amitie toute nouvelle lo entre les Bretons et les Normands, il envoya ses deux fils pour le servir contre les Anglais. Ces deux jeunes gens, appeles Brian et Allan, vinrent au rendezvous des troupes normandes, accompagnes d'un corps de chevaliers de leur pays, qui leur donnaient le titre 15 de Mactierns, pendant que les Normands les appe- laient comtes. D'autre riches Bretons, qui n'etaient point de pure race celtique, et portaient des noms a tournure francaise, comme Eobert de Vetry, Ber- trand de Dinand et Eaoul de Gael, se rendirent 20 pareillement aupres du due de Normandie, pour lui offrir leurs services. Le rendez-vous des navires et des gens de guerre etait a I'emboucliure de la Dive, riviere qui se jette dans 1' Ocean, entre la Seine et I'Orne. Durant un 25 mois, les vents furent contraires et retinrent la flotte normande au port. Ensuite une brise du sud la ponssa jusqu'a Saint Valery ; la les mauvais temps recommencerent ; il fallut jeter I'ancre et attendre plusieurs jours. 30 Durant ce retard, la tempete fracassa quelques CONQUETE DE l'aNGLETERRE 9 vaisseaux et fit perir les hommes de I'equipage ; cet accident causa une grande riimeur parmi les troupes fatiguees d'un long campement. Dans I'oisivete de leurs journees, les soldats passaient les lieures a con- verser sous la tente^ a se communiquer leurs reflex- 5 ions sur les perils du voyage et les difflcultes de I'entreprise. II n'y avait point eu du combat, disait- on, et deja beaucoup d'hommes etaient morts ; Ton calculait et I'on exagerait le nombre des cadavres que la mer avait rejetes sur le sable. Ces bruits abat- 10 taient I'ardeur des aventuriers d'abord si pleins de zele ; quelques-uns meme rompirent leur engagement et se retirerent. Pour arreter cette disposition fu- neste a ses projets, Guillaume faisait enterrer secrete- ment les morts, et augmentait les rations de vivres 15 et de liqueurs fortes. Mais le defaut d'activite rame- nait tou jours les memes pensees de tristesse et de decouragement. ^'Bien fou, disaient les soldats en murmurant, bien fou est I'homme qui pretend s'em- parer de la terre d'autrui ; Dieu s'offense de pareils 20 desseins, et il le montre en nous refusant le bon vent." Soit par conviction et pour tenter une derniere ressource, soit pour fournir aux es]3rits quelque distraction nouvelle, les chefs normands firent promener en grande pompe, au travers du 25 camp, les reliques de Saint Valery, patron du lieu; toute I'armee se mit en oraisons, et, la nuite suivante, les vents cliangerent, et la flotte eut le temps a sou- hait. Quatre cents navires a grandes voiles et plus d'un millier de bateaux de transport s'eloignerent de 30 10 THIEKRY la rive au meme signal. Le vaisseau de Guillaume marchait en tete, portant, au haut de son mat, la banniere envoyee par le pape, et une croix sur son pavilion. Ses voiles etaient de diverses couleurs, et 5 Ton y avait peint en plusieurs endroits les trois lions, enseigne de Normandie ; a la proue etait sculptee une figure d'enfant portant un arc tendu, avec la fleclie prete a partir. Ce batiment, meilleur voilier que les autres, les preceda tout le jour, et, la nuit, 10 il les laissa loin en arriere. Au matin, le due fit monter un matelot au sommet du grand mat, pour voir si les autres vaisseaux venaient. "Je ne vois que le ciel et la mer," dit le matelot ; et aussitot on jeta I'ancre. Le due affecta une contenance gaie, et, 15 de peur que le souci et la crainte ne se repandissent parmi I'equipage, il fit servir un repas copieux et des vins fortement epices. Le matelot remonta, et dit que cette fois il apercevait quatre vaisseaux; la troisieme fois, il s'ecria : " Je vois une foret de mats 20 et de voiles." Pendant que ce grand armement se preparait en Normandie, Harold, roi de Norvege, fidele a ses en- gagements envers le Saxon Tostig, avait rassemble plusieurs centaines de vaisseaux de guerre et de 25 transport. La flotte resta quelque temps a I'ancre, et I'armee norvegienne, attendant le signal du depart, campait sur le rivage, comme les Normands a I'em- bouchure de la Dive. Des impressions vagues de decouragement et d'inquietude s'y manifestereut de 30 meme, mais sous des apparences plus sombres, et CONQUETE DE L'ANGLETERRE 11 couformes a 1' imagination reveuse des habitants du Nord. Plusieurs soldats crurent avoir dans leur som- meil des revelations prophetiques. L'un d'eux songea qu'il voyait ses compagnons debarques sur la cote d'Angleterre en presence de I'arinee des Anglais ; que 5 devant le front de cette arniee courait, a cheval sur un loup, une femme de taille gigantesque ; le loup tenait dans sa gueule un cadavre liumain degouttant de sang, et quand il avait aclieve de le devorer, la femme lui en donnait un autre. Un second soldat 10 reva que la flotte partait, et qu'une nuee de corbeaux, de vautours, et d'autres oiseaux de proie, etaient perches sur les mats et sur les vergues des vaisseaux ; sur un rocher voisin etait une femme assise, tenant un sabre nu, regardant et comptant les navires : 15 "AUez, disait-elle aux oiseaux, allez sans crainte, vous aurez a manges, vous aurez a choisir ; car je vais avec eux, j'y vais." On remarqua, non sans terreur, qu'au moment ou Harold mit le pied sur sa chaloupe royale, le poids de son corps la fit enfoncer 20 beaucoup plus de coutume. Malgre ces presages sinistres, I'expedition se mit en route vers le sud-ouest, sous la conduite du roi et de son fils Olaf. Avant d'aborder en Angleterre, ils relacherent aux Orcades, lies peuplees d'hommes de 25 race scandinave ; et deux chefs ainsi qu'un eveque de ces iles se joignirent a eux. lis cotoyerent en- suite le rivage oriental de I'Ecosse, et c'est la qu'ils rencontrerent Tostig et ses vaisseaux. Ils firent voile ensemble et attaquerent, en passant, la ville 30 12 THIERRY maritime cle Scarborough. Voyant les habitants dis- poses a se defendre opiniatrement, ils s'emparerent d'uii roclier a pic qui dominait la ville, y eleverent un buclier enorme de troncs d'arbres, de branches et 5 de chaume, qu'ils firent rouler sur les maisons -, puis a la faveur de I'incendie, forcerent les portes de la ville et la pillerent. Eeleves^ par ce premier succes, de leurs terreurs superstitieuses^ ils doublerent gaie- ment la pointe de Holderness, a I'embouchure de 10 I'Humber, et remonterent le courant du fieuve. De THumber ils passerent dans I'Ouse, qui s'y jette et coule pres d'York. Tostig, qui dirigeait le plan de campagne des Norvegieus, voulait, avant tout^ recon- querir, avec leur aide, cette capitale de son ancient 15 gouvernement, afin de s'y installer de nouveau, Morkar, son successeur, Edwin, frere de celui-ci, et le jeune Waltheof, fils de Siward, chef de la province de Huntingdon, rassemblerent les habitants de toute la contree voisine, et livrerent bataille aux etrangers, 20 au sud d'York, sur la rive de I'Humber ; d'abord vain- queurs, ensuite forces a la retraite, ils se refermerent dans la ville, ou les Norvegiens les assiegerent. Tos- tig prit le titre de chef du ISTorthumberland, et fit des proclamations datees du camp des etrangers ; 25 quelques hommes faibles le reconnurent, et un petit nombre d'aventuriers se rendirent a son appel. Pendant que ces clioses se passaient dans le nord, le roi des Anglo-Saxons se tenait avec toutes ses forces sur les cotes du sud pour observer les mouve- 30 ments de Guillaume, dont I'invasion, a laquelle on CONQUETE DE L'ANGLETERRE 13 s'attenclait depuis longtemps, causait d'avance beau- coup d'alarmes. Harold avait passe tout I'ete sur ses gardes, pres des lieux de debarquement les plus voi- sins de la Normandie ; mais le retard de I'expedition commenqait a faire croire qu'elle ne serait point 5 prete avant I'hiver. D'ailleurs les perils etaient plus grands de la part des ennemis du ISTord, deja maitres d'une partie du territoire anglais, que de la part de Fautre ennemi, qui n'avait point encore mis pied en Angleterre; et le fils de Godwin, hardi et vif dans 10 ses pro jets, esperait, en peu de jours, avoir chasse les Norvegiens et etre de retour a son poste, pour rece- voir les ISTormands. II partit a grandes journees, a la tete de ses meilleures troupes, et arriva de nuit sous les murs d'York, au moment on la ville venait 15 de capituler pour se rendre aux allies de Tostig. Les Norvegiens n'y avaient pas encore fait leur entree ; mais, sur la parole des habitants, et dans leur convic- tion de rimpossibilite 011 I'on* etait de retracter cette parole, ils avaient rompu les lignes de siege et fait 20 reposer leurs soldats. De leur cote, les habitants d'York ne songeaient qu'a recevoir le lendemain meme Tostig et le roi de Norvege, qui devaient tenir dans la ville un grand conseil, y regler le gouverne- ment de toute la province, et distribuer aux etrangers 25 et aux transfuges les terres des Anglais rebelles. L^arrivee imprevue du roi saxon, qui avait marche de maniere a eviter les postes ennemis, changea toutes ces dispositions. Les citoyens d'York repri- rent les armes, et les portes de la ville furent fermees 30 14 THIERRY et gardees de fagon qu'aucun homme ne put en sortir pour se rendre au camp des Norvegiens. Le jour suivant fut un de ces jours d'automne ou le soleil se montre encore dans toute sa force ; la portion de I'ar- 5 mee norvegienne qui sortit du camp sur THumber, pour accompagner son roi vers York, ne croyant point avoir d'adversaires a combattre, vint sans cottes de mailles, a cause de la chaleur, et ne garda pour armes defensives que des casques et des boucliers. A quel- lo que distance de la ville, les Norvegiens apergurent tout a coup un grand nuage de poussiere, et sous ce nuage, quelque chose de brillant comme 1' eclat du fer au soleil. "Quels sont ces hommes qui marchent vers nous ? " dit le roi Tostig. " Ce ne pent etre, 15 repondit le Saxon, que des Anglais qui viennent demander grace et implorer notre amitie." La masse d'hommes qui s'avanqait, grandissant a mesure, parut bientot comme une armee nombreuse, rangee en ordre de bataille. " L'ennemi !. I'ennemi ! " crierent les Nor- 20 vegiens, et ils detacherent trois cavaliers pour aller porter aux gens de guerre restes au camp et sur les navires, I'ordre de venir en diligence. Le roi deploya son etendard, qu'il appelait le ravageur du monde ; les soldats se rangerent autour, sur une ligne longue, 25 peu profonde et courbee vers les extremites. lis se tenaient serres les uns contre les autres, et leurs lances etaient plantees en terre, la pointe inclinee vers I'ennemi; il leur manquait a tons la partie la plus importante de leur armure. Harold, fils de 30 Sigurd, en parcourant les rangs sur son clieval noir, CONQUETE DE l'ANGLETERRE 15 chanta des vers improvises, dont un fragment nous a ete transmis par les historiens du Nord : " Combat- tons," disait-il, "marchons, quoique sans cuirasses, sous le tranchant du fer bleuatre ; nos casques bril- lent au soleil, c'est assez pour des gens de coeur." 5 Avant le choc des deux armees, vingt cavaliers saxons, hommes et chevaux converts de fer, s'appro- cherent des lignes des Norvegiens; Tun d'entre eux cria d'une voix forte : " Ou est Tostig, fils de God- win ? — Le voici, repondit le fils de Godwin lui-meme. 10 — Si tu es Tostig, reprit le messager, ton frere te fait dire par ma bouche qu'il te salue, et t'offre la paix, son amitie et tes anciens honneurs. — Yoila de bonnes paroles, et bien differentes des affronts et des hostilites qu'on m'a fait subir depuis un an. Mais 15 si j'accepte ses off res, qu'y aura-t-il pour le noble roi Harold, fils de Sigurd, mon fidele allie ? — II aura, reprit le messager, sept pieds de terre anglaise, ou un peu plus, car sa taille passe celle des autres hommes. — Dis done a mon frere, repliqua Tostig, qu'il se pre- 20 pare a combattre ; car jamais il n'y aura qu'un men- teur qui aille raconter que le fils de Godwin a delaisse le fils de Sigurd." Le combat commenga aussitot, et, au premier choc des deux armees, le roi norvegien re^ut un coup de 25 fleche qui lui traversa la gorge ; Tostig prit le com- mandement, et alors son frere Harold envoya une seconde fois lui offrir la paix et la vie, pour lui et pour les Norvegiens. Mais tons s'ecrierent qu'ils aimaient mieux mourir que de rien devoir aux 30 16 THIERRY Saxons. Dans ce moment les hommes des vaisseaux arriverent, amies de cnirasses, mais fatigues de leur course sous un soleil ardent. Quoique nombreux, ils ne soutinrent point I'attaque des Anglais, qui avaient 5 deja rompu la premiere ligne de bataille et pris le drapeau royal. Tostig fut tue avec la plupart des chefs Norvegiens, et, pour la troisieme fois, Harold offrit la paix aux vaincus. Ceux-ci I'accepterent ; Olaf, fils du roi mort, I'eveque, et le chef des iles 10 Orcades se retirerent avec vingt-trois navires, apres avoir jure amitie a I'Angleterre. Le pays des Anglais fut ainsi delivre d'une nouvelle conquete des hommes du Nord. Mais pendant que ces ennemis s'eloi- gnaient pour ne plus revenir, d'autres ennemis s'ap- 15 prochaient, et le meme soufle de vent qui agitait alors les bannieres saxonnes victorieuses gonflait aussi les voiles normandes, et les poussait vers la cote de Sussex. Par un hasard malheureux, les vaisseaux qui 20 avaient longtemps croise devant cette cote venaient de rentrer, faute de vivres. Les troupes de Guil- laume aborderent ainsi sans resistance a Pevensey, pres de Hastings, le 28 septembre de I'annee 1066, trois jours apres la victoire de Harold sur les Norve- 25 giens. Les archers debarquerent d'abord; ils por- taient des vetements courts, et leurs cheveux etaient rases; ensuite descendirent les gens de cheval, por- tant des cottes de mailles et des heaumes en fer poli, de forme presque conique, armes de longues et 30 fortes lances, et d'epees droites a deux tranchants. CONQUETE DE l'ANGLETERRE 17 Apres eux sortirent les travailleurs de I'armee, pion- niers, charpentiers et forgerons, qui dechargerent, piece a piece, sur le rivage trois chateaux de bois, tailles et prepares d'avance. Le due ne vint a terre que le dernier de tous ; au moment ou son pied tou- 5 chait le sable, il fit un faux pas et tomba sur la face. Un murmure s'eleva; des voix crierent : "Dieu nous garde ! c'est mauvais signe." Mais Guillaume, se re- levant, dit aussitot: "Qu'avez-vous? quelle chose vous etonne ? J'ai saisi cette terre de mes mains, et, par 10 la splendeur de Dieu, tant qu'il y en a, elle est a vous." Cette vive repartie arreta subitement I'effet du mauvais signe. L'armee prit sa route vers la ville de Hastings, et, pres de ce lieu, on traga un camp, et Pon construisit deux des chateaux de bois, 15 dans lesquels on plaqa les vivres. Des corps' de sol- dats parcoururent toute la contree voisine, pillant et brulant les maisons. Les Anglais fuyaient de leurs demeures, cachaient leurs meubles et leur betail, et se portaient en foule vers les eglises et les cimetieres, 20 qu'ils croyaient le plus sur asile contre un ennemi Chretien comme eux. Mais les Normands qui vou- laient gaaingner [gagner], comme s'exprime un vieux narrateur, tenaient peu de compte de la saintete des lieux, et ne respectaient aucun asile. 25 Harold etait a York, blesse, et se reposant de ses fatigues, quand un messager vint en grande hate lui dire que Guillaume de Normandie avait debarque et plante sa banniere sur le territoire Anglo-Saxon. II se mit en marche vers le Sud avec son armee victo- 30 18 THIERRY rieuse, publiant, "^ur son passage, I'ordre a tons les chefs des provinces de faire armer leurs combattants et les conduire a Londres. Les milices de I'ouest vinrent sans delai ; celles du nord tarderent a cause 5 de la distance ; mais cependant il j avait lieu de croire que le roi des Anglais se verrait bientot en- toure des forces de tout le pays. Un de ces Nor- mands, en faveur desquels on avait deroge autrefois a la loi d'exil portee contre eux, et qui maintenant 10 jouaient le role d'espions et d' agents secrets de I'en- vahisseur, manda au due d'etre sur ses gardes, et que, dans quatre jours, le fils de Godwin aurait avec lui cent mille hommes. Harold, trop impatient, n'at- tendit pas les quatre jours; il ne put maitriser son 15 desir d'en venir aux mains avec les etrangers, sur- tout quand il apprit les ravages de toute espece qu'ils faisaient autour de leur camp. L'espoir d'epargner quelques maux a ses compatriotes, peut-etre Penvie de tenter contre les Normands une attaque brusque 20 et imprevue comme celle qui lui avait reussi contre les Norvegiens, le determinerent a se mettre en marche vers Hastings, avec des forces quatre fois moindres que celles du due de Normandie. Mais le camp de Guillaume etait soigneusement 25 garde contre une surprise, et ses postes s'etendaient au loin. Des detacliements de cavalerie averti'rent, en se repliant, de Tapproclie du roi Saxon, qui, disaient-ils, accourait en furieux. Prevenu dans son dessein d'assaillir I'emiemi a I'improviste, le Saxon 30 fut contraint de moderer sa f ougue ; il fit halte a la CONQUETE DE l'ANGLETERRE 19 distance de sept milles du camp des Normands, et, changeant tout a coup de tactique, se retrancha, pour les attendre, derriere des fosses et des palissades. Des espionSj parlant le frangais, furent envoyes pres de I'armee d'outre-mer, pour observer ses dispositions 5 et ses forces. A leur retour, ils raconterent qu'il j avait plus de pretres dans le camp de Guillaume que de combattants du cote des Anglais. lis avaient pris pour des pretres tons les soldats de I'armee normande qui portaient la barbe rase et les cheveux courts, 10 parce que les Anglais avaient alors coutume de lais- ser croitre leurs cheveux et leur barbe. Harold ne put s'empecher de sourire a ce recit : '■' Ceux que vous avez trouves, dit-il, en si grand nombre, ne sont point de pretres, mais de braves gens de guerre qui nous 15 feront voir ce qu'ils valent." Plusieurs des capitaines saxons conseillerent a leur roi d'eviter le combat et de faire sa retraite vers Londres en ravageant tout le pays, pour affamer les etrangers. "Moi, repondit Harold, que je ravage le pays qui m'a ete donne en 20 garde ! Par ma foi, ce serait trahison, et je dois tenter plutot les chances de la bataille avec le peu d'hommes que j'ai, mon courage et ma bonne cause.'' Le due normand, dont le caractere entierement oppose le portait, en toute circonstance, a ne negli- 25 ger aucun moyen, et a mettre Finteret au-dessus de la fierte personnelle, profita de la position defavo- rable ou il voyait son adversaire, pour lui renouveler ses demandes et ses sommations. Un moine, appele Dom Hugues Maigrot, vint inviter, au nom de Guil- 30 20 THIERRY laume, le roi saxon de faire de trois choses I'une; ou se demettre de la royaute en faveur du due de Normandie, ou s'en rapporter a I'arbitrage du pape pour decider qui des deux devait etre roi, ou enfin 5 remettre cette decision a la chance d'un combat sin- gulier. Harold repondit brusquement : "Je ne me demettrai point de mon titre, ne m'en rapporterai point au pape, et n'accepterai point le combat." Sans se rebuter de ces refus positifs, Guillaume en- lo voya de nouveau le moine normand, auquel il dicta ses instructions dans les termes suivants : "Ya dire a Harold que, s'il veut tenir son ancien pacte avec moi, je lui laisserai tout le pays qui est au-dela du fleuve de THumber, et que je donnerai a son frere 15 Gurth toute la terre que tenait Godwin; que s'il s'obstine a ne point prendre ce que je lui off re, tu lui diras, devant ses gens, qu'il est parjure et men- teur, que lui et tons ceux qui le soutiendront sont excommunies de la boucbe du pape, et que j'en ai 20 la bulle." Dom Hugues Maigrot prononQa ce message d'un ton solennel, et la cbronique normande dit qu'au mot d'excommunication, les chefs anglais s'entre-regar- derent, comme en presence d'un grand peril. L'un 25 d'eux prit alors la parole: ^^Nous devons combattre, dit-il, quel qu'en soit pour nous le danger, car il ne s'agit pas ici d'un nouveau seigneur a recevoir, comme si notre roi etait mort ; il s'agit de bien autre chose. Le due de Normandie a donne nos terres a ses barons, 30 a ses chevaliers, a tons ses gens; et la plus grande CONQUETE DE l'ANGLETEERE 21 partie lui en ont deja fait I'hommage : ils voudront tous avoir leur don, si le due devient notre roi ; et lui- meme sera tenu de leur livrer nos biens, nos femmes et nos filles ; car tout leur est promis d'avance. lis ne viennent pas seulement pour nous miner, mais 5 pour miner aussi nos descendants, pour nous enlever le pays de nos ancetres ; et que ferons-nous, oii irons- nous, quand nous n'aurons plus de pays ? " Les An- glais promirent, d'un serment unanime, de ne faire ni paix ni treve, ni traite avec I'envaliisseur, et de 10 mourir ou de chasser les Normands. Tout un jour fut employe a ces messages inutiles ; c'etait le dix-huitieme depuis le combat livre aux Norvegiens pres d'York. La marche precipitee de Harold n'avait encore permis a aucun nouveau 15 corps de troupes de le rejoindre a son camp. Edwin et Morkar, les deux grands cliefs du nord, etaient a Londres, ou en chemin vers Londres ; il ne venait que des volontaires, un a un ou par petites bandes, des bourgeois armes a la liate, des religieux qui aban- 20 donnaient leurs cloitres pour se rendre a I'appel du pays. Parmi ces derniers on vit arriver Leofrik, abbe du grand monastere de Peterborough, pres d'Ely, et I'abbe de Hida, pres de Winchester, qui amenait douze moines de sa maison et vingt hommes 25 d'armes leves a ses frais. L'heure du combat parais- sait prochaine; les deux jeunes freres de Harold, Gurth et Leofwin, avaient pris leur poste aupres de lui ; le premier tenta de lui persuader de ne point assister a Taction, mais d'aller vers Londres chercher 30 22 THIERRY de nouveaux renforts, pendant que ses amis soutien- draient I'attaque des Normands. "Harold, disait le jeune homme, tu ne peux nier que, soit de force, soit de bon gre, tu n'aies fait au due Guillaume un ser- 5 ment sur les corps des saints j pourquoi te liasarder au combat avec un par jure contre toi ? Nous qui n'avons rien jure, la guerre est pour nous de toute justice ; car nous defendons notre pays. Laisse-nous done seuls livrer la bataille ; tu nous aideras si nous 10 plions, et si nous mourons, tu nous vengeras." A ces paroles touchantes dans la bouclie d'un frere, Harold repondit que son devoir lui defendait de se tenir a I'ecart pendant que les autres risquaient leur vie : trop plein de confiance dans son courage et dans sa 15 bonne cause, il disposa les troupes pour le combat. Sur le terrain qui porta depuis et qui aujourd'hui porte encore le nom de lieu de la bataille, les lignes des Anglo-Saxons occupaient une longue cbaine de collines fortifiees par un rempart de pieux et de claies 20 d'osier. Dans la nuit du 13 octobre, Guillaume fit annoncer aux Normands que le lendemain serait jour de combat. Des pretres et des religieux qui avaient suivi en grand nombre, Farmee d'invasion, attires, comme les soldats, par I'espoir du butin, se reunirent 25 pour prier et pour chanter des litanies, pendant que les gens de guerre preparaient leurs armes et leurs che- vaux. Le temps qui leur resta apres ce premier soin, ils I'employerent a faire la confession de leurs peches et a recevoir les sacrements. Dans I'autre armee, 30 la nuit se passa d'une maniere toute differente; les CONQUETE DE l'aNGLETERRE 23 Saxons se divertissaient avec grand bruit et chan- taient des chants nationaux, en vidant, autour de leurs feux, des cornes remplies de biere et de vin. Au matin^ dans le camp normand, I'eveque de Bayeiix, fils de la mere du due GuillaumC; celebra 5 la messe et benit les troupeSj arme d'un haubert sous son rochet ; puis il monta un grand coursier blanc, prit un baton de commandement et fit ranger la cavalerie. Toute I'armee se divisa en trois colonnes d'attaque ; a la premiere etaient les gens d'armes 10 venus des comtes de Boulogne et de Ponthieu, avec la plupart des aventuriers engages individuellement pour une solde ; a la seconde se trouvaient les auxi- liaires bretons, manceaux et poitevins ; Guillaume en personne commandait la troisieme, formee de la che- 15 Valerie normande. En tete et sur les flancs de chaque corps de bataille, marchaient plusieurs rangs de fan- tassins amies a la legere, vetus de casaques matelas- sees, et portant de longs arcs de bois ou des arbaletes d'acier. Le due montait un cheval d'Espagne, qu'un 20 riche Normand lui avait amene d'un pelerinage a Saint-Jacques en Galice. II tenait suspendues a son cou les plus reverees d'entre les reliques sur les- quelles Harold avait jure, et Petendard benit par le pape etait porte a cote de lui par un jeune homme 25 appele Toustain-le-Blanc. Au moment ou les troupes allaient se mettre en marche, le due, elevant la voix, leur parla en ces termes : " Pensez a bien combattre, et mettez tout a mort ; car si nous les vainquons, nous serons tous riches. Ce que je gagnerai, vous le 30 24 THIERR\ gagnerez ; si ]e conquiers, vous conquerrez; si je prends la terre, vous I'aurez. Sachez pourtant que je ne suis pas venu ici seulement pour prendre mon dfi, mais pour venger notre nation entiere des felo- 5 nies, des parjures et des trahisons de ces Anglais, lis ont mis a mort les Danois, hommes et femmes, dans la nuit de Saint-Brice. lis ont decime les com- pagnons d' Alfred, mon parent, et I'ont fait perir, Allons done, avec I'aide de Dieu, les chatier de tous JO leurs mefaits." L'armee se trouva bientot en vue du camp Saxon, au nord-ouest de Hastings. Les pretres et les moines qui I'accompagnaient se detacher ent, et monterent sur une hauteur voisine, pour prier et regarder le 15 combat. Un Normand, appele Taillefer, poussa son cheval en avant du front de bataille, et entonna le chant, fameux dans toute la Gaule, de Charlemagne et de Eoland. En chantant, il jouait de son epee, la lancait en I'air avec force, et la recevait dans sa main 20 droite ; les ISTormands repetaient ses refrains ou cri- aient : Dieu aide ! Dieu aide ! A portee de trait, les archers commencerent a lancer leurs fleches, et les arbaletriers leurs carreaux ; mais la plupart des coups furent amortis par le haut 25 parapet des redoutes saxonnes. Les fantassins, ar- mes de lances, et la cavalerie s'avancerent jusqu'aux portes des redoutes, et tenterent de les forcer. Les Anglo-Saxons, tous a pied autour de leur etendard plante en terre, et formant derriere leurs palissades 30 une masse compacte et solide, reQurent les assaillants CONQUETE DE l'ANGLETERRE 25 a grands coups de hache, qui, d'un revers, brisaient les lances et coupaient les armures de mailles. Les Normands, ne pouvant penetrer dans les redoutes ni en arraclier les pieux, se replierent, fatigues d'une attaque inutile, vers la division que commandait Guil- 5 laume. Le due alors fit avancer de nouveau tous les archers, et leur ordonna de ne plus tirer droit devant eux, niais de lancer leurs traits en haut, pour qu'ils tombassent par-dessus le rempart du camp ennemi. Beaucoup d' Anglais furent blesses, la plupart au 10 visage, par suite de cette manoeuvre ; Harold lui- meme eut I'oeil creve d'une fleche ; mais il n'en con- tinua pas moins de commander et de combattre. L'attaque des gens de pied et de cheval recommenca de pres, aux cris de Notre-Dame ! Dieu aide ! Dieu 15 aide ! Mais les Normands furent repousses, a I'une des portes du camp, jusqu'a un grand ravin reconvert de broussailles et d'herbes, ou leurs clievaux trebu- cherent et on ils tomberent pele-mele, et perirent en grand nombre. II j eut un moment de terreur dans 20 I'armee d'outre-mer. Le bruit courut que le due avait ete tue, et, a cette nouvelle, la fuite commenca. Guil- laume se jeta lui-meme au-devant des fuyards et leur barra le passage, les menacant et les frappant de sa lance ; puis se decouvrant la tete : " Me voila, leur 25 cria-t-il, regardez-moi, je vis encore, et vaincrai, avec I'aide de Dieu." Les cavaliers retournerent aux redoutes ; mais ils ne purent davantage en forcer les portes ni faire brecbe ; alors le due s'avisa d'un stratageme, pour 30 26 THIERRY faire quitter aux Anglais leur position et leurs rangs ; il clonna I'ordre a mille cavaliers de s'avancer et de fuir aussitot. La vue de cette deroute simulee fit perdre aux Saxons leur sang-froid ; ils coururent tons 5 a la poursuite, la hache suspendue au cou. A une certaine distance, un corps poste a dessein joignit les fuyards, qui tournerent bride ; et les Anglais, surpris dans leur desordre, furent assaillis de tous cotes a coups de lances et d'epees dont ils ne pou- lo vaient se garantir, ayant les mains occupee a manier leurs grandes haches. Quand ils eurent perdu leurs rangs, les clotures des redoutes furent enfoncees ; cavaliers et fantassins y penetrerent; mais le com- bat fut encore vif, pele-mele et corps a corps. Guil- 15 laume eut son cheval tue sous lui ; le roi Harold et ses deux freres tomberent morts, au pied de leur etendard, qui fut arrache et remplace par la banniere envoyee de Eome. Les debris de I'armee anglaise, sans chef et sans drapeau, prolongerent la lutte jus- 20 qu'a la fin du jour, tellement que les combattants des deux partis ne se reconnaissaient plus qu'au langage. Apres avoir, dit un vieil historien, fait pour le pays tout ce qu'ils devaient, les compagnons de Harold se 25 disperserent, et beaucoup moururent, sur les cbemins, de leurs blessures et de la fatigue du combat. Les chevaliers normands les poursuivaient sans relache, ne faisant quartier a personne. lis passerent la nuit sur le champ de bataille, et le lendemain, au point 30 du jour, le due Guillaume rangea ses troupes et fit CONQUETE DE l'aNGLETERRE 27 faire I'appel de tons les homines qui avaieiit passe la mer a sa suite, d'apres le role qu'on en avait dresse avant le depart, au port de Saint Yalery. Un grand nombre d'entre eux, morts ou mourants, gisaient a cote des vaincus. Les heureux qui sur- 5 vivaient eurent, pour premier gain de leur victoire, la depouille des ennemis morts. En retournant les cadavres, on en trouva treize revetus d'un habit de moine sous leurs armes : c'etait I'abbe de Hida et ses douze compagnons. Le nom de leur monastere 10 fut inscrit le premier sur le livre noir des conque- rants. Les meres et les fenimes de ceux qui etaient venus de la contree voisine combattre et mourir avec leur roi, se reunirent pour rechercher ensemble et enseve- 15 lir les corps de leurs proches. Celui du roi Harold demeura quelque temps sur le champ de bataille, sans que personne osat le reclamer. Enfin la veuve de Godwin, appelee Githa, surmontant sa douleur, envoya un message au due Guillaume, pour lui de- 20 mander permission de rendre a son fils les derniers honneurs. Elle offrait, disent les historiens nor- mands, de donner en or le poids du corps de son fils. Mais le due refusa durement, et dit que I'homme qui avait menti a sa foi et a sa religion n'aurait d'autre 25 sepulture que le sable du rivage. II s'adoucit pour- tant, si Ton en croit une vieille tradition, en faveur des religieux de Waltham, abbaye que, de son vivant, Harold avait fondee et enrichie. Deux moines sax- ons, Osgad et Ailrik, deputes par Tabbaye de Walt- 30 28 THIERRY ham, demanderent et obtinrent de transporter dans leur eglise les restes de leur bienfaiteur. lis allerent a I'amas des corps depouilles d'armes et de vetements, les examinerent avec soin I'un apres I'autre, et ne 5 reconnurent point celui qu'ils chercbaient, tant ses blessiires I'avaient defigure. Tristes et desesperant de renssir seuls dans cette recbercbe, ils s'adresserent a une femme que Harold, avant d'etre roi, avait entre- tenue comme maitresse, et la prierent a se joindre a 10 eux. Elle s'appelait Editbe, et on la surnonimait la Belle au cou de cygne. Elle consentit a suivre les deux moines, et fut plus habile qu'eux a decouvrir le cadavre de celui qu'elle avait aime. Tous ces evenements sont racontes par les chroni- 15 queurs de race anglo-saxonne avec un ton d'abatte- ment qu'il est diJSicile de reproduire. lis nomment le jour de la bataille un jour anier, un jour de mort, un jour souille du sang des braves. "Angleterre, que dirai-je de toi, s'ecrie I'historien de I'egiise d'Ely, 20 que raconterai-je a nos descendants ? que tu as perdu ton roi national et que tu es tombee au pouvoir de I'etranger; que tes fils ont peri miserablementj que tes conseillers et tes chefs sont vaincus, morts ou desherites.'' Bien longtemps apres le jour de ce 25 fatal combat, la superstition patriotique crut voir encore des traces de sang frais sur le terrain ou il avait eu lieu; elles se montraient, disait-on, sur les hauteurs au nord-ouest de Hastings, quand un peu de pluie avait humecte le sol. Aussitot apres sa vic- 30 toire, Guillaunie fit voeu de batir en cet endroit un CONQUETE DE L'ANGLETERRE 29 couvent sous I'mvocation cle la Sainte Trinite et de saint Martin, le patron cles guerriers de la Gaule. Ce voeu ne tarda pas a etre accompli, et le grand autel du nouveau monastere fut eleve au lieu meine oil I'etendard du roi Harold avait ete plante et abattu. 5 L'enceinte des murs exterieurs fut tracee autour de la colline que les plus braves des Anglais avaient couverte de leurs corps, et toute la lieiie de terre circonvoisine, oil s'etaient passees les diverses scenes du combat, devint la propriete de cette abbaye, qii'on 10 appelle en langue normande, VAbhaye de la BataiUe. Des moines du grand convent de Marmoutier, pres de Tours, vinrent y etablir leur domicile, et prierent pour les ames de tons ceux qui etaient morts dans ce premier combat. 15 On dit que, dans le temps on fiirent posees les premieres pierres de cet edifice, les arcbitectes decoii- vrirent que certainement I'eaii y manquerait ; ils allerent porter a Guillaume cette nouvelle desagre- able : " Travaillez, travaillez toujours, repliqua celui- 20 ci; car si Dieu me prete vie, il y aura plus de vin chez les religieux de la Bataille, qii'il n'y a d'eau claire dans le meilleur couvent de la cbretiente." BARANTE. Jeanne Darc. Dans le meme temps il y avait au village de Domremy, sur les marches de la Champagne, de la Bourgogne et de la Lorraine, une jeune fille, nommee Jeanne Dare, qui avait depuis longtemps 5 des visions surprenantes. C'etait la fille d'un pauvre paysan ; elle avait ete elevee selon son etat, mais avec une extreme piete. Sa devotion et sa sagesse edi- fiaient tout le canton. Elle etait aussi bien bonne Fran^aise, et n'aimait point les Bourguignons ni les lo Anglais ; car, dans ces temps de malheur, la discorde divisait meme les gens de campagne, et Ton voyait jusqu'aux petits enfants se battre et se meurtrir a coups de pierres, quand ils etaient de deux villages de faction differente. Jeanne, qui n'avait pour lors 15 que dix-sept ou dix-huit ans, n'avait, depuis sa nais- sance, rien vu autre chose que la misere du pauvre peuple de France, et 1' avait toujours entendu imputer aux victoires des Anglais, a la haine des Bourgui- gnons. Souvent, a I'approche de quelques compagnies 20 ennemies, elle avait, en grande hate, conduit, dans la forte enceinte d'un chateau voisin, le troupeau et les chevaux de son pere. Une fois meme les Bourgui- gnons vinrent piller le village de Domremy, et Jeanne 30 JEANNE DAKC 31 s'en alia avec son pere et sa mere se refugier, durant cinq jours, dans une auberge a Neuf chateau. De bonne heure, et vers I'age de treize ans, ses visions avaient commence. Elle avait d'abord vu une grande lumiere, et entendu une voix qui lui recom- 5 manda seulement d'etre bonne et sage et d'aller sou- vent a I'eglise. Une autre fois, elle entendit encore la voix, vit encore la clarte ; mais il lui apparut aussi des personnages d'un bien noble maintien. L'un d'eux avait des ailes aux epaules, et semblait un sage 10 prud'homme ; il lui dit d'aller au secours du roi, et qu'elle lui rendrait tout son royaume. Elle repondit, assurait-elle, qu'etant une pauvre fille des champs, elle ne saurait ni monter a cheval, ni conduire les hommes d'armes. Mais la voix lui 15 dit d'aller trouver messire de Baudricourt, capitaine en la ville de Vaucouleurs, qui la ferait mener vers le roi, ajoutant que sainte Catherine et sainte Mar- guerite viendraient I'assister de leurs conseils. Une troisieme fois, elle connut que ce grand person- 20 nage etait saint Michel. Elle commenqa a se rassurer et a le croire. II lui parla encore de la grande pitie que faisait le royaume de Erance, lui recommanda d'etre bonne et sage enfant, et que Dieu lui aiderait. Puis les deux saintes lui apparurent, toujours au 25 milieu d'une clarte ; elle vit leur tete couronnee de pierreries ; elle entendit leur voix, belle, douce et modeste ; elle ne remarqua pas si elles avaient des bras ou d'autres membres ; toutefois elle disait aussi qu'elle avait embrasse leurs genoux. 30 32 BARANTE Depuis, elle les voyait soiivent, et elles lui sem- blaient parfois tres petites, parfois de grandeur natu- relle ; mais elle les entendait plus souvent encore, surtout lorsque les cloclies sonnaient. Dans ses 5 recits, elle disait toujours: "Ma voix m'a ordonne; mes voix m'ont fait savoir." Saint Michel lui appa- raissait moins souvent. Pourtant elle assurait que toujours elle avait trois conseillers: I'un etait avec elle ; 1' autre allait et venait ; le troisieme deliberait lo avec ceux-la. Quelquefois on pouvait croire qu'elle parlait de la sainte Trinite; car elle appelait son conseil " Messire, le conseil des messires " ; et quand on lui demandait qui etait Messire, elle disait que c'etait Dieu. 15 Du reste, ces visions n'avaient rien de terrible pour Jeanne; elle les desirait plutot que de les craindre. Des qu'elle entendait les voix qu'elle avait appris a connaitre, elle se mettait a genoux, et se prosternait pour montrer son respect et son obeissance. La pre- 20 sence des saintes I'attendrissait jusqu'aux larmes ; et, apres leur depart, elle pleurait, regrettant que ses freres de paradis ne I'eussent pas emportee avec eux. Plus Jeanne avanqait dans la jeunesse et de venait 25 grande fille, plus elle entendait souvent les voix, plus elle avait de visions. Toujours il lui etait commande d'aller en France. Elle etait si tourmentee, qu'elle ne pouvait plus durer oii elle etait ; enfin, elle resolut d'aller trouver le Dauphin. La colere de son pere 30 qui eut mieux aime la voir noyee que s'en aller avec JEANNE DARC 33 les gens d'armes, ne pouvait lui faire changer son dessein; car les voix la commandaient. EUe alia done, avec nn de ses oncles, trouver le sire de Baudri- courtj a Yaucouleurs ; il la croyait foUe, et refusa d'abord de la voir, disant qu'il fallait la ramener a 5 son pere, pour qu'elle fut bien souffletee. Quand il consentit a la recevoir, elle le reconnut, parnii qnel- ques autres, par I'avertissement des voix; du moins comnie elle le raconta. Elle dit qu'elle venait de la part de son seigneur, a qui appartenait le royaume 10 de France, et non pas au Dauphin ; mais que ce sei- gneur voulait bien donner le royaume en garde au Dauphin, et qu'elle le menerait sacrer. "Qui est ce seigneur ? demanda le sire de Baudricourt. — Le roi du ciel," repondit-elle. II ne changea point de juge- 15 ment sur elle, et la renvoya. Cependant elle s'etait etablie chez un charron a Yaucouleurs, et sa piete faisait I'admiration de toute la ville ; elle passait les journees a I'eglise en fer- ventes prieres ; elle se confessait sans cesse ; elle 20 communiait f requeniment ; elle jeunait avec austerite, et tou jours elle continuait a dire qu'il lui fallait aller vers le noble Dauphin, pour le faire sacrer a Eeims. Pen a pen tant d'assurance et de saintete commeuQait a persuader les gens de la ville et des environs. Le 25 sire de Baudricourt, ebranle par tout ce qu'il enten- dait dire, s'en vint voir Jeanne avec le cure; et la, enferme avec elle, le pretre, tenant sa sainte etole, I'adjura, si elle etait mauvaise, de s'eloigner d'eux. Elle se traina sur les genoux pour venir adorer la 30 34 BARANTE croix; rien en elle ne temoigna ni crainte ni em- barras. Peu apres, un gentilliomme des environs, nomme Jean de JSTovelompontj la rencontra. " Ah ! que 5 faites-vous ici, ma mie ? lui dit-il ; ne f aut-il pas se resoudre a voir le roi chasse et a devenir Anglais ? — Ah. ! dit-elle, le sire de Bandricourt n'a cure de moi ni de mes paroles ; cependant il faut que je sois devers le roi avant la mi-caremej dusse-je user mes lo jambes jusqu'aux genoux pour m'y rendre en per- sonne; car personne au monde, ni roi, ni dues, ni fille du roi d'Ecosse, ni aucun autre ne pent relever le royaume de France. II n'y a de secours pour lui qu'en moi. Si pourtant j'aimerais mieux rester a 15 filer pres de ma pauvre mere, car ce n'est pas la mon ouvrage ; mais il faut que j'aille et que je le fasse, puisque mon seigneur le veut. — Qui est votre sei- gneur ? reprit le gentilhomme. — C'est Dieu," re- pliqua-t-elle. Le sire de ISTovelompont se sentit 20 persuade ; il lui jura aussitot, par sa foi, la main dans la sienne, de la mener au roi, sous la conduite de Dieu. La renommee publiait de plus en plus les mer- veilles de la devotion de Jeanne et de ses visions, si 25 bien que Charles II, due de Lorraine, se sentant malade et voyant que les medecins ne le guerissaient point, envoy a chercher cette sainte fille. Elle lui dit qu'elle n'avait aucune lumiere du ciel pour lui rendre la saute ; mais comme en toute occasion elle recom- 30 mandait tou jours la sagesse et la crainte de Dieu, elle JEANNE DABC 85 lui conseilla de mieux vivre avec la ducliessej et de la rappeler aupres de lui. Elle demanda au prince, comme elle faisait a tout le monde, de la faire con- duire vers le roi, et promit de dire alors des prieres pour sa guerison. Le due de Lorraine la remercia et 5 lui donna quatre francs. Quand elle fut de retour a Vaucouleurs, le sire de Baudricourt consentit enfin a I'envoyer au roi. Des que les gens de Yaucouleurs surent qu'on allait en- voy er Jeanne vers le roi, ils lui fournirent avec grand 10 empressement tout ce qu'il fallait pour I'equiper. Les voix lui avaient ordonne depuis longtemps de prendre un vetement d'homme pour s'en aller parmi les gens de guerre ; on lui en fit faire un avec le cha- peron ; elle chaussa des houseaux, et attacha des 15 eperons. On lui acheta un clieval; sire Robert lui donna une epee, puis re^ut le serment que Jean de Novelompont et Bertrand de Poulengy firent entre ses mains, de la conduire fidelement au roi. Tandis que toute la ville en grande emotion s'assemblait 20 pour la voir partir: "Ya, lui dit-il, et advienne que pourra.^' Outre les deux gentilshommes qui avaient cru en ses paroles, et qui emmenaient cliacun un de leurs serviteurs, elle voyageait encore avec un archer et un 25 messager attache au service du roi. C'etait une en- treprise difficile que de traverser un si grand espace de pays parmi les compagnies de Bourguignons, d' An- glais et de brigands qui se repandaient de tout cote. II fallait s'ecarter des chemins frequentes, prendre 30 36 BAEANTE gite dans les hameaux, chercher route a travers les forets, passer les rivieres a gue, durant I'hiver. Jeanne aurait eu pen de souci de telles precautions ; elle ne craignait rienj rassuree par ses visions, elle 3 ne doutait pas d'arriver jusqu'au Dauphin. Son seul deplaisir, c'est que ses conducteurs ne lui permet- taient point d'entendre cliaque jour la niesse. Eux, au contraire, ne partageaient guere sa confiance. Souvent ils hesitaient dans la croyance qu'ils devaient lo aj outer a ses discours. Parfois ils la prenaient pour foUe. L'idee leur venait aussi que ce pourrait bien etre une sorciere, et alors ils pensaient a la jeter dans quelque carriere. Cependant elle faisait paraitre tant de devotion, tant de modestie, tant de fermete, que 15 plus ils avauQaient dans le voyage, plus ils prenaient de respect pour elle, plus ils la croyaient envoy^e de Dieu. Arrivee a Gien, elle se trouva sur terre francaise; la elle apprit plus en detail les mallieurs et les dan- 20 gers de la ville d'Orleans. Elle dit hautement qu'elle etait envoyee de Dieu joo^^r la delivrer, puis faire sacrer le Daupliin. Le bruit de ces paroles se repan- dit, et vint jeter quelque bonne esperance au coeur des pauvres assieges. 25 Les voyageurs ne voulurent point arriver droit aupres du roi a Chinon. lis s'arreterent au village de Sainte-Catherine-de-Fierbois. La, Jeanne fit ecrire au roi une lettre pour lui dire qu^elle venait de loin a son secours, et qu'elle savait beaucoup de bonnes 30 clioses pour lui. L'eglise de Sainte-Catherine etait JEANNE DAKC 37 un saint lieu de pelerinage; Jeanne s'y rendit, et y passa un long temps de la journee, entendant trois messes I'une apres I'autre. Bientot elle recut la per- mission de venir a Cliinon. Elle y prit gite en une liotellerie, et parut peu apres devant des conseillers 5 du roi pour etre interrogee; elle refusa d'abord de repondre a tout autre qu'au roi ; cependant elle finit par dire les choses qu'elle venait accomplir par I'ordre du roi des cieux. Eien ne fut decide ; beaucoup de conseillers croy- 10 aient qu'il ne fallait pas ecouter une fille insensee; d'autres disaient que le roi devait pour le moins I'entendre, et envoyer en Lorraine pour avoir des informations. En attendant, elle fut logee au chateau du Coudray, sous la garde du sire de Gaucourt, grand- 15 maitre de la maison du roi. La, com me a Yaucouleurs, elle commenqa a etonner tons ceux qui la voyaient, par ses paroles, par la saintete de sa vie, par la ferveur de ses prieres, durant lesquelles on la voyait souvent verser des 20 larmes. Elle communiait frequemment, elle jeunait avec severite. Ses discours etaient toujours les memes, repetant avec assurance les promesses de ses voix; au reste simple, douce, modeste et raisonnable. Les plus grands seigneurs etaient curieux de venir voir 25 cette merveilleuse fille et de la faire parler. Apres trois jours de consultation, le roi consentit enfin a la voir, II en avait peu d'envie ; mais on lui representa que Dieu protegeait surement cette fille, puisqu'elle avait pu venir jusqu'a lui par un si long 30 38 BAEANTE clieinin, a travers tant de perils. Ce motif le toucha. D'ailleurs le batard d'Orleaiis et les assieges avaient deja envoye a Chinon pour eclaircir les bruits qui couraient toucliaut cette pucelle^ d'ou leur devait 5 veuir du secours. Le roi, pour Feprouver, ne se montra point d'abord, et se tint un peu a I'ecart. Le couite de Yendome amena Jeanne, qui se presenta bien humblement, comme une pauvre petite bergerette. Cependant elle 10 ne se troubla point ; et, bien que le roi ne fut pas si ricbement vetu que beaucoup d'autres qui etaient la, ce fut a lui qu'elle vint. Elle s'agenouilla devant lui, embrassa ses genoux. " Ce n'est pas moi qui suis le roi, Jeanne, dit-il en montrant un de ses seigneurs : 15 le voila. — Par mon Dieu, gentil prince, reprit-elle, c'est vous, et non autre." Puis elle ajouta: "Tres noble seigneur Dauphin, le roi des cieux vous mande par moi que vous serez sacre et couronne en la ville de Eeims, et vous serez son lieutenant an royaume 20 de Prance." Le roi, pour lors, la tira a part, et s'entretint avec elle longtemps ; il semblait se plaire a ce qu'elle disait, et son visage devenait joyeux en I'ecoutant. II fut raconte que, dans cet entretien, elle avait dit au 25 roi des clioses si secretes, que lui seul et Dieu les pouvaient savoir; elle-meme rapporta qu'apres avoir repondu a beaucoup de questions, elle avait ajoute: " Je te dis, de la part de Messire, que tu es vrai heri- tier de France et tils de roi." Et il se trouvait pre- 30 cisement que peu auparavant, le roi, accable de ses JEANNE DARC 39 chagrins et presque sans esperance, s'etait retire en son oratoire ; la, il avait, au fond de son coeur et sans prononcer de paroles, prie Dieu que, s'il etait veri- table lieritier descendu de la noble maison de France, et que le royaume dut justement lui appartenir, il 5 pint a sa divine bonte de le lui garder et defendre : du moins, de lui epargner la prison et la mort, en lui accordant refuge cbez les Ecossais ou les Espagnols, anciens amis et freres d'armes des rois de France. Un autre incident accrut encore la renommee de 10 Jeanne, et tourna les esprits vers elle. Un cavalier vint a se noyer ; on assura que, pen de temps aupara- vant, il avait grossierement insulte Jeanne ; et comme les paroles deslionnetes qu'il lui adressait etaient me- lees de mauvais jurements : "Ah! tu renies Dieu, 15 avait-elle dit, quand tu peux etre si proche de la mort." Ainsi, de moment en moment, elle gagnait faveur aupres de tons ; elle avait un ^dsage agreable, une voix douce, un maintien honnete et convenable. Le 20 roi, depuis ce secret qu'elle lui avait dit, I'avait prise en gre, et la faisait appeler souvent pour parler avec elle. Le due d'AleuQon, qui avait paye ranqon pour se raclieter des Anglais, dont il etait prisonnier depuis Verneuil, arriva au premier bruit de la venue 25 miraculeuse de cette pucelle. II la vit, et I'ecouta aussi tres favorablement. On la faisait monter a che- val, et I'on trouvait qu'elle s'y tenait fort bien, avec beaucoup de grace ; on lui fit meme courir des lances, et elle y montra de I'adresse. Les serviteurs du roi 30 40 BARANTE et les seigneurs etaient done presque tons d'avis de croire a ses paroles, et de I'envoyer, comme elle le demandait, contre les Anglais. Les deputes d'Orleans etaient repartis pleins d'espoir dans les promesses 5 qu'elle leur avait faites. Mais les conseillers, et surtout le chancelier, n'etaient pas si prompts a ajouter foi a tout ce qu'elle promettait ; c'etait chose perilleuse au roi de regler sa conduite sur les discours d'une villageoise que 10 quelques-uns regardaient comme folle. Les Francais ne passaient point pour un peuple credule ; cela pou- vait donner beaucoup a parler au monde, et jeter un grand ridicule. En outre, et ceci semblait bien plus grave, quelle assurance avait-on que les visions et 15 I'inspiration de cette fille ne vinssent pas du demon, ou de quelque pacte fait avec lui ? Pouvait-on en- courir ainsi la colere de Dieu, en usant des arts dia- boliques ? Pour mieux eclaircir des doutes si graves, le roi 20 s'en alia a Poitiers, et j fit conduire Jeanne. L'uni- versite de cette ville etait celebre ; le Parlement de Paris y siegeait. C'etait un lieu oii Ton ne pouvait manquer d'avoir de grandes lumieres et de sages con- seils. Aussi Jeanne disait-elle en clievauchant pour 25 s'y rendre : " Je sais bien que j'aurai fort a faire a Poitiers, ou I'on me mene ; mais Messire m'aidera ; or, allons-y done, de par Dieu." Le roi assembla tons ses conseillers, et leur ordonna de faire venir des maitres en tlieologie, des juristes et 30 des gens experts, pour interroger cette fille touchant la foi. JEAKNE DARC 41 Eegnault de Chartres, archeveque de Eeims et chancelier de France, manda d'habiles theologiens, et leur enjoignit de rapporter au conseil leur opinion sur la doctrine et les promesses de cette fille : de dire aussi si le roi pouvait licitement accepter ses services. 5 Les docteurs parlerent a Jeanne avec douceur; mais chacun lui deduisit longuement les raisons qu'il y avait de ne point la croire. Elle repondit a tons sans s'epouvanter. Elle raconta comment une voix lui etait apparue : comment, pendant plusieurs an- 10 nees, elle avait eu les memes visions et reqii les memes ordres de la part du ciel. " Mais si Dieu veut delivrer la France, lui disait-on, il n'a pas besoin de gens d'armes. — Eh! mon Dieu, repliqua-t-elle, les gens d'armes batailleront, et Dieu donnera la vie- 15 toire." " Et quel langage parlent vos voix ? " lui dit avec son accent limousin frere Seguin, qui I'interrogeait plus aigrement que les autres. "Meilleur que le votre," repondit-elle avec un peu de vivacite. 20 " Si vous ne donnez pas d' autre signe pour faire croire a vos paroles, ajouta-t-il, le roi ne pourra point vous preter d'hommes d'armes, car vous les mettriez en peril. — Par mon Dieu, dit-elle, ce n'est pas a Poi- tiers que je suis envoy ee pour donner des signes ; 25 mais conduisez-moi a Orleans avec si peu d'hommes d'armes que vous voudrez, et je vous montrerai des signes pour me croire. Le signe que je dois donner, c'est de faire lever le siege d'Orleans." Enfin elle ajouta, d'apres ses voix, que les Anglais laisseraient 30 42 BARANTE ce siege, que le roi serait sacre a Reims, que Paris obeirait au roi, et que le due d'Orleans reviendrait d'Aiigleterre. Eien ne la faisait varier dans ses reponses ; c'etait 5 toujours la ineme siniplicite et la meme assurance. Vainement on multipliait les interrogatoires et les examens ; vainement tons et cliacun des docteurs lui expliquaient savamment leurs doutes : " Je ne sais ni A, ni B, disait-elle ; mais je viens de la part du roi lo du ciel, pour faire lever le siege d'Orleans et conduire le roi a Eeims.'' Et lorsqu'on lui citait des livres pour prouver qu'on ne la devait pas croire: ^'^11 y a plus au livre de Messire qu'aux votres." Cependant sa facon devote de vivre, ses longues 15 prieres durant le jour et la nuit, ses jeunes, ses fre- quentes communions, donnaient de plus en plus une haute idee de sa saintete. Les deux gentilshommes qui Tavaient amenee, questionnes curieusement par tout le monde, ne tarissaient point dans leurs louan- 20 ges, et parlaient toujours du miracle de leur perilleux voyage. Les fenimes qui allaieut la voir en reve- naient tout attendries. Des freres mineurs, qu'on avait charges de se rendre a Yaucouleurs, en rappor- terent les meilleures informations ; chaque jour le 2- clerge et les conseillers se laissaient persuader davan- tage. Christophe de Harcourt, eveque de Castres et confesseur du roi, fut des premiers a dire hautement que le ciel envoyait cette fille pour retablir la France. On consulta aussi un des plus habiles prelats de 30 France, Jacques Gelu, archeveque d'Embrun. II JEANNE DARC 43 composa un traite sur les questions qu'on lui presen- tait; il montra bien doctement, par des citations de I'Ecriture, qu'il n'etait point etrange que Dieu s'en- tremit directement dans les affaires d'un royaume : que Dieu pouvait, pour cela, au lieu de se servir des 5 anges, employer les creatures liumaines, et que meine des animaux avaient accompli des miracles : qu'il pouvait aussi charger une femme de faire des clioses qui sont de I'office des hommes ; qu'ainsi il ne fallait point se scandaliser, comme beaucoup semblaient 10 r§tre, de voir une femme, contre I'ordre precis du Deuteronome, porter des vetements d'liomme : qu'une fille pouvait done etre chargee de commander a des gens de guerre. C'etait un mystere, sans doute ; mais Dieu a souvent dit a des vierges des secrets qu'il a 15 caches aux hommes, temoins la sainte Yierge et les savantes sibylles. Quant a la crainte de tomber dans un artifice du demon, le prelat convenait qu'on ne pent juger d'oii vient le pouvoir d'une personne, que par sa conduite, par ses oeuvres et par le bien qu'elle 20 fait. Enfin il ajoutait qu'en ceci il etait a propos d'employer toutes les regies de la prudence humaine ; car elle pent et doit etre consultee dans toutes les choses qui se font ici-bas par I'ordre de la Providence. Enfin les docteurs firent leur rapport au conseil ; 25 ils declarerent qu'ils n'avaient vu, su, ni connu en cette pucelle rien qui ne fut conforme a une bonne chretienne et une vraie catholique : qu'a leur avis c'etait une personne tres bonne, et qu'il n'y avait rien que de bon en son fait. Attendu ses reponses si pru- 30 44 BARANTE dentes qu'elles semblaient inspirees, ses manieres, son langage, sa sainte vie, sa louable renommee : attendu aussi le peril imminent de la bonne ville d'Orleans dont les habitants ne devaient attendre 5 secours que de Dieu, les docteurs furent d'opinion que le roi pouvait accepter les services de cette jeune fille. Plusieurs meme parlaient d'elle avec une foi plus ardente, et tenaient pour assure qu'elle venait de la part de Dieu. 10 Apres Paques 1430, le due de Bourgogne alia mettre le siege devant Choisy-sur-Oise. La Pucelle, le comte de Yendome et beaucoup d'autres seigneurs partirent des bords de la Marne pour venir secourir cette forte- resse. 11 fallait passer la riviere d'Aisne. lis se 15 presenterent devant Soissons. Le comte de Clermont y avait laisse pour capitaine un ecuyer picard, nomme Guichard Journel. Get homme traitait deja avec le due de Bou$gogne ; il ferma ses portes aux Francais. Voyant que la route n'etait point libre, que le pays 2o maaquait de vivres, ils s'en retournerent dans le pays d'oii ils venaient ; la Pucelle avec quelques vaillants chevaliers s'en alia a Compiegne. Le due de Bourgogne, pour que les. vivres qui 25 arrivaient a son camp devant Choisy par Montdidier et Noyon ne fussent point arretes par la garnison francaise de Compiegne, avait place a Pont-l'Eveque et dans les faubourgs de Noyon une garde d' Anglais et de Bourguignons. Un matin a la pointe du jour, la 30 Pucelle, Saintrailles, Valperga, le sire de Chabannes JEANNE DARC 45 et d'autres, au nombre d'environ deux niille, tom- berent avec vigueiir sur les Anglais de Pont-1'fiveque; dont sir John Montgommery etait chef. Deja il etait contraint de plier, lorsqiie les sires de Brimeu et de Saveuse arriverent de JSToyon en toute hate avec leurs 5 Bourguignons et sauverent les Anglais. A quelques jours de la^ le sire de Brimeu fut surpris par Sain- trailles pendant qu'il se rendait devant Choisy, et mis a forte rangon. Toutes ces entreprises ne purent sauver Choisy, que le Due assiegeait avec une redou- 10 table artillerie. II vint ensuite m^ettre le siege devant Compiegne ; c'etait la principale ville que les Frangais eussent dans le pays. Le sire Guillaume de Flavy, que le roi y avait mis pour capitaine, etait un vaillant homme 15 de guerre, mais le plus dur et le plus cruel peut-etre qu'on connut dans cejtemps-la. Ce terrible capitaine avait fait les plus grands preparatifs pour se bien defendre. La ville etait suffisamment approvisionnee de vivres et de muni- 20 tions. Les murailles etaient fortes et reparees a neuf ; la garnison nombreuse ; I'artillerie bien servie. Aussi le due de Bourgogne assembla toute sa puis- sance pour un siege si difficile. II fit entourer la ville presque de tons les cotes : le sire de Luxem- 25 bourg, le sire Baudoin de Noyelles, sir John Mont- gommery, et le due lui-meme commandaient chacun les postes principaux. La Pucelle, des qu'elle apprit que Compiegne etait ainsi resserree, partit de Crespy pour aller s'enfermer 30 46 BARANTE avec ]a garnison. Des le jour meme de son arrivee, elle tenta une sortie par la porte du pont de I'autre cote de la riviere d'Aisne. Elle tomba a I'improviste sur le quartier du sire de Noyelles, au moment oil 5 Jean de Luxembourg et quelques-uns de ses cavaliers y etaient venus pour reconnaitre la ville de plus pres. Le premier clioc fut rude; les Bourguignons etaient presque tons sans armes. Le sire de Luxembourg se maintenait de son mieux, en attendant qu'on put lui 10 amener les secours de son quartier qui etait voisin, et de celui des Anglais. Bientot le cri d'alarme se re- pandit parmi tons les assiegeants, et ils commencerent a arriver en foule. Les FranQais n'etaient pas en nombre pour resister; ils se mirent en retraite. La 15 Pucelle se montra plus vaillante que jamais ; deux fois elle ramena ses gens sur I'ennemi ; enfin, voyant qu'il fallait rentrer dans la ville, elle se mit en arriere- garde pour proteger leur marche, et les maintenir en bon ordre contre les Bourguignons, qui, surs main- 20 tenant d'etre appuyes, se langaient vigoureusement a la poursuite. lis reconnaissaient I'etendard de la Pucelle, et la distinguaient a sa liuque d'ecarlate, brodee d'0t et d' argent ; enfin, ils pousserent jusqu'a elle. La foule se pressait sur le pout. De crainte 25 que I'ennemi n'entrat dans la ville a la faveur de ce desordre, la barriere n'etait point- grande ouverte; r Jeanne se trouva environnee des ennemis. Elle se defendit courageusement avec une forte epee qu'elle avait conquise a Lagny sur un Bourguignon. Enfin, 30 un archer picard, saisissant sa huque de velours, la JEANNE DAEC 47 tira en bas de son cheval; elle se releva, et combat- tant encore a pied, elle parvint jusqu'au fosse qui environnait le boulevard devant le pont. Poton le Bourguignon, vaillant chevalier du parti du roi, et quelques autres etaient restes avec elle et la defendi- 5 rent avec des prodiges de valeur. Enfin, il lui fallut se rendre a Lionel, batard de Yendome, qui se trouva pres d'elle. Elle fut aussitot amenee au quartier du sire de Luxembourg, et la nouvelle s'etant repandue parmi 10 les assiegeants, ce fut une joie sans pareille. On aurait dit qu'ils eussent gagne quelque grande ba- taille, ou que toute la France fut a eux ; car les An- glais ne craignaient rien tant que cette pauvre fille. Chacun accourait de tons cotes pour la voir. Le due 15 de Bourgogne ne fut pas des derniers ; il vint au logis ou elle avait ete amenee, et lui parla, sans qu'on put bien savoir ce qu'il lui dit. On ecrivit tout aussitot a Paris, en Angleterre, et dans toutes les villes de la domin^ation de Bourgogne, pour annoncer cette grande 20 nouvelle. Le Te Deum fut cliante en grande solen- nite, par ordre du due de Bedford. Ce fut au contraire un grand sujet de tristesse pour les Erangais. Aux regrets qu'excita cette perte se melerent de faclieux soupQons. On disait parmi le 25 peuple, que les chevaliers et les seigneurs, jaloux de sa grande renommee, avaient frame sa ruine. Le sire de Elavy, deja si deteste, fut surtout accuse ; on pre- tendit qu'il I'avait vendue d'avance au sire de Luxem- bourg, et qu'i]^ avait fait f ermer la porte sur elle, pour 30 48 BARANTE qu'elle demeiirat aux mains des ennemis. Le bruit se repandit que ses voix lui avaient predit sa perte, et que le jour menie, comme elle etait allee commu- nier devotement a I'eglise Saint-Jacques, elle s'appuya 5 tristement contre un des piliers, et dit a plusieurs habitants et a un grand nombre d'enfants qui se trou- vaient la: ^'Mes bons amis et mes cbers enfants, je vous le dis avec assurance, il y a un homme qui m'a vendue; je suis trahie, et bientot je serai livree a la lo mort. Priez Dieu pour moi, je vous supplie ; car je ne pourrai plus servir mon roi ni le noble royaume de France." Cependant elle ne se plaignit jamais de personne, se bornant a dire que depuis quelque temps il lui avait ete annonce qu'elle tomberait avant la 15 Saint-Jean au pouvoir des ennemis. Elle n'avait jamais parle de cette prediction a personne. Au con- trairCj les hommes d'armes disaient qu'elle les avait encourages a faire une sortie, et leur avait promis la victoire contre les Bourguignons. 20 Le courroux des Anglais, la bonte de leurs revers, allumerent encore plus la haine qu'ils avaient contre la Pucelle, maintenant leur prisonniere. Elle etait la premiere origine de la mine de leurs affaires. Quand elle avait paru, ils etaient au comble de leur gloire, 25 et depuis, rien ne leur avait prospere. Comme en general ils etaient plus portes a la superstition que les Frangais, ils s'imaginaient que tout leur tournerait a mal, tant que Jeanne vivrait. Leurs chefs les plus sages avaient eux-memes congu une ardeur incroya- 30 ble de vengeance contre cette malheureuse fille; ils JEANNE DARC 49 avaient soif de sa mort. lis voulaient aussi jeter un reproche d'infamie sur les victoires des FraiiQais et sur la cause du roi Charles YII, en y montrant un melange de sorcelleries et de crimes contre la foi catholique. Leur rage etait si grande, qu'ils firent 5 bruler a Paris une pauvre femme de Bretagne, seule- ment parce qu'elle affirmait, d'apres les visions qu'elle avait souvent de Dieu le Pere, que Jeanne etait bonne chretienne, qu'elle n' avait rien fait que de bien, et qu'elle etait venue de la part de Dieu. 10 Les Anglais avaient, pour perdre la Pucelle, un zele et cruel serviteur dans la personne de Pierre Cauchon, eveque de Beauvais. Excite sans cesse par le due de Bedford et le comte de Warwick, il conduisit toute la procedure. Les docteurs de I'Universite de Paris 15 ne furent pas moins ardents ; ce sont eux qui, en apparence, mirent tout en mouvement. Apres six mois passes dans les prisons de Beau- revoir, d' Arras et du Crotoy, Jeanne avait ete con- duite a Eouen, ou se trouvait le jeune roi Henri et 20 tout le gouvernement des Anglais. Elle fut menee dans la grosse tour du chateau; on fit forger pour elle une cage de fer, et on lui mit les fers aux pieds. Les archers anglais, qui la gardaient, I'insultaient grossierement. Ce n'etaient pas seulement les gens 25 du commun qui se montraient cruels et violents en- vers elle. Le sire de Luxembourg, dont elle avait ete prisonniere, passant a Bouen, alia la voir dans sa prison avec le comte de Warwick et le comte de Straf- ford; "JeannCj dit-il en plaisantant, je suis venu te 30 60 BAKANTE mettre a ranQon ; mais il faut promettre de ne farmer jamais contre nous. — Ah! mon Dieu, vous vous riez de moi, dit-elle; vous n'en avez ni le vouloir ni le pouvoir. Je sais bien que les Anglais me feront 5 mourir, croyant apres ma mort gagner le royaume de France ; mais fussent-ils cent mille Goddem de plus qu'a present, ils n'auront pas ce royaume." Irrite de ces paroles, le comte de Strafford tira sa dague pour la frapper, et ne fut arrete que par le comte de 10 Warwick. I On avait envoye faire des informations a Domremy, fdans le pays de Jeanne. Comme elles lui etaient i favorables, elles furent supprimees, et I'on n'en donna I point connaissance aux docteurs. 15 Jeanne commenga par subir six interrogatoires de suite devant ce nombreux conseil. Elle y parut peut- etre plus courageuse et plus etonnante que lorsqu'elle combattait les ennemis du royaume. Cette pauvre fille, si simple que tout au plus savait-elle son Pater 20 et son Ave, ne se troubla pas un seul instant. Les violences ne lui causaient ni frayeur ni colere. On n'avait voulu lui donner ni avocat ni conseil ; mais sa bonne foi et son bon sens dejouaient toutes les ruses qu'on employ ait pour la faire repondre d'une maniere 25 qui aurait donne lieu a la soupQonner d'heresie ou de magie. Elle faisait souvent de si belles reponses, que les docteurs en demeuraient tout stupefaits. On lui demanda si elle savait etre en la grace de Dieu : "C'est une grande chose, dit-elle, de repondre a une 30 telle question. — Oui, interrompit un des assesseurs JEANNE DAEC 51 nomme Jean Fabri, c'est une grande question, et I'accusee n'est pas tenue d'y repondre. — Vous auriez mieux fait de vous taire, s'ecria I'eveque en fureur. — Si je n'y suis pas, repondit-elle, Dieu m'y veuille recevoir; et si j'y suis, Dieu m'y veuille conserver." . Elle disait encore : " Si ce n'etait la grace de Dieu, je ne saurais moi-meme comment agir." Une autre fois, on I'interrogeait touchant son etendard. " Je le por- tals au lieu de lance, disait-elle, pour eviter de tuer quelqu'un; je n'ai jamais tue personne." Et puis lo quand on voulait savoir quelle vertu elle supposait dans cette banniere : " Je disais : entrez hardiment parmi les Anglais, et j'y entrais moi-meme.'^ On lui parla du sacre de Reims, ou elle avait tenu son eten- dard pres de Tautel: "II avait ete a la peine, c'etait 15 bien raison, dit-elle, qu'il fut a I'honneur." Quant a ses visions,' elle racontait tout ce qu'elle avait deja dit a Poitiers. Sa foi etait la meme en ce que lui disaient ses voix. Elle les entendait sans cesse dans sa prison; elle voyait souvent les deux 20 saintes; elle recevait leurs consolations et leurs en- couragements; c'etait par leur conseil qu'elle repon- dait hardiment; c'etait d'apres elles qu'elle repetait tranquillement devant ce tribunal tout compose de serviteurs des Anglais, que les Anglais seraient 25 chasses de France. Un point sur lequel on revenait souvent, c'etait les signes qu'elle avait donnes au roi pour etre agreee de lui. Souvent elle refusait de repondre la-dessus; d'autres fois c'etaient les voix qui lui avaient defendu 30 52 BARANTE d'en rien dire. Puis cependant elle faisait a ce sujet des recits etranges et divers, d'un ange qui aurait remis une couronne au roi de la part du ciel, et de la faQon dont cette vision se serait passee. Tantot 5 le roi seul I'avait vue; tantot beaucoup d'autres en avaient ete temoins. D'autres fois c'etait elle-meme qui etait cet ange ; puis elle semblait confondre cette couronne avec celle qu'on avait reellement fait fabri- quer pour le sacre de Reims. Enfin ses idees sur lo les premieres entrevues qu'elle avait cues avec le roi semblaient confuses, sans suite et sans signification. Plusieurs ont pu y voir des allegories ou de grands mysteres. Dans les serments qu'on lui faisait preter de repondre verite, elle mettait toujours une reserve IS touchant ce qu'elle avait dit au roi, et elle ne jurait de repondre que sur les faits du proces. Du reste, rien n'etait si pieux, si simple, si vrai que tout ce qu'elle disait. Par la, elle ne faisait qu'accroitre la fureur des 20 Anglais et de I'eveque. Les conseillers qui pre- naient le parti de I'accusee etaient insultes, et sou- vent menaces d'etre jetes a la riviere. Les notaires etaient contraints d'omettre les reponses favorables, et a grand'peine pouvaient-ils se defendre d'inserer 25 des faussetes. Apres les premiers interrogatoires, I'eveque jugea a propos de ne continuer la procedure que devant un tres petit nombre d'assesseurs : il dit aux autres qu'on leur communiquerait tout, et qu'on leur demanderait leur avis sans requerir leur pre- 30 sence. JEANNE BARC 58 Le proces avait deja eloigne tous les faits de sorcellerie. Aucun temoignage, aucune reponse de Faccusee ne pouvaient laisser sur cela le inoindre soupQon. Lorsqu'on lui avait parle d'un arbre des fees, fameux dans son village, elle avait dit que sa 5 niarraine assurait bien avoir vu les fees, mais que pour elle, elle n'avait jamais eu aucune vision en ce lieu. Ainsi 1' accusation se dirigea sur deux points : le peche de porter un habit d'homme, et le refus de se soumettre a I'Eglise. Ce fut une chose siuguliere que 10 son obstination a ne point porter 1' habit de son sexe. C'etait ton jours I'ordre de ses voix qu'elle alleguait; il semblait que sa volonte ne fut pas libre sur cet article, et qu'elle eut quelque devoir prescrit par la volonte divine. Quant a la soumission a I'figlise, 15 c'etait un piege ou la faisait tomber la malice de son juge. On lui avait fait une distinction savante et subtile de I'Eglise triomphante dans le ciel, et de I'Eglise militante sur la terre. Grace a son perfide confesseur, elle se persuadait que se soumettre a 20 I'Eglise, c'etait reconnaitre le tribunal qu'elle voyait compose de ses ennemis, et ou elle demandait tou jours qu'il y eut aussi des gens de son parti. Apres ses premiers interrogatoires, le promoteur dressa les articles sur lesquels il faisait porter I'ac- 25 cusation ; car tout jusqu'alors n'avait ete qu'une instruction preparatoire. Les interrogatoires recom- mencerent alors devant un plus grand nombre d'as- sesseurs ; il y en avait trente ou quarante, mais non plus cent. Presque tous ne cherchaient qu'a se 30 V? u 54 y BARAKTE derober a ce cruel office, et les menaces des Anglais en avaient fait partir plusieurs. Cependant maitre de la Fontaine et deux autres assesseurs, emus de pitie et de justice, ne purent 5 endurer qu'on trompat ainsi Jeanne sur le chapitre de la soumission a I'Eglise. lis allerent la voir, et tacherent de lui expliquer que TEglise militante, c'etait le pape et les saints conciles : qu' ainsi elle ne risquait rien a s'y soumettre. Un d'entre eux eut 10 meme le courage de lui dire en plein interrogatoire, de se soumettre au concile general de Bale, qui pour . lors etait assemble. " Qu'est-ce, dit-elle, qu'un concile general ? — C'est une congregation de I'Eglise univer- selle, ajouta frere Isambard, et il s'y trouve autant de 15 docteurs de votre parti que du parti des Anglais. — Ob, en ce cas, je m'y soumets ! s'ecria-t-elle. — Taisez- vous done, de par le diable," interrompit I'eveque, et il def endit au notaire d'ecrire cette reponse. " Helas ! vous ecrivez ce qui est contre moi, et vous ne voulez 20 pas ecrire ce qui est pour," dit la pauvre fille. Les interrogatoires termines, on redigea en douze articles latins la substance des reponses de Taccusee, et comme un des assesseurs remarquait que I'on en rapportait le sens inexactment, Peveque, sans plus 25 conferer avec personne, envoya ces douze articles mensongers, comme memoire a consulter sans nommer I'accusee, a I'Universite de Paris, au chapitre de Eouen, aux eveques de Lisieux, d'Avranches et de Coutances, et a plus de cinquante docteurs, la plupart 30 assesseurs dans le proces. Les juges voulaient ainsi, JEANNE DARC 55 selon la forme et la coutumej etre eclaires sur les points de doctrine et les faits qui concernaient la foi catholique. Tons les avis furent contraires a I'accusee. Sans parler du mauvais vouloir de ceux qui etaient con- 5 suites, ils ne pouvaient guere repondre d'autre sorte au faux expose qu'on avait mis sous leurs yeux. Tons penserent que I'accusee sur laquelle on les consultait, avait cru legerement ou orgueilleusement a des ap- paritions et revelations qui venaient sans doute du 10 malin esprit; qu'elle blasphemait Dieu en lui impu- tant I'ordre de porter I'liabit d'liomme, et qu'elle etait heretique en refusant de se soumettre a I'Eglise. Pendant ce temps-la, les juges, sans attendre les reponses, faisaient a Jeanne des monitions ; car un 15 tribunal ecclesiastique n' etait jamais cense demander que la soumission du coupable. En ce moment elle tomba fort malade, ce qui mit les Anglais en grande inquietude. "Pour rien au monde, disait le comte de Warwick, le roi ne voudrait qu'elle mourut de 20 mort naturelle; il I'a achete'e si clier, qu'il entend qu'elle soit brulee. Qu'on la guerisse au plus vite." Lorsqu'elle ne fut plus malade, on reprit les mo- nitions ; personne n'eclaircissait plus a son esprit 25 simple et ignorant tout le verbiage qu'on lui tenait sur la soumission a I'figlise ; aussi paraissait-elle tou- jours s'en ^sCpporter seulement a ce qu'elle tenait elle-meme de Dieu par ses voix ; cependant elle par- lait sans cesse avec respect de I'autorite du pape. 30 56 BARANTE Son obstination a ne pas reprendre les habits de femme n'etait pas moindre. Enfin la sentence fut portee. C'etait, comme les jugements ecclesiastiques, une declaration faite a I'ac- 5 cusee, que,, pour tels et tels motifs, elle etait re- tranchee de I'Eglise, comme un membre infect, et livree a la justice seculiere. On ajoutait toujours pour la forme, que les lai'ques seraient engages a moderer la peine, en ce qui toucbe la mort ou la lo mutilation. Mais I'on voulut avoir d'elle, avant son supplice, une sorte d'aveu public de la justice de sa con- damnation. Pour lors on commenca par lui faire donner par son faux confesseur le conseil de se sou- 15 mettre, avec la promesse d'etre traitee doucement, et de passer des mains des Anglais aux mains de TEglise. Le 24 mai 1431 elle fut amenee au cime- tiere Saint-Ouen; la, deux grands ecliafauds etaient dresses ; sur I'un etait le cardinal de Winchester, 20 I'eveque de Beauvais, les eveques de Noyon et de Boulogne, et une partie des assesseurs. Jeanne fut conduite sur I'autre echafaud ; sur celui- ci se trouvaient le docteur qui devait precher, les notaires du proces, les appariteurs qui avaient ete 25 charges de sa garde durant les interrogatoires, maitre I'Oiseleur et un autre assesseur qui I'avait aussi con- fessee. Tout aupres etait le bourreau avec sa char- rette, disposee jbour recevoir la Pucelle et la conduire au bucher prepare sur la grande place. Une foule 30 immense de Fran^ais et d' Anglais remplissaient le JEANNE DARC 57 cimetiere. Le predicateur parla longuement. "0 noble maison de France ! dit-il entre autres choses, qni toujours jusqn'a present t'etais gardee des choses monstrueuses, et qui as toujours protege la foi, as-tu ete assez abusee pour adherer a une heretique et uue 5 schismatique ; c'est grand'pitie ! " En finissant le sermon, le predicateur lut a Jeanne une formule d'abjuration, et lui dit de la signer. " Qu'est-ce qu'abjuration ? '^ dit-elle. On lui expli- qua que si elle refusait les articles qu'on lui presen- 10 tait, elle serait brtilee, et qu'il fallait se soumettre a I'jfiglise universelle. "Eh Men, j'abjurerai, si I'Eglise universelle le vent ainsi." Mais ce n'etait pas les soumissions a I'Eglise ni au pape qu'on voulait avoir d'elle, c'etait I'aveu que ces juges avaient bien juge. 15 Alors on redoubla de menaces, d'instances, de pro- messes. On tenta tons les moyens de la troubler. Elle fut longtemps ferme et invariable. " Tout ce que j'ai fait, j'ai bien fait de le faire," disait-elle. Enfin I'on triompha de la resistance de Jeanne, 20 "Je veux, dit-elle, tout ce que I'Eglise voudra, et puisque les gens d'eglise disent que mes visions ne sont pas croyables, je ne les soutiendrai pas. — Signe done, ou tu vas perir par le feu," lui dit le predicateur. Dans tout cet intervalle, un secretaire du roi d' Angle- 25 terre, qui se trouvait pres de I'echafaud de Jeanne, avait mis a la place des articles qu'dn li^i avait lus, et qu'on avait eu tant de peine a lui faire approuver, un autre papier contenant une longue abjuration, ou elle avouait que tout ce qu'elle avait dit etait mensonger, 30 58 BAKANTE et priait qu'on lui parclonnat ses crimes. On prit sa maiiij et on lui fit mettre au bas de ce papier une croix pour signature. Le trouble se mit aussitot parmi la foule ; les Frangais se rejouissant de la voir sauvee ; 5 les Anglais furieux et jetant des pierres. L'eveque de Beauvais et I'inquisiteur prononcerent alors une autre sentence qu'ils avaient apportee, et condamnerent Jeanne a passer le reste de ses jours en prison, au pain de douleur et a I'eau d'angoisse. lo Des I'instant memCj on manqua aux promesses qu'on venait de lui faire. EUe croyait etre remise au clerge, et ne plus §tre aux mains des Anglais ; quoi qu'elle put dire, on la r amen a a la Tour. Cependant les Anglais etaient en grande colere ; 15 ils tiraient leurs epees et menacaient l'eveque et les assesseurs, criant qu'ils avaient mal gagne I'argent du roi. Le comte de AVarwick lui-meme se plaignit a l'eveque : " 1' affaire va mal, puisque Jeanne echappe, dit-il. — N'ayez pas de souci, dit un des assesseurs ; 20 nous la retrouverons bien." Ce fut en effet a quoi I'on s'occupa sans tarder. Elle avait repris I'habit de femme. On laissa son habit d'homme dans la meme cliambre. Elle etait plus etroitement enchainee qu'auparavant, et traitee 25 avec plus de durete. On n'omettait rien pour la Jeter dans le desespoir, Enfin, voyant qu'on ne pou- vait reussir a lui faire violer la promesse qu'elle avait faite de garder les vetements de son sexe, on les lui enleva durant son sommeil, et on ne lui laissa que 30 riiabit d'homme. " Messieurs, dit-elle en s'eveillant, JEANNE DARC 59 vous savez que cela m'est defendu ; je ne veux point prendre cet habit." Mais pourtant il lui fallut se lever et se vetir. Alors ce fut une joie extreme parmi les Anglais. " Elle est prise ! " s'ecria le comte de Warwick. On fit aussitot avertir I'eveque. Les 5 assesseurs, qui arriverent un peu avant lui, furent menaces et repousses par les Anglais qui remplis- saient la cour du chateau. Sans vouloir ecouter ses excuses, sans laisser mettre dans le proces-verbal la necessite oii elle 10 avait ete placee de changer de vetements, sans s'ar- reter a ses justes plaintes, I'eveque lui dit qu'il voyait bien qu'elle tenait encore a ses illusions. "Avez- vous entendu vos voix ? ajouta-t-il. — II est vrai, repondit-elle. — Qu'ont-elles dit ? poursuivit I'eveque. 15 — Dieu m'a fait connaitre, continua-t-elle, que c'etait grand'pitie d'avoir signe votre abjuration pour sauver ma vie. Les deux saintes m'avaient bien dit sur I'echafaud de repondre hardiment a ce faux predica- teur, qui m'accusait de ce que je n'ai jamais fait; 20 elles m'ont reproche ma faute." Alors elle afiirma plus que jamais qu'elle croyait que ses voix venaient de Dieu : qu'elle n' avait nullement compris ce que c'etait qu' abjuration : qu'elle n'avait signe que par crainte du feu : qu'elle aimait mieux mourir que de 25 rester enchainee : que la seule chose qu'elle put faire, c'etait de porter I'habit de femme. "Du reste, don- nez-moi une prison douce ; je serai bonne et ferai tout ce que voudra I'^^glise." C'en etait assez, elle etait perdue. "Farewell!" 30 60 BAEANTE cria I'eveque aux Anglais et au comte de Warwick, qui I'atteudaient au sortir de la prison. Les juges resolurent done de la remettre a la jus- tice seculiere, c'est-a-dire de I'envoyer au supplice. 5 Quand cette dure et cruelle mort fut annoncee a la pauvre fille, elle se prit a pleurer et a s'arracher les cheveux. Ses voix soiivent I'avaient avertie qu'elle perirait ; souvent aussi elle avait cru que leurs paroles lui promettaient delivrance ; mais aujourd'hui elle ne lo songeait qu'a cet horrible supplice. ^'Helas! disait- elle, reduire en cendres mon corps qui est pur et n'a rien de corrompu. J'aimerais cent fois mieux qu'on me coupat la tete. Si, comme je le demandais, j'eusse ete gardee par les gens d'egiise, et non par mes enne- 15 mis, il ne me serait pas si cruellement advenu. Ah ! j'en appelle a Dieu, le grand juge, des cruautes et des injustices qu'on me fait." Lorsqu'elle vit Pierre Cauchon: "fiveque, dit-elle, je meurs par vous.'' Puis a un des assesseurs: "Ah ! 20 maitre Pierre, ou serai-je aujourd'hui ? — N'avez-vous pas bonne esperance en Dieu ? repondit-il. — Oui, re- prit-elle ; Dieu aidant, j'espere bien aller en paradis." Par une singuliere contradiction avec la sentence, on lui permit de communier. Le 30 mai 1431, sept jours 25 apres son abjuration, elle monta dans la charrette du bourreau. Ses confesseurs, non celui qui I'avait trahie, mais frere Martin-P Advenu et frere Isambard, qui avaient au contraire reclame justice dans le pro- ces, etaient pres d'elle. Huit cents Anglais, armes 30 de haches, de lances et d'epees, marchaient a I'entour. JEANNE DAKC 61 Dans le chemin, elle priait si devotement, et se lamentait avec tant de douceur, qu'aucun FrauQais ne pouvait retenir ses larmes. Quelques-uns des asses- seurs n'eurent pas la force de la suivre jusqu'a Techa- faud. Tout a coup un pretre perga la foule, arriva 5 jusqu'a la charrette et y monta. C'etait maitre Nico- las rOiseleur, son faux confesseur, qui, le coeur con- trit, venait demander a Jeanne pardon de sa per- fidie. Les Anglais I'entendant, et furieux de son repentir, voulaient le tuer. Le comte de Warwick 10 eut grand'peine a le sauver. Arrivee a la place du supplice : '^ Ah Eouen, dit- elle, Kouen ! est-ce ici que je dois mourir?" Le cardinal de Winchester et plusieurs prelats frangais etaient places sur un echafaud; les juges 15 ecclesiastiques et seculiers sur un autre. Jeanne fut amenee devant eux. On lui fit d'abord un ser- mon pour lui reprocher sa rechute ; elle Pentendit avec patience et grand calme. '' Jeanne, va en paix ; I'Eglise ne pent plus te defendre, et te livre aux 20 mains seculieres." Tels furent les derniers mots du predicateur. Alors elle se mit a genoux, et se recommanda a Dieu, a la sainte Vierge et aux saints, surtout a saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite ; elle 25 laissa voir tant de ferveur, que chacun pleurait, meme le cardinal de Winchester, et plusieurs An- glais. Jean de Mailli, eveque de Noyon, et quelques autres du clerge de France, descendirent de I'echa- faud, ne pouvant endurer un si lamentable spectacle, 30 62 BAR ANTE Cependant des gens de guerre des Anglais, et meme quelques capitaines, commencerent a se lasser de tant de delai. "Allons done, pretre; voulez-vous nous f aire diner ici ? disaient les uns. — Donnez-la-nous, 5 disaient les autres, et ce sera bientot fini. — Fais ton office/' disaient-ils au bourreau. Sans autre commandenient, et avant la sentence du juge seculier, le bourreau la saisit. Elle embrassa la croix, et marcha vers le bucber. Des hommes lo d'armes anglais Vj entrainaient avec fureur. Le bucher etait dresse sur un massif de platre. Lorsqu'on y fit monter Jeanne, on plaga sur sa tete une mitre ou etaient ecrits les mots heretique, relapse, apostate, idoldtre. Erere Martin-l'Advenu, son confes- 15 seur, etaient monte sur le bucher avec elle; il y etait encore, que le bourreau alluma le feu. " Jesus ! " s'ecria Jeanne. Elle fit descendre le bon pretre. " Tenez-vous en bas, dit-elle ; levez la croix devant moi, que je la voie en raourant, et dites-moi de 20 pieuses paroles jusqu'a la fin." L'eveque s'approcha; elle lui repeta: "Je meurs par vous." Et elle assura encore que les voix ve- naient de Dieu, qu'elle ne croyait pas avoir ete trom- pee, et qu'elle n'avait rien fait que par ordre de 25 Dieu. "Ah! Eouen, ajoutait-elle, j'ai grand'peur que tu ne souffres de ma mort." Ainsi protestant de son innocence, et se recommandant au ciel, on I'entendit encore prier a travers la flamme ; le dernier mot qu'on put distinguer fut : " Jesus I " LOUIS BLANC. Situation du Peuple avant la Revolution. La E-evolution ne devait pas bouleverser seule- nient le domaiiie de la religion et celui de la politique, elle devait aussi transformer I'indnstrie et donner a la vie dn penple nne pliysionomie nouvelle. Ainsij penetrer an sein de la societe d' autrefois; 5 porter la lampe dans ces tristes profondeurs ; decrire la longue et cruelle agonie de vos peres, liommes du peuple ! et dire ensuite par quels penseurs, an nom de quel principe, furent provoques les premiers soule- vements — tel est la taclie qu'il faut remplir pour 10 faire comprendre nne revolution qui ne nous apparai- trait, sans cela, que comme le reve sanglant d'nn pays en delire. Mais dans les maux d'un siecle eteint, peut-etre allons-nous retrouver des douleurs encore vivantes, 15 des douleurs qui auront change de nom sans changer de nature. Dans ces millions de victimes que la Revolution vengea et dont elle espera affranchir la - race, peut-etre vont-ils se reconnaitre ceux qui, de nos jours, s'etonnent, apres tant d'efforts, de leur 20 misere immuable. Eh bien, que ceux-la meme se gardent du desespoir. Si I'histoire nous montre la vie de I'humanite se com- 63 64 LOUIS BLANC posant d'une innombrable serie de morts, elle nous prouve aussi que chaque nouveau genre d'oppression amene une moindre somme de calamites et que le mal s'epuise par la diversite de ses formes. Oui, au bruit 5 de ce vaste geinissement qui se prolonge de siecle en siecle, et sur cette route oii tant de generations perissent miserablement broyees, I'humanite marche d'un pas sur vers la lumiere, vers la justice, vers le bonlieur. lo Quel etait, avant la Revolution, Tetat de la societe ? Quelle situation faisaient au peuple les jurandes et les maitrises, les corvees, la milice, les edits sur la mendicite, les impots leves par les traitants ? Voila le tableau que nous avons d'abord a tracer. 15 La fraternite fut le sentiment qui presida, dans I'origine, a la formation des communautes de mar- chands et artisans, regulierement constituees sous le regne de saint Louis. Car dans ce moyen age qu'ani- mait le soufle du christianisme, moeurs, coutumes, 20 institutions, tout s'etait colore de la meme teinte; et parmi tant de pratiques bizarres ou naiVes, beau- coup avaient une signification profonde. Et si, en penetrant au sein des jurandes, on y reconnait I'empreinte du cbristianisme, ce n'est pas 25 seulement parce qu'on les voit, dans les ceremonies publiques, promener solennellement leurs devotes bannieres et marcher sous I'invocation des saints du paradis; ces formes religieuses cachaient les sen- timents que fait naitre I'unite des croyances. Une 30 passion qui n'est plus aujourd'bui ni dans les mceurg LE PEUPLE AVANT LA REVOLUTION Q3 ni dans les choses publiques, rapprochait alors les conditions et les hommes : la charite. L'Eglise etait le centre de tout. Autour d'elle, a son ombre, s'es- sayait I'enfance des industries. Elle marquait I'heure du travail, elle donnait le signal du repos. Quand 5 la cloche de Notre-Dame ou de Saint-Mery avait Sonne VAngelus, les metiers cessaient de battre, I'ou- vrage restait suspendu, et la cite, de bonne lieure endormie, attendait le lendemain que le timbre de I'abbaye procbaine annoncat le commencement des lo travaux du jour. Melees a la religion, les corporations du moyen age y avaient puise I'amour des cboses mysterieuses et la superstition, poesie de I'ignorance; mais proteger les faibles etait une des preoccupations les plus cheres 15 au legislateur cbretien. II recommande la probite aux mesureurs ; il defend au tavernier de jamais haus- ser le prix du gros vin, commune boisson du menu peuple ; il veut que les denrees se montrent en plein marcbe, qu'elles soient bonnes et loyales; et afin que 20 le pauvre puisse avoir sa part, au meilleur prix, les marchands n'auront qu'apres tons les autres habitants de la cite, la permission d'acheter des vivres. Ainsi, I'esprit de charite avait penetre au fond de cette societe naive qui voyait saint Louis venir s'as- 25 seoir a cote d'Etienne Boileau, quand le prevot des marchands rendait la justice. Sans doute on ne con- naissait point alors cette febrile ardeur du gain qui enfante quelquefois des prodiges, et I'industrie n'avait point cet eclat, cette puissance qui aujourd'hui eblou- 30 66 LOUIS BLANC issent, mais dii moins la vie du travailleur n'etait pas troublee par d'ameres jalousieSj par le besoin de hair son semblable, par I'impitoyable desir de le ruiner en le depassant. Quelle union touchantej au contraire, 5 entre les artisans d'une meme Industrie ! Loin de se fuir, ils se rapprochaient I'un de Pautre, pour se donner des encouragements reciproques et se rendre de mutuels services. Dans le sombre et deja vieux Paris du XIIP siecle, les metiers formaient comme 10 autant de groupes. Or, grace au principe d'associa- tiou, le voisinage eveillait une rivalite sans haine. L'exemple des ouvriers diligents et habiles engen- drait le stimulant du point d'honneur. Les artisans se faisaient en quelque sort I'un a I'autre une frater- 15 nelle concurrence. Ajoutez a cela que I'interet public n'avait pas ete perdu de vue ; car c'etait pour porter les ouvrages d'art et d'industrie a leur plus haut degre de perfection, qu'on avait confie aux ouvriers anciens et experimentes la direction des novices. 20 Malheureusement, a cote d'un principe d'ordre et d'amour, les corporations de metiers renfermaient un principe d'exclusion. II y avait bien dans la societe une famille de travailleurs, mais cette famille n'ad- mettait pas tons ceux qui avaient besoin de travailler 25 joo^i^i" vivre. La etait le vice fondamental de I'insti- tution. Mais quand un germe de tyrannic existe quelque part, il n'est qu'un moyen de I'empecher de grandir, c'est de I'extirper. L'esprit de fraternite habitait I'edifice ; l'esprit d'oppression ne tarda pas 30 a venir veiller aux portes, Pen a pen le sentiment LE PEUPLE AVANT LA REVOLUTION 67 Chretien s'affaiblissant, le bien diminua, le mal s'ac- crut; et ce qui avait ete d'abord une grande ecole pour la jeunesse des travailleurs finit par se trans- former en une association jalouse de son savoir, et de plus en plus exclusive, de plus en plus tyrannique. 5 II aurait fallu combattre cette mauvaise tendance des corporations ; les rois de France, par avidite, I'encouragerent. On vendit aux communautes mille odieux privileges ; on leur permit, moyennant finance, de limiter le nombre des apprentis ; on alia jusqu'a 10 delivrer a prix d'or des lettres de maitrise, sans que I'on fut tenu a faire epreuve on apprentissage. Bien- tot, le travail organise offrant a I'impot une proie facilement saisissable, on fouilla cette mine jusqu'a I'epuiser, et an XYIP siecle, le noble et fecond prin- 15 cipe d'association disparaissait, dans les jurandes, der- riere un monstrueux melange d'abus et d'iniquites. Lorsqu'on passe en revue les innombrables ob- stacles qu'a la veille de la Eevolution, les pauvres devaient absolument franchir pour exercer une pro- 20 fession, pour arriver a vivre de leur travail, on de- meure saisi de douleur et presque d'epouvante. Et d'abord, chaque maitre ne pouvant avoir plus d'un apprenti, trouver un maitre etait une premiere difficulte. 25 L'apprentissage etait la seconde. Les frais s'ele- vaient a une somme si considerable, que beaucoup mouraient avant d'y atteindre. II fallait que I'ap- prenti passat devant notaire un brevet par lequel il s'engageait a servir le maitre pendant cinq ou six 30 68 LOUIS BLANC ans, non pas en recevant un salaire, mais en payant au contraire les services qu'il allait rendre. Pour etre aclmis a I'apprentissage clans les moindres pro- fessions, il n'en coiitait pas moins de cinq cents 5 livres. Pendant les sept ans qui formaient la duree moyenne de I'epreuve, I'apprenti etait soumis a une imposition annuelle, destinee a I'acquit des charges de la commnnaute. Jusqu'a I'expiration du service, il lo ne s'appartenait pas. Son maitre tombait-il malade, on le pouvait vendre a un autre pour le temps qui lui restait a servir. Changeait-il de maitre, c'etait trente livres pour le -transport du brevet. Changeait- il de boutique, il payait encore, dans certains metiers, 15 pour 'cette mutation. Que le maitre mourut sans lieritiers, I'apprenti n'etait pas plus libre ; il devait aller demander a la prevote un nouveau maitre. En- fin on lui permettait de se racheter a prix d'argent, non de se marier. 20 Apres I'apprentissage, commengait une seconde ser- vitude, celle du compagnon. Parfaitement instruit dans son art, le compagnon en portait les insignes. On le voyait suspendre a une de ses boucles d'oreilles un fer a cbeval s'il etait marechal ferrant, une equerre 25 et un compas .s'il etait charpentier, une essette et un martelet s'il etait couvreur ; mais ces emblemes dont il avait le droit de se parer et qu'il n'etalait pas sans quelque orgueil, n'etaient qu'une vaine consolation de son asservissement, c'etaient les signes visibles de 30 I'injustice sociale qui, en le reconnaissant habile, lui LE PEUPLE AVANT LA REVOLUTION 69 defendait d' employer pour lui-meme son habilete. Le compagnon, en effet, ne pouvait encore pretendre a la maitrise. Seulement, il recevait un salaire^ et il demeurait dans cette condition pendant un espace de temps toujours double de celui de I'apprentissage, 5 quelquefois triple. Arrivait enfin, pour le compagnon, le moment d'etre rcQu dans la maitrise ; mais ici I'attendaient de nou- veaux obstacles, souvent insurmontables. La lettre de maitrise etait le titre qui conferait le droit exclu- 10 sif de vendre, de fabriquer, de faire travailler en son nom : il fallait payer I'enregistrement de cette lettre et beaucoup d'autres droits et taxes. L'admission a la maitrise etait done tout simplement une affaire de finance et de monopole, un procede imagine par les 15 corporations pour alleger le poids de leurs dettes et diminuer le nombre^des maitres dans les commu- nautes oii il n'etait pas fixe invariablement. Des auteurs graves portent a deux mille livres le prix de la reception. Que dire encore ? L'innocente li- 20 berte qu'ont les jeunes filles de cueillir des fleurs et d'en composer un bouquet fut transformee en pri- vilege; on ne fut que moyennant deux cents livres maitresse bouquetiere de Paris. Allons jusqu'au bout dans cette douloureuse explo- 25 ration ; quel spectacle ! Plus de f raternite entre les corps d'un meme metier ; plus de solidarite entre les villes laborieuses d'un meme royaume.^ Dans- la cor- poration des menuisiers, on considere les charrons ainsi qu'on ferait de quelque peuplade lointaine. 30 70 LOUIS BLANC Un compagnon recii maitre dans une ville, ne sau- rait exercer la maitrise dans une autre, sans etre assujetti a une reception nouvelle, a de nouveaux droits, souvent doubles, triples et meme quadruples. 5 A voir les communautes lever tant d'impots sur le travail, recevoir de I'argent par tant de canaux a la fois, on est tente de croire qu'elles possedaient d'im- menses richesses. La verite est cependant que la plupart etaient oberees, et par les frais enorines de 10 leur administration interieure, et par les emprunts dont il fallait payer I'interet, et par les etveni^m) aux jures, si fortes qu'un arret du conseil les dut limiter a buit cents livres. Mais les communautes avaient dans les proces la cause la plus active de 15 leur mine. Leurs registres, en portant a pres d'un million par an les frais de procedure, attestent que d' interminable s querelles troublaient le domaine du travail. Entre les libraires et les bouquinistes, c'est une lutte perpetuelle, sur la question de savoir ce qui 20 distingue un bouquin d'un livre ; et, pour comble de derision, dans un proces qui dure depuis trois siecles entre les iripiers et les tailleurs, quatre ou cinq mille jugements sont intervenus sans pouvoir bien marquer la limite qui separe un habit neuf d'un vieil habit. 25 Des mille distinctions dont nous venons de rappeler le scandale, naquit la vanite bourgeoise, et elle se trahissait j usque dans la diversite des nuances du costume. Au fond de sa boutique, le marchand tro- nait en souverain sur une forme qui dominait les 30 autres sieges et sous une perruque devenue un signe LE PEUPLE AVANT LA REVOLUTION 71 distinctif dans la liierarchie des jurandes. Le tailleur devait se contenter d'une. perruque terminee par une seule boucle ; I'orfevre s^en permettait deux ; Papo- thicaire s'enorgueillissait d'en porter trois, quand le maitre perruquier liii-meme etait condamue a deux 5 simples tours. Grotesques frivolites, qui cacliaient des consequences serieuses ! Comment s'etonner, apres cela, du nombre formi- dable de bandits errants par tout le royaume ? Fer- mer les avenues du travail a tant de proletaires, 10 c'etait refouler violemment les moins honnetes dans I'aff reuse Industrie de la rapine et du meurtre. De la, autour de la population occupee, une population vouee a la fievre du crime, et qui forgait I'Etat a depenser en prisons et en bagnes, plus qu'elle n'au- 15 rait coute a nourrir. Eestait la profession de mendiant; et elle avait, a son tour, ses difficultes officielles, ses ecoles, ses maitres, nous allions dire ses jurandes. Car, par exemple, recevoir I'aumone a la porte des eglises 20 constituait un privilege dont les heureux depositaires portaient, parmi les pauvres, le nom de trdniers. Tout le long du XVIII^ siecle, on entendit le bruit sourd que fait cette armee permanente de la misere. De loin en loin, des edits sauvages sont rendus pour 25 la contenir, Peffrayer. " Les vagabonds ou gens sans aveu, porte une ordonnance de 1764, seront condam- nes, encore qu'ils ne fussent jprevenus d'aucim crime ni delit, les hommes de seize a soixante-dix ans, a trois annees de galere, les hommes de soixante-dix ans et 30 72 LOUIS BLANC au-dessus, ainsi que les infirmes, filles et femmes, a etre renfermes pendant trois annees dans un hopital.'^ II J eut un moment oil I'on ajouta trois deniers par livre a I'impot des tallies, et le produit en fut em- 5 ploye a batir aux mendiants des maisons de force, lis y travaillerent sous le fouet. Mais leur travail faisait concurrence a certaines maitrises : elles se plaignirent. D'ailleurs, entasses dans des renferme- ries infectes, un peuple en haillons devait bientot lo devenir un embarras sinistre. Chaque depot etait un foyer de liideuses maladies, un theatre sur lequel la mort ne paraissait qu'avec le desespoir. Yoici que, parmi ces mendiants qu'(5n n'ose ni tuer ni lais- ser vivre, plusieurs franchissent les murs, forcent les 15 portes et s'ecliappent ; les autres — mais que fera de ces inertes pensionnaires I'autorite, qui se fatigue a les j)unir ? elles les renvoie dans leur pays et res- pire, jusqu'a ce qu'ils reviennent plus sombres, plus menacants que jamais. En 1767, on arrete jusqu'a 20 cinquante mille mendiants; c'etait trop pour les trente- trois renfermeries du royaume ; on ouvre au superflu de la population les hopitaux, les ateliers de charite, les prisons. Le nombre des affames va croissant. Dix ans plus tard, a la suite de disettes sudcessives, 25 on compte jusqu'a un million deux cent mille mendi- ants. La pliilosophie alors s'inquiete ; les gazettes en parlent ; on imprime livres et brochures sur ce qu'un million d'horames est en peine de subsister; et un simple avocat, Linguet, propose cinquante louis 3,0 de sa bourse a donner en prix au meilleur ouvrage LE PEUPLU AVANT LA REVOLUTION 73 toucliant la suppression der la mendicite. Inutiles efforts ! La ou le travail est iin privilege, on n'em- pechera pas la niisere de pulluler. La commandite du geolier ne retiendra pas, non plus, les mendiants : ils aiment mieux trainer leurs guenilles en liberte et au 5 soleil, promener leurs ulceres d'un bout de la France a I'autre, voler-ou mendier le jour, coucher la nuit dans des granges oii les admettra I'hospitalite de la peur, vaquer enfin par les cliemins et les campagnes, tantot gemissants tantot grondants, jusqu'a ce qu'ar- 10 rives a quelque grand centre de population, ils y trou- verent la mendicite organised en corps, des ordres, des chefs, des troubles, des revolutions ! De toutes les iniquites du regime feodal, il n'en etait pas peut-etre de plus odieuse que la corvee, 15 surtout de plus blessante par ses formes. A certains jours de I'annee, on yoyait les officiers royaux par- courir les campagnes, arraclier de pauvres paysans a leurs families, a leurs travaux necessaires, et chasser devant eux ce troupeau d'hommes, pour leur faire 20 construire les chemins publics, a trois ou qiiatre lieues des cliaumieres. L'esclave, s'il est traite comme le betail, est du moins nourri par le maitre ; mais les corvoyeurs n'avaient pour subsister pendant leur travail que le 25 pain mendie aux heures de repos. Leur maitre, c'etait un chef inconnu, inhumain, qui leur comman- , dait durement sans les payer. Qu'on se represente quellp indignation dut peu a peu s'amasser dans les ames que n'avait point com-. 30 74 LOUIS BLANC pletement abruties la mi sere, alors qu'un paysan pouvait se dire : " Ma vie, c'est moii salaire, et I'on me condamne a travailler sans salaire. Ma famille compte sur mon labeur, et I'on m'enleve mes jour- 5 nees pour me contraindre a aplanir les grands che- mins sous la roue des carrosses, sous les pas du marchand ou du pretre ou des cavaliers elegants. J'ignore I'art d'empierrer les routes ; mais on ne tient aucun compte de mon ignorance, et si mon ou- lo vrage est mal fait, on viendra dans quelques mois me redemander mes journees pour le refaire. Je suis liomme, et Ton me traite avec une durete qu'on epargne aux boeufs et aux mulets. Je paye la taille que le clerge et la noblesse ne payent point, et I'on 15 me fait casser les pierres du chemin pour le clerge et la noblesse qui en profitent sans meme m'en savoir gre. On me vend le sel jusqu'a soixante-deux livres le quintal ; on me vole sur le tabac ; on me condamne a loger les gens de guerre ; et lorsque je donne une 20 semaine entiere de mon travail, on ne m'indemnise point ; et si mes bestiaux meurent de fatigue, on ne m'en payera pas la valeur; et si je m'estropie, on me renverra brutalement a la cbarite publique." Venait le moment d'etre soldat, de tirer au sort; 25 et les exemptions accordees aux clercs tonsures, aux collecteurs, aux maitres d'ecole, aux fils aines d'avo- cat ou de conseiller du roi ou de fermier, aux gens de Paris, aux valets des gentilsliommes, ne faisaient qu'augmenter pour le pauvre paysan la part des 30 chances fatales. Et comme rien, d'ailleurs, ne rele- LE PEUPLE AVANT LA EEVOLUTIOK 75 vait a ses yeux une condition qu'on semblait fletrir, le nonij le seul nom de milicien etait devenu, dans ce vaillant pays de France^ un sujet d'horreur. Quand sonnait I'lieure du tirage, beaucoup s'enfuyaient dans les bois, et, souvent, irrites d'une desertion qui en 5 diminuant le nonibre augmentait le risque, les autres s'elangaient sur la trace des fuyards. C'etaient alors des luttes furieuses. On se battait a coups de fusil, a coups de hache ; les travaux des champs etaient suspendus ; les paroisses prenant parti pour leurs 10 homines contre ceux des paroisses voisines, le desor- dre devenant general, le sang coulait, la terreur gagnait toute la contree. A I'habitant des pays de montagne, surtout, le service militaire etait odieux, car les pays de montagne forment une patrie acci- 15 dentee, pittoresque, dont I'image, facilement sculptee dans le' souvenir, s'at:tache au coeur et ne le quitte plus. Mais on n'aurait qu'une idee bien imparfaite des douleurs du peuple, si on ignorait ce qu' etaient alors 20 les impots. Quel tableau eut presente la France du XVIII^ siecle au voyageur qui I'aurait parcourue pour en etudier les lois fiscales ! II aurait vu ce beau roy- aume coupe en tons sens, divise, traverse par douze 25 cents lieues de barrieres interieures ; la guerre orga- nisee sur cette longue ligne de frontieres artificielles ; tons les passages gardes par cinquante mille hommes, dont vingt-trois mille soldats sans uniforme, mais armes pour contenir ou poursuivre la contrebande : 30 76 LOUIS BLAKC il aurait vu la France composee de provinces presquc etrangeres I'une a I'antre, differentes par les lois et les moeurs, separees entre elles par des douanes, dis- tinguees par des privileges. Si toiites ces provinces 5 payent des impots au souverain, si partout c'est le peuple qui en snpporte le fardeau presque entier, il n'en regne pas moins dans cette commune injustice une effroyable confusion, au sein de laquelle vivent et manoeuvrent a I'aise les tyrannies. 10 Trop souvent, clioisis parmi des gens de cour ignorants des choses rurales, et mus par la seule impatience de briller ou de parvenir, les intendants etaient les fleaux de leurs provinces. "Les liommes y vivent comme des troupeaux dont le loup ravit 15 tantot I'un tantot I'autre ; le maitre qui est le pasteur universel est trop eloigne, et la garde etrangere a laquelle ils sont confies est souvent celle qui les devore." Combien de mauvais intendants pour un Turgot ! II y en avait qui, possedes par le gout du 20 faste, se batissaient des hotels splendides, boule- versaient le clief-lieu pour aligner des avenues, et ruinaient les campagnes pour embellir leur propre residence ; d'autres voulant plaire au ministre calom- niaient aupres de lui leur generalite; ils la repre- 25 sentaient comme feconde en ressources et capable de subvenir a tons les surcroits d'impots qu'on voudrait y lever. lis savaient qu'un tel langage est toujours ecoute avec favenr. En dehors du conseil, personne dans le royaume 30 ne connaissait le chiffre total de I'impot direct. Le LE PEUPLE AVANT LA REVOLUTION 77 despotisme s'enveloppait ici d'un mystere impene- trablCj le gouvernement ayant alors pour maxime que le peuple supporte aisement son malheur pourvu qu'on ait Vart cle le lui cacher. Chaque province ignorait le sort des autres et n'etait informee du sien qu'apres 5 la decision irrevocable du ministere. Pas d'appel, pas de recours vraiment possible contre une volonte qui avait su rendre illusoire tout controle. Qui- conque osait reclamer, ne risquait pas moins que sa mine. Eien en France n'etait au-dessus de la volonte 10 du roi, si ce n'est pourtant cette autorite souveraine de la raison, a laquelle semblait rendre hommage le droit des humbles remontrances. Le bon plaisir n'avait de contre-poids que dans la conscience hu- maine; le seul correctif de I'arbitraire, c'etait le 15 gemissement des peuples, ou leur plus redoutable protestation, qui est le_ silence. L'economiste anglais, Adam Smith, visita la Prance en 1765, il vit nos grands esprits d'alors, il etudia nos finances, et lorsque rentre dans son pays il y composa 20 son faraeux livre sur la Ricliesse des nations, il ecrivit ^'Les lois les plus sanguinaires existent dans les pays ou le revenu est en ferme." Ces paroles s'appliquaient justement a la Prance, ou des liuit branches principales du revenu de la couronne, cinq etaient affermees. 25 Pour les traitants, la Prance etait un pays conquis ; non contents de pressurer les peuples avec une aprete impitoyable, ils les irritaient encore par I'etalage insolent de leur subite fortune. Prisons, galeres, potences et tribunaux feroces leur etaient accordes 30 78 LOUIS BLANC pour menacer la fraude, pour la punir. Leur avidite n'etait reprimee que la ou il ne restait plus rien a prendre, et ce n'est pas sans fremir qu'on lit dans un arret du conseil du roi, rendu le 13 juillet 1700 : " II 5 y a beaucoup de gens en Bourgogne qui ne consom- ment aucun sel. ... La pauvrete ou ils sont actuelle- ment de n'avoir pas de quoi aclieter ni du ble ni de I'orge, mais de I'avoine pour vivre, les oblige de se nourrir d'herbe et meme de perir de faim." lo La detresse de I'habitant de la campagne etait si profonde, que depuis Yauban jusqu'a Turgot, depuis Saint-Simon jusqu'a Necker, tous ceux qui ouvrent les yeux pour voir aperqoivent partout tableaux sinistres, misere effroyable et sans nom. Et cette 15 revelation des maux du peuple, elle est d'autant moins suspecte qu'elle emane des grands eux-memes. Ce sont des dues, des marechaux de France, des mi- nistres d'Etat, des millionnaires, qui ont trace le tableau des douleurs du pauvre, qui nous ont laisse 20 I'accablante enumeration de ses souff ranees. En parlant d'une seule branche d'impots, les droits de . traite, Necker disait : " La legislation en est tellement embrouillee qu'a peine un ou deux hommes par gene- ration viennent-ils a bout d'en posseder completement 25 la science." Ces simples paroles font comprendre ce qu'etait en France le dedale des impositions, et pour- V-a quoi I'historien doit se borner a faire connaitre celles qui prouvent le mieux la necessite de la Revolution. Qui le croirait ?. cette nation frangaise si celebre 30 dans le monde par sa generosite et par son esprit, elle LE PEUPLE AY ANT LA REVOLUTION 79 etait regie, en . matiere d'impots, par deux principes egalement odieux : I'lm etait passe dans la loi sous cette forme : le peuple est taillahle et corveable ^ merci; I'autre s'etait introduit dans les moeurs pour y consa- crer que I'impot etait un signe de roture, un deshon- 5 neur. Sous pretexte de sauver leur dignite, les nobles et le clerge se dispensaient de payer la taille, leur egoisme prenant les apparences et les proportions de I'orgueil. Le peuple n'en etait ainsi que plus mal- heureux, puisqu'on le meprisait d'autant plus qu'il 10 contribuait davantage. II avait tout a la fois la charge et la honte. La noblesse, il est vrai, contribuait de son sang, et vouee au service militaire, elle se disait exempte de la taille ; mais depuis que Charles VII avait rendu 15 la taille perpetuelle pour subvenir a la solde d^ine armee devenue pernianente, les nobles avaient fini par servir I'Etat dans des troupes enregimentees, soudoy- ees, et en recevant du roi de France le salaire de leur bravoure, ils avaient perdu tout droit au privilege. 20 Les bourgeois d'ailleurs et les paysans avaient paru, eux aussi, sur les champs de bataille ; ils avaient fourni jadis la milice des francs-archers ; sous Riche- lieu, sous Louis XIY, le peuple avait dispute a la noblesse le monopole des armes ; il avait su mourir 25 sans peur et meme sans renommee. Et neanmoins on laissait peser sur lui tout le fardeau des tallies ! Que si le paysan ne paye point au terme expire, aussitot les frais commencent, la contrainte se met en marche ; on voit le collecteur courir la campagne 30 80 LOUIS BLANC pour enlever de dessus les buissons les hardes qui sechent au vent; et le linge ne suffisant point, on entre dans la maison du taillable, on prend son lit, on prend ses meubles, on demonte ses portes. on en- 5 leve jusqu'au toit s'il est en tuile. "II est meme assez ordinaire, dit le marechal de Yauban, de pous- ser les executions jusqu'a dependre les portes des maisonS; apres avoir vendu ce qui etait dedans, et on en a vu demolir pour en tirer les poutres, les so- 10 lives et les planches qui ont ete vendues cinq -ou "six fois moins qu'elles ne valaient en deductippi de la taille." Ce n'est pas tout : il y avait une condition pire encore que celle du taillable ; c'etait celle du collec- 15 teur des tallies. Elle etait si redoutee qu'il fallut rendre la collecte obligatoire pour chaque habitant a son tour. Honnete ou passionne, le collecteur se trouvait tou jours dans une cruelle situation, n'ayant d'autre regie pour la repartition que I'idee vague 20 qu'il s'etait formee de la fortune de chacun. Eespon- sable de tout le mandement de la paroisse, il grossis- sait pour plus de siirete les cotes des bons payeurs au profit des negligents ; comptable des erreurs qu'il pouvait commettre, a chaque pas il tremblait de ren- 25 contrer un de ces privilegies innombrables qui, en achetant un office quelconque, avait achete I'exemp- tion de la taille, et malheur a lui, s'il taxait ce pri- vilegie inconnu, car il etait alors condamne en son * propre et prive nom. 30 Du reste, en depit de sa conscience, le collecteur LE PEUPLE AVANT LA REVOLUTION 81 etait homme apres tout, et la collecte etait une belle occasion d'exercer une secrete vengeance, de favoriser ses amis, de menager les grands ; de sorte qu'il se corrompait ainsi en s'attirant la haine, car le collec- teur etait maudit presque autant que la taille, cliaque 5 habitant venait a son tour assumer sur ^ tete les maledictions de ses voisins. Un temps viendra ou I'humanite, decouvrant les lois barmonieuses du travail et de la repartition des richesses, saura, procurer a chacun de ses membres la to facilite de Texistence et les douceurs de la vie. Les hommes'de cet avenir ne voudront pas croire qu'il fut une epoque toute resplendissante de lumieres et contemporaine des plus beaux genies, ou la majorite des Franqais etait en peine de vivrej ou les plus 15 fortes contributions etaient levees sur les aliments de la necessite premiere ; ou le pain, le sel, la viande, le vin etaient bors de prix ; ou le sel payait a lui seul un impot de cinquante-quatre millions ; ou la population du royaume etait de temps a autre dimi- 20 nuee par la faim ; ou des medecins envoyes a Montar- gis pour y observer une epidemic, reconnurent que toute la contree etait malade d'inanition, et la gue- rirent en distribuant du bouillon, du riz et du pain. Les rayons du soleil, en se combinant avec I'eau de 25 la mer, produisent le sel : c'est ce produit si neces- saire a la nourriture de I'homme et des animaux que le roi de France avait seul le droit de vendre douze fois sa valeur. Faut-il s'etonner si la contrebande etait alors, pour tant de milliers d'liommes, I'unique 30 /: 82 LOUIS BLANC ressource de leur miserej la seule occupation cle lenr courage ? Ce ii'etaient dans les bois que faux sau- niers s'exposant aux galeres et meme a la mort pour vendre du sel a un meilleur prix que le roi ; partout 5 des perquisitions insultantes ; la maison du citoyen ouverte a toute heure aux reclierclies de commis bru- taux et meprises ; plus de onze mille arrestations d'hommes, de femmes et d'enfants ; les prisons moins grandes que le nombre des prisonniers, et sujettes, lo par I'entassement des victimes, a I'invasion de mala- dies contagieuses ; des tribunaux enfin, oil des juges, payes par la ferme, prononcaient sur la deposition des commis qui avaient partage la capture, et n'en- voyaient pas moins de cinq cents liommes aux galeres 15 chaque annee. Que de calamites dans un seul impot ! Pourquoi cette guerre, pourquoi cette double armee de contre- bandiers et de commis ? Parce qu'il y avait des provinces, comme la Bretagne, ou le sel ne payait 20 aucun impot, et d'autres oil il en payait d'enormes. Dans 1- Artois, par exemple, le sel ne valait que quatre livres ou meme quarante sous le quintal, tandis qu'il valait a Amiens soixante-deux livres, parce que Amiens etait un pays de grande gabelle, et 1' Artois /^ 25 une province francbe. La meme quantite de sel, qui coutait huit livres dans la basse Auvergne, pays re- dime, coutait trente-quatre livres dans la haute Au- vergne, sujet a la petite gabelle. fitrange royaume oil I'iniquite se compliquait d'un si grand desordre, 30 oil Tegalite n'existait meme pas dans Foppression ! LE PEUPLE AVANT LA REVOLUTION 83 Et quelle prime offerte a I'audace du contrebandier, que ces monstrueuses differences entre les prix ! quelle fascination que I'esperance d'un gain si rapide ! Aussij la gabelle etait toujours presente a Pesprit du peuple. Dans les pays exempts, il aspirait a realiser 5 un benefice sur le transport clandestin du sel; dans les pays de gabelle, il ne songeait qu'a se procurer du sel de contrebande et a se decbarger d'un impot ecrasant. Chaque jour les enfants entendaient leurs families se plaindre des rigueurs de la gabelle, mau- 10 dire la loi, les greniers, les commis ; et la premiere pensee de I'enfant des campagnes, des qu'il pouvait courir les chemins, etait de s'exercer a cette contre- bande qui lui offrait, avec I'appat du gain, I'attrait du peril. 15 Quand il ifrappe sur la consommation, I'impot laisse du moins au consommateur la faculte d'y echapper par une privation plus ou moins dure. II en etait autrement pour I'impot du sel. Ici, la privation etait - condamnee, I'economie impossible. L'ordonnance 20 ayant rendu la consommation du sel obligatoire, chaque personne, au-dessus de sept ans, devait ache- ter au grenier du roi, sept livres de sel, sous le nom barbare de sel du devoir; encore ne pouvait-elle I'em- ployer aux grosses salaisons, car les sept livres etaient 25 seulement pour pot et sali^re. Mais, par une des con- tradictions inoui'es qui eclataient dans ce beau sys- teme, tandis que I'habitant des pays de gabelle etait force de consommer plus de sel qu'il n'en voulait, I'habitant des pays redimes ne pouvait obtenir le sel 30 84 LOUIS BLANC qu'il demandait en sus de la taxe. . A I'un on inter- disait la demande, a I'autre le refus. A ces lois de la gabelle, il y avait pourtant des exceptions. £tait-ce pour les pauvres ? non ; mais 5 pour les grands seigneurs, les membres des parle- ments, les gens de cour. Le roi faisait a ses favoris des distributions gratuites de sel qu'on appelait des francs-sales. Et par un raffinement de bassesse, les dignitaires qui recevaient cette aunione, affectaient lo de s'en glorifier. De meme qu'on avait attache a la taille une idee de fletri^sure, on attachait au franc- sale une idee d'honneur. II est vrai qu'a la sortie de pareilles distributions, le courtisan pouvait rencon- trer une malbeureuse famille . defendant contre les 15 buissiers quelques gerbes de ble glanees par les en- fants. Et a I'etranger qui aurait demande la cause de tant de rigueur, on pouvait repondre ; cette famille etant trop pauvre pour saler ses aliments, on a de- cerne une contrainte a raison de la quantite de sel 20 qu'elle devrait consommer et qu'elle ne consomme point ! II semble que les financiers avaient voulu faire expier a notre pays les faveurs que lui a prodiguees la nature. La France, dont le climat tempere produit 25 le meilleur sel du monde, etait aux siecles derniers, le pays ou le sel coutait le plus cber. Partout les bienfaits du ciel, pris a rebours, tournaient au preju- dice du royaume. Ainsi, les bords de la mer ne sont guere propres qu'au paturage, et I'on defendait aux 30 bestiaux d'en approcber, de peur qu'on ne leur fit LE PEUPLE AVANT LA REVOLUTION 85 boire gratuitement Feau salee du rivage. Le sel est salutaire aux animaux comme a I'homme, il rend le Liit des vaches plus abondant, la laine des moutons plus fine : mais son extreme cherte forcait les paysans a priver leur betail de cette nourriture, et les terres 5 huinides d'un ejigims qui leur est excellent. II est en Provence des cantons on la nature forme le sel d'elle-meme : la ferme y envoy ait cliaque an nee des gardes qu'on appelait la bande noire, qui veillait jus- qu'a ce que les pluies eussent fait fond-re- et emporte 10 cette ricliesse naturelle. Enfin, la France est le pays de I'univers qui pro- duit les vins les plus varies, les meilleurs, et cepen- dant I'impot des' aides etait si intolerable, surtout depuis les ordonnances de Louis XIV, que les vigne- 15 rons, decourages et endettes, arrachaient les vignes et reduisaient les trois quarts du royaume a ne boire que de I'eau. Ici encore, il est impossible de depouiller entiere- ment aux yeux du lecteur la tenebreuse legislation 20 des aides. C'est comme une vaste machine dont les rouages innombrables se croisent dans une obscurite favorable a I'oppression. Les financiers eux-memes ne la connaissaient que bien imparfaitement, mais la fantaisie rapace des agents de la ferme etait l.a 25 qui suppleait a I'insuffisance de leur savoir. Et, ■ comme pour aj outer encore a cette obscurite, la ferme avait invente une langue barbare, dont le sens n' etait comprehensible qu'au moment 011 elle se traduisait en v exactions cruelles. .30 86 LOUIS BLAKC Avant d'arriver an consommateur, le vin avait sup- porte une telle quantite de droitS; qu'il etait d'un prix exorbitant pour le peuple, sans avoir -indemnise le vigneron de sa culture et de ses avances.- Augmen- 5 tes, modifies^ doubles, accumules sous divers regnes, supprimes quelquefois, toujours retablis, les droits d' aides en ce qui touctie le vin, la biere et les liqueurs seulement, presentent Line nomenclature effrayante. La denree^e pouvait fiaire.un mouvement sans en ,10 acheter'la permission, sans la' payer. . A I'entree et a la sortie des villes, a I'entree de certaines provinces, sur les chemins, sur les ponts, dans les auberges, dans les cabarets, partout et a cliaque pas, la piece de vin rencontrait des commis charges de lever des droits de 15 toute espece. Mais pourquoi faut-il que dans le r^cit des mal- beurs passes nous retrouvions si souvent I'liistoire des calamites presentes? Quelle est done la secrete puissance qui donne a I'injustice une duree si longue, 20 et par quelle force invisible se maintiennent done les maux les plus execres ? Apres tant de batailles li- vrees par nos peres dans le champ de la pensee et sur la terre qu'ils ont trempee de leur sang, pourquoi faut- il que le pauvre soit toujours attele seul au chariot, 25 toujours accable du meme faix, frappe des meme coups ; qu'enfin, sous des noms qui varient sans cesse, 1' antique oppression ne change point ? Le cote moral de I'impot des aides en etait le plus triste. II entretenait dans les coeurs la haine de 30 PEtat et le desir constant de le frauder. C'etait, LE PEUPLE AVANT LA REVOLUTION 87 tout le long des barrieres interieures du royaume, une dispute eternelle. Des deux cent cinquante mille homines charges de lever tous les divers genres d'im- pots, vingt-sept mille etaient occupes a tourmenter les citoyens, a fouiller leurs maisons et leurs caves, a 5 sonder leUrs tonneaux, a compter leurs bouteilles, Et qu« de pieges tendus aux contribuables ! que de four- beries ! Tantot un espion travesti, un faux mendiant vient demander en gemissant un verre de vin^ pour signaler ensuite comme vendeur le citoyen charitable j 10 tantot on decouvre dans la maison d'un honnete homme la denree de contrebande que viennent d'y cacher des gardes dont la parole fait foi. La fraude vient de ceux-la meme qui la doivent reprimer! Tous les pays du monde ont eu I'idee de clore les 15. confins de leur territoire. II etait reserve a la France d'etablir des douanes dans son interieur, de rendre des provinces etrangeres I'une a I'autre, de les tenir dans un etat d'hostilite reciproque, d'elever, pour ainsi dire, des Pj^renees en plein royaume. Chose 20 etran-ge ! on avait deploye, pour entraver la circula- tion du commerce, plus de genie qu'il n'en fallait pour le rendre facile. Que des hommes graves eussent em- ploye leur vie a ranger par ordre alphabetique, dans des volumes in-folio, toutes les marchandises du globe, 25 depuis I'aloes jusqu'a la veronique, depuis I'albatre jusqu'au zinc, et a rechercher avec patience . quel droit devait frapper le mouvement de ces matieres, on pent deja s'etonner et sourire ; mais comment concevoir qu'au sein meme du pays, entre Francais, 30 88 ' LOUIS BLANC I'echange des clenrees et leur transport se trouvat herisse d'obstacles sans nombre, quand on songe que le souverain croyait par la travailler a son profit ? Un seul trait suffit a peindre cette tyrannie insen- 5 see des donanes provinciales. Apres avoir fait trois ou quatre niille lieues, apres avoir ecliappe aux tem- petes et aux pirates, les denrees venues de la Chine ou du Japon ne coutaient en France que trois ou quatre fois ce qu'elles avaient coute au Japon ou en lo Chine ; tandis qu'une mesure de vin, en passant de rOrleanais dans la Normandie, devenait au moins vingt fois plus chere ; de sorte que les douanes pro- vinciales etaient six fois plus terribles pour le com- merce des liqueurs que n'eussent ete les tempetes et 15 les pirates et 1' Ocean presque entier a parcourir. On pent juger combien desastreuse etait, avant la devolu- tion, la situation du peuple. Pour la changer, qu'al- lait-on f aire ? On raconte que le jour ou la chute des corporations 20 fut decidee, il y eut a Paris de singuliers et fougueux transports. Les ouvriers quittaient en foule leurs maitres. On en vit qui couraient par la ville, eper- dus de joie. Quelques-uns se promenerent triom- phalement en carrosse, tandis que, repandus dans les 25 salles de festin, la plupart celebraient par de gais repas 1' emancipation promise et repetaient en choeur ce mot si cher et si doux ; la liberte. lis ne savaient pas qu'il y avait une penible phase a traverser avant d'arriver a I'epuisement de toutes les formes de la 30 servitude ; qu'elle reparaitrait moins dure il est vrai, LE PEUPLE AVANT LA REVOLUTION 89 mais trop dure encore,- apres un demi-siecle de sou- levements et de funerailles ; que sous un autre nom, sous un autre masque, au profit d'un autre genre ^e force, la concurrence ramenerait au sein des societes comme une image de I'egoisme des peuples incivi- 5 lises ; que le proletariat, libre et affame, en viendrait a ecrire sur I'etendard des guerres civiles une devise impossible a oublier desgrmais ; et qu'aux yeux de plusieurs milliers d'liommes en peine de leur lende- main, le laissez-faire serait le laissez-mourir. Ainsi, 10 par I'effet d'une loi qui semble etre celle de toutes les revolutions, les societes ne font divorce avec un mauvais principe, que pour se donner sans prevoy- ance et sans reserve a un principe entierenient op- pose. A la veille de 89, la France etait prete a 15 chercher des garanties : Contre I'intolerancC; dans le scepticisme ; Contre le pouvoir absolu, dans I'anarchie constitu- tionnelle ; Contre le monopole, dans I'isolement. 20 La doctrine de I'individualisme etait, d'ailleurs, la seule qui eut ete suffisamment et completement ela- boree. Mais, on Ta vu, parmi les philosophes, parmi les publicistes, la cause de la fraternite n'avait pas manque tout a fait de defenseurs. C'est pourquoi la 25 Eevolution se composa de deux actes, dont le dernier ne fut qu'une protestation violente, terrible, mais sublime, mais prodigieuse. Et ne Vous etonnez pas si sur la table ou furent rediges les decrets qui faisaient tressaillir la France 30 90 LOUIS BLANC et .bravaient I'Europe en la soulevant, on vous montre un de ces ecrits qu'avait medites le long des sentiers paisibles de sa retraite certain reveur attriste. Car, ce qui caracterisera jusqu'an bout les luttes celebres 5 que nous avons a deer ire, ce sera, nous le verrons, le fanatisme des idees. La multitude irritee passera devant nous, conduite par des penseurs au visage impassible et des tribuns studieux; les plus hardis representants d'une epoque agitee par tant de coleres lo nous apparaitront, au milieu d'une melee tumultu- euse, comme les lieros de I'abstraction ; et telle sera leur energie, puisee dans le seul enthousiasme du cerveau, qu'elle depassera tout ce que fournirent jamais d'inspirations violentes I'ivresse de la gloire, 15 la haine, I'envie, les fureurs de I'esprit de conquete, les emportements de I'amour. Oui, le culte tour a tour vehement et concentre d'un principe, I'intelligence exaltee jusqu'a devenir la plus orageuse des passions, voila par on eclate I'ori- 20 ginalite de la Revolution francaise. II fallait done cliercher de quels travaux continues d'age en age elle etait la suite et comme, I'explosion. Mais quoi! meme quand c'est la souverainete de I'idee pure qui se debat, du sang, tou jours du sang ! 25 Quelle est done cette loi qui, a tout grand progres, donne pour condition quelque grand desastre ? Sem- blables a la cbarrue, les revolutions ne fecondent le sol qu'en le dechirant; ]30urquoi ? D'ou vient que la duree n'est que la destruction qui se prolonge et 30 se renouvelle ? D'oii vient a la mort ce pouvoir de LE PEUPLE AVANT LA REVOLUTION 91 faire germer la vie ? Lorsque, clans uiie societe qui s'ecroule, des milliers d'individus perissent ecrases sous les decombres, qu'importe, disons-nous ? I'espece chemine. Mais est-il juste que des races entieres soient tourinentees et aneanties^ afin qu'un jour, plus 5 tard, dans un temps indetermine, des races differentes viennent jouir des travaux accomplis et des maux soufferts ? Cette immense et arbitraire immolation des etres d'liier a ceux d'aujourd'hui, et de ceux d'aujourd'hui a ceux de demain, n'est-elle pas de 10 nature a soulever la conscience j usque dans ses plus intimes profondeurs ? Et a ceux qui tombent egorges devant I'autel du progres, le x^rogres peut-il paraitre ' autre chose qu'une idole sinistre, qu'une execrable et fausse divinite ? 15 Ce seraient la, on en doit convenir, des questions terribles, si, pour les resoudre, on n'avait ces deux croyances ; solidarite des races, immortalite du genre humain. Car, quand on admet que tout se transforme et que rien n'est detruit ; quand on croit a I'impuis- 20 sance de la mort 5 quand on se persuade que les gene- rations successives sont des modes varies d'une meme vie universelle qui, en s'ameliorant, se continue ; quand on adopte, enfin, cette admirable definition echappee au genie de Pascal : " L'humanite est un 25 liomme qui vit toujours et qui apprend sans cesse," alors le spectacle de tant de catastrophes accumulees perd ce qu'il avait d'accablant pour la conscience ; on ne doute plus de la sagesse des lois generales, de I'eternelle justice ; et, sans palir, sans flechir, on suit 30 92 LOUIS BLANC les periodes de cette longue et douloureuse gestation de la verite, qu'on nomme I'histoire. Seul, le bien est absolu; seul, il est necessaire. Le mal dans le monde ! c'est un immense accident. 5 Et voila pourquoi son role est d'etre incessament vain en. Or, tandis qne les victoires du bien sont definitives, les defaites du mal sont irrevocables ; I'imprimerie restera; et I'on ne retablira pas la tor- ture, on ne rallumera pas les buchers de I'inqnisition. lo Que dis-je ? II devient manifesto, par la marclie des Glioses et la tendance commune aux graves esprits, que le progres ne s'accomplira plus desormais a des conditions violentes. Deja, dans les relations de peuple a peuple, I'industrie est venue montrer que, 15 pour la propagation des idees, on pent se passer de la guerre ; et, dans les relations civiles, la raison prouve de mieux en mieux que I'ordre pent se passer du bourreau. Les religions ont cesse de faire des mar- tyrs ; il faudra bien que la politique, a son tour, cesse 20 de faire des victimes. JULES MICHELET. ,^ Peise de la Bastille. Le temps a marche. Quatre annees se sont ecoulees depuis la delivrance de Latude. La revolution est faite dans la haute region des esprits ; elle est en train de s'accomplir dans I'ame du ppuple. Nous sommes en 89. Grande scene, etrange, etonnante, 5 de voir toute une nation qui, d'une fois, passe idu neant a I'etre, qui, jusque-la silencieuse, prend tout d'un coup une voix, montre un instinct tres stir. II y a paru aux elections, a la rapidite, a la certi- 10 tude avec laquelle des masses d'hommes inexperi- mentes out fait ce premier pas politique. H y a paru a I'uniformite des cahiers ou ils ont consigne leurs plaintes. Cette union des classes diverses, cette grande appa- 15 rition du peuple dans sa formidable unite, etait I'ef- froi de la cour. Maladroitement, elle touclie a ceux qu'il a elus. Le 23 juin, le roi, mal conseille par la cour, devant I'Assemblee — qui ne demandait qu'a agir d' accord 20 avec lui, — fit cette declaration inopportune : " Si vous m'abandonnez dans une si belle entreprise, seul je ferai le bien de mes peuples, seul je me coDsidererai 93 94 JULES MICHELET comme leiir veritable representant. Je vous ordon7ie, messieurs, de vous separer tout de suiteJ^ La cour avait imagine un autre moyen de r envoy er les Communes, moyen brutal employe jadis avec suc- 5 ces dans les Etats generaux, de faire simplement demeubler la salle, demolir 1' amphitheatre, I'estrade du Koi. Des ouvriers entrent en effet ; mais, sur un mot du president, ils s'arretent, deposent leurs outils, contemplent avec admiration la majeste calme de 10 I'Assemblee, deviennent des auditeurs attentifs et respectueux. Contre cette violation, I'Assemblee reclama faible- ment, mollement. Paris ne mollit pas de meme. 15 II ne se resigna pas a voir ses deputes chasses, errants, sans feu ni lieu, ou bientot prisonniers au milieu des troupes, et le public exclu de leurs seances. Le 24, la fermentation fut terrible. Elle eclata le 25 de trois manieres a la fois, par les 20 electeurs, par la foule, par les soldats. Le siege de la Revolution se place a Paris. Les electeurs s'etaient promis, apres les elections, de se reunir encore pour completer leurs instructions aux deputes qu'ils avaient elus. Quoique le minis- 25 tere leur en refusat la permission, le coup d'Etat du 23 les fit passer outre ; ils firent aussi leur coup d'Etat, et d'eux-memes se reunirent, le 25, rue Dau~ pliine. Une miserable salle de traiteur, occupee a ce moment meme par une noce qui fit place, recut 30 d'abord I'assemblee des electeurs de Paris. La, Paris, PRISE DE LA BASTILLE 95 par leur organe, prit Tengagement de soutenir I'As- semblee nationale. L'un d'eux, Thuriot, leur con- seilla d'aller a I'Hotel de Ville, a la grande salle Saint-Jean, qu'on n'osa leur refuser. Le jour meme de la premiere assemblee des elec- 5 teurs, comme si le cri : Aux armes ! etit retenti^!S,ns les casernes, les soldats des gardes frangaises, retenus depuis plusieurs jours, forcerent la consigne, se pro- menerent dans Paris et vinrent fraterniser avec le peuple au Palais-Royal. 10 L'acte du 23, dans lequel le roi declarait de la ' maniere la plus forte quHl ne changerait jamais Vin- stitution de Varmee, c'est-a-dire que la noblesse aurait toujours tons les grades, que le roturier ne pourrait monter, que le soldat mourrait soldat, cette declara- 15 tion insensee dut acliever ce que la contagion revolu- tionnaire avait commence. La cour indignee, fremissante, mais encore plus effrayee, se decida, le 26 au soir, a accorder la reunion des ordres. 20 Elle eut lieu le lendemain 27. La joie fut exces- sive dans Versailles, insensee et folic. Le peuple fit des feux de joie ; il cria : Vive la Peine ! II fallut qu'elle vint au balcon. La foule lui demanda alors qu'elle lui montrat le Dauphin, en signe de reconci- 25 Ration complete et de raccommodement. Elle y con- sentit encore, reparut avec son enfant. Et pendant ce temps elle appelait les troupes. Mais pouvait-on bien dire qu'il y eut reunion? C'etaient toujours des ennemis qui maintenant etaient 30 96 JULES MICHELET ' dans line meme salle, se voyaient, se coudoya ient. Le clerge avait fait expressement ses reserves. Les protestations des nobles arrivaient une a une, comme autant de defis, et remplissaient des seances ; ceux 5 qui venaient ne daignaient pas s'asseoir, ils erraient, se tenaient debout comme simples spectateurs. Ni la coiir^ ni Paris ne vonlaient de compromis. Tout tournait a la violence ouverte. Les militaires de cour etaient impatients d'agir. lis ne connais- 10 saient que le soldat, que les forces brutes ; pleins de mepris pour le bourgeois, ils etaient bien convaincus qu'a la seul vue d'un uniforme, le peuple fuirait. Ils ne crurent pas necessaire d'envoyer des troupes h Paris ; seulement, ils I'environnerent de regiments 15 etrangers, ne s'inquietant pas d'augmenter par la I'irritation populaire. Tons ces soldats allemands presentaient I'aspect d'une invasion autrichienne ou Suisse; les noms barbares de. leurs regiments eifa- roucbaient les oreilles. 20 La Bastille, assez defendue de ses epaisses mu- railles, venait de recevoir un renfort de Suisses. Elle avait des munitions, une monstrueuse masse de pou- dre, a faire sauter toute la ville. Les canons, en batterie sur les tours depuis le 30 juin, regardaient 25 Paris de travers, et, tout charges, passaient leur gueule mehaqante entre les creneaux. Du 23 jiiin au 12 juillet, de la menace du Eoi a I'explosion du peuple, il y eut une halte etrange. C'etait, dit un observateur, c'etait un temps orageux, 30 lourd, sombre, comme un songe agite et penible, plein PRISE DE LA BASTILLE 97 d'illusions, de trouble. Fausses alarmes, fausses nou- velles; fables, inventions de toutes sortes. On savait, on ne savait pas. On voulait tout expliquer, tout deviner. On voyait des causes profondes meme aux choses indifferentes. Des mouvements commenqaient 5 sans auteur et sans pro jet, d'eux-meme, d'un fonds general de defiance, de sourde colere. Le pave brti- lait, le sol etait comme mine, vous entendiez dessous deja gronder le volcan. Le dimanche, 12 juillet, au matin jusqu'a liix 10 heures, personne encore a Paris ne savait que la veille au soir le roi avait congedie son ministre ISTecker. Le premier qui en parla au Palais-Eoyal fut traite d'aristocrate, menace. Mais la nouvelle se confirme, elle circule, la fureur aussi. ... A ce mo- 15 ment, il etait midi, le canon du Palais-E-oyal vint a tonner. "On ne pent rendre, dit VAmi du roi, le sombre sentiment de terreur dont ce bruit penetra les ^mes." Un jeune homme, Camille Desmoulins, sort du cafe de Poy, saute sur une table, lire I'epee, 20 montre un pistolet : " Aux armes ! les Allemands du Champ -de -Mars entreront ce soir dans Paris pour egorger les habitants ! Arborons une cocarde ! " II arrache une f euille d'arbre et la met a son chapeau : tout le monde en fait autant; les arbres sont de- 25 pouilles. " Point de theatres ! point de danse ! c'est un jour " de deuil ! " On va prendre au cabinet des figures de cire le buste de N'ecker; d'autres, toujours la pour profiter des circonstances, y joignent celui d'Orleans. 30 98 JULES MICHELET On les porte converts de crepes a travers Paris ; le cortege, arme de batons, d'epees, de pistolets, de haches, snit d'abord la rue Eichelien, puis, en tour- nant le boulevard, les rues Saint-Martin, Saint-Denis, 5 Saint-Honore, vient a la place Vendome. La, devant les hotels des fermiers generaux, un detacliement de dragons attendait le peuple ; il f ondit sur lui, le dis- persa, lui brisa son Necker ; un garde fran^aise sans armes resta ferme, et fut tue. 10 La cour, si pres de Paris, ne pouvait rien ignorer. Elle resta immobile, n' envoy a ni ordre, ni troupe. EUe attendait apparemment que le trouble, augmen- tant, devenant revolte et guerre, lui donnat un pre- texte specieux pour dissoudre I'Asseniblee. 15 Vers I'apres-midi, voyant monter le fiot du peuple, le commandant Besenval mit ses Suisses dans les Cbamps-Elysees avec quatre pieces de canon, et re- unit ses cavaliers sur la place Louis XY. Avant le soir, avant I'heure oii Ton rent re le dimanche, la foule 20 revenait par les Champs-Elysees, remplissait les Tui- leries ; c'etaient generalement des promeneurs inoffen- sifs, des families qui voulaient rentrer de bonne heure, ^^parce qu'il y avait du bruit." Cependant, la vue de ces soldats allemands, en bataille sur place, ne 25 laissait pas d'emouvoir. Des hommes dirent des in- jures, des enfants jeterent des pierres. C'est alors que Besenval, craignant a la fin qu'on ne lui repro- chat a Versailles de n'avoir i-ien fait, donna I'ordre insense, barbare, digne de son etourderie, de pousser 30 ce peuple avec les dragons. lis ne pouvaient se mou- PRISE DE LA BASTILLE 99 voir dans cette masse compacte qu'en ecrasant quel- ques personnes. ] / I y^^ La foule, sortie des Tuileries avec des crir d'e"ffroi et d'indignation, remplit Paris du recit de cette brutalite, de ces Allemands poussant leurs chevaiix 5 centre des femmes et des enfants, des vieillards. . . . Le lundi, 13 juillet, le depute Guillotin, puis deux electeurs, allerent a Versailles^ et supplierent I'As- semblee "de concourir a etablir une garde bour- geoise." lis firent un tableau effrayant de la crise 10 de Paris. L'Assemblee vota deux deputations, I'une au roi, I'autre a la ville. Elle ne tira du roi qu'une seche et ingrate reponse, bien etrange quand le sang coulait : " Qu'il ne pouvait rien changer aux mesures qu'il avait prises, qu'il etait seul juge de leur neces- 15 site, que la presence des deputes a Paris ne pouvait faire aucun bien." ... L'Assemblee insista pour I'eloignement des troupes. On declara la seance permxanente, et elle continua pendant soixante-douze beures. M. Lafayette, qui 20 n'avait pas pen contribue au vigoureux arrete, fut nomme vice-president. Paris etait cependant dans la plus vive anxiete. Le faubourg Saint-Honore croyait de moment en mo- ment voir entrer les troupes. II n' etait pas dispose 25 a recevoir paisiblement les Creates et les Pandours. Le peuple criait toujours : Des armes ! A quoi les electeurs repondaient : Si la ville en a, on ne pent les obtenir que par le prevot des marchands, Ples- selles. — Eh bien, enyoyez-le chercher! . 30 100 JULES MICHELET Flesselles alia a I'Hotel de Ville, fut applaud! dans la Greve, dit paternellement : " Vous serez contents, mes amis, je suis votre pere." II declara dans la salle qu'il ne voulait presider que par election du 5 peuple. La-dessus, nouveanx transports. L'affaire des subsistances pressait autant que celle des armes. Le lieutenant de police, mande par les electeurs, dit que les arrivages ne le regardaient en rien. La ville dut aviser a se nourrir comme elle 10 pourrait. Tons ses abords etaient occupes par les troupes; il fallait que les fermiers, les marchands qui apportaient les denrees, se basardassent a tra- verser des postes et des camps d'etrangers, qui ne parlaient qu'allemand. En supposant qu'ils y arri- 15 vassent, ils trouvaient mille difl6.cultes pour repasser les barrieres. Paris devait mourir de faim ou vaincre, et vaincre en un jour. Comment esperer ce miracle ? II avait I'ennemi dans la ville meme, a la Bastille et a I'Ecole 20 militaire, I'ennemi a toutes les barrieres ; les gardes francaises, sauf un petit nombre, restaient dans leurs casernes, ne se decidaient pas encore. Que le miracle se fit par les Parisiens tout seuls, c'etait presque ridi- cule a dire. lis passaient pour une population douce, 25 amollie, bonne enfant. Que ce peuple devint tout a coup une armee aguerrie, rien n'etait moins vraisem- blable. La situation etait terrible, denuee, de peu d'espoir, a voir le materiel. Mais le coeur etait immense, 30 chacun le sentait grandir d'heure en heure dans sa PEISE DE LA BASTILLE 101 poitrine. Tons venaient, a FHotel de Ville, s'offrir ail combat j c'etaient des corporations, des quartiers, qui formaient des legions de volontaires. La com- pagnie de I'arquebuse offrit ses services. L']Scole de chirurgie vint, Boyer en tete; la Basoche voulait 5 passer devant, combattre a I'avant-garde 5 tons ces jeunes gens juraient de mourir jusqu'au dernier. Combattre ? mais avec quoi : sans armes, sans fusils, sans poudre ? L'arsenal, disait-on, etait vide. Le peuple ne se 10 tint pas content. Un invalide et un perruquier firent sentinelle aux environs, et bientot ils virent sortir une grande quantite de poudre qui allait etre embar- quee pour Eouen. lis coururent a I'Hotel de Ville, et obligerent les electeurs de faire apporter ces poudres. 15 Un brave abbe se cbargea de la mission perilleuse de les garder et de les distribuer au peuple. II ne manquait plus que les fusils. Flesselles, ne sachant que dire, s'avise de les en- voyer aux Celestins, aux Chartreux: "Les moines 20 out des armes cachees." Nouveau desappointement ; les Chartreux ouvrent, montrent tout ; la x^erquisition la plus exacte ne donne pas un fusil. Les electeurs autoriserent les districts a fabriquer cinquante mille piques, et elles furent forgees en 25 trente-six heures ; mais ce temps si court etait long pour une telle crise. Tout pouvait etre fini dans la nuit. Le vieux marecbal de Broglie, a qui toutes les forces militaires etaient confiees en ce moment, s'en- 30 102 JULES MICHELET veloppa bien de troupes, tint le roi en surete, mit en defense Versailles, a qui personne ne songeait, et laissa les values fumees de Paris se dissiper d'elles- memes. 5 Versailles, avec un gouvernement organise, un roi, des ministres, un general, une armee, n'etait qu'hesi- tation, doute, incertitude, dans la plus complete anar- chic morale. Paris, bouleverse, delaisse de toute autorite legale, 10 dans un desordre apparent, atteignit, le 14 juillet, ce qui moralement est I'ordre le plus profond, I'unani- mite des esprits. Le 13 juillet, Paris ne songeait qu'a se defendre. Le 14, il attaqua. 15 Le 13 an soir, il j avait encore des doutes, et il n'y en avait plus le matin. Le soir etait plein de trouble, de fureur desordonnee. Le matin fut lumineux et d'une serenite terrible. Une idee se leva sur Paris avec le jour, et tons 20 virent la meme lumiere. Une lumiere dans les es- prits, et dans chaque coeur une voix : Va, et tu pren- dras la Bastille ! Cela etait impossible, insense, etrange a dire. . . . Et tons le crurent neanmoins. Et cela se fit. 25 La Bastille, pour etre une vieille forteresse, n'en etait pas moins imprenable, a moins d'y mettre plu- sieurs jours, et beaucoup d'artillerie. Le peuple n'avait, en- cette crise, ni le temps ni les moyens de faire un siege regulier. L'eut-il fait, la Bastille 30 n' avait pas a craindre, ay ant assez de vivres pour PEISE DE LA BASTILLE 103 attendre un secours si proche, et d'immenses muni- tions de guerre. Ses murs de dix pieds d'epaisseur au sommet des tours, de trente ou quarante a la base, pouvaient rire longtemps des boulets ; et ses batte- ries, a elle, dont le feu plongeait sur Paris, auraient 5 pu en attendant demolirtout le Marais, tout le fau- bourg Saint- Ant oine. Ses tours, percees d'etroites croisees et de meurtriereSj avec doubles et triples grilles, permettaient a la garnison de faire en toute surete un affreux carnage des assaillants. 10 L'attaque de la Bastille ne fut nullement raison- nable. Ce fut un acte de foi. Personne ne proposa, mais tons crurent, et tons agirent. Le long des rues, des quais, des pouts, des boulevards, la foule criait a la foule : A la Bastille ! 15 a la Bastille ! . . . Et dans le tocsin qui sonnait, tons entendaient : A la Bastille ! Personne, je le repete, ne donna I'impulsion. Les parleurs du Palais-Royal passerent le temps a dresser une liste de proscription, a juger a mort la reine, la 20 Polignac, Artois, le prevot Flesselles, d'autres encore. Les noms des vainqueurs de la Bastille n'offrent pas un seul des faiseurs de motions. Le Palais-Eoyal ne fut pas le point de depart, et ce n'est pas non plus au Palais-Royal que les vainqueurs ramenerent les 25 depouilles et les prisonniers. Encore moins les electeurs qui siegeaient a THotel de Ville eurent-ils I'idee de I'attaque. Loin de la, pour I'empeclier, pour prevenir le carnage que la Bastille ponvait faire si aisement, ils allerent jusqu'a 30 104 JULES MICHELET promettre au goiiverneur que, s'il retirait ses canons, on ne I'attaquerait pas. Les electeurs ne trahissaient point, comme ils en furent accuses, mais ils n'avaient pas la foi. 5 Qui I'eut ? Celui qui eut aussi le devouement, la force, pour accomplir sa foi. Qui ? le peuple, tout le monde. Les vieillards, qui ont eu le bonheur et le malheur de voir tout ce qui s'est fait dans ce demi-siecle lo unique ou les siecles semblent entasses, declarent que tout ce qui suivit de grand, de national, sous la Eepu- blique et I'Empire, eut cependant un caractere partiel, non unanime, que le seul 14 juillet fut le jour du peuple entier. Qu'il reste done, ce grand jour, qu'il 15 reste une des fetes eternelles du genre humain, non seulement pour avoir ete le premier de la delivrance, mais pour avoir ete le plus haut de la concorde ! Que se passa-t-il dans cette courte nuit, oii personne ne dormit, pour qu'au matin, tout dissentiment, toute 20 incertitude disparaissant avec I'ombre, ils eussent les memes pensees ? On salt ce qui se fit au Palais-Royal, a I'Hotel de Ville ; mais ce qui se passa au foyer du peuple, c'est la ce qu'il faudrait savoir. 25 La pourtant, on le devine assez par ce qui suivit, la cbacun fit dans son coeur le jugement dernier du passe, cbacun, avant de f rapper, le condamna sans retour. . . . L'histoire revint cette nuit-la, une longue histoire de souffrances, dans I'instinct vengeur du 30 peuple. L'ame des peres qui, tant de siecles souf- PRISE DE LA BASTILLE 105 frirent, moururent en silence, revint dans les fils, et parla. Hommes forts, honimes patients, jusque la si paci- fiques, qui deviez f rapper en ce jour le grand coup de la Providence, la vue de vos families, sans ressource 5 autre que vous, n'amollit pas votre coeur. Loin de la, regardant une fois encore vos enfants endormis, ces enfants dont ce jour allait faire la destinee, votre pensee grandie embrassa les libres generations qui sortiraient de leur berceau, et sentit dans cette jour- 10 nee tout le combat de I'avenir ! , . . L'avenir et le passe faisaient tous deux ni^me re- ponse ; tous deux, ils dirent : Va ! . . . Et ce qui est hors du temps, hors de l'avenir et hors du passe, I'immuable Droit le disait aussi, I'immortel sentiment 15 du Juste donna une assiette d'airain au coeur agite de I'homme, et lui dit : Va paisible, que t'importe ? quoi qu'il t'arrive, mort, vainqueur, je suis avec toi ! Et qu'est-ce que la Bastille faisait a ce peuple ? Les hommes du peuple n'y entrerent presque jamais. 20 . . . Mais la justice lui parlait, et une voix qui plus fortement encore parle au coeur, la voix de I'liumanite et de la misericorde ; cette voix douce qui semble faible et qui renverse les tours, deja depuis dix ans, elle faisait cbanceler la Bastille. 25 II faut dire vrai ; si quelqu'un eut la gloire de la renverser, c'est cette femme intrepide qui si long- temps travailla a la delivrance de Latude contre toutes les puissances du monde. Depuis ce temps, le peuple de la ville et du fau- 30 106 JULES MICHELET boiirg, qui sans cesse^ dans ce lieu si frequente, pas- sait, repassait dans son ombre, ne manquait pas de la maudire. Elle meritait bien cette haine. II y avait bien d'autres prisons^ mais celle-ci, c'etait celle 5 de I'arbitraire capricieux, du despotisme fantasque, de I'inquisition ecclesiastique et bureaucratique. La cour, si peu religieuse en ce siecle, avait fait de la Bastille le domicile des libres esprits, la prison de la pensee. Moins remplie sous Louis XVI, elle avait 10 ete plus dure et non moins in juste ; on rougit pour la France d'etre oblige de dire que le crime d'un des prisonniers etait d'avoir donne un secret utile a notre marine ! on craignit qu'il ne le portat ailleurs. Le monde entier connaissait, liai'ssait la Bastille. 15 Bastille, tyrannic, etaient dans toutes les langues, deux mots synonymes. Toutes les nations, a la nou- velle de sa mine, se crurent delivrees. En Russie, dans cet empire du mystere et du silence, cette Bastille monstrueuse entre I'Europe et 20 I'Asie, la nouvelle arrivait a peine que vous auriez vu des hommes de toutes nations crier, pleurer, sur les places ; ils se j etaient dans les bras Pun de I'autre, en se disant la nouvelle, " Comment ne pas pleurer ! La Bastille est prise.'^^ 25 Le matin meme du grand jour, le peuple n' avait pas d'armes encore. La poudre qu'il avait prise la veille, a i'arsenal, et mise a I'Hotel de Ville, lui fut" lentement distribuee pendant la nuit par trois hommes seulement. La 30 distribution ayant cesse un moment vers deux heures, PEISE DE LA BASTILLE 107 la foule desesperee enfonca les portes du magasin a coups de marteau; chaque coup faisait feu sur les clous. Point de fusils ! il fallait aller les prendre^ les enlever des Invalides. Cela etait tres hasardeux. 5 Les Invalides sont, il est vrai, une maison tout ouverte. Mais le gouverneur Sombreuil, vieux et brave militaire, avait leqa un fort detachement d'ar- tillerie et des canons, sans compter ceux qu'il avait. Pour pen que ces canons servissent, la foule pouvait 10 §tre prise en flanc par les regiments que Besenval avait a I'Ecole militaire, facilement dispersee. Ces regiments etrangers auraient-ils refuse d'agir ? Quoi qu'en disc Besenval, il est permis d'en douter. Ce qui apparait bien mieux, c'est que, laisse sans 15 ordre, il etait lui-meme plein d'hesitation et comme paralyse d'esprit. Le matin meme, a cinq heures, il avait eu une visite etrange. Un homme entre, pale, les yeux enflammes, la parole rapide et courte, le maintien audacieux. ... ' Le vieux fat, qui etait 20 I'officier le plus frivole de Fancien regime, mais brave et froid, regarde I'homme, et le trouve beau ainsi : " Monsieur le baron, dit Fhomme, il f aut qu'on vous avertisse pour eviter la resistance. Les barrieres seront brulees aujourd'hui ; j'en suis sur, et n'y peux 25 rien, vous non plus. N'essayez pas de I'empecher." Besenval n'eut pas peur. Mais il n'avait pas moins rcQu le coup, subi I'effet moral. "Je lui trouvai, dit-il, je ne sais quoi d' eloquent qui me frappa. . . . J'aurais du le faire arreter, et je n'en fis rien." 30 108 JULES MICHELET C'etaient I'ancien regime et la revolution qui venaient de se voir face a face. Et celle-ci laissait 1' autre saisi de stupeur. 11 n'etait pas neuf heures, et deja trente mille 5 hommes etaient devant les Invalides. On voyait en tete le procureur de la ville ; le comite des elec- teurs n'avait pas ose le refuser. On voyait quelques compagnies des gardes francaises, echappees de leur caserne. On remarquait au milieu les clercs de la lo BasochCj avec leur vieil habit rouge, et le cure de .Saint-Etienne-du-Mont, qui, nomme president de I'As- semblee reunie dans son egiise, ne declina pas I'office perilleux de conduire la force armee. Le vieux Sombreuil fut tres habile. II se presenta 15 a la grille, dit qu'il avait effectivement des fusils, niais que c'etait un depot qui lui etait confie, que sa delicatesse de militaire et de gentilhomme ne lui per- mettait pas de trahir. Get argument imprevu arreta la f oule tout court ; admirable candeur du peuple, a 20 ce premier age de la revolution. — Sombreuil ajoutait qu'il avait envoye un courrier a Versailles, qu'il at- tendait la reponse, le tout avec force protestations d'attachement et d'amitie pour I'Hotel de vitje et la ville en general. y 25 La plupart voulaient attendre. II se trouva la heureusement un homme moins scrupuleux qui em- pecba la foule d'etre ainsi mystifiee. II n'y avait pas de temps a perdre ; et ces armes, a qui etaient- elles, sinon a la nation ? . . . On sauta dans les 30 fosses, et I'hotel fut envahi ; vingt-buit mille fusils PRISE DE LA BASTILLE 109 furent trouves dans les caves, enleves, avec viDgt pieces de canon. Tout ceci entre neuf et onze. Mais courons a la Bastille. Le gouverneur, De Launey,etait sous les armes, des . le 13, des deux lieures de nuit. II n'avait neglige aucune precaution. Outre ses canons des tours, il en avait de I'Arsenal, qu'il mit dans la cour, charges a mitraille. Sur les tours, il fit porter six voitures de paves, de boulets et de ferraille, pour ecraser les lo assaillants. Dans les meurtrieres du bas, il avait place douze gros fusils de rempart qui tiraient cha- . cun une livre et demie de balles. En bas, il tenait ses soldats les plus surs, trente-deux Suisses, qui n'avaient aucun scrupule de tii'er sur des FranQais. 15 Ses quatre-vingt-deux invalides etaient pour la plu- part disperses, loin des portes, sur les tours. II avait evacue les batiments avances qui couvraient le pied de la forteresse. Le 13, rien, sauf des injures que les passants 20 venaient dire a la Bastille. Le 14, vers minuit, sept coups de fusils sont tires sur les f actionnaires des tours. Alarme ! Le gouver- neur monte avec I'etat-major, reste une demi-heure, ecoutant les bruits lointains de la ville ; n'entendant 25 plus rien, il descend. Le matin, beaucoup de peuple, et de moment en moment, des jeunes gens (du Palais-Soyal ? ou autres). lis crient qu'il faut leur donner des armes. On ne les ecoute pas. On ecoute, on introduit la 30 110 JULES MICHELET deputation pacifique de I'Hotel de Ville, qui, vers dix heures, prie le gouverneur de retirer ses canons, promettant que, s'il ne tire point, on ne I'attaquera pas. II accepte volontiers, n'ayant nul ordre de tirer, 5 et, plein de joie, oblige les. envoyes de dejeuner avec lui. Comme ils sortaient, un homme arrive, qui parle d'un tout autre ton. Un liomme violent, audacieux, sans respect humain, sans peur ni pitie, ne connais- 10 sant nul obstacle, ni delai, portant en lui le genie . colerique de la Eevolution. ... II venait sommer la Bastille. La terreur entre avec lui. La Bastille a peur ; le gouverneur ne salt pourquoi, mais il se trouble, il 15 balbutie. L'homme, c'etait Thuriot, un dogue terrible, de la race de Danton ; ilous le retrouverons deux f ois, au ' commencement et a la fin ; sa parole est deux fois mortelle : il tue la Bastille, il tue Robespierre. 20 II ne doit pas passer le pont, le gouverneur ne le veut pas, et il passe. De la premiere cour, il marclie ' a la seconde ; nouveau refus, et il passe ; il franchit le second fosse par le pont-levis. Et le voila en face de I'enorme grille de fer qui fermait la troisieme cour. 25 Celle-ci semblait moins une cour qu'un puits mon- ^ ^'^ strueux, dont les huit tours, unies entre elles, for^ maient les parois. Ces affreux geants ne regardaient point du cote de cette cour, n'avaient point une fene- tre. A leurs pieds, dans leur ombre, etait I'unique 30 promenade du prisonnier ; perdu au fond de I'abime, PRISE DE LA BASTILLE 111 oppresse de ces masses enormes, il n'avait a contem- pler que Finexorable nudite des murs. D'un cote seulement, on avait place une horloge entre deux figures de captifs aux fers^ comme pour enchainer le temps et faire plus lourdement peser la lente succes- 5 sion des heures. lA etaient les canons charges, la garnison, I'etat- major. Eien n'imposa a Thuriot. " Monsieur, dit-il au gouverneur, je vous somme au nom du peuple, au nom de riionneur et de la patrie, de retirer vos canons, et 10 de rendre la Bastille." Et, se tournant vers la gar- nison, il repeta les menies mots. Si M. De Launey eut ete un vrai militaire, il n'eut pas introduit ainsi le parlementaire au coeur de la place ; encore moins, I'eut-il laisse haranguer la garni- 15 son. Mais il faut bien remarquer que les officiers de la Bastille etaient la plupart officiers par la grace du lieutenant de police ; ceux memes qui n'avaient servi jamais, portaient la croix de Saint-Louis. Tons, depuis le gouverneur jusqu'aux marmitons, avaient 20 achete leurs places, et ils en tiraient parti. Le gou- verneur, a ses soixante mille livres d'appointements, trouvait moyen chaque annee d'en aj outer bien autant par ses rapines. II nourrissait sa maison aux depens des prisonniers ; il avait reduit leur cliauffage, gagnait 25 sur leur vin, sur leur triste mobilier. Chose impie, barbare, il louait a un jardinier le petit jardin de la Bastille, qui couvrait un bastion, et, pour ce mise- rable gain, il avait ote aux prisonniers cette prome- nade, ainsi que celle des tours, c'est-a-dire I'air et la 30 lumiere. 112 JULES MICHELET Cette ame basse et avide avait encore uiie chose qui lui abaissait le courage, il savait qu'il etait connu; les terribles memoires de Linguet avaient rendu De Launey illustre en Europe, La Bastille etait 5 haie, mais le gouverneur etait personellement hai. Les cris furieux du peuple, qu'il entendait, il les prenait pour lui-meme j il etait plein de trouble et de peur. Les paroles de Thuriot eurent un effet different sur 10 les Suisses et sur les Eranqais. Les Suisses ne les comprirent pas ; leur capitaine, M. de Flue, etait resolu a tenir. Mais I'etat-major, mais les invalides, furent ebranles : ces vieux soldats, en rapport habi- tuel avec le peuple du faubourg, n'avaient nulle envie 15 de tirer sur lui. Voila la garnison divisee ; que feront les deux partis ? s'ils ne peuvent s'accorder, vont-ils tirer I'un sur I'autre ? Le triste gouverneur, d'un ton apologetique, dit ce qui venait d'etre convenu avec la ville. II jura et fit 20 jurer a la garnison, que s'ils n'etaient attaques, ils ne coramenceraient pas. Thuriot ne s'en tient pas la. II vent monter sur les tours, voir si effectivement les canons sont retires. De Launey, qui n'en etait pas a se repentir de I'avoir 25 deja laisse penetrer si loin, refuse; mais ses officiers le pressent, il monte avec Thuriot. Les canons etaient recules, masques, toujours en direction. La vue, de cette hauteur de cent quarante pieds, 30 etait immense, effrayante; les rues, les places, pleines PRISE DE LA BASTILLE 113 de peiiple ; tout le jardin de I'arsenal comble d'hommes armes. . . . Mais voila de I'autre cote, une masse noire qui s'avance. . . . C'est le faubourg Saint-Antoine. Le gouverneur devint pale. II prend Thuriot au 5 bras : " Qu'avez-vous fait ? vous abusez du titre parle- mentaire ! vous m'avez trahi ! '^ Tous deux etaient sur le bord, et De Launey avait une sentinelle sur la tour. Tout le monde dans la Bastille faisait serment au gouverneur ; il etait, dans 10 sa forteresse, le roi et la loi. II pouvait se venger encore. . . . Mais ce fut tout au contraire Thuriot qui lui fit peur : " Monsieur, dit-il, un mot de plus, et je vous jure qu'un de nous deux tombera dans le fosse." 15 Au moment meme, la sentinelle approclie, aussi troublee que le gouverneur, et s'adressant a Thuriot : "De grace, monsieur, montrez-vous, il n'y a pas de temps a perdre ; voila qu'ils s'avancent. . . . Ne vous voyant pas, ils vont attaquer.'^ II passa la tete aux 20 creneaux ; et le peuple, le voyant en vie, et fierement monte sur la tour, poussa une clameur immense de joie et d'applaudissement. Thuriot descendit avec le gouverneur, traversa de nouveau la cour, et parlant encore a la garnison : " Je 25 vais faire mon rapport, j'espere que le peuple ne se refusera pas a fournir une garde bourgeoise qui garde la Bastille avec vous." •Le peuple s'imaginait entrer dans la Bastille, a la sortie de Thuriot. Quand il le vit partir pour faire 30 114 JULES MICHELET son rapport a la Ville, il le prit pour traitre et le menaqa. L'impatience allait jiisqu'a la fureur; la foule prit trois invalicles, et voulait les mettre en pieces. Elle s'empara d'une demoiselle qii'elle croy- 5 ait etre la fille du gouverneur ; il y en avait qui vou- laient la bruler, s'il refusait de se rendre. D'autres I'arraclierent de leurs mains. Que deviendrons-nous, disaient-ils, si la Bastille n'est pas prise avant la n.uit ? . . . Le gros Santerre, lo un brasseur que le faubourg s'etait donne pour com- mandant, proposait d'incendier la place en placant de I'huile d'oeillette et d'aspic, qu'on avait saisie la veille et qu'on enflammerait avec du phospliore. II envoyait chercher des pompes. 15 Un cbarron, ancien soldat, sans s'amuser a ce par- lage, se mit bravement a I'oeuvre. II avance, la hache a la main, monte sur le toit d'un petit corps de garde, voisin du premier pont-levis, et, sous une grele de balles, il travaille paisiblement, coupe, abat les 20 chaines, fait tomber le pont. La foule passe ; elle est dans la cour. On tirait a la fois des tours et des meurtrieres qui etaient an bas. Les assaillants tombaient en foule, et ne faisaient aucun mal a la garnison, De tons les 25 coups de fusil qu'ils tirerent tout le jour, deux porte- rent : un seul des assieges fut tue. Le comite des electeurs, qui deja voyait arriver les blesses a I'Hotel de Ville, qui deplorait I'effusion du sang, aurait voulu I'arreter. II n'y avait plus qu'un 30 moyen pour cela, c'etait de sommer la Bastille, au PRISE DE LA BASTILLE 115 nom de la ville, et d'y faire entrer la garde bourgeoise. Le prevot hesitait fort; Faiichet insista; d'autres electeurs presserent. lis allerent, comme deputes ; mais, dans le feu et la fumee, ils ne furent pas menie vus ; ni la Bastille; ni le peuple, ne cesserent de tirer. 5 Les deputes furent dans le plus grand peril. Une seconde deputation, le procureur de la ville marchant a la tete, avec un tambour et un drapeau, fut aperQue de la place. Les soldats qui etaient sur les tours arborerent un drapeau blanc, renverserent 10 leurs armes. Le peuple cessa de tirer, suivit la depu- tation, entra dans la cour. Arrives la, ils furent accueillis d'une furieuse decharge qui coucha plu- sieurs liommes par terre, a cote des deputes. Tres probablement, les Suisses qui etaient en bas avec 15 De Launey, ne tinrent pas compte des signes que fai- saient les invalides. La rage du peuple fut inexprimable. Depuis le matin, on disait que le gouverneur avait attire la foule dans la cour pour tirer dessus ; ils se crurent 20 trompes deux fois et resolurent de perir ou de se venger des traitres. A ceux qui les rappelaient, ils disaient dans leur transport: "ISTos cadavres servi- ront du moins a combler les fosses ! " Et ils allerent obstinement, sans se decourager jamais, contre la fu- 25 sillade, contre ces tours meurtrieres, croyant qu'a force de mourir, ils pourraient les renverser. Mais alors et de plus en plus, nombre d'hommes genereux qui n'avaient encore rien fait, s'indignerent d'une lutte tellement inegale, qui n'etait qu'un assas- 30 116 JULES MICHELET sinat. lis voulurent en etre. II n'y eut plus moyen de tenir les gardes fraiiQaises ; tons prirent parti pour le peuple. lis allerent trouver les commandants nommes par la ville et les obligerent de leur donner 5 cinq canons. Deux colonnes se formerent, I'une d'ou- vriers et de bourgeois, I'autre de gardes frangaises. La premiere prit pour son chef un jeune homme d'une taille et d'une force heroique, Hullin, horloger de Geneve, mais devenu domestique, chasseur du mar- 10 quis de Conflans ; le costume hongrois du chasseur fut pris sans doute pour un uniforme ; les livrees de la servitude guiderent le peuple au combat de la liberte. Le chef de I'autre colonne fut Elie, oflficier de fortune, du regiment de la reine, qui, d'abord en 15 habit bourgeois, prit son brillant uniforme, se desi- gnant bravement aux siens et a I'ennemi. Dans ses soldats, il en avait un, admirable de vaillance, de jeunesse, de purete, Tune des gloires de la France, Marceau, qui se contenta de combattre, et ne reclama 20 rien dans I'honneur de la victoire. Les choses n'etaient guere avancees quand ils arri- verent. On avait pousse, allume trois voitures de paille, bride les casernes et les cuisines. Et Ton ne savait plus que faire. Le desespoir du peuple 25 retombait sur THotel de Ville. On accusait le pre- vot, les,electeurs, on les pressait avec menace d'or- donner le siege de la Bastille. Jamais on n'en put tirer I'ordre. Divers moyens bizarres, etranges, etaient proposes 30 aux electeurs pour prendre la forteresse. Un char- PKISE DE LA BASTILLE IIT pentier conseillait un onvrage de charpenterie, une catapulte romaine pour lancer des pierres contre les murailles. Les commandants de la ville disaient qu'il fallait attaquer dans les regies, ouvrir la tran- cliee. Pendant ces longs et vains discours, on apporta, 5 on lut un billet que I'on venait de saisir ; Besenval ecrivait a De Launey de teuir jusqu'a la derniere extremite. Pour sentir le prix du temps dans cette crise su- preme, pour s'expliquer I'effroi du retard, il faut 10 savoir qu'a chaque instant il y avait de fausses alertes. On supposait que la cour, instruite a deux heures de I'attaque de la Bastille, commencee depuis midi, prendrait ce moment pour lancer sur Paris ses Suisses et ses AUemands. Ceux de I'Ecole militaire 15 passeraient-ils le jour sans agir ? cela n'etait pas vraisemblable. Ce que dit Besenval du peu de fond qu'il pouvait faire sur ses troupes, a I'air d'une excuse. Les Suisses se trouverent tres fermes a la Bastille, il y parut au carnage ; les dragons allemands 20 avaient tire plusieurs fois le 12, tue des gardes fran- Qaises ; ceux-ci avaient tue des dragons ; la haine du corps assurait la fidelite. Le faubourg Saint-Honore depavait, se croyait atta- que de moment en moment ; la Yillette etait dans les 25 memes transes, et effectivement un regiment --vint r ]^'occuper, mais trop tard. Toute lenteur semblait traliison. La tergiversation du prevot le rendait suspect, ainsi que les electeurs. La foule indignee sentit qu'elle perdait le temps avec eux. Un vieillard 30 118 JULES MICHELET s'ecrie : " Amis, que faisons-nous la avec ces traitres ? allons plutot a la Bastille ! " Tout s'ecoula ; les elec- teurs stupefaits se trouverent seuls. . . . L'un d'eux sort, et rentrant tout p^le, avec le visage d'un 5 spectre : ^' Vous n'avez pas deux minutes a vivre, si vous restez. ... La Greve f remit de rage. . . . Les voila qui montent. . . ." lis n'essayerent pas de fuir, et c'est ce qui les sauva. Toute la fureur du peuple se concentra sur le lo prevot des marchands. Les envoyes des districts venaient successivement lui jeter sa trahison a la face. Une partie des electeurs se voyant compromis devant le peuple, par son imprudence et par ses men- songes, tournerent contre lui, I'accuserent. D'autres, 15 le bon vieux Dussaulx (le traducteur de Juvenal), I'intrepide Faucliet, essayerent de le defendre, inno- cent ou coupable, de le sauver de la mort. Force par le peuple de passer du bureau dans la grande salle Saint-Jean, ils I'entourerent, et Eauchet s'assit a cote 20 de lui. Les affres de la mort etaient sur son visage ; " je le voyais, dit Dussaulx, machant sa derniere bou- cbee de pain," elle lui restait aux dents, et il la garda deux beures sans venir a bout de I'avaler. Environne de papiers, de lettres, de gens qui venaient lui parler 25 d'affaires, au milieu des cris de mort, il faisait effort pour repondre avec affabilite. Ceux du Palais-Eoyal et du district de Saint-Eoch etant les plus acharnes, Faucliet y courut pour demander gr^ce. Le district etait assemble dans I'eglise de Saint-Koch; deux fois, 30 Faucliet monta en chaire, priant, pleurant, disant les PRISE DE LA BASTILLE 119 paroles ardentes que son grand coeur pouvait trouver dans cette necessite; sa robe, toute criblee des balles de la Bastille, etait eloquente aussi; elle priait pour le peuple meme, pour I'honneur de ce grand jour, pour laisser pur et sans taclie le berceau de la 5 liberte. Le prevot, les electeurs restaient a la salle Saint- Jean, entre la vie et la mort, plusieurs fois couches en joue. "Tons ceux qui etaient la, dit Dussaulx, etaient comme des sauvages : " parfois, ils ecoutaient, 10 regardaient en silence ; parfois, un murmure terrible, comme un tonnerre sourd, sortait de la foule. Plu- sieurs parlaient et criaient, mais la plupart etaient etourdis de la nouveaute du spectacle. Les bruits, les voix, les nouvelles, les alarmes, les lettres saisies, 15 les decouvertes vraies ou fausses, tant de secrets reveles, tant d'hommes amenes au tribunal, brouil- laient I'esprit et la raison ; un des electeurs disait : "N'est-ce pas le jugement dernier?..." L'etour- dissement etait arrive a ce point qu'on avait tout 20 oublie, le prevot et la Bastille. II etait cinq heures et demie. Un cri monte de la Greve. Un grand bruit, d'abord lointain, eclate, avance, se rapproclie avec la rapidite, le fracas de la tempete. ... La Bastille est prise ! 25 Dans cette salle deja pleine, il entre d'un coup mille hommes, et dix mille poussaient derriere. Les boise- ries craquent, les bancs se renversent, la barriere est ■■j