Glass J__ Book_J ^ s s CONTES DES PAYSANS ET DES PATRES SLAVES PARIS, — IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CH. LAHURE Rue de FJturus, 9 CONTES DES PAYSANS ET DES PATRES SLAVES TRADUITS EN FRANÇAIS ET RAPPROCHÉS DE LEUR SOURCE INDIENNE PAR ALEXANDRE CHODZKO Chargé du cours de langue et littérature slaves au Collège de France Les Slaves, si l'on avait réuni leurs contes populaires, auraient de quoi produire un système mythologique tout aussi vaste que celui des Hindous. A. Mîciuewicz. , PARIS LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET (l ie BOULEVARD SAINT-GERMAIN, N° 77 1864 Droit de traduction réservé. -.'FsCs •ai PRÉFACE, Le grand narrateur des Contes des Fées , Per- rault, les aura appris de la bouche de sa nour- rice, sans doute quelque bonne paysanne de Picardie ou de Bretagne. Il a honte, lui, Pari- sien, de l'avouer en pleine cour de Louis XIV! Il cherche à réhabiliter la mémoire de ses hé- roïnes : aussi les voit-on reparaître dans son livre métamorphosées en autant de précieuses, coiffées à la Maintenon, avec du fard, des mou- ches de la bonne faiseuse et montées en car- rosse attelé de six chevaux d'un beau gris de souris pommelé, entourées de laquais aux ha- bits chamarrés, que sais-je? Après avoir dé- naturé ainsi les simples récits de la muse rustique, il les fait suivre de pièces de vers qui parfois n'ont rien d'analogue avec le con- tenu du fabliau. N'importe, les charmes du style de Perrault et la beauté indigène de la morale des contes qu'il a choisis, leur ont as- suré un succès qui grandit avec les années. Aucun livre à Paris n'a eu plus d'éditions que le sien. La tradition populaire, source à la- II PREFACE. quelle Perrault a puisé ses inspirations, tarie en France, abonde encore dans les pays sla- ves. Les habitants des campagnes y passent les longues soirées de l'automne et de l'hiver à écouter les récits de quelque conteur (baïar) de profession. Ce qu'on lui demande avant tout, c'est l'exactitude de la narration. La moindre faute ou changement d'expression sont aus- sitôt relevés et corrigés par des auditeurs , car tout le monde y sait par cœur plus ou moins de contes nationaux; tout le monde les aime, et on ne craint pas de tomber dans des redites. Nous donnons ici un échantillon de ces récits. Peut-être nous fera-t-on reproche d'avoir osé trop et en même temps d'avoir commis un anachronisme en comparant ces fabliaux d'un peuple ilLitré aux chefs-d'œuvre littéraires de l'Inde antique. L'histoire, nous objectera-t-on, ne commence à parler des Slaves qu'au sixième siècle; elle ne les aurait pas oubliés s'ils eus- sent existé antérieurement à notre ère. Mais est-ce le seul oubli qui se rencontre dans les annales de l'histoire écrite? Nous a-t-elle, par exemple, dit pour quelles raisons un des idio- mes slaves, le lituanien, offre avec le sanscrit plus de rapports qu'aucune des langues aujour- d'hui vivantes ? A-t-elle aidé beaucoup à dis- siper les doutes qui obscurcissent encore la PRÉFACE. Ill question des origines et des migrations d'au- tres peuples de l'Europe? Heureusement la science moderne trouve des moyens de suppléer, du moins en partie, aux réticences des chroniques. Nous n'avons pas à nous étendre ici sur l'importance des résultats obtenus par la philologie comparée. 11 suffira de rappeler qu'on a réussi déjà à classer les langues dans l'ordre de leur dérivation et, par conséquent, à distribuer les peuples qui les parlent en autant de races. En les comparant les unes avec les autres, en remontant du mot à l'idée qu'il exprime, on s'est aperçu que tant des plus nobles, grandes et belles choses que la foi et le génie de l'homme ait jamais conçues ou réalisées dans l'Inde, en Grèce, en Italie et, en dernier lieu, chez les peuples de la chré- tienté, que* toutes ces conquêtes i "ellectuelles et morales, dis-je, dont notre siècle s'enor- gueillit à bon droit, sont, pour la plupart, l'œu- vre d'une seule race (aryane) d'hommes. — L'on s'est aperçu aussi qu'en s'attachant aux éléments de leur parole et à leurs mythes, on peut retrouver maints anneaux de la chaîne traditionnelle qui relie les peuples de cette race illustre. Il n'est pas plus permis de douter que toutes leurs mythologies ne soient issues d'un même point de départ, et il n'y a pas lieu de s'étonner que les héros de l'Iliade et de IV PREFACE» Y Odyssée ressemblent à ceux du Ramay ana et au Mahabharata, la métempsycose de Pythagore à celle du panthéisme indien, ou les Idées de Platon aux Âvataras des brahmanes, et ainsi de suite. Si les Grecs d'autrefois allaient en ÉgJP te étudier l'astronomie et le calcul, ces le- çons de sagesse sémite ne s'adressaient qu'à leur intelligence ; mais leur cœur et leur imagina- tion se retrempaient sous le ciel de la Hellade, dans les traditions orales du peuple grec des co- lonies ioniennes, ou de leurs voisins, les Perses. Hérodote composa son Histoire d'après des ré- cits qu'il recueillit, en voyageant dans l'Asie Mineure, de même que, notre contemporain Grirum, a rédigé sa mythologie germanique en transcrivant les contes des paysans allemands. Puisse ce mot philologie, mot d'ennuyeuse mémoire et malséant dans une préface de con- tes populaires, ne point épouvanter nos lec- trices bénévoles ! On n'a qu'à ouvrir le volume pour se convaincre que la forme et le fond de ces fabliaux campagnards ont été laissés intacts. Des remarques qui les accompagnent se trouvent reléguées soit au bas des pages, soit dans I'Épilogue final, et ces remarques sont peu nombreuses, parce que nous n'avons cherché à dire que ce qui n'a pas été dit avant nous à ce sujet. LE SÉJOUR DES DIEUX, (Traduit du texte tchèque de Bogéna Nemçova : Slovenskê Povesti, 1857, Prague.) LE ROI DU TEMPS 1 . Deux frères habitaient un petit patrimoine. L'aîné était fort riche, mais, en même temps, méchant et impie. Le cadet n'avait pas d'égal pour la bonté du cœur et l'honnêteté, mais il avait une nombreuse famille et il était si pauvre, que parfois elle manquait du pain quotidien. Un jour, ne pouvant plus endurer la faim, il alla voir son frère, le richard, et lui de- manda un morceau de pain, mais il se repentit de 1. Nous avons réuni ici ces trois contes qui contiennent des données pleines d'intérêt sur l'Olympe du paganisme slave. Le savant Hanush, dans son calendrier mythologique (Baieslovny kalendar, 18G0, Prague), dit que les Slaves païens croyaient qu'au-dessus delà terre, il y avait une triple région : 1° Nebo région des nuages; 2°7îaï, séjour des bienheureux; et enfin 3° Mo- 2 LE SÉJOUR DES DIEUX. l'inutilité de cette démarche. Le richard, après l'a- voir traité de paresseux et de mendiant, lui ferma la porte au nez. Renvoyé d'une façon si brutale, l'infortuné frère cadet marchait sans savoir trop où diriger ses pas. Il avait faim ; ses jambes le traînaient avec peine, et il grelottait de froid faute de vêtements. N'osant plus rentrer chez lui les mains vides, il se dirigeait vers la montagne de la forêt. Il y trouva un poirier sauvage, et se régala de quelques poires dures, qui jonchaient la terre, content de cette bonne fortune, quoiqu'elles lui eussent agacé les dents. Cependant, une nourri- ture si chétive ne pouvait le réchauffer, et la bise glaciale le pénétrait d'outre en outre. Il se deman- dait : « Où aller? que devenir? Dans ma cabane, il n'y a ni pain ni feu, et mon frère m'a chassé de chez lui! » A la vue d'une montagne qui se dressait de- vant lui, il se rappela avoir ouï dire qu'elle avait un sommet de verre, sur lequel brûlait un feu éternel. « Essayons d'y aller, pensa-t-il, peut-être réussirai- je à m'y réchauffer un peu ; je suis si malheureux ! » drène (sanscrit indra), l'espace azuré, ayant la transparence et l'éclat du verre (si. 5-A'Zo, lat. cœlum). Sur une montagne au mamelon vitreux (sklény vrkh), séjournaient les Saisons, les Mois de l'année et autres divinités secondaires subordonnées à la direction de l'Être suprême. En effet, on verra dans les trois contes figurer le roi du Temps ou chef des dieux, les Saisons, les Mois, les Éléments (l'eau, le feu, le vent), et une foule de divinités malfaisantes (stryga). LE SÉJOUR DES DIEUX. 3 Il s'avançait donc en montant. Bientôt, parvenu à la cime, l'infortuné aperçut, non loin de lui, douze individus 1 assis autour d'un grand feu. Il s'arrêta. Puis, après un moment d'hésitation, s'offrit à son esprit cette pensée : « Qu'as-tu donc à perdre, toi? pourquoi les craindrais-tu? Dieu est avec toi, en avant! » Arrivé près du feu, il les salua en les priant : « Braves gens, ayez pitié de ma détresse, je suis pauvre, personne ne se soucie de moi et je n'ai point de feu dans ma chaumière. Permettez-moi de me réchauffer près du vôtre. » Tous le regardaient avec bienveillance, et l'un d'eux lui parla ainsi : « Mon fils, assieds-toi avec nous, et réchauffe-toi à notre chaleur. » Il entra donc dans le cercle et se chauffait à leur contact; mais* comme ils gardaient silence, lui aussi n'osait entamer la conversation. Ce qui l'étonnait surtout, c'est qu'ils changeaient de place Fun après 1. Les douze dieux, dont il s'agit ici, diffèrent des douze Mois du conte de Marouchka. Ici les douze dieux, que le narrateur ne nomme pas, obéissent à leur chef Kral Tchaçou, ou le roi du Temps, qui, ce me semble, est une réminiscence du mythe de Zeudavesta : a L'Être suprême, Zémani-Bikérâne (le Temps sans bornes), est le souverain éternel. Il a établi Hormuzd pour 12000 ans et il l'a aidé dans tout ce qu'il fait. La durée du monde est de 12 000 ans, selon les douze signes du zodiaque. » (Anquetil du Perron, Zeudavesta , vol. II, p. 792. 4 LE SÉJOUR DES DIEUX. l'autre. De cette manière, ayant accompli le tour du feu, ils revinrent chacun à l'endroit où il les avait trouvés en arrivant. Enfin, au moment où il s'ap- prochait du feu, il vit surgir du milieu des flammes un vieillard à barbe blanche 1 , à tête chauve, qui lui adressa ces paroles : « Homme, ne perds pas ici ta vie, retourne à ta cabane pour y travailler et vivre honnêtement. Tu peux f approvisionner de braise à notre foyer. Prends-en à discrétion, sans quoi nous la laisse- rions se consumer ici en pure perte. » Après avoir ainsi parlé, le vieillard disparut. Les douze se levèrent de leurs places; ils remplirent de braise un gros sac, ils en chargèrent les épaules du pauvre homme, et lui enjoignirent de rebrousser chemin pour retourner chez lui. Les ayant remerciés humblement, il revenait sans pouvoir s'expliquer pourquoi la braise contenue dans le sac ne le brûlait pas. Il en trouvait la charge extraordinairement légère, comme si c'eût été du papier. Il se réjouissait en pensant qu'il allait avoir de quoi faire du feu dans sa cabane. Mais quel fut son bonheur lorsqu'en arrivant chez lui et déchargeant le sac de ses épaules, il y trouva autant de pièces d'or 1. « Voici que, tout à coup, sortant du feu sacré, apparut devant ses yeux un grand f Êt,re, d'une splendeur admirable et tout pareil au brasier allumé. » (Ramayana, vol. T, p. 122, trad. Fauche.) LE SÉJOUR DES DIEUX. 5 qu'il y avait naguère de miettes de braise. Peu s'en fallut qu'il ne devînt fou de joie, se voyant en pos- session d'une somme d'argent si considérable. Il bénissait en esprit la libéralité des donateurs, qui avaient bien voulu le préserver à tout jamais de la misère. Ainsi devenu riche, et heureux de pouvoir assu- rer le bien-être de sa famille, il voulut savoir au juste combien de pièces d'or il possédait. Ne sachant pas compter, il envoya sa femme auprès du richard, en le priant de leur prêter un litre. Cette fois-ci, le frère accéda à leur demande, mais tout en riant : « Qu'avez-vous donc à mesurer, gueux que vous êtes? » La femme répondit : « Le voisin nous doit un peu de blé, et nous vou- lons nous assurer s'il nous rend bonne mesure. » Le richard intrigué conçut quelques soupçons et, à l'insu de sa belle-sœur, il fit empoisser l'intérieur du litre. Le stratagème réussit, car le richard en reprenant son litre trouva une pièce d'or collée aux parois, Frappé d'élonnement, il ne pouvait s'expli- quer ce fait, qu'en supposant que son frère s'était associé à quelque bande de voleurs. Aussi courut-il aussitôt chez le cadet, et menaça de le traduire devant la justice s'il ne lui avouait pas d'où il tenait ses pièces d'or. Le pauvre homme embar- rassé, et ne voulant pour rien au inonde offenser 6 LE SÉJOUR DES DIEUX. son frère, finit par lui raconter toutes les particu- larités de son voyage au sommet de la montagne de Yerre. L'aîné ne manquait point d'or, mais il enviait la bonne fortune du cadet. Celui-ci usait si honnête- ment et si bien de ses richesses qu'il mérita l'estime universelle, au grand déplaisir de son frère qui résolut enfin, lui aussi, de visiter la montagne de Verre. « Ce qui a réussi à mon frère peut me réussir de même, » se dit-il. Quelque temps après, il arriva effectivement jus- qu'à la cime cristalline et il parla ainsi aux douze individus assis autour du feu : « Je vous prie bien, mes braves gens, de me lais- ser chauffer à votre feu, car je suis pauvre et je manque des moyens de m'abriler contre les froids de cet hiver rigoureux. » A quoi l'un des douze répondit : « Mon fils, tu étais né dans une heure propice ; tu possèdes assez de richesses, mais tu es un avare et un méchant homme. Or, pour avoir osé men- tir devant nous, tu souffriras la peine que tu mérites. » Atterré et effrayé de ces menaces, le richard de- meurait immobile au milieu des douze, n'osant pro- férer aucune parole. Quant aux douze, ils chan- geaient de" siège successivement : le premier allait LE SEJOUR DES DIEUX. 7 occuper la place du deuxième, celui-ci celle du troisième et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'après avoir achevé la ronde, chacun se fut rassis à son ancienne place. Là-dessus, du milieu du feu, se dressa le vieillard à la barbe blanche, que nous avons déjà vu, et qui, d'une voix sévère, dit au richard : « Malheur aux gens pervers ! Ton frère est un homme vertueux, c'est pourquoi je l'ai béni; quant à toi, tu es un homme méchant, tu n'échapperas pas à notre vengeance ! » Gela dit, les douze se levèrent de leurs sièges; le premier, saisissant le richard , le frappa et le remit au deuxième, celui-ci au troisième, et de cette manière, le coupable passant de mains en mains, tomba finalement entre les mains du vieil- lard qui disparut dans le feu avec sa proie. Au château du riche on avait beau attendre. Per- sonne ne savait ce qu'il était devenu. Le frère cadet s'en doutait un peu, mais il garda le silence. LE SÉJOUR DES DIEUX. II LE TEMPS ET LES ROIS DES ELEMENTS. Il y avait deux époux qui s'aimaient tendrement : le mari n'eût pas échangé sa femme contre les ri- chesses du monde entier, et elle ne faisait que ce qu'il désirait. Aussi vivaient-ils comme deux grains dans un même épi. Une fois, tandis qu'il travaillait aux champs et qu'elle vaquait chez eux aux soins du ménage, il se sentit un tel désir de la. voir que, sans attendre l'heure du coucher du soleil, il courut à la maison. Hélas! sa femme chérie n'y était plus! Il cherche partout, il court, il pleure, il l'appelle, peine per- due, il ne trouve sa compagne nulle part! Brisé par la douleur, il prit la vie en dégoût, car il ne pensait qu'à sa compagne, qu'aux moyens de la retrouver. Après quel quesj ours d'attente, il résolut de parcourir le monde à sa recherche. Mais où? comment? n'importe. Il s'achemine et s'avance dans une direction inconnue, là où Dieu dirigera ses pas. Triste et pensif, il passa maints jours à marcher LE SÉJOUR DES DIEUX. 9 jusqu'à ce qu'il fut arrivé aux bords d'un grand lac, près d'une cabane riveraine. « Je me reposerai ici un peu, se dit-il ; qui sait si je n'y apprendrai pas quelques détails? » Il entre; mais une femme, qui l'aperçoit dans la cabane, veut l'en chasser en lui criant : « Que clierclies-tu ici, malheureux? Si mon mari te voit, tu périras à l'instant même. — Où est-il donc, ton mari? demanda le voyageur. — Comment, tu ne ie connais pas? Mon mari' est le roi de l'Eau. Tout ce qui est humide obéit à ses ordres. Sauve-toi, au nom de Dieu, car s'il arrive ici inopinément, il ne manquera pas de te dévorer aussitôt. — Mais peut-être il aura pitié de mes souffrances ; cache-moi ici quelque part. Je suis rendu de fatigue et je n'ai pas de gîte pour la nuit. » Le reine, se laissant fléchir, le cacha derrière le poêle. Un moment après, arriva le roi de l'Eau, et il n'avait pas encore franchi la porte qu'il s'écriait : « Femme, je sens ici une odeur de chair humaine ; donne-la-moi bien vite. J'ai faim! » Esclave de son époux, la reine eut beau nier; bon gré mal gré, elle dut faire voir la cachette du voyageur. Celui-ci frissonnait de tous ses mem- bres comme la feuille du tremble. Saisi de frayeur, il se mit à balbutier quelques excuses. « Mais je n'ai rien fait de reprehensible, moi, je 10 LE SÉJOUR DES DIEUX. ne suis venu ici que pour demander des nouvelles de ma pauvre femme. Aidez-moi à 1a retrouver, je ne puis vivre sans elle. — Eh bien, répondit le roi de l'Eau ? puisque tu aimes si tendrement ta femme, je te pardonne d'être venu ici; mais je ne puis pas t'aider à la retrouver, j'ignore ce qu'elle est devenue. Cependant je me rappelle avoir vu hier deux canards dans le lac; or, il peut se faire que ta femme soit l'un des deux. Tu ferais bien d'aller te renseigner auprès de mon frère le roi du Feu, il pourrait t'en dire davantage. » Le voyageur, enchanté d'en être quitte pour la peur, remercia le roi de l'Eau de ses bontés, et le lendemain se mit en route pour aller chez le roi du Feu. Mais celui-ci ignorait le lieu où résidait l'objet de toutes ces recherches, et il conseilla au voyageur d'aller demander d'autres renseignements à son troisième frère, le roi des Vents. Celui-ci, bien que son souffle eût pénétré dans tous les recoins du monde, ne pouvait pas renseigner le pauvre pèlerin. Toutefois, il lui donna quelque peu d'espoir en di- sant qu'il croyait avoir aperçu une femme au pied de la montagne de Verre j . Cette nouvelle réjouit beaucoup le voyageur qui courut incontinent à la recherche de sa femme 1. Montagne de verre, Skleeny vrkh (ou pic vitreux). Dans LE SÉJOUR DES DIEUX. 11 chérie au pied de la montagne de Verre , précisé- ment la même près de laquelle se trouvait leur chaumière. Aussitôt arrivé, il se pressa tellement que, sans avoir jeté un coup d'œil dans l'intérieur de sa mai- son, il se mit à gravir la montagne, en remontant le lit du torrent qui en découlait. Maints canards, qui barbotaient dans les mares du torrent, lui criaient : a Brave homme, n'y va pas, tu y périras , brave homme! » les mythes brahmanes, une des trois cimes du mont Tricringa est en lapis-lazuli. Il se trouvait dans la partie septentrionale du monde et voici la description qu'en fait Valmiki : « Par delà ces lieux, on voit une montagne appelée Tricringa (ou les Trois cimes), qui baigne ses pieds dans un lac grand et céleste, émaillé de lotus d'or. .... « Une des cimes de la montagne est d'or, la deuxième resplendit comme du feu, l'autre s'élève entièrement de lapis- lazuli. « Avant que nul être ne fût encore né, Viçvakarma (architecte céleste), l'aîné de toutes les créatures, naquit un jour delà terre, si l'on en croit la renommée. « La montagne aux trois cimes fut, dans les temps primitifs, i'Agnithora* de ce magnanime. C'est là, sans aucun doute, que les trois feux ont jadis commencé. » (B.amayana , vol. V, p. 209, trad. Fauche.) Le*Bélour-dagh, mont de la chaîne hymalayenne, porte un nom qui signifie : Montagne de cristal {Bélour). C'est sur les pla- teaux alpestres qui s'étendent à ses pieds que se trouvait la patrie des Aryas primitifs. * Ignis sacer, en slave Znitch, le feu sacré que l'on gardait nuit et jour afin qu'il ne s'éteignît jamais. 12 LE SEJOUR DES DIEUX. Tous ces avertissements ne le retardaient point dans sa marche. Il poursuivit courageusement son chemin, rencontra plusieurs chaumières et ne s'ar- rêta que dans la plus grande d'entre elles. Une multitude de magiciens et de magiciennes l'y entoura, en lui criant à qui mieux mieux : « Que cherches-tu ici ? — Je cours à la recherche de ma femme, je pense qu'elle se trouve quelque part ici, répon- dit-il. — Elle y est en effet, elle y est, criaient les Slry- gas 1 , mais tu ne l'ohtiendras que si tu peux la reconnaître au milieu de deux cents femmes qui lui ressemhlent. — Moi ne pas la reconnaître, moi? Mais, la voici, c'est bien elle ! » s'écria-t-il en la serrant dans ses bras. En effet, il découvrit sa femme du premier coup d'œil. Elle, de son côté, heureuse de le revoir et d'être avec celui qu'elle aimait, lui prodiguait des caresses. Au bout d'un moment, elle lui dit à l'oreille : « Cher ami, tu as réussi à me reconnaître au- jourd'hui, mais j'ignore si tu me reconnaîtras de- main, car nous serons nombreuses et toutes vêtues 1. Divinités malfaisantes, d'où le latin stryx, hibou, chouette, oiseau de mauvais présage. LE SÉJOUR DES DIEUX. 13 Tune comme l'autre, sans la moindre différence. Sais-tu ce qu'il faut faire? A l'arrivée de la nuit rends-toi sur la cime de Verre, tu y trouveras le roi du Temps et ses douze serviteurs 1 . Demande- lui comment tu pourrais me reconnaître. Si tu es vertueux, ils t'aideront; mais si tu es méchant, ils ne manqueront pas de te dévorer, si vite et si bien, qu'il ne restera pas de toi un seul os! — Soit, je ferai comme tu veux, femme chérie, mais dis, raconte-moi par quelle raison tu m'as abandonné si subitement? Ah ! si tu savais combien j'ai souffert déjà, en courant le monde pour te re- trouver ! — Je ne t'ai point quitté, répondit-elle. Un chas- seur m'invita à venir voir le torrent de la mon- tagne. Là il se fit asperger avec de l'eau. Je vis qu'aussitôt des ailes lui poussaient sur les épaules. En secouant ses plumes, il changea de forme, de ma- nière que l'un et l'autre, lui et moi, nous devînmes deux canards. Dès lors, bon gré mal gré, je devais le suivre. Arrivée ici, j'ai pu redevenir femme, comme tu me vois. Maintenant, pour t' appartenir à tout jamais, il ne me reste qu'une dernière diffi- culté à vaincre, celle d'être reconnue par toi. » 1. On voit que le roi du Temps commande non-seulement aux trois éléments, l'eau, le feu, et le vent ou l'air, mais aussi aux douze signes du zodiaque, qui, sur la cime azurée, entourent le feu éternel, c'est-à-dire le Soleil. 14 LE SÉJOUR DES DIEUX. A ces mots ils se quittèrent; elle disparut au milieu d'autres femmes, et lui partit pour con- tinuer son ascension à la montagne de Verre. Sur la cime, il trouva, autour d'un immense feu, douze individus assis. C'étaient des serviteurs du roi du Temps. Le voyageur s'approcha en saluant respec- tueusement l'assemblée. « Que nous veux-tu? — J'ai perdu ma pauvre femme, je veux que vous m'enseigniez le moyen de la reconnaître au milieu de cent femmes habillées de même. — Brave homme, nous ne pouvons pas te ren- seigner là-dessus, mais attends un moment, il peut se faire que notre roi le sache. » A l'instant même, du milieu des flammes, se dressa un vieillard, à la tête chauve, aux cheveux blancs, qui, aussitôt la demande entendue, ré- pondit : « Mon cher enfant, toutes ces femmes seront pareillement vêtues, mais la tienne aura un fil noir dans la chaussure de son pied droit. » A ces mots, le vieillard disparut et le voyageur, après avoir remercié cordialement les douze servi- teurs, descendit de la montagne. Le lendemain, il n'aurait certainement pas réussi à reconnaître sa femme au milieu de tant d'autres, s'il n'avait pas aperçu un fil noir sur sa chaussure du pied droit. Les magiciennes avaient beau vou- LE SÉJOUR DES DIEUX. 15 loir la cacher, le charme du mystère fut rompu, et le mari, heureux du succès, s'empressa de recon- duire sa bien-aimée dans leur chaumière. III LES DOUZE MOIS. Une veuve vivait avec ses deux filles, l'une, Marouchka, qu'elle avait eue de feu son mari, l'autre, Hélène, que celui-ci avait eue d'un premier lit. Aussi aimait-elle Hélène et ne pouvait-elle pas souffrir l'orpheline, d'autant plus que celle-ci était de beaucoup la plus jolie. La bonne Marouchka, ne se doutant pas de ses propres charmes, ne pouvait jamais s'expliquer pour quelle raison le dépit de sa marâtre éclatait toutes les fois qu'elle la regar- dait. Les plus pénibles travaux du ménage étaient h la charge de la malheureuse orpheline. Elle fai- sait les chambres et la cuisine, blanchissait, cou- sait, filait, tissait, apportait du foin, gardait la vache, et tout cela sans que personne l'aidât au milieu de tant de peines. Hélène se parait et allait 16 LE SÉJOUR DES DIEUX, d'un divertissement à l'autre. Marouchka subissait toutes les fatigues sans se plaindre, et elle endurait les réprimandes et les outrages de sa belle-sœur et de sa marâtre, le sourire à la bouche, avec la pa- tience d'un agneau. L'angélique résignation de l'orpheline ne les adoucissait pas. Au contraire, elles devenaient tous les jours plus exigeantes et plus acariâtres parce que, avec les années, Marouchka augmentait en beauté, tandis qu'Hélène enlaidissait à faire peur. La ma- râtre pensait : « Il faut en finir; je chasserai de la maison cette belle orpheline, car aussi longtemps qu'elle restera ici, tous les épouseurs lui donneront la préférence et ma fille ne trouvera pas de mari. » Dès lors, elles résolurent de lui rendre insupporta- ble le foyer paternel. La faim, les privations de toute sorte, les coups, les outrages journaliers, rien n'était négligé pour la décourager. Cependant Marouchka devenait de jour en jour plus docile et plus char- mante. Le plus méchant des hommes n'aurait pas imaginé de sévices plus impitoyablement atroces ni plus raffinés que ceux que les deux mégères lui infligeaient. Un jour, au plus fort de l'hiver, Hélène voulut avoir des violettes de la forêt : « Ohé, là-bas ! Marouchka, tu iras sur la montagne me chercher des violettes, je veux en avoir un bou- quet à mon corset. Dépêche-toi et vite, il m'en faut LE SÉJOUR DES DIEUX. 17 de bien fraîches et bien odorantes. Entends-tu ï cria Hélène d'une voix courroucée. — Ah! mon Dieu, tu ne penses pas à ce que tu dis, bonne sœur ; a-t-on jamais vu des violettes fleu- rir sous la neige? répondit la pauvre orpheline. — Fille de malheur ! oses-tu donc désobéir à mes ordres? s'écria Hélène. Pas un mot de plus, et en route! Rappelle-toi bien que si tu ne m'ap- portes pas des violettes du mont de la forêt, je te tuerai. » La marâtre ajouta quelques injures. D'un vigou- reux coup de poing, elle poussa dehors Marouchka, et referma les portes derrière elle. La jeune fille, en pleurant, s'avançait vers la montagne. Les neiges étaient profondes sans une trace humaine dessus- Longtemps elle rôda, s'égarant dans le bois. Elle avait faim, elle tremblait de froid et priait Dieu de la faire mourir. Enfin , ayant aperçu une lumière briller dans le lointain, elle se dirigea vers elle, montant toujours, jusqu'à ce qu'elle atteignit le sommet de la monta- gne. Là sur la crête la plus élevée, brûlait un grand feu (vatra) * et, tout autour du feu, gisaient douze blocs de pierre. Sur ces pierres, elle vit douze indi- vidus assis, dont trois avec des cheveux blancs, trois moins âgés, enfin trois plus jeunes et plus beaux. 1. Le mot vatra en sanscrit et chez les Serbes signifie « feu. » 2 18 LE SÉJOUR DES DIEUX. Ils ne disaient rien, mais chacun, assis sur sa pierre, regardait attentivement le feu. Ces douze personnages n'étaient autres que les douze mois de l'année. Le grand Setchène (janvier) 1 , qui restait assis au-dessus de ses compagnons, avait la chevelure et les moustaches blanches comme la neige, et un bâton à la main. Marouchka en eut peur. Après quelques moments de stupeur et de silence, elle se sentit du courage et en s'approchant d'eux demanda : « Hommes de Dieu, permettez-moi de me ré- chauffer à votre feu, l'hiver me fait frissonner. » Le grand Setchène, hochant la tête, demanda : « Pourquoi viens-tu ici, ma fille, que cher- ches-tu ? — Je cherche des violettes, répondit Marou- chka. — Ce n'est pas la saison des violettes, ne vois-tu pas de la neige partout? fit Setchène. — Je le sais bien, mais ma sœur Hélène et la ma- râtre m'ont ordonné d'apporter des violettes de votre montagne, et si je ne leur en apporte pas, 1. Les noms que les Slaves donnent aux mois de l'année dif- ièrent selon la contrée. La signification de la plupart de ces noms n'a pas encore été expliquée. Le mois setchène (janvier), plus ancien que les onze mois, ses subordonnés, obéit à son tour au Kral-Tchaçou, roi du Temps. Nous n'avons pas besoin d'ajou- ter que la succession des saisons est ici symbolisée par le chan- ement de place que les douze mois effectuent l'un après l'autre. LE SÉJOUR DES DIEUX. 19 elles me tueront. Je vous en supplie, pâtres, dites- moi, où pourrai-je en trouver? » Ici le grand Setchène, se levant, alla près du plus jeune des Mois et, après lui avoir remis le bâton entre les mains, dit : ««Frère Brézène (mars), va, prends la place la plus haute ! » Le mois de Brézène alla se mettre sur la pierre qui marquait la plus haute place , et il fit un geste de son bâton au-dessus du feu. En un clin d'œil les flammes jaillirent vers le ciel et aussitôt la neige se mit à fondre, les arbres et les buissons à bour- geonner. Au-dessous, on vit l'herbe reverdir et, au milieu d'elle, s'épanouissaient des boutons de pri- mevères : c'était le printemps. Sous les branches des arbustes, on vit fleurir des violettes ; toute la pelouse en bleuissait." « Hâte-toi de les cueillir, Marouchka, s'écria Brézène, vite ! » La belle orpheline, toute joyeuse, s'empressa d'en faire sa cueillette, si bien qu'elle en ramassa un gros bouquet. Après avoir remercié poliment les Mois, gaie et heureuse, elle retourna en courant à la maison. Grand fut l'étonnement de la marâtre et d'Hélène à la vue du bouquet de fleurs fraîches. Quand elles ouvrirent la porte pour recevoir Marouchka, toute la maison s'emplit du suave parfum des violettes. 20 LE SÉJOUR DES DIEUX. « Tiens, où les as-tu donc cueillies? demanda Hélène. — Là-haut, sous des arbrisseaux du mamelon de la montagne, » répondit-elle. Hélène s'empara aussitôt du bouquet; elle en savourait le parfum, les faisait sentir à sa mère, sans laisser une seule violette à Marouchka, sans même la remercier. Le lendemain, comme Hélène se prélassait devant le poêle bien chauffé, il lui prit envie d'avoir des fraises. Elle fit appeler sa sœur et lui dit : " * Marouchka, cours vite dans la montagne pour me chercher des fraises; j'en veux de bien douces, bien mûres. — Mon Dieu, a-t-on jamais ouï dire que les fraises mûrissent sous la neige ? — Yeux-tu te taire, guenille de Cucendron ? Point de répliques; si je n'ai pas mes fraises tout à l'heure, nous te ferons tuer, tiens-toi pour avertie. » Après cette menace d'Hélène, la marâtre saisit sa belle-fille, la poussa violemment dans la cour et ferma les portes au verrou. La malheureuse orpheline, les yeux en larmes, avançait vers la montagne de la forêt. Les neiges étaient profondes et sans une trace humaine. Ma- rouchka, connaissant déjà le chemin, ne s'égara plus, mais elle monta directement jusqu'à la cime LE SEJOUR DES DIEUX. 21 de la montagne, où, tout autour d'un grand feu, elle vit assis les douze Mois. Le grand Setchène occu- pait la plus haute place. « Hommes de Dieu, permettez-moi de me chauffer à votre feu, l'hiver me fait trembler, » fit-elle en s'approchant d'eux. Le grand Setchène hocha la tête et demanda : « Pourquoi viens-tu et que cherches-tu ici? — Je viens chercher des fraises, répondit Ma- rouchka. — Nous sommes en plein hiver, les fraises ne croissent pas dans la neige, fit Setchène. — Je le sais, dit tristement Maroucbka, mais ma sœur Hélène et ma marâtre m'ordonnent de leur apporter des fraises, faute de quoi, elles me tue- ront. Je vous supplie, bons pâtres, indiquez-moi, où je puis en trouver. » Le grand Setchène se leva de son siège, s'appro- cha du Mois qui était assis vis-à-vis de lui et, en lui remettant un bâton, dit : « Frère Tchervène (Juin), prends la plus haute place. » Le mois de Tchervène alla se mettre sur la pierre qui occupait la place la plus élevée; il fit un geste du bâton au-dessus du feu, les flammes jaillirent vers le ciel. Dans un instant le dégel fit fondre les neiges, la terre se couvrit de verdure , les arbres se revêtirent de feuilles, les oiseaux se mirent à 22 LE SÉJOUR DES DIEUX. chanter, et des fleurs diverses s'épanouirent dans la forêt : c'était l'été. Sous les hêtres, il y avait une foule de petites étoiles blanches, comme si on les eût semées. A vue d'œil, ces petites étoiles se transformaient en autant de fraises, qui mûris- saient instantanément, de façon qu'avant que Ma- rouchka eût le temps de se signer, elles couvri- rent toute la clairière ; on eût dit une mare de sang. « Vite, vite, hâte-toi de faire ta cueillette, Ma- rouchka, » lui dit le mois de Tchervène. Toute joyeuse, elle se mit à les cueillir et en rem- plit son tablier. Après quoi, ayant poliment remer- cié les mois, elle revint bien gaie à la maison. Hélène et sa mère s'étonnèrent de voir Marouchka apporter des fraises. Elles coururent lui ouvrir la porte; aussitôt qu'elle fut ouverte on sentit l'arôme des fraises parfumer toute la maison. « Mais où les as-tu donc trouvées? demanda avec aigreur Hélène. — Là, tout haut, dans les montagnes, on en trouve pas mal sous les hêtres. » Hélène s'appropria la totalité des fraises; elle en donna une partie à sa mère et dévora le reste sans avoir invité l'orpheline à y goûter. Le troisième jour, rassasiée des fraises, Hélène eut envie de pommes rouges fraîchement cueillies, et dit : LE SÉJOUR DES DIEUX. 23 « Marouchka, vite et lestement, va sur la montagne me chercher des pommes rouges. — Mon Dieu, tu sais bien, sœur, que pen- dant l'hiver les pommiers restent sans feuilles ni fruits. — Vilaine paresseuse, sus î et grimpe lestement sur la montagne, car si tu ne m'en apportes pas des pommes, entends-tu, nous te faisons tuer. » Gomme d'habitude, la marâtre la saisit rudement, et, après l'avoir expulsée de la maison, ferma les portes au verrou. L'orpheline, pleurant amèrement, s'enfonça dans la forêt du côté de la montagne. Les neiges étaient profondes, et sans une trace humaine. Elle ne s'y égara point, mais se dirigea sans hésiter vers la cime de la montagne, où flamboyait le grand feu entouré des douze Mois. Ils restaient immobiles sur leurs sièges, et au plus haut point était assis le grand Setchène. « Hommes de Dieu, laissez-moi me réchauffer auprès de votre feu, l'hiver me fait frissonner, * disait-elle en Rapprochant du feu. Le grand Setchène hocha la tête et se mit à ques- tionner la fille : « Pourquoi es-tu venue ici, et que cherches-tu? — Je viens chercher des pommes rouges, répli- qua Marouchka. — Mais nous sommes en hiver, et ce n'est pas la 24 LE SÉJOUR DES DIEUX. saison des pommes rouges, fit observer le grand Setchène. — Je ne l'ignore point, mais la sœur Hélène et la marâtre m'ordonnent de leur apporter des pommes rouges de la montagne, sinon elles me tueront. » Là-dessus le grand Setchène se leva de son siège pour aller rejoindre l'un des Mois, âgé déjà, auquel il remit le bâton, disant : « Frère Zaré (septembre) monte à la place d'hon- neur. » Le mois de Zaré s'assit sur la pierre la plus éle- vée, et fit un geste du bâton au-dessus du feu. Les flammes rejaillirent aussitôt en prenant une teinte rougeâtre. La neige disparut. Cependant les feuilles ne tenaient pas ferme à leurs arbres, elles tombaient l'une après l'autre, et, s'éparpillant çà et là em- portées par une bise froide, jaunissaient le sol de la clairière. L'orpheline n'y voyait que fort peu de fleurs, celles de l'automne seulement, comme des turankas, des cariophylles roses. Dans les ravins, on apercevait quelques colchiques d'automne et sous les hêtres de hautes fougères ou, "es T uffes de bruyères boréales. Marouchka cherchait inutilement ses pommes rouges, lorsque, tout à coup, elle remarqua un pommier ayant, à une hauteur considérable et tout au milieu de ses branches, quelques pommes écarlates. LE SÉJOUR DES DIEUX. 25 « Hâte-toi de les cueillir, Marouchka, » cria le Mois d'une voix imperative. La jeune fille, toute joyeuse, se mit à secouer le pommier; une pomme en tomba. Après une autre secousse encore une s'en détacha pour rouler à ses pieds. « Tu en as assez, reprit le Mois, dépêche-toi de rentrer à la maison. » L'orpheline obéit, et après avoir ramassé les deux pommes et a*voir remercié les Mois, elle re- broussa chemin gaiement. Hélène s'étonna, la marâtre s'étonna aussi de voir Marouchka revenir avec des pommes. Elles coururent lui ouvrir la porte et recevoir les pommes qu'elle leur donna. « Bah! comment as-tu fait pour en cueillir? de- manda Hélène. — Il en reste encore sur le pommier du sommet de la montagne, reprit Marouchka. — Pourquoi donc n'en as-tu pas pris davantage? cria Héîè 3 con^oucée. Tu en auras mangé quel- ques-un^ j, chemin faisant, vilaine sotte ! — Non, bonne sœur, je n'y ai pas même goûté, fit Marouchka. La première fois que j'ai secoué le pommier, il n'en est tombé qu'une seule, et à la deuxième secousse, encore une pomme, et voilà tout. On ne m'a pas permis de secouer l'arbre da- vantage. Ils m'ont ordonné de revenir à la maison. 26 LE SÉJOUR DES DIEUX. — Puisse Perun * te foudroyer ! » cria Hélène le- vant les mains pour frapper sa belle-sœur. Marouchka n'eut que des larmes pour sa défense. Elle en appela au ciel, priant Dieu de la reprendre, plutôt que de la laisser mourir sous les coups de sa méchante belle-sœur et de sa marâtre. Elle se sauva dans la' cuisine. Hélène, friande de bons fruits, ajourna les persé- cutions et se mit à mordre dans la pomme , qui lui parut si exquise qu'elle n'en avait jamais savouré de pareille. La marâtre était du même avis. Cha- cune ayant mangé sa pomme, elles désiraient en avoir d'autres. a Sais-tu, maman, dit Hélène, donne-moi une pelisse, j'irai dans la montagne moi-même. Cette fainéante de Cucendron finirait par s'en gorger toute seule, chemin faisant. Je saurai bien trouver la montagne avec le pommier, et une fois là-bas, les pâtres auront beau crier, je ne lâcherai pas prise avant d'avoir secoué toutes les pommes. » Nonobstant les conseils de sa mère, Hélène en- dossa la pelisse, se coiffa d'un bonnet chaud et prit le chemin de la montagne. La mère, debout sur le seuil de la maison, suivit des yeux sa fille jusqu'à ce qu'elle eut disparu dans le lointain. 1. Peroun ou Perkounas, le dieu de la foudre chez les Slaves païens. LE SÉJOUR DES DIEUX. 27 La neige couvrait tout ; pas une empreinte de pieds humains à sa surface. Hélène rôda çà et là, elle s'égara longtemps; enfin voyant briller du feu au- dessus d'elle, elle s'y dirigea résolument. Au bout de quelque temps, elle atteignit le sommet de la mon- tagne, où elle aperçut un feu flamboyant et, tout autour, sur douze blocs de pierre , les douze Mois assis. D'abord elle hésita, saisie de peur; puis, se ravisant, elle s'avança tout près du feu et y tendit ses mains pour les réchauffer. Elle ne demande pas aux Mois : « Puis-je ou non m'y chauffer? » Elle ne daigne même pas leur adresser une parole polie. « Qu'est-ce qui t'amène ici, que cherches-tu? de- manda d'une voix sévère le grand Setchène. — Je n'ai pas de compte à te -rendre, vieux barbu; pourquoi veux-tu savoir où je vais? » répondit fièrement Hélène en tournant le dos au feu et se dirigeant vers la forêt. Le grand Setchène fronça le sourcil, et il fit un geste du bâton au-dessus de sa tête. En un clin d'œil, le ciel se couvrit de nuages, le feu baissa, la neige se mit à tomber à gros flo- cons, et un vent glacial se déchaîna en rugissant dans la montagne. Aux hurlements de cette épou- vantable bourrasque, Hélène mêlait des malédic- tions contre sa belle-sœur et contre Dieu. La chaleur de la pelisse ne suffit plus à réchauffer ses membres engourdis. Sa mère l'attend, elle regarde par lafe- 28 LE SÉJOUR DES DIEUX. nêtre, elle regarde du perron, sa fille ne paraît point. Les heures se passent les unes après les au- tres, Hélène ne revient pas. a Se- serait-elle donc affolée des pommes, au point d'oublier la maison? qu'y a-t-il ? il faut que j'aille la chercher moi-même. » A ces mots, la mère se couvre les épaules d'une pelisse, la tête d'un capuchon et court à la re- cherche d'Hélèue. Les neiges ont tout envahi, et nulle part on ne voit de traces de pieds humains. Aucune voix ne répond à ses cris réitérés. Pendant longtemps elle erra au hasard, la neige tombait en avalanches, la bise glaciale soufflait dans la mon- tagne. Marouchka avait déjà préparé le dîner, elle avait traijt la vache, mais ni Hélène ni la marâtre n'ar- rivent. Voilà que la quenouille de l'orpheline est déjà pleine, l'ouvrage de la journée est achevé, la nuit s'assombrit et elles ne rentrent pas. « Serait-il arrivé quelque malheur? ah mon Dieul » se demanda l'excellente fille, en ouvrant la fenêtre. L'orage s'est calmé, le ciel rayonne d'étoiles, la neige brille de leur éclat — nulle créature humaine à l'horizon. Marouchka referme tristement la fe- nêtre, elle se signe et prie Dieu pour sa sœur et sa mère. Le lendemain, elle les attend pour déjeuner, puis pour dîner, mais en vain; ni Hélène ni la ma- LE SÉJOUR DES DIEUX. • 29 râtre ne revinrent. L'une et l'autre avaient gelé dans la montagne. L'héritage d'une maisonnette, d'une vache et d'un petit champ , échut à la bonne Ma- rouchka. Avec le temps, un honnête fermier s'y trouva aussi ; et ils vécurent heureux et tran- quilles *. 1. Ce conte , ainsi que celui de Kovlad, p. 53, traduits en allemand et un peu modifiés, ont déjà attiré l'attention de M. Laboulaye, qui en a fait deux charmants fabliaux français. Voyez, dans ses Contes bleus, Le pain d'or et Les douze mois. VJJ ïp LE SOLEIL OU LES TROIS CHEVEUX D'OR DU VIEILLARD VSÉVÈDE'. (Traduit du tchèque, voy. Erben, Mai, 1860, Prague.) Est-ce vrai ou non ? On raconte qu'il y avait un roi fort passionné pour la chasse aux bêtes fauves de ses forêts. Une fois, il poursuivit le cerf, si loin et si longtemps, qu'il s'égara. Se voyant dans la soli- tude et surpris par la nuit, le roi fut content de trouver une chaumière habitée par un charbonnier. 1. C'est un des contes dont les variantes se retrouvent chez tous les peuples slaves. Il est marqué au coin d'une haute antiquité. La variante tchèque, que nous traduisons ici, fut re- cueillie en Bohème, par Erben. En la reproduisant, le savant mythologue compare toutes les variantes entre elles, et il con- clut que les trois cheveux en question désignent les trois séjours que le soleil fait dans les trois régions de la nature, l'air, la terre et l'eau. Au point de vue qui nous occupe ici principalement, c'est-à- dire des réminiscences du Rig-Véda et de la Ramayana que l'on peut constater dans les contes slaves, nous nous bornerons 32 LE SOLEIL. « Yeux-tu bien me conduire d'ici jusque sur le grand chemin ? Je t'en récompenserai généreuse- ment. — Je le ferais volontiers, répondit le charbonnier, mais j'ai une femme en couches et je ne puis la laisser seule. Du reste, pourquoi ne consentiriez- vous pas à passer la nuit chez nous? Reposez-vous dans le grenier en haut sur une meule de foin odo- rant que vous y trouverez, et demain matin, je vous servirai de guide, » à faire observer que le vieillard (vcéved) de notre récit res- semble on ne peut mieux à une divinité védique. Son nom est sanscrit, composé du si. vcé, sanscr. riçva (tout), et si. riéda, sanscr. véda (savoir, connaissance), dieu qui sait tout, et pour cette raison on l'appelle dans la petite Ruthénie vechtchoun (le prophète) et en Moravie sibilla (la prophétesse). Il est vieux (ded)> et notre conte dit positivement, comme nous le verrons plus bas, que le soleil, réveillé de son sommeil, est un enfant aux cheveux d'or; à midi il est un être plein de vigueur et vers le soir, devenu vieillard, il a faim. Or c'est pré- cisément ce que disent les hymnes du Rig- Véda, en parlant du dieu Agni. Ce dieu, à l'état d'embryon, dort dans le briquet de bois, l'Arani; réveillé, il en jaillit sous la forme d'une étincelle : ce Agni! tu nais, et aussitôt tes rayons brillent au souffle du vent qui anime leur éclat. Agni tourne sa langue aiguë contre le bois du bûcher, et sous sa dent disparaissent les aliments solides qui le nourrissent. Il monte vers les régions supérieures. Vers la fin de la nuit, Agni* devient la tête du monde. » D'après les Védas, le soleil est le fils d'Aditi (la nature). Le vieillard Vsévèd a pour mère une Soudiça (la parque), qui le nourrit, et il dort sur ses genoux. Le conte parie des vents qui soufflent au moment où le soleil * Rig-Véda, tome IV, p. 3 15, trad. Langlois. LE SOLEIL. 33 Quelques moments après, la femme du charbon- nier accoucha d'un fils. Le roi ne pouvait s'endormir. A minuit il remar- qua que des lumières s'agitaient au-dessous de lui, dans la chambre de l'accouchée. En les examinant plus attentivement, à travers une fissure du pla- fond, il aperçut distinctement : d'abord le char- bonnier qui dormait ; puis sa femme à demi éva- nouie ; et enfin, tout à côté de l'enfant nouveau-né, trois vieilles femmes, debout, vêtues de blanc, cha- cune tenant un cierge allumé et conversant entre elles. arrive à sa maison , a ; nsi qu'au moment où il en sort. Bans les 1 hymnes du Rig-Véda, les vents Marouts accompagnent Indra et coopèrent avec lui pendant tous ses travaux. On le voit arriver au milieu des Aryas en prière, pour dévorer les holocaustes qu'ils lui offrent, s'enivrer du breuvage soma, et se reposer au milieu de ses fidèles sur une couche d'herbe kouça. Le Soleil voit tout, et à cause de sa clairvoyance il porte l'épithète de Yœil du monde dans les hymnes du Rig-Véda et l'épithète de Yœil du jour dans les chants que le poète Kochauswski a recueillis de la bouche des paysans illettrés dans les Carpathes. Le védique Savitri (le soleil créateur) est un dieu à la chevelure d'or. L'année indienne, de même que celle des Slaves du paga- nisme , comptait trois saisons seulement: la chaude, la tem- pérée et la froide. On verra dans notre conte que les trois che- veux d'or arrachés de la tète clii Vsévède, tombent comme les pétales d'une fleur qui'a vécu son printemps, comme les épis de l'été sous la faucille du moissonneur, comme les feuilles de l'au- to'mne sous le givre d'une bise glaciale. Plavacek, que les dieux aiment pour les prières qu'il leur adresse et pour ses vertus, continue la mission de Manus (slave Mongé).l\ représente une incarnation divine. Son existence pro- fite à la terre et au ciel. Cela ressort du contenu même des faits. 34 LE SOLEIL. La première disait : a A ce garçon j'accorde le don d'affronter de grands dangers. » La deuxième disait : « Moi, je lui accorde la faculté de pouvoir heu- reusement échapper à tous ces dangers, et de vivre longtemps. » La troisième dit : « Quant à moi je lui accorde d'épouser la prin- cesse née à l'heure qu'il est et fille de ce roi même qui dort ici en haut, dans le grenier. » Avec ces dernières paroles, les lumière s'étei- gnirent et le silence se rétablit. Ces vieilles femmes étaient les Soudiçki* en per- sonne. Le roi restait atterré de douleur et de surprise, comme s'il eût reçu un coup d'épée en pleine poi- trine. Jusqu'à l'aube du jour, sans fermer l'œil, il pensa aux moyens d'empêcher que les prédictions des Parques ne se réalisassent. Aux premières lueurs du matin, l'enfant nou- veau-né se mit à pleurer. Le charbonnier se leva, 1. Les Parques. Le texte tchèque dit soudickij ou soudice, de la racine soud qui se trouve dans toutes les langues slaves dans le sens de jugement, arrêt, d'où oçoud (destin, fatum, décret divin), oçoudié, vase pour recueillir les suffrages des votants, et soudia ou soudar (juge). LE SOLEIL. 35 s'approcha de lui, et trouva que sa femme avait cessé de vivre. « Pauvre petit orphelin! s'écria-t-il douloureu- sement, que deviendras-tu sans les soins d'une mère ? — Confie-moi cet enfant, dit le roi, j'en aurai soin et il s'en trouvera bien. Quant à toi, je te don- nerai tant d'argent que tu n'auras plus besoin de te fatiguer à brûler des charbons. » Le charbonnier y consentit avec plaisir, et le roi partit en promettant d'envoyer quelqu'un pour chercher l'enfant. La reine et les courtisans avaient cru ménager une surprise agréable à leur maître, en lui annonçant la naissance d'une charmante petite princesse, venue au monde la nuit même où le roi son père avait eu l'occasion de voir les trois Parques. Le roi fronça le sourcil et, appelant un de ses domestiques, il lui dit : « Tu iras à tel endroit, dans la forêt, à la chau- mière du charbonnier, auquel tu remettras cet ar- gent, en échange d'un enfant nouveau-né. Prends le marmot et, chemin faisant, noie-le bien quelque part. Seulement, souviens- toi que s'il n'est pas dû- ment noyé, tu le seras toi-même à sa place. » Le domestique reçut l'enfant dans un panier et, arrivant au milieu d'une passerelle qui réunissait les deux rivages d'un fleuve large et profond, il y précipita le panier avec l'enfant. 36 LE SOLEIL. « Bon voyage, monsieur mon gendre, » dit le roi, après avoir entendu le récit du domestique. Le roi pensait que l'enfant avait péri dans les eaux; mais il n'était rien moins que noyé ou mort. Au contraire, le petit voguait balancé mol- lement dans son panier, comme dans un berceau. Il y dormait aussi doucement que si sa mère eût chanté pour l'endormir. Le panier aborde aux environs de la cabane d'un pêcheur. Celui-ci, occupé de réparer ses iilets, aperçut un objet surnageant au milieu du fleuve, sauta aussitôt dans une barque, le recueillit, et courut annoncer à sa femme la bonne nouvelle : « Tu désirais toujours avoir un fils, tiens, en voici un bien beau, la rivière nous Ta apporté. » La femme du pêcheur reçut l'enfant avec une ex- trême joie et elle le soignait comme le sien propre. Ils le nommèrent Plavacek (qui surnage), parce qu'il leur était arrivé en flottant sur les eaux. Le fleuve coule, les années se passent, le petit garçon devient un bel homme, et les villages d'a- lentour n'ont pas de jouvenceau comparable à lui. Or, il advint qu'un jour, en été, le roi chevau- chait tout seul. La chaleur étant excessive, il arrêta son cheval devant la cabane du pêcheur, pour lui demander un verre d'eau fraîche. Plavacek vint le lui offrir ; le roi le regarda avec attention, puis, se tournant vers le pêcheur, dit : LE SOLETL. 37 « Ta as là un beau garçon, est-ce ton fils? — Oui et non, répondit le pêcheur. Il y a une vingtaine d'années, j'ai trouvé un tout petit en- fant, dans un panier, nageant au milieu du fleuve, nous l'avons adopté et élevé. » Le roi devint pâle comme la mort, car il devina que c'était bien le même enfant qu'il avait condamné à être noyé. Ensuite, se ravisant, il descendit de cheval et dit: « J'ai besoin d'envoyer un message au château, et je n'ai personne avec moi ; pourriez-vous l'y en- voyer ? — Très-certainement, reprit le pêcheur, Votre Majesté peut compter sur son intelligence. » Là-dessus, le roi s'assit pour écrire à la reine ces mots : « Le jeune homme qui t'apportera ce message, est le plus dangereux de tous mes ennemis. Aussitôt arrivé, fais-lui couper la tête. Point de relard, point de pitié ; il faut qu'il soit exécuté avant mon retour au château, je le veux. » Après avoir plié soigneu- sement la lettre, il la cacheta de son sceau royal '. Plavacek prit la lettre et incontinent se mit en route à travers la forêt. Elle était si grande et si épaisse qu'il s'y égara. Surpris par la nuit au milieu 1. Comparez ce passage avec la variante de Glinski, vol. III, p. 193. 38 LE SOLEIL. de sa course aventureuse, il rencontra une vieille femme. * Où vas-tu donc, Plavacek, où vas-tu ? lui de- manda- t-elle. — Je suis chargé d'une lettre pour le château royal, mais je me vois égaré. Ne pourriez-vous pas, bonne mère, m'indiquer mon chemin? — Aujourd'hui, mon enfant, impossible. II. fait sombre et tu n'aurais pas le temps d'y arriver, fit observer la vieille. Reste chez moi cette nuit. Tu ne l'auras pas passée chez des étrangers, je suis ta mar- raine, moi. » Le jeune homme obéit et ils entrèrent dans une jolie chaumière qui sembla tout à coup surgir de dessous la terre. Or, pendant que Plavacek dormait, la vieille changea sa lettre en une autre, ainsi conçue : « Aussitôt après réception de cette lettre, tu conduiras le porteur chez la princesse, notre fille. Ce jeune homme est notre gendre, et je veux qu'ils soient mariés avant mon retour au château. Telle est ma volonté. » La reine, après avoir lu la lettre, ordonna de pré- parer tout ce qu'il fallait pour célébrer les noces. Toutes deux, la reine et sa fille, se plaisaient beau- coup dans la société du jeune homme. Rien ne troublait le bonheur des nouveaux mariés. Après quelques jours, le roi fut de retour au châ- LE SOLEIL. 39 teau, et, ayant appris ce qui était arrivé, il se mit à injurier la reine. « Mais vous m'avez ordonné expressément de les faire marier avant votre retour ; relisez votre lettre que voici, » répondit la reine. Il examina attentivement la lettre. En effet, le papier, l'écriture, le sceau, tout était d'une authen- ticité irréprochable. Il appela donc son gendre pour l'interroger lui-même sur les détails de son voyage. Plavacek n'en omit aucun à son beau-père, ra- contant, comment il s'était égaré et comment il avait passé toute une nuit dans la cabane de la forêt. « Gomment est-elle, cette vieille femme? » de- manda le roi. En écoutant le signalement que Plavacek lui en donna, le roi comprit que c'était précisément la même inconnue qui, vingt ans auparavant, avait prédit le mariage de la princesse avec le fils du charbonnier. Après avoir réfléchi, le roi ajouta : « Ce qui est fait est fait. Seulement tu ne seras pas mon gendre pour si peu de chose, oh non! En guise de cadeau de noces, tu dois m'apporter trois cheveux d'or de la tête du Dècle-Vsévède i . » Il croyait pouvoir par ce moyen se débarrasser de son gendre dont la présence l'importunait. 1. Nous avons dit déjà que dècl signifie vieillard, et vsévèd , qui sait tout et qui voit tout. 40 LE SOLEIL. Plavacek se sépara de sa femme et partit. « Je ne sais où aller, pensait-il, mais c'est égal; ma mar- raine, la Parque, saura bien y aviser. » En effet, il trouva sans peine la véritable direc- tion, marchant longtemps par monts et par vaux, traversant à gué les rivières, si bien qu'il atteignit les côtes de la mer Noire. Il y aperçut une barque 1 avec son batelier et lui dit : « Dieu vous bénisse, vieux batelier ! — Et toi aussi, mon jeune voyageur. Où veux-tu aller? — Au château de Dède-Vsevède pour chercher trois cheveux d'or. — S'il en est ainsi, sois le bienvenu. J'attends depuis longtemps l'arrivée d'un envoyé tel que toi. Voilà bien vingt ans que je fais passer des voyageurs et aucun d'eux n'a rien fait pour me délivrer. Si tu me promets de demander au Dède-Vsévède quand 1. Une barque avec un batelier sont le symbole, comme l'a savamment observé Erben, du passage solaire de l'hiver au prin- temps. Le batelier, Charon de la mythologie slave, s'appelle dans les autres variantes tchart (le diable) , et obr (le géant). Dans la variante veliko-russe, il n'y a ni batelier ni barque, mais kite-ryba, c'est-à-dire une baleine, couchée sur la surface des eaux et servant de passerelle d'un bord à l'autre. Elle est meurtrie des coups de pied des passagers qui la maltraitaient, mais elle n'en sera délivrée que lorsqu'elle aura retiré , du fond de la mer, les douze navires chargés de richesses du marchand Marko Bohaty. La baleine expie le crime de leur avoir fait subir un naufrage. LE SOLEIL. 41 j'aurai un remplaçant pour me libérer de mes peines, je te passerai dans mon bateau. » Plavacek promit et le batelier le conduisit jus- qu'au rivage opposé. Il continua sa marche et ap- procha d'une grande ville, qui était à moitié ruinée. Non loin d'elle, il aperçut un convoi funèbre : le roi du pays accompagnait le cercueil de son père et des larmes grosses comme des pois inondaient ses joues. « Dieu veuille vous consoler de votre détresse, dit Plavacek. — Merci, bon voyageur! Où vas-tu? — Je me rends chez le Dède-Vsévède, en quête de ses trois cheveux d'or. — Vraiment, chez le Dède-Vsévède? Quel dom- mage que tu ne sois pas venu il y a quelques se- maines! Nous attendons depuis longtemps un en- voyé tel que toi. » Plavacek s'étant présenté à la cour du roi, celui- ci lui dit : « Nous avons appris que tu te rends en mission chez le Dède-Vsévède. Hélasl nous avions ici un pommier qui produisait des fruits dé Jouvence. Une seule de ses pommes, aussitôt mangée, même par un moribond, le ferait guérir et rajeunir. Mais voilà que depuis vingt ans le pommier ne porte ni fleurs ni fruits. Peux-tu me promettre d'en demander la cause au Dède-Vsévède? 42 LE SOLEIL. — Je vous le promets. » Après quoi Plavacek arriva vers une ville belle et grande, mais triste et silencieuse. Près de la porte, il rencontra un vieillard qui, la canne à la main, s'avançait avec beaucoup de peine : a Dieu vous bénisse, bon vieillard ! — Soyez béni , vous aussi. Où allez-vous donc, beau voyageur? -— Chez le vieux Vsévède pour chercher ses trois cheveux d'or. — Ah ! tu es justement l'envoyé que j'attendais depuis longtemps. Il faut que je te fasse parvenir jusqu'à mon maître et roi. Allons-y. » Aussitôt qu'ils furent arrivés , le roi lui de- manda : * « J'ai entendu dire que tu vas en ambassade, au- près de Dède-Vsévède. Nous avions ici un puits avec de l'eau qui se renouvelait d'elle-même, et si mer- veilleuse dans ses effets , qu'en la faisant boire aux malades ils redevenaient bien portants. Quelques gouttes répandues sur un cadavre le faisaient res- susciter. Eh bien, depuis une vingtaine d'années, le puits reste à sec. Si tu t'engages à demander au vieillard Vsévède le moyen de remplir notre puits, je t'en récompenserai royalement. » Plavacek promit, et le roi le congédia avec bien- veillance. Ensuite, il avait à traverser de longues forêts som- LE SOLEIL. 43 bres, au milieu desquelles il aperçut une grande prairie toute pleine de belles fleurs , et au milieu un cbâteau d'or. C'était le palais du Dède-Vsévède, tout rayonnant de splendeur ; on l'eût dit construit de feu. Plavacek y entra sans rencontrer un être qui bougeât , ex- cepté une vieille femme blottie dans un coin et occupée à filer. « Salut, Plavacek, je suis bien aise de te revoir ici. » C'était encore sa marraine, la même qui lui avait offert un gîte dans sa cabane forestière lorsqu'il portait le message du roi. « Dis-moi donc ce qui t'amène ici de si loin? — Le roi ne veut pas que je sois son gendre sans l'avoir payé; il m'envoie donc ici pour lui rapporter trois cheveux d'or du Dède-Vsévède. » La Parque se mit à rire en disant : « Le Dède-Vsévède? mais je suis sa mère, c'est le Soleil brillant, en personne. Tous les matins, il est enfant; à midi, il devient homme, et le soir il vieillit comme un centenaire décrépit 1 . Soit, je te 1. Voici quelques passages du Rig-Véda qui prouvent que ceux qui les improvisaient, il y a plus de trente siècles, s'ima- ginaient, de même que les montagnards slovaques d'aujour- d'hui, que Je Soleil renouvelait son existence tous les jours. Seulement les Aryas primitifs motivaient ses trois âges et ils croyaient que le Soleil provenait du feu (agni) sacré, qu'ils ne 4 4 LE SOLEIL. ferai avoir les trois cheveux de sa tête , afin que tu saches que ce n'est pas pour rien que je suis ta marraine. Avec (out cela, tu ne peux plus longtemps rester ici comme tu es! Mon fils le Soleil est doué d'une âme charitable; mais, en rentrant chez lui, il a faim, et je ne m'étonnerais pas si, aussitôt ar- rivé, il ordonnait de te faire rôtir pour son souper. Yois-tu ce baquet vide, je le renverserai, et tu te cacheras dessous. » laissaient jamais s'éteindre sur l'autel. Chez les Âryas c'était une croyance, chez les Slovaques ce n'est qu'un souvenir faible, an écho d'un mythe dont ils ne comprennent plus la signification: .... « De lui (Agni) naît le soleil qui se lève le matin. » (Rig-Yéda, vol. IV, p. 315, trad. Langlois.) « sage et prudent Agni! Nous ne connaissons point ta gran- deur dont toi seul as le secret. Agni dort débile et sans forces; puis il marche; de sa langue il caresse la jeune (libation) ; il est le maître des nations. » (Ibid., vol. IV, p. 135.) « A peine né, il (Indra) dit à sa mère : « Quelles sont ces cla- « meurs terribles que l'on entend? » (Ibid., vol. Ill, p. 330.) « Indra est terrible dans les combats, ferme et triomphant. A pein est-il né, et déjà il soudent tous les deux, toutes les terres, et ces grandes vaches (les nuages) à la marche rapide. » (Ibid., vol. III, p. 371.) Quant à l'appétit des dieux védiques, toujours très-friands des mets et des boissons enivrantes qu'on leur offre, les hymnes en parlent souvent; un seul exemple suffira ici : a Indra! reçois dès le matin le soma que nous t'offrons avec ces beignets, ce plat de caillé, ces gâteaux et ces hymnes. » (Ibid., vol. II, p. 75.) LE SOLEIL. 45 Avant d'obéir, Plavacek pria la Parque de s'in- former auprès duDède-Vsévède relativement à trois questions dont il s'était engagé d'apporter la ré- ponse. « Je le lui demanderai ; mais toi, prête une oreille attentive à ce qu'il me répondra. » Tout à coup le vent se déchaîna du dehors, et, par une fenêtre du château, du côté de l'ouest, ar- riva le Soleil. C'était un vieillard à la tête d'or. « Je sens ici de la chair humaine, s'écria-t-il, je le sens bien; ma mère, tu as ici quelqu'un. — Astre du jour, répondit-elle, qui pourrais-jc avoir ici sans que tu l'eusses aperçu avant moi? Le fait est qu'en volant à travers le monde durant toute la journée , tu flaires si souvent les hommes, qu'il n'y arien d'étonnant que le soir, rentrant dans ta maison, tu continues à sentir l'odeur de la chair humaine. » Le vieillard ne répondit mol, mais il s'assit à souper. Après le repas, il posa sa tête d'or sur les genoux de la Parque ' et se mit à sommeiller. Aussitôt qu'elle eut remarqué qu'il dormait déjà, elle lui arracha un cheveu et le jeta par terre. Le cheveu en tombant fit retentir un son 1. Cette Parque, mère du soleil, correspond à la védique Âdifi (la nature). 46 LE SOLEIL. métallique, comme la vibration d'une corde de guitare. il baissa la tête et se replongea dans ses réflexions, tandis que Bien- venu continuait sa route. Arrivé au terme de son voyage, il frappa trois fois avec son goupillon, et la porte s'ouvrit d'elle-même avec bruit. Il entra et s'avança jusqu'au centre. Là, lié de douze chaînes et brûlant dans les flammes éternelles, se tenait debout Lucifer, le monarque de ces sombres royaumes. Douze démons, armés de scies d'acier, travaillaient à limer une des douze chaînes. Après un an de travail, ils touchaient au terme de leur œuvre, et le prince des ténèbres se croyait à la veille du jour où il allait recouvrer sa liberté et enfin reprendre son empire sur la terre quand, au son du premier alleluia solennel qui annonce chaque année la résurrection du Seigneur, les chaînes du chef des enfers se ressoudèrent d'elles- mêmes, et les démons se remirent, en grinçant, à continuer leur interminable travail. De ce point central où siège Lucifer, trois allées l 1. Dans une des notes qui suivent le conte Kovlad, nous avons vu trois souterrains comme ceux de l'enfer indien. Il y a plus d'une analogie à remarquer entre le patala (si. padol et aussi peklo) des Hindous et l'enfer d'ici. On n'a qu'à les comparer ensemble. « Yama, roi des Pitris (mânes), punit au moyen de ses gardes la faute condamnable des hommes qui, après leur mort, vien- nent dans son royaume. Les enfers sont au nombre de vingt et un , dont chacun est désigné par un nom spécial, comme : les Te- nailles, la Statue de fer brûlante, le Cotonnier aux épines de diamant, le Fleuve infranchissable, l'Océan de pus, Celui qui LE BRIGAND MADEY. 115 conduisaient à trois portes au-dessus desquelles étaient placées les trois inscriptions suivantes : Rétribution de ceux qui ont fait couler la sueur du pauvre; les larmes de V 'opprimé ; le sang innocent. Bienvenu ayant jeté les yeux sur ces tristes lieux, traça, avec sa craie bénite, un cercle au milieu du- quel il se plaça; puis, faisant le signe de la croix, il aspergea d'eau bénite Lucifer et tous les démons. Les esprits infernaux, sous cette aspersion, frisson- nèrent comme un fer rouge pétille sous l'eau froide. Ils se dressèrent en sifflant comme des serpents et cherchèrent à se jeter sur Bienvenu; mais, ne pou- vant dépasser le cercle béni, ils se dispersèrent en hurlant. Bienvenu agitait sans cesse son goupillon. Enfin il atteignit Lucifer, qui lui demanda d'une voix ter- rible : « Que viens-tu faire parmi nous? — Rends-moi le contrat de vente de mon âme. » Le prince des démons saisit une trompe de cuivre que soutenaient quatre démons et appela les gar- nourrit de salive, l'Action de boire de l'airain fondu, Celui qui est mis sur le pal, l'Obscurité, etc. a Les meurtriers d'un père ou d'un brahmane sont précipités dans l'enfer appelé : la Corde du temps, qui est de cuivre, dont le sol est brûlant et qui est, au-dessous et en dessus, échauffé par le feu et les rayons du soleil. Là, le condamné, se sentant dévoré par les ardeurs de la faim, souffre pendant autant de mil- liers d'années qu'un animal domestique a de poils. » (Bagh. Purana, vol, II, p, 505, trad. Burnouf.) 116 LE BRIGAND MADEY. diens de la première des trois portes. Une troupe de diables en sortit, ils vinrent s'incliner devant leur chef; mais quand il leur eut ordonné de rendre le titre en question, ils répondirent qu'ils ne l'avaient pas. Bienvenu recommença d'agiter son goupillon, et Lucifer, au moyen d'une trompe d'argent, appela les gardiens de la seconde porte, qui déclarèrent aussi qu'ils n'avaient pas le contrat en question. Bienvenu redoubla ses aspersions, et les diables poussèrent des cris horribles qui firent trembler les enfers. Lucifer sonna de sa troisième trompe, qui était en or, et appela une nuée de ses sujets qui gardaient la troisième porte : « Rendez le contrat de vente de l'âme de Bien- venu, » leur cria-t-il. Mais ils commencèrent à assurer qu'ils ne l'a- vaient pas. Bienvenu saisissait déjà son goupillon , mais Lu- cifer son» a des trois trompettes à la fois, et voilà que, des profondeurs même des enfers, sortit un diable boiteux, chauve et louche, qui vint s'incliner devant Lucifer. « Rends à Bienvenu le titre de vente de son âme ! » s'écria le sombre monarque. Le nouveau venu commença à tousser, à agiter en cadence sa queue rousse, ayant l'air peu disposé à obéir, LE BRIGAND MADEY. 117" « Rends-le tout de suite, » s'écria Lucifer en fureur. Le diable fit une horrible grimace, comme si quelque main le prenait au gosier, puis il tira de sa boîte le parchemin en question , le déroula et le rendit. Bienvenu, au comble de la joie, le prit et allait se retirer lorsqu'il entendit Lucifer dire au diable boiteux : * Tu as bien fait de ne pas résister trop long- temps, car j'allais te faire placer sur le lit de Madey. » Ceci rappela à Bienvenu la demande du malheu- reux brigand, et faisant encore une fois usage de son eau bénite, il dit à Lucifer : « Fais-moi montrer ce lit. » Sur l'ordre qu'il en reçut, le diable boiteux con- duisit Bienvenu jusqu'au fond des enfers, où il vit un lit tout de fer, sur des ressorts, muni de deux étaux pour serrer la tête et les jambes et pouvant à volonté se détendre à la longueur de quelques aunes et se resserrer subitement dans la dimension d'un petit berceau. Le fond de ce terrible engin de supplice était tout garni de rasoirs, de ciseaux, de perçoirs, de crocs, de tenailles et autres instruments mis sans cesse en mouvement pour déchirer, cou- per et torturer le patient. En dessous s'élevaient des flammes ardentes, par-dessus tombait sans cesse une pluie de feu et de soufre. 118 LE BRIGAND MADEY. Bienvenu, s'en détournant avec horreur, se hâta de quitter le séjour des damnés, et puis se dirigeant toujours vers l'orient, il arriva bientôt à la forêt, retrouva Madey dans la même position et lui ra- conta ce qu'il avait vu. Il allait déjà s'éloigner lorsque k vieillard se leva en tremblant et lui dit : « Que me reste-t-il à faire? dois-je me livrer au désespoir ? N'est-ce pas à vous, prêtres du Seigneur, qu'il a été dit que ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel? Reçois donc ma confession et absous-moi. — Ne désespère pas d'obtenir ton pardon, la mi- séricorde de Dieu est plus grande que ne le sont tous les péchés du monde. Quant à moi, je ne puis ni te confesser, ni t'absoudre, car je ne suis pas encore prêtre. — Conseille-moi donc ce que je dois faire; con- fesse-moi et absous-moi, laisse-moi en me quittant quelque espoir, ou bien je me tuerai avec cette massue. » Que pouvait faire Bienvenu? Il prit la massue et la planta en terre sur une petite hauteur entre les fosses pleines d'argent; puis il dit au vieillard : « Quand j'aurai été ordonné prêtre, je reviendrai ici recevoir ta confession et t'apporter le pardon; en attendant, travaille à racheter tes péchés par des œuvres de pénitence et de miséricorde; chaque jour remplis d'argent un sac, puis descends en te LE BRIGAND MADEY. 119 traînant sur tes genoux jusqu'à ce ruisseau *. Puises- y dans ta bouche de l'eau que tu apporteras ici pour arroser ta massue en bois de. pommier, et fais de même toute la journée. Quand tu auras distribué tout ton argent aux passants et que tu auras arrosé la massue jusqu'à ce qu'elle ait poussé des branches, des fleurs et des pommes, réjouis-toi et tressaille d'allégresse, car le Seigneur t'aura pardonné tes péchés. » Il dit et s'éloigna. Madey fit le signe de la croix et commença sa pénitence. Tout en priant et pleu- rant sur ses crimes, il ne cessait d'aller porter dans sa bouche de l'eau dont il arrosait la massue, et, chemin faisant, il distribuait aux pauvres passants l'argent puisé dans ses trois fosses. Quant à Bienvenu, heureux d'avoir annulé l'acte de vente de son âme et d'avoir aussi amené à la pénitence le brigand Madey, il rentra tout joyeux 1. Les ascètes hindous, pour faire leurs pénitences, se choi- sissent ordinairement une forêt dans le voisinage d'une pièce d'eau indispensable aux ablutions journalières. Madey, en pui- sant de l'eau avec sa bouche, subit une peine et en même temps il fait l'acte d'un pieux Richi en se purifiant : « Ardjouna, à la vue des eaux pures, fraîches, fut rempli de joie. Ravi, en explorant cette belle forêt, il se livrait à de rudes austérités. Couvert d'un vêtement d'herbe, muni de la peau de gazelle et du bâton des ascètes, il se nourrissait de feuilles sèches tombées à terre.... Par l'effet de ses ablutions continuelles, ses cheveux ressemblaient à l'éclair. » [Mahabharata, p. 142, trad. Foucaux.) 120 LE BRIGAND MADEY. chez ses parents qui, on le comprend bien, par- tagèrent sa joie. Une semaine ou un mois plus tard, il fut ordonné prêtre. Après quelques années , sa sagesse et sa sainteté rélevèrent au rang d'évêque. Un jour qu'en cette qualité il faisait une visite pastorale dans son diocèse, il arriva dans une forêt très-épaisse et fut frappé de l'odeur délicieuse qui s'y faisait sentir. C'étaient des pommes,, mais ce ne pouvait être que celles du paradis. L'évêque envoya quelques-uns des prêtres qui l'accompagnaient pour découvrir d'où venait ce parfum. L'un d'eux revint bientôt et annonça à l'évêque qu'il avait trouvé non loin de là, sur une petite eminence, près d'un ruis- seau entre trois fosses profondes, un magnifique pommier couvert de fruits, dont l'odeur était déli- cieuse ; qu'il avait voulu cueillir une de ces pom- mes, mais qu'elle s'était dérobée sous sa main comme si elle eût été vivante. Sous le pommier, un vieillard plus que centenaire était agenouillé; sa barbe, blanche comme la neige, lui tombait jusqu'à la ceinture, une besace vide pendait à son côté et il priait avec une ferveur qui faisait croire qu'il était ravi en Dieu 1 . 1. D'après une autre variante de ce conte, citée par Mickiewicz, nous lisons : « Le brigand Madey, pris par le remords, plante sa massue en terre et s'agenouille auprès. La massue, qu'il arrose de ses larmes, devient un arbre à mille brandies, et, avant que le pé- nitent ait obtenu du ciel la rémission de ses fautes, les araignées LE BRIGAND MADEY. 121 Ce récit étonna l'évêque, il se souvint de Madey et se hâta de se rendre à l'endroit indiqué. Il y trouva le vieillard toujours dans la même posture, absorbé dans la prière, et il le reconnut en effet. Au moment où il lui donna, en Rapprochant, sa bé- nédiction, Madey sortit de son extase comme d'un profond sommeil, et, regardant l'évêque, il baisa le pan de ses vêtements et s'écria en levant les mains au ciel : « Yous voilà donc enfin, vénérable père! Venez, voyez, j'ai fait tout ce que vous m'avez commandé; mon trésor a été distribué aux pauvres, et je n'ai cessé de me traîner sur mes genoux pour aller cher- cher l'eau destinée à faire refleurir la massue, in- strument de mes crimes. Ainsi que vous l'aviez dit, elle a repris de la vie et les fruits ont succédé aux fleurs et aux feuilles. Dieu m'a donc pardonné. Maintenant, mon père, recevez ma confession et donnez-moi l'absolution. » L'évêque s'assit et Madey commença l'aveu de ses fautes : à chaque crime dont il s'accusait , une pomme se détachait de l'arbre, et bientôt la terre scellèrent ses lèvres de leurs toiles transparentes, les abeilles déposèrent leur miel dans ses oreilles. » {Les Slaves, vol. I, p. 93.) C'est, à coup sûr, le passage le plus foncièrement indien de notre conte. 122 LE BRIGAND MADEY. en fut toute jonchée. Il en restait cependant encore deux, et Madey ne pouvait plus rien se rappeler. « Rappelle tes souvenirs, bon vieillard, dit l'évê- que, deux de tes péchés n'ont pas encore été con- fessés. — Je ne le puis, mon père, je ne m'en souviens plus. — Penses-y, ne serait-ce pas l'orgueil de quel- ques bonnes actions que tu as pu faire, même au milieu de tes crimes ? Dis, n'as-tu j amais fait de bien à personne? — Une fois seulement, il y a de cela trente ans; j'ai empêché mes camarades de tuer un bon paysan qui était si agréable à Dieu, qu'il le protégeait d'une manière spéciale et le couvrait d'une armure invul- nérable chaque fois qu'il récitait un certain psaume. Cette vue fit sur moi une telle impression, que, depuis lors, je sentis le remords agiter mon cœur et je renonçai au brigandage. — Ce paysan auquel tu sauvas la vie était mon propre père, dit l'évêque; il m'a souvent conté cette aventure, qui lui est arrivée avant son mariage. — Ton père, c'était ton père ! Oh ! que les voies de Dieu sont merveilleuses ! Mais moi, j'ai eu un père aussi! Ah! mon Dieu, je m'en souviens à pré- sent, mon premier et plus horrible crime fut un parricide : j'ai tué mon père! » Et l'une des deux pommes tomba. LE BRIGAND MADEY. 123 « Et ta mère? dit l'évêque. — Ma mère, hélas! aussi. » La dernière pomme tomba, l'évêque prononça les paroles de l'absolution en faveur du pécheur, profondément repentant , et aussitôt l'enveloppe mortelle du vieillard s'éparpilla en poussière, et l'âme, purifiée par la pénitence, s'échappa de sa prison et s'élança vers le ciel sous la forme d'une colombe blanche. ^ LE NAIN. Dans un pays fort éloigné vivait un roi qui avait une fille si belle que rien ne pouvait lui être com- paré. On l'appelait la princesse Toutebelle (Piek- notka). Bien des princes s'étaient mis sur les rangs pour l'épouser, mais elle préférait à tous les autres le prince Toutbon (Dobrotek). Elle supplia son père de consentir à leur mariage, et ayant obtenu la permission, la jeune princesse et son fiancé, avec une suite nombreuse, se dirigeaient vers l'église, après avoir demandé et reçu la bénédiction pater- nelle. Plusieurs princes, que Toutebelle avait refu- sés, se retirèrent mortifiés dans leurs royaumes. L'un d'eux, puissant prince et magicien, qui n'était réellement qu'un affreux nain 1 , haut de sept pou- 1. Le nain des contes slaves ressemble au nain de la mytho- logie Scandinave plutôt qu'à celui de l'Inde antique. Ce dernier n'est laid ni difforme que dans l'acception matérielle du terme. Les mythes indiens le nomment le Nain magnanime , car c'était le Dieu réparateur en personne, Vichnou qui, sous l'apparence d'un nain, vint chez le roi des démons Bali pour lui demander Ï26 LE NAIN. ces, avec une énorme bosse sur le dos et une barbe longue de sept pieds, fut tellement irrité du refus de la princesse, qu'il résolut de s'en venger. A cet effet, il se changea en un tourbillon d'orage, guet- tant le moment de la saisir. Lorsque le cortège nup- tial fut prêt à entrer à l'église, le tourbillon, tom- bant à l'improviste, remplit l'air d'une épaisse poussière qui aveuglait tout le monde, saisit Toute- belle qu'il emporta d'abord au plus haut des nuages et qu'il descendit ensuite dans son château souter- rain, où, ayant repris ses formes disgracieuses de nain, il la déposa tout évanouie sur un sofa et se retira. Après quelque temps, la princesse Toutebelle re- vint de son évanouissement. Elle jeta les yeux au- tour d'elle, et se voyant au milieu d'une salle ma- gnifique, elle s'imagina qu'un roi l'avait ravie. Elle se leva donc et se mit à parcourir les appartements. trois pas de terre. Le roi les lui ayant accordés, le nain d'un pas franchit la terre que possédait Bali, du second pas il envahit le ciel, et au troisième pas il ne restait plus un atome à occuper dans l'univers. Après quoi le dieu rendit à son frère, le grand Indra, le ciel qui lui avait été enlevé par ses adversaires, et réduisit le démon Bali à ne pas avoir d'autre habitation que l'abîme des enfers, Vichnou n'a pu accomplir cette victoire qu'après avoir vécu dans des forêts en anachorète. (Voy. Baghavata Purana, livre VIII, p. 335, trad. Burnouf.) Plus tard, il devient Rama, type d'héroïsme dans les siècles guer- riers. Un écho du mythe de trois pas de Vichnou retentit dans un conte que nous donnons dans ce volume (voy. La Veillée. page 177). LE NAIN. 127 Tout à coup, par une puissance invisible, la table se couvrit de plats en or et en argent, contenant des mets dont la vue était si appétissante que la princesse, malgré son chagrin, ne put s'empêcher de s'approcher de la table et d'y goûter. Une fois qu'elle en eut essayé, elle continua de manger jus- qu'à ce qu'elle fût rassasiée, après quoi elle retourna se reposer; mais, ne pouvant dormir, elle promenait ses regards de la porte à la lumière, qui brûlait sur la table. Voilà que tout à coup la porte s'ouvrit pour donner passage à quatre nègres armés qui portaient sur un trône le nain à la grande barbe, à la bosse énorme qui, s'ap prochant du sofa, vou- lut embrasser la princesse. Celle-ci riposta par un si vigoureux coup de poing dans la figure du nain, que ses yeux virent mille étincelles, ses oreilles entendirent mille cloches, et il poussa un cri qui fit trembler les murailles du palais! Cependant son amour pour la princesse lui fit dissimuler sa colère. Il se retourna pour sortir, mais ses pieds s'embar- rassèrent dans sa barbe longue de sept mètres, et il laissa tomber son bonnet qui avait la vertu de le rendre invisible aux yeux de tout le monde. Les nègres s'empressèrent de ramasser leur maître, et l'ayant remis sur son trône, l'emportèrent. Dès que la princesse se vit seule, elle sauta à bas du sofa, ferma la porte à clef, ramassa le bonnet et courut au miroir pour voir s'il la coiffait bien. Quel fut son 128 LE NAIN. étonnement de ne rien apercevoir dans la glace! Elle ôta le bonnet et s'y revit. Alors elle se douta de ce qu'il en était, et, contente de posséder ce bon- net merveilleux, elle le remit sur sa tête et se pro- mena dans la salle. Bientôt la porte s'ouvrit de nouveau avec fracas. Le nain rentra, ayant retroussé sa barbe par-dessus ses épaules. Ne trouvant ni la princesse ni le bonnet perdu, il comprit qu'elle se l'était approprié, et tout furieux se mit à chercher et fureter partout, à later sous les meubles, à sou- lever même les tapis. Pendant ce temps la princesse, rendue invisible, sortit du château et courut au jardin qui était vaste et magnifique. Elle y vivait tranquille, mangeant des fruits délicieux, buvant de l'eau d'une source, et se jouait des fureurs impuissantes du nain, qui la cherchait sans cesse. Quelquefois elle s'aventurait jusqu'à lui lancer au visage des noyaux de fruits, ou à se montrer un instant en ôtant le bonnet, puis le remettant aus- sitôt, elle disparaissait en riant de la colère de son hideux geôlier. Un jour qu'elle faisait ce jeu, le bonnet bienfai- teur s'accrocha à une branche de groseillier épineux, qui le retint dans des ronces. Le nain s'en aperçut aussitôt, il courut à elle, et saisissant d'une main la princesse, de l'autre le bonnet, il s'apprêtait déjà à les emporter, lorsque le son d'une trompette guer- rière se fit entendre en l'air au-dessus du jardin. LE NAIN. 129 Le nain frémit de colère, et, prononçant mille malédictions, il souffla sur la princesse pour l'en- dormir, la couvrit du bonnet invisible, et saisissant un glaive à double tranchant, il s'éleva en l'air jus- qu'aux nuages, afin de fondre sur l'agresseur et de le tuer d'un seul coup. Nous allons voir à qui il avait affaire. Lorsque l'ouragan, troublant le cortège nuptial de Toutbon et Toutebelle, avait dispersé la cavalcade et enlevé la princesse, un grand tumulte s'était élevé parmi les princes et leur suite. Le roi, père de la princesse, et le prince Toutbon surtout, cherchaient partout la fiancée, l'appelaient et la demandaient de tous côtés. Enfin, le roi désespéré déclara à Toutbon que, s'il ne lui ramenait pas sa fille, il sac- cagerait son royaume, et le poursuivrait jusqu'à la mort. Il promit aussi aux autres princes, qui se trouvaient là, que celui qui lui rendrait sa fille, deviendrait son gendre et posséderait la moitié de son royaume. Les prétendants montèrent immé- diatement à cheval et se dispersèrent dans toutes les directions. Dans ce nombre était aussi le prince Toutbon, accablé de douleur et d'inquiétude. Il voyagea trois jours sans manger, ni boire, ni dor- mir; le soir du troisième jour, se sentant brisé de fatigue, il arrêta son cheval dans une prairie, et il en descendait pour aller se reposer un instant, lorsqu'il entendit des cris plaintifs et aperçut un 130 LE NAIN. lièvre 1 , sur le dos duquel se tenait un énorme hibou qui lui labourait les côtes de ses griffes. Le prince saisit au hasard quelque chose de dur, qu'il trouva sous sa main; c'était une tête de mort; il la prit pour une pierre, et la lança si adroitement, qu'il tua le hibou du coup. Le lièvre délivré accou- rut près du prince, le caressa un instant, puis reprit sa course. Alors le crâne humain, que le prince avait lancé contre le hibou sans le savoir, lui parla ainsi : « Prince Toutbon, grâces te soient rendues pour le service dont tu viens de m'obliger. J'appartenais à un malheureux qui s'est ôté l'existence, et pour 1. La compassion envers les animaux , qui caractérise tous les chevaliers errants des contes slaves, compte au nombre des vertus théologales chez les brahmanes, a La douceur envers tous les êtres, en action, en pensée, en paroles, la protection, la libéralité, constituent le devoir des sages. Chez la plupart des hommes, c'est la force qui domine, mais les sages exercent la compassion à l'égard de leurs ennemis même. » (Savitri, poésie héroïque. Eichhoff, p. 673.) Un dieu du ciel indien dit : a Non, je ne désire ni le salut suprême qui vient du Seigneur et qui est accompagné de huit perfections, ni l'avantage de ne pas renaître. Ce que je désire, c'est d'habiter au sein de tous les êtres qui ont un corps, pour y éprouver leurs maux de ma- nière qu'ils en soient exempts. » (Bhag. Pur., livre IX, chap, xxi, trad. Burnouf.) Dans un épisode de 3Iahabharata traduit par M. Foucaux, on voit un prince s'offrir lui-même en pâture à un aigle, pour sauver la vie d'une colombe. Les exemples de cette sorte abondent. LE NAIN. 131 ce crime de suicide, j'étais condamné à rouler dans la boue jusqu'à ce que je pusse servir à sauver la vie d'une créature de Dieu. Voilà sept cent soixante- dix-sept ans que je suis foulé aux pieds et que je pourris misérablement sur la terre, sans que jamais j'aie excité la pitié de personne. Maintenant, tu m'as affranchi, en te servant de moi pour sauver la vie à ce pauvre lièvre. En reconnaissance de ce bienfait, je vais t'apprendre le moyen de faire venir auprès de toi un cheval merveilleux. Il m'a appar- tenu pendant ma vie et il te rendra mille services. Lorsque tu auras besoin de lui, tu n'auras qu'à t'a- vancer dans la plaine, sans regarder derrière toi, et à appeler : Cheval merveilleux, pommelé à crinière d'or, Viens à moi au plus tôt; En volant comme un oiseau, Non sur terre, mais en l'air ! « Achève ton œuvre de miséricorde en m'enter- rant ici, afin que j'aie du repos jusqu'au jour du dernier jugement, et puis va en paix et aie bon espoir! » Le prince alors creusa la terre au pied d'un arbre et inhuma pieusement le crâne, en récitant des prières. Alors il vit sortir du crâne une petite flamme bleue qui s'éleva vers le ciel. C'était l'âme du défunt; désormais bienheureuse et délivrée de 132 LE NAIN. toute pénitence, elle allait prendre sa place près de Dieu. Le prince, après avoir fait le signe de la croix, alla plus loin. Arrivé au milieu d'une vaste plaine, il s'arrêta sans se retourner. Pour essayer l'effica- cité de l'invocation, il dit : Cheval merveilleux, pommelé à crinière d'or, Viens à moi au plus tôt, Prends ton essor, vole comme un oiseau, •Non sur terre, mais en l'air ! Du milieu des éclairs, des sifflements et des éclats du tonnerre, sortit un cheval, que dis-je? un cheval, une merveille : léger comme le vent, la robe pom- melée à crins d'or, il fait jaillir des flammes par ses naseaux et des étincelles par ses yeux, de sa bouche s'élancent des tourbillons de vapeur, de ses oreilles des nuées de fumée. Il accourut et, s'arrêtant de- vant le prince, lui demanda d'une voix humaine : « Qu'ordonnes-tu, prince Toulbon? — Je suis malheureux, répondit le prince, viens à mon aide. » Et il lui raconta tout ce qui lui était arrivé. Alors le cheval dit : « Entre dans mon oreille gauche et sors par la droite. » Le prince obéit et sortit de l'oreille droite armé complètement et d'une manière magnifique. Sa LE NAIN. 133 cuirasse dorée, son casque en acier argenté, son glaive et sa massue en faisaient un guerrier accom- pli. Bien plus, il se sentit animé d'une bravoure et d'une force surhumaines. Lorsqu'il frappa du pied en criant, la terre frémit, on entendit un bruit sem- blable au tonnerre, et les arbres se virent dépouillés de leurs feuilles. Il dit alors au cheval : « Que faut-il faire? où aller ? » Le cheval répondit : « Ta fiancée, la princesse Toutebelle, a été enlevée par un nain, à la barbe longue, dont la bosse pèse deux cent quatre-vingts livres ; il faut le vaincre, ce magicien puissant qui demeure fort loin d'ici; mais rien ne peut l'atteindre ni le blesser, sauf le glaive tranchant qui est sous la garde de son propre frère, le monstre à la grosse tête et aux yeux de basilic. C'est donc par celui-là que nous devons com- mencer. » Le prince Toutbon sauta sur le dos du cheval pommelé, à la robe d'or, qui aussitôt se mit en route, franchissant les montagnes, perçant les fo- rêts, passant les rivières, sans même mouiller la corne de ses sabots, si légers, qu'ils effleuraient l'herbe sans la coucher, et le sable sans soulever un grain de poussière sur la route. Quand ils furent arrivés à une vaste plaine, toute parsemée d'osse- ments humains, devant une montagne qui remuait, le cheval dit : 134 LE NAIN. « Prince, cette montagne mobile que tu vois de- vant nous, c'est la tête d'un monstre aux yeux de basilic, et les ossements qui blanchissent épars par terre, sont les squelettes de ses victimes. Ainsi, prends garde aux yeux qui donnent la mort. L'ar- deur du soleil du midi vient d'endormir le monstre, et le glaive au tranchant infaillible est là, devant lui. Baisse-toi et couche-toi sur mon cou jusqu'à ce que nous soyons assez près du glaive. Alors, saisis l'arme bien vite et ne crains plus rien. Car, non- seulement le monstre ne te pourra plus faire rien, mais encore sa vie sera à ta merci. » Le cheval s'approcha sans bruit du monstre en- dormi. Le prince se baissa et saisit adroitement le glaive ; puis, se redressant sur son cheval, il poussa un cri si retentissant que le monstre se réveilla. Il leva la tête, empesta l'air par un long bâille- ment et tourna ses yeux sanglants vers le prince. Mais voyant dans sa main le glaive tranchant, il se radoucit et parla ainsi : « Chevalier, as- tu renoncé à la vie, pour venir ici? — Ne sois pas si fier, répondit le prince, tu es en mon pouvoir, ton regard a perdu sa force et tu périras par ce glaive; mais avant, je veux savoir qui tu es. — Il est vrai, prince, que je suis en ton pouvoir, mais sois généreux, car je suis digne de pitié. Je suis LE NAIN. 135 un chevalier de la race des géants, et, sans la mé- chanceté de mon frère, je serais heureux. C'est lui qui est le nain horrible, à la grande bosse, à la barbe longue de sept coudées. Jaloux de ma belle taille, il cherchait par tous les moyens à me nuire. Il faut savoir que toute sa force, qui est réellement extraordinaire, tient à sa longue barbe; or, cette barbe ne peut être coupée que par le glaive tran- chant que tu tiens en main. Un jour il vint à moi et me dit : « Cher frère, aide-moi, je te prie, à découvrir le « glaive tranchant qui est enfoui en terre par un « magicien de nos ennemis, et qui seul peut nous « détruire tous deux. » « Moi, fou que j'étais, je crus à ses paroles et avec un gros chêne je fouillai la montagne et trouvai le glaive. Alors s'éleva entre nous une dispute, à qui l'aurait. Enfin mon frère dit: « Sans discuter plus « longtemps, remettons-en la décision au sort. Ap- « pliquons chacun une oreille à terre, et le glaive sera « à celui qui, le premier, aura entendu sonner les « cloches de l'église voisine. » Je mis aussitôt l'oreille à terre; pendant ce temps mon méchant frère s'ap- procha traîtreusement, et d'un coup du glaive tran- chant sépara ma tête du tronc. Celui-ci, abandonné sans sépulture, devint une énorme montagne cou- verte de forêts. Quanta mon crâne, doué d'une force vitale à toute épreuve, il est depuis resté ici pour 136 LE NAIN. épouvanter tous ceux qui tenteraient de s'emparer du glaive tranchant 1 . Maintenant, prince, je t'en supplie, sers-toi de ce glaive pour couper la barbe de mon méchant frère, puis tue le scélérat et reviens ensuite pour m'ôter le peu de vie qui me reste en- core. Je mourrai content si je meurs vengé. — Tu le seras bientôt, je te le promets, » dit le prince. Alors il commanda au cheval pommelé à crins d'or, de le porter dans le royaume du nain à la longue barbe. Aussitôt dit, aussitôt fait; ils arri- vèrent à la porte du jardin au moment où le nain poursuivait la princesse Toutebelle; la trompette guerrière l'obligea à la laisser endormie et cou- verte du bonnet invisible. Le prince attendait qu'on répondît à son défi, lorsqu'il entendît un 1. Cela peut être un souvenir du mythe indien de Rahou. Les brahmanes expliquent ainsi les éclipses du soleil et de la lune : « Yichnou, avec son disque, coupa la grande tête du géant Rahou, pendant qu'il buvait de l'ambroisie (amrita) préparée pour les dieux. Cette tête tranchée, pareille à la cime des mon- tagnes, bondit vers le ciel avec un bruit épouvantable, et Je torse colossal du Daïlya tomba sur la terre. Dès lors s'établit une grande et éternelle inimitié entre la tête du Rahou et les deux divinités, le soleil et la lune, dès lors la tête de Rahou les ronge l'une et l'autre. » (Mahabharata , p. 63, trad. Pavie.) L'analogie entre les mythes indien et slave consiste surtout en ce que la tête tranchée du monstre survit à la mort du corps, afin de venger le crime. Pour ce qui concerne les éclipses, le peuple slave se les explique autrement. LE NAIN. 137 grand bruit dans les nuages. C'était le nain qui, voulant fondre sur son ennemi, s'était élevé à une grande hauteur. Mais il prit mal ses mesures et re- tomba si lourdement qu'il s'enfonça en terre jus- qu'à mi-corps. Alors le prince, le saisissant par la barbe, la lui coupa avec le glaive tranchant. Après avoir attaché la barbe à son casque et le nain derrière sa selle, il entra dans le palais, dont les serviteurs lui ouvrirent les portes, du moment qu'ils le virent en possession de la terrible barbe qui les tenait tous en respect. Le prince se mit aus- sitôt à la recherche de la princesse Toutebelle. Il eut beau parcourir le palais et le jardin, il ne pouvait la trouver. Enfin il eut le bonheur d'accrocher à son insu et de faire tomber le bonnet invisible, et aper- çut alors sa fiancée endormie. N'ayant pu la ré- veiller, il mit le bonnet magique dans sa poche, prit la princesse dans ses bras, et, monté sur le cheval pommelé, il porta le nain à la tête du monstre. Celle-ci l'avala d'un seul trait, puis le prince la hacha elle-même en mille pièces qu'il éparpilla dans la plaine. Étant remonté à cheval, il arriva à une plaine où le pommelé s'arrêta et dit : « Prince, il faut que nous nous séparions l'un de l'autre. Vous n'êtes plus loin de chez vous. Voici votre cheval de voyage qui vous attend, adieu ! Mais avant de me quitter, entrez dans mon oreille 138 LE NAIN. droite et sortez par la gauche. » Le prince obéit et se retrouva tel qu'il était le jour de l'enlèvement de Toutebelle. Le pommelé disparut alors, et Toutbon ayant sifflé son cheval, celui-ci accourut tout joyeux. Sans perdre de temps, ils se mirent en route pour arriver au château du nain. La nuit étant venue, le prince posa sur le gazon la princesse toujours endormie, et l'ayant soigneu- sement couverte pour qu'elle n'eût pas froid, il se coucha et s'endormit. Par hasard un des chevaliers prétendants à la main de la princesse, et que le roi avait aussi envoyé à sa recherche, passa par ce chemin. Voyant Toutbon endormi, il le perça de son épée, et s'emparant de la princesse, il monta à cheval et arriva bientôt chez le roi, père de Toute- belle. Il lui parla ainsi : « Voici ta fille qui sera ma femme, puisque c'est moi qui te la ramène, Elle avait été enlevée par un affreux sorcier qui m'a livré combat pendant trois jours et trois nuits. Je l'ai vaincu et je te ramène la princesse. » Le roi fut très-joyeux, mais voyant que le som- meil de Toutebelle résistait à ses plus tendres caresses, il demanda ce que cela signifiait. « Je n'en sais rien, répond l'imposteur. Vous la voyez telle que je l'ai trouvée moi-même. » Pendant ce temps, le pauvre prince Toutbon, percé par l'épée de son rival, se réveilla et se LE NAIN. 139 sentit si faible qu'il put à peine murmurer ces mots : Cheval magique pommelé, à crinière d'or, Viens, accours vers moi, Viens léger comme l'oiseau, Prompt comme l'éclair ! Dans l'instant, du milieu d'une nuée lumineuse, apparut le cheval magique. Sachant ce qui était arrivé, il s'élança immédiatement sur la montagne de la vie éternelle, où il puisa de trois espèces d'eau : l'eau qui vivifie, l'eau qui guérit et l'eau qui forti- fie. Retournant alors vers le prince, il l'aspergea d'abord de l'eau vivifiante. Aussitôt le corps, déjà froid, se réchauffa et le sang se remit à couler. Alors ce fut le tour de l'eau guérissante qui ferma la plaie, puis de l'eau fortifiante, qui agit si bien que le prince ouvrit les yeux et s'écria : « Oh ! que j'ai bien dormi *. — Tu dormais déjà de l'éternel sommeil, dit le pommelé. Un de tes rivaux t'a trouvé endormi, il t'a assassiné, a enlevé Toutebelle et se fait passer pour son sauveur. Mais sois tranquille, elle est tou- jours endormie et toi seul peux la réveiller, en la 1. «Oh! que je bien dormi! » C'est mot pour mot ce que disent souvent les héros indiens au moment où ils ressuscitent. Voyez la légende de Savitri. 140 LE NAIN. touchant avec la barbe du nain. Va donc et porte- toi bien. » Le vaillant coursier disparut de nouveau dans un tourbillon. Le prince Toutbon continua sa route. En s'approchant de la capitale, il la vit entourée d'une nombreuse armée ennemie qui avait déjà pris une partie des murailles et à laquelle les habi- tants songeaient à demander merci. Voyant cela, le prince se couvre du bonnet invisible, et, armé du glaive tranchant, il se met à frapper, de taille et d'es- toc, à droite et à gauche, si bien que les soldats ennemis tombaient dru de tous côtés comme du bois coupé. Ayant détruit ainsi l'armée ennemie, le prince, toujours invisible, se rendit au palais, où il entendit le roi s'étonner de ce que l'armée avait disparu sans combat. « Quel est donc, demandait-il, le vaillant guer- rier qui nous a sauvés? » Tous se taisaient. Alors Toutbon, ôlant son bonnet invisible, se jeta aux genoux du roi en disant : « C'est moi, mon roi et mon père, qui ai exter- miné l'ennemi, c'est moi qui ai sauvé la princesse, ma fiancée, et qui vous la ramenais ici, lorsque mon rival m'a traîtreusement assassiné et vous a trompé en se faisant passer pour le sauveur de votre tille. Montrez-moi la princesse, que je l'éveille. » En entendant ces paroles, l'imposteur se sauva au plus vite, et Toutbon se rendit auprès de la princesse LE NAIN. 1U endormie. Il toucha son front avec la barbe du nain; aussitôt elle ouvrit les yeux, sourit, et sem- bla demander où elle était. Le roi, transporté de joie, la combla de caresses, et le même, soir la maria au prince Toutbon. Il la conduisit lui-même à l'autel, donna au gendre la moitié de son royaume et fît un festin de noces tel que l'œil n'a jamais vu ni l'oreille entendu semblable fête. <§£§> LE TAPIS VOLANT LE BONNET INVISIBLE, LA BAGUE AURIFÈRE ET LE BATON ASSOMMEUR. (Conte traduit de Glinski, vol. I, p. 1.) Au bord d'un lac et tout près d'un grand chemin, il y avail une chaumière ; là vivait une pauvre veuve, qui commençait déjà à vieillir. Elle était très- pauvre, mais heureuse du bonheur des mères, parce que son fils, doué d'une figure agréable et d'une àme honnête, aimait le travail. Il s'occupait de la pèche, qui lui réussissait si bien que ni sa mère ni lui-même ne manquaient presque jamais de ce qui était indispensable pour ne pas mourir de faim. Tout le monde dans le village le connais- sait sous le nom de Pêcheur. Une fois, à la brume, le pêcheur arrivant au lac y jeta ses filets et, debout sur le rivage, un seau neuf à la main, il attendait pour y mettre le poisson qu'il 144 LE TAPIS VOLANT. plairait à Dieu de lui envoyer. Au bout d'un quart d'heure, ou môme avant cela, le pêcheur ramena ses filets. Il en retira deux brèmes, les jeta dans le seau et, fredonnant un air joyeux, il suivit le grand chemin pour revenir à la maison. Voilà que tout à coup il aperçoit devant lui un voyageur, vêtu pau- vrement, aux cheveux blancs comme les ailes d'une colombe, qui l'accoste et lui dit : « Aie pitié d'un vieillard courbé sur son bâton, privé de forces, affamé, déguenillé, quite conjure, au nom du ciel, de lui donner soit une pièce de monnaie, soit un morceau de pain. Le soleil va bientôt se coucher, et moi je n'ai encore rien mis sous la dent, et, qui sait? il me faudra peut-être passer cette nuit à jeun et coucher sur la dure. — Bon vieillard , je regrette de n'avoir rien sur moi à te donner. Mais, tiens, regarde à droite, là dans le lointain, vois-tu monter cette fu- mée noire? C'est notre cabane, où ma vieille mère attend que je lui apporte du poisson pour pré- parer notre souper. Eh bien! prends ces deux brèmes et porte-les-lui. En attendant, je retour- nerai au lac, pour y donner encore un coup de filet. Ainsi, Dieu aidant, tous les trois nous aurons de quoi nous régaler ce soir au souper et demain à déjeuner 1 » A ces mots, le pêcheur remit au vieillard les brèmes; mais, ô miracle! celui-ci se fondit dans LE TAPIS VOLANT 145 les lueurs solaires et il y disparut, lui et les pois- sons ! Le pêcheur, frappé d'étonnement, regardait de tous côtés. Il avait peur; puis, se ravisant, il se si- gna, chassa les craintes de son cœur et rebroussa chemin au clair de la lune. En retirant ses filets des eaux du lac, savez-vous ce qu'il y trouva? Une mer- veille des merveilles! Ce n'était ni un brochet, ni une truite, mais un petit poisson aux yeux de dia- mant, aux nageoires couleur d'arc-en-ciel et aux écailles d'or, qui rayonnaient de la splendeur des éclairs descieux 1 . 1. Les métamorphoses du dieu, incarné sous la forme d'un poisson, se rencontrent souvent dans les mythes cosmogoniques de l'Inde. Voici un exemple : (Trad. Burnouf. Bhag. Pur. , liv. Ill, chap. 24.) « Manus Vaïçavata fut un roi et un sage eminent.... Immobile sur les bords de la Virini, les cheveux nattés et humides, il en- tendit tout à coup un poisson aux yeux de lotus lui parler en ces termes : « Bienheureux, je suis petit, j'ai peur des gros poissons; sauve- ce moi, toi qui es véridique! Car les forts dévorent les faibles, telle « est la commune destinée ; sauve-moi donc de ce gouffre de ter- ce reur qui me menace ! Je saurai te rendre ton bienfait. » « .... Manus, tirant le poisson de la rivière, le porta vers l'Océan pour l'y jeter, et ce poisson jeté à la mer s'adressa au sage et lui dit ces affectueuses paroles : « Ton œuvre de protection est accomplie, ô bienheureux I a Apprends ce qui te reste à faire en temps utile. Bientôt la terre « entière va être submergée. La grau de purification des créatures « s'approche. Sache donc ce qui convient à ton salut.... Construis le voïévode le précipita dans le gouffre, referma vite la fenêtre, et courut annoncer au roi qu'il n'avait plus de prétendant à la main de la princesse. Le pêcheur, abasourdi par la violence de sa chute dans le fleuve de l'abîme, atteignit les eaux privé de connaissance. Revenu à lui et ouvrant les yeux, il se vit couché dans une barque au moment où elle sortait déjà de l'embouchure du fleuve, en pleine mer. Le même vieillard auquel le pêcheur avait donné des brèmes, comme nous l'avons vu, se tenait debout, maniant de sa main un aviron. « Bon vieillard, c'est toi donc qui m'as sauvé? de- manda le pêcheur tout étonné. — Je viens de te sauver, répondit le vieillard, car celui qui a pitié des autres, éprouve aussi leur pitié au besoin. Prends cet aviron et vogue au gré de tes pensées I » LE TAPIS VOLANT. 155 A ces paroles, le mystérieux vieillard disparut et le pêcheur, après s'être signé, promena ses regards tout autour, et, voyant les fenêtres du château royal élinceler de lumière, poussa un soupir, entonna Sub tuum praesidium, et gagna le large. Au lever du soleil, le pêcheur, s'apercevant qu'il y avait des filets au fond de sa barque, les jeta dans la mer, prit quelques brochets qu'il vendit dans une ville du rivage et se mit à continuer son voyage à pied . Deux ou trois mois plus tard, en traversant une plaine, il entendit des cris de détresse. Sur une élé- vation voisine des forêts, il aperçut deux diablotins se tiraillant par les cheveux. Leurs vestes écourtées, leurs pantalons collants et leurs chapeaux tricornes, laissaient, au premier coup d'œil, deviner que c'é- taient des échappés de l'enfer. Le pêcheur les recon- nut à n'en pas douter, mais, en bon chrétien, il n'avait pas peur de l'enfer. Aussi les accosta-t-il bravement en demandant : « Pourquoi vous maltraitez-vous ainsi, esprits des ténèbres ? De quoi s'agit-ii? — Voici de quoi il s'agit. L'un et l'autre nous avons travaillé de longues années à conduire aux enfers un nigaud qui, alléché par le désir d'appren- dre des sorcelleries, finit par devenir un scélérat accompli. Après lui avoir donné le loisir de com- mettre plusieurs crimes et de faire damner ainsi son âme, nous l'avons saisie et livrée en pâture à 156 LE TAPIS VOLANT. Satan. Maintenant, nous voulons partager entre nous l'héritage du damné. Il a laissé après lui trois choses, qui nous appartiennent de droit et que voici : c'est d'abord un magnifique tapis. Quiconque s'assoirait dessus et prononcerait cette invocation magique : Tapis qui prends l'essor de toi-même, Toi, char aérien ', Transporte-moi là où je désire ! serait aussitôt enlevé par ce tapis, comme un voya- geur, au-dessus des forêts, au-dessous des nuages et ne s'arrêterait qu'à l'endroit désigné. Le second lot de notre héritage consiste en cette massue que tu vois ici sur le gazon, et à laquelle il suffit de dire : Massue, merveilleuse massue, Toi qui sais frapper sans l'aide des bras, Au nom de Dieu, lève-toi et frappe mon ennemi. Et vous verrez aussitôt la massue se mettre en besogne, frappant si vigoureusement, que des ar- mées entières s'en trouvent écrasées ou dispersées. Enfin, voici le troisième lot de notre héritage : c'est un bonnet qui rend invisibles ceux qui en sont coiffés. Eh bien, tu vois, homme, que nous ne sommes que deux, et que nous nous disputons à coups de poing, ne sachant pas comment partager entre nous ces trois objets en lots égaux. 1. a Char aérien. » en polonais ridvane, sanscrit rathva. LE TAPIS VOLANT. 157 — Je puis vous aider, répondit le pêcheur debout sur le monticule, pourvu que vous fassiez ce que je vous dirai de faire. Laissez ici vos trois lots comme ils sont, le tapis, la massue et le bonnet magiques. Je vais rouler une pierre de haut en bas. Courez après elle, et celui qui l'aura saisie le premier, aura deux lots pour sa part d'héritage. Y consentez- vous ? — Accepté ! » s'écrièrent les diablotins en s' élan- çant à la poursuite de la pierre qui roulait de bond en bond du haut de la colline. En attendant, le pêcheur se coiffant vite du bonnet, devint invisible. Puis il saisit la massue et s'assit au milieu du tapis, en prononçant la formule magique, sans se tromper d'une seule parole. Déjà ce tapis-char s'élançait dans les airs avec le pêcheur, lorsque arrivèrent les diablotins portant la pierre et lui criant de descendre pour récompenser le vainqueur : « Descends donc, et fais le partage entre nous. » Le pêcheur répondit par la formule adressée à la massue. Celte arme enchantée s'abattit aussitôt sur eux, les frappant si fort, que toute la contrée reten- tissait de l'écho des coups, au milieu des cris, de3 hurlements, du tumulte et des tourbillons de pous- sière élevés par les démons. Ils réussirent enfin à s'enfuir, et la. massue revint d'elle-même se poser à côté du pêcheur. Celui-ci, assis commodément sur 158 LE TAPIS VOLANT, son tapis au vol rapide, tenant son bonnet sous l'ais- selle, sa massue à la main, planait au-dessus des forêts, au-dessous des nuages, et si haut, que, vu de la terre, il ressemblait à une petite nuée blanche. Deux ou trois jours après, il s'arrêta au-dessus de la capitale du roi, son ci-devant beau-père. Il descen- dit coiffé de son bonnet, et par conséquent devenu invisible, au milieu de la cour. La capitale était en émoi, car le chef de Farinée ennemie, encouragé par les sommes immenses qu'il avait obtenues si facilement, revint à la charge. Il mit derechef le siège tout autour des remparts et déclara qu'il ferait ruiner toutes les habitations de fond en comble, et passerait au fil de Fépée tous les habitants sans en excepter leur roi, si ce dernier ne consentait à lui donner sa fille unique en mariage. Les citadins effrayés se pressaient en foule au château de leur roi, en le suppliant de satisfaire au désir de l'ennemi, et de les soustraire par ce moyen à une catastrophe inévitable. Le roi, du haut d'un balcon du château, s'exprimait ainsi : « Peuple fidèle et dévoué, écoutez-moi. A moins d'un miracle, nous ne pouvons échapper aux mal- heurs qui nous menacent ! Et cependant, que de fois un ennemi, naguère puissant, ne s'est-il pas vu terrassé et forcé de ramper aux pieds du plus faible! Arrive que pourra, mais je ne consentirai jamais au LE TAPIS VOLANT. 159 mariage de ma fille unique avec le plus cruel de mes ennemis ! Dans quelques moments d'ici, vous verrez mes gardes prêts à combattre, et moi-même à leur tête courir sus à l'invasion. Celui d'entre vous qui décidera de la victoire , celui-là obtiendra la main de ma fille unique, avec une moitié demon royaume et le titre de mon successeur à la couronne. » Le pêcheur, aussitôt qu'il eut entendu ces condi- tions, ordonna à sa massue de tomber sur les enne- mis. Tousles alentours, d'écho en écho, retentissaient des coups dont la terrible massue broyait les batail- lons de l'armée assiégeante. Son valeureux chef eut beau vouloir arrêter les fuyards; atteint à trois reprises lui-même, il fut réduit aussi à prendre ses jambes à son cou et à se sauver plus vite que qui que ce fût. La massue victorieuse, ayant écrasé ou refoulé toutes les troupes au fond du désert, retourna se reposer entre les mains du pêcheur, son maître. Ce dernier, invisible par la magie de son bonnet, et tenant le tapis sous son aisselle, la massue à la main, s'avançait dans les appartements du roi et se mit face à face devant lui. Le château re- tentissait des acclamations d'allégresse, succédant au découragement et à la peur. Tous se réjouissent, tous félicitent le roi de sa victoire aussi prompte qu'inattendue, et lui, se tournant vers les voïévodes, et les guerriers, leur adresse ces mots : 160 LE TAPIS VOLANT. « Victoire! remercions-en Dieu! Quant au vain- queur de nos ennemis, il n'a qu'à venir ici pour recueillir la récompense qui lui est due comme prix de sa valeur : ma fille, merveille de beauté, avec la moitié de mon royaume et le droit de succession à ma couronne.... Tous ces biens attendent le hé- ros victorieux. Mais où est-il ? » Tous restaient debout en silence. Soudain le pêcheur, ôtant de son front le bonnet qui le rendait invisible, apparut aux yeux de l'assemblée réunie et s'écria : « Me voici 1 J'ai détruit vos ennemis, ô roi, et c'est déjà pour la deuxième fois que vous me pro- mettez et la main de la princesse et la moitié du royaume avec le droit de succession à la couronne ! » Le roi, stupéfait, interrogea du regard son voïévode. Puis, s'étant ravisé, il donna une poignée de main au pêcheur : « Salut, mon pêcheur ! Par quel bonheur reviens- tu sain et sauf à ma cour ? Le voïévode m'avait dit que, par ta propre inadvertance, tu étais tombé du haut d'une fenêtre du donjon du château. Nous te croyions déjà mort, en vérité. — Je ne serais pas tombé du haut du donjon si je n'avais été précipité par les mains du voïévode, le traître que voici. Je n'ai survécu que par une faveur de Dieu, et je suis arrivé dans ta capitale, monté sur mon char aérien. » LE TAPIS VOLANT. 161 Le roi lit semblant de se mettre en colère contre le voïévode inculpé, et ordonna à ses gardes de le conduire au donjon. Avec les dehors d'une ten- dresse habilement déguisée, il embrassa le pêcheur et le conduisit dans les appartements. Chemin fai- sant, il pensait aux moyens de s'en débarrasser. L'idée de le recevoir pour son gendre, lui, simple paysan et son sujet, révoltait l'orgueil du roi. Il lui dit enfin : « Le crime du voïévode ne manquera pas d'être dûment puni. Quant à toi, mon double sauveur, tu deviendras mon gendre. Seulement, la coutume observée envers les têtes couronnées exige que tu envoies un cadeau de noces à ta fiancée. Offre-nous quelque présent, et je te promets de vous bénir demain, mes enfants. Puissiez- vous vivre long- temps et heureux ! — Mais je n'ai sur moi aucun bijou digne de sa main. J'aurais pu donner de l'or, mais ton voïévode m'a privé de ma bague aurifère. — Avant que nous forcions le voïévode à res- tituer ta bague, il y a un autre moyen. Sans avoir possédé ton merveilleux tapis, je sais ce dont il est capable. Rien ne nous empêche de nous asseoir dessus l'un et l'autre, et de faire ensemble une excursion dans le Val aux diamants. Nous y choisi- rons les pierres les plus fines, telles que personne au monde n'eu a jamais possédé, et que personne 11 162 LE TAPIS VOLANT. n'en possède aujourd'hui ; nous reviendrons ici avec ton cadeau pour ma fille. » Le roi ouvrit la fenêtre, et le pêcheur, déployant son tapis, prononça l'incantation obligée. Ils prirent l'essor dans les airs, conduits par ce char aérien qui, après une ou deux heures de traversée, com- mença à descendre et se posa enfin dans l'endroit désiré. C'était une vallée entourée de toutes parts de rochers si escarpés et d'un accès si difficile, qu'au- cun mortel ne pourrait y arriver ou en partir, si ce n'est par une faveur spéciale de Dieu. Le sol était tout jonché de diamants de la plus belle eau. Le roi et le pêcheur y trouvèrent facilement de quoi faire une ample provision, en les triant, recueillant et disposant sur le tapis. Lorsqu'il ne put plus en contenir, le roi, s'y étant rassis, dé- signa du doigt un gros diamant brillant à quelque distance et il dit au pêcheur : « Voilà encore une pièce magnifique, vois-tu, là , au bord» du ruisseau 1 Cours-y, mon gendre, pour me l'apporter ici. Ce serait dommage de le laisser. » Le pêcheur s'y rendit, et le roi profita du mo- ment de son absence pour prononcer la formule magique qu'il avait déjà entendue. Le tapis s'éleva de son propre mouvement, pla- nant comme un char aérien au-dessus des forêts, au-dessous des nuages, et, au bout de peu de temps, LE TAPIS VOLANT. 163 descendit par une des fenêtres du château avec le roi et ses diamants. La joie du roi ne connaissait plus de bornes. Il se voyait non-seulement loin des ennemis naguère si puissants et débarrassé de la personne du pê- cheur, qui lui déplaisait, mais aussi possesseur de la plus belle et de la plus riche collection de dia- mants. Il la fit mettre dans les caveaux du trésor royal, à côté de l'anneau aurifère et du tapis voya- geur. Sur ces entrefaites, le pêcheur, de retour avec le diamant, demeura comme pétrifié à la vue du tapis, qui disparaissait déjà dans les airs ! Indigné de l'ingratitude et de la perversité d'un prince dont il avait si bien mérité, il fondit en larmes. Et comment ne pas pleurer? Il suffisait de jeter un coup d'œil sur la hauteur immense et les parois polies des rochers à pic au fond desquels se trou- vait la vallée, pour se convaincre de l'impossibilité de les gravir. La végétation y était si pauvre qu'elle ne pouvait fournir de la nourriture pour un temps prolongé. Le pêcheur se voyait dans l'alternative de mourir de faim, ou d'être dévoré par des serpents monstrueux, qui se trouvaient là en grand nombre. Absorbé dans ces réflexions, et les ténèbres s'épais- sissant de plus en plus (car le soleil se couchait derrière les monts), lé pêcheur clut songer à se 164 LE TAPIS VOLANT. soustraire à la voracité des reptiles hideux qui sortaient de leurs repaires. Il grimpa sur un arbre, se coiffa de son bonnet, qui le rendit invi- sible, et, la massue à la main, il passa toute la nuit sans pouvoir fermer les yeux. Le lendemain matin, aussitôt que les serpents, fuyant le retour du soleil, se furent retirés dans leurs tanières 1 , le pêcheur descendit de l'arbre. Il avait faim, il rôdait dans toutes les directions de la vallée, et fouillant sous les amas de diamants, deve- nus inutiles pour lui, il y cherchait des champi- gnons, des racines, n'importe quoi de mangeable. Par ce moyen, il vécut misérablement pendant quelques jours, senourrissant des débris de la maigre végétation, de baies, de feuilles d'oseille, buvant de l'eau d'un ruisseau de la vallée. Une fois, tandis qu'il dormait encore, perché sur un arbre, son bonnet tomba par terre et le pêcheur redevint visible aux yeux de tous les reptiles de l'endroit. Réveillé par leurs sifflements, entouré de tous côtés déjà et presque au contact de leurs aiguillons, le pêcheur eut recours à sa massue. A peine eut-il î. Les serpents sont ici, comme les démons de l'Inde, avides de chair humaine. Ils habitent le Val aux Diamants, de même que chez les Hindous on voit les Nagas, moitié femmes, moitié serpents, surveiller les trésors de Kuvéra et en défendre l'accès. Les serpents de notre conte sortent pendant la nuit et fuient avec le retour du soleil, comme les .démons noctivagues de la Ramayana. LE TAPIS VOLANT. 165 prononcé l'invocation que nous connaissons déjà, l'arme enchantée se mit en devoir d'écraser les vi- pères. Tous les rochers retentissaient des coups qu'elle distribuait sans merci. On eût dit que les monstres étaient inondés d'eau bouillante : sem- blables à des troupes d'oiseaux surpris par l'o- rage, rugissant, sifflant, se tortillant, ils dispa- rurent un à un. La massue revint elle-même se poser entre les mains du pêcheur, qui levait les yeux vers le ciel pour remercier Dieu, lorsque tout à coup, sur la cime d'une roche à pic, il aperçut le vieillard que nous connaissons déjà, et ravi de joie, il l'appela en s'écriant: a Sauve-moi, viens-ici, mon protecteur divin ! » Le vieillard lui tendit les bras et, après l'avoir béni, l'attira jusqu'à la cime en lui disant : « Te voilà libre ! Maintenant , cours, dépêche- toi d'aller sauver ton roi ainsi que sa fille, ta fiancée et leur royaume. En punition des grands crimes de ton beau -père, après qu'il t'eut aban- donné dans cette vallée, en proie aux serpents, ses ennemis sont revenus pour l'assiéger dans sa capi- tale. Il a été surpris par eux au moment même où, entouré de nombreux convives, il s'enorgueillissait de la possession du char aérien, de la bague auri- fère et d'autres biens mal acquis. Une sorcière mé- chante, Yaga, ayant conseillé à ses ennemis d'invo- quer l'alliance du magicien Kostey, ils en obtinrent la 166 LE TAPIS VOLANT. promesse de les aider à enlever la princesse. Ce démon, ravisseur de femmes, est arrivé et, du premier coup d'œil jeté sur ta fiancée, s'est épris de ses charmes tellement qu'il a résolu de l'épou- ser lui-même. Afin d'y réussir mieux, il a fait tomber dans iin sommeil léthargique le roi et tous les habitants de la capitale. Puis il a ravi la princesse et l'a portée dans son château, où elle se trouve de- puis lors enfermée et maltraitée, car elle refuse de consentir à son union avec le ravisseur. Hâte-toi donc de la sauver. Tu trouveras le château de Kostey aux confins occidentaux de la terre. Rien ne t'empêchera de ressaisir et ton tapis et ta bague aurifère cachés dans le trésor du roi. D'abord tu iras, avec ton bon- net et ta massue, vaincre le magicien et lui arra- cher sa proie, et ensuite délivrer le roi et les sujets de son royaume. Va ! » Le pêcheur voulait se jeter aux pieds du vieillard pour le remercier, mais celui-ci disparut subite- ment. Il offrit donc ses actions de grâces à Dieu, se coiffa du bonnet invisible, prit sa massue en main et se dirigea vers la capitale. Un jour, deux jours se passent ; au troisième jour le pêcheur entre dans la capitale du roi. Tous les habitants dormaient d'un sommeil enchanté dont ils ne pouvaient se réveiller. Le pêcheur va ouvrir le trésor royal. Il met sa bague au doigt, déploie son tapis, prononce l'invocation et le voilà parti LE TAPIS VOLANT. 167 comme un oiseau rapide, au-dessus des forêts qui omissent, au-dessous des nuées qui nagent dans l'air. Après quelques jours de voyage aérien, il descend au milieu de la cour du château de Kostey. Sans s'y arrêter, il plie son tapis, le prend sous l'aisselle, et, la massue à la main, rabat sur le front son bonnet pour se rendre invisible. Puis il pénètre dans les appartements de Kostey. Que voit-il? Kostey en per- sonne, debout devant la princesse, se pâmant d'aise à la vue de sa beauté merveilleuse, dont les perfec- tions étaient telles que les yeux n'ont jamais vu, les oreilles jamais entendu pareille chose. Avec un salut plein d'orgueil et un sourire ironique, il lui disait : «Belle princesse! tu as juré, sous peine d'ana- thème, de ne consentir à épouser que celui qui réussirait à résoudre les six énigmes. Depuis que tu me les as dites, je m'efforce en vain de les deviner. Il faut en finir aujourd'hui. Tu n'as à opter qu'entre deux solutions : ou de retirer ton serment et tes énigmes, ou bien de consentir à m'épouser. Autre- ment, je n'obéirai plus qu'à la fougue de mon res- sentiment, et alors, malheur à toi! Je te donne trois minutes pour réfléchir. » Aces menaces, le pêcheur frissonna d'épouvante, et, à voix basse, il murmura la formule magique à l'adresse de sa massue. 168 LE TAPIS VOLANT. La massue n'attendit point que les ordres fussent réitérés. D'un seul élan elle s'abattit roide sur Kos~ tey en le frappant au front. Abasourdi par L\ vio- lence du coup, le terrible magicien roula par terre; des gerbes d'étincelles jaillirent de ses yeux, et il sentit relentir dans ses oreilles un fracas comme le tintamarre de plusieurs moulins en pleine rota- tion. Certainement aucun être doué de la vie n'eût pu rouvrir les yeux. Mais Kostey était immortel. Se redressant sur ses pieds, il se ravise, cherche à découvrir l'auteur d'une agression aussi violente qu'inattendue. La massue se remit à l'œuvre, faisant pleuvoir coups sur coups, dont le dos de Kostey re- tentissait comme une voûte creuse. C'était comme si on l'eût inondé de douches d'eau bouillante. Se tordant en convulsions atroces, il eût voulu s'in- cruster dans les murs de son château et devenir pierre. Enfin, criblé de coups, il se mit à siffler comme un serpent, bondit, souffla sur la princesse et rem- plit l'air de son haleine pestiférée. La princesse chancela et tomba comme morte. Kostey, changé en fumée, s'exhala par la fenêtre et disparut avec une bourrasque, qui l'emporta dans les espaces. Le pêcheur, toujours invisible, porte sur ses bras la princesse dans la cour du château, espérant que l'air frais la rappellerait peut-être à la vie. Il la dé- LE TAPIS VOLANT. 169 pose sur le gazon. Le cœur gros de crainte et d'es- poir, il aitend. Soudain un corbeau, accompagné des petits de sa couvée, attiré par la vue d'un corps mort, et, n'a- percevant pas le pêcheur, arrive et croasse en disant à ses petits: Enfants, aiguisez vos serres, vos becs, Voilà le cadavre d'une jeune fille; Nous aurons de quoi nous repaître. Un petit corbeau s'abattit aussitôt sur la princesse ; mais le pêcheur le saisit à l'instant même et se dé- couvrit afin d'être vu. Le vieux corbeau suspendu dans les airs, le supplia de lui rendre son petit : « Pêcheur, disait-il, lâche mon oiselet chéri et je te donnerai tout ce que tu voudras! — Je veux que tu m'apportes ici de l'eau vivi- fiante. » Le corbeau s'envola. Au bout d'une heure, il re- vint portant au bec une vessie pleine d'eau vivi- fiante, et réitérant ses supplications de lui restituer son petit. « Tu l'auras, après' que j'aurai éprouvé l'efficacité du remède que tu viens de me donner. » Gela disant, il arrosa le visage décoloré de la prin- cesse. Elle soupira, ouvrit les yeux, et, rougissant à la vue d'un étranger, se leva et dit : « Mon Tlieu ! ai-je bien dormi ! » 170 LE TAPIS VOLANT. Le pêcheur donnant la liberté au jeune corbeau, répondit : a Belle princesse, ton sommeil pouvait se prolonger éternellement. » Là-dessus il lui raconta toute son histoire, com- ment on l'avait précipité du donjon, abandonné dans le Val aux Diamants, avec bien d'autres détails concernant le rapt de la princesse et enfin sa mi- raculeuse résurrection. , La princesse, l'ayant écouté attentivement, le re- mercia de ce qu'il avait fait pour elle, lui tendit la main et ajouta : •« Dans le jardin qui se trouve derrière ce château, il y a un pommier aux fruits d'or, et à ses bran- ches est suspendue une guzla autophone. Quatre nègres préposés à la garde de ce merveilleux instru- ment le surveillent nuit et jour. La guzla possède cette qualité qu'en écoutant ses accords divins, le malade revient à la santé ; ceux qui sont tristes rede- viennent gais, le laid se transforme en beau et toute espèce de sorcellerie et d'enchantement se brise et disparaît à tout jamais. » Le pêcheur, se coiffant de son bonnet pour rede- venir invisible, alla au jardin, à rencontre des qua- tre nègres. En les voyant aux aguets, sous le pom- mier aux pommes d'or, il s'adressa à sa bague aurifère , soufflant dessus les paroles accoutu- mées. Gomme toujours, après quelques roulements de LE TAPIS VOLANT. 171 tonnerre et le scintillement des éclairs, une grêle d'or se mit à pleuvoir dru. Les nègres, avides du gain, se jetèrent dessus, s'arrachant les uns aux autres les poignées de grê- lons dorés. Pendant qu'ils se disputaient ainsi, le pêcheur eut le temps d'aller décrocher la guzla,de courir dans la cour et, après s'être assis à côté de la princesse, sur le tapis, de prendre l'essor dans les airs, ayant sous l'aisselle le bonnet invisible, à la main son impi- toyable massue et au doigt son anneau aurifère. Quant à la guzla, il la confia à la garde de la prin- cesse. Ils volaient ainsi dans l'espace azuré, au-dessus des forêts qui bruissent, au-dessous des nuages qui voguent dans les ondes aériennes. Il leur fallut peu de jours pour arriver et descendre dans la capi- tale du roi, père de la princesse, où, par une puni- tion céleste, lui-même, ainsi que tous les siens, gisaient ensevelis sous l'enchantement d'une léthar- gie sans réveil. Le silence de la tombe régnait au palais royal. On y voyait tous les officiers, les uns assis, les autres debout, sans mouvement et endormis, chacun dans la posture qu'il avait au moment d'être surpris par le sommeil. Le roi tenant encore une coupe remplie de vin pour porter un toast ; le voïévode ayant dans son gosier la moitié d'un rapport mensonger, qu'il 172 LE TAPIS VOLANT. n'avait pas eu le temps d'avaler; et ainsi de suite : tel avec un débris de bon mot sur les lèvres ; tel autre avec un morceau friand sous la dent ou un récit à peine commencé et entrecoupé, figé sur la langue. De même dans les villages, sur toute la surface du royaume, gisait le peuple assoupi magiquement, le laboureur tenant en l'air son fouet levé dont il allait frapper les bœufs ; les moissonneurs avec leurs faucilles arrêtés dans leur travail; les pâtres à côté de leurs troupeaux endormis à mi-chemin ; le chasseur avec la poudre enflammée encore sur le bassinet ; les oiseaux arrêtés tout court et suspendus dans leur vol, des animaux dans leur course, des eaux assoupies tandis qu'elles coulaient, le vent endormi et solidifié en plein souffle, des hommes surpris dans leurs amusements ou leurs occupations. Nulle part un son, pas un bruit, fût-ce le plus léger, aucune voix, aucun mouvement. Partout le calme plat, la mort, le sommeil.... Le pêcheur, débouta côté de la princesse, au mi- lieu de la salle du festin où dormait le roi avec ses convives, prit la guzla autophone et prononça l'in- vocation : Guzla, joue, résonne, ô Guzla harmonieuse. Que, grâce au charme de tes accords, La contrée se réveille de sa léthargie ! Aux premiers sons qui partirent spontanément LE TAPIS VOLANT. 173 des cordes de la guzla, tout se remet en mouvement et en action : le roi achève de porter son toast, le voïévode finit son rapport, les convives continuent à se divertir et à festoyer, les domestiques servent; bref, tout a repris sa manière d'être antérieure, comme si rien ne l'eût jamais interrompue. De même qu'au château et dans la capitale, les campagnes aussitôt réveillées s'empressent de re- vivre; le laboureur continue à creuser son sillon, les faucheurs mettent le foin en meules, les mois- sonneurs font tomber les épis dorés, le chasseur voit enfin son coup partir et le canard tombe, tué au vol. Les fleuves coulent comme d'habitude, le vent souffle, les oiseaux gazouillent, les arbres murmu- rent, le cultivateur chante, travaillant à la sueur de son front. Les gens riches, ne pensant qu'à la jouis- sance et au plaisir, s'entretiennent gaiement au mi- lieu d'un somptueux repas. Le roi, apercevant tout à coup sa fille, appuyée au bras du pêcheur, se troubla beaucoup. Il ne sa- vait s'il devait en croire ses yeux. Maïs la princesse courut embrasser son père et lui raconta tout ce que le pêcheur venait d'accomplir. Le roi, atten- dri et honteux à la fois, versait des larmes abon- dantes. Il serrait sur son cœur celui qui venait de les sauver pour la troisième fois et l'en remercia en pré- sence de l'assemblée réunie : « En expiation, disait-il, du mal dont je suis 174 LE TAPIS VOLANT. coupable envers toi, Dieu m'a frappé de son cour- roux. Continue à être généreux, pardonne-moi mes fautes, et que tes vœux soient accomplis ! » Il ajouta que le jour même le festin nuptial aurait lieu et que sa fille unique épouserait le pêcheur. La princesse, au comble du bonheur et dans les bras de son père, dit : « 11 me reste à remplir une parole donnée. Me trouvant au château de Kostey, j'ai juré de n'accor- der ma main qu'à celui qui devinerait six énigmes proposées par moi. Or, mon serment doit être tenu. Le pêcheur héroïque ne se refusera pas de se sou- mettre à cette dernière épreuve. » En effet, il consentit à s'en occuper sans délai. La première énigme proposée par la princesse fut : « Sans jambes il marche, sans bras il frappe, sans vie il se meut continuellement. — C'est l'horloge, » répondit le pêcheur, au grand contentement de la princesse à laquelle ce début présageait un dénoûment tout aussi heureux. Voici en quels termes fut conçue la seconde énigme : « Sans être ni oiseau, ni reptile, ni insecte, ni animal quelconque, il veille à la sécurité de toute une maison. — Le verrou. — Bien I fit la princesse. Maintenant, voici la troi- sième énigme à résoudre : LE TAPIS VOLANT. 175 « Quel est ce piéton qui marche tout curasse? 1 assaisonne des mets ; à ses flancs on voit deux dards et il traverse les eaux à la nage sans implorer l'aide d'un batelier? — C'est l'écrevissel — C'est cela! Maintenant, il faut résoudre la quatrième énigme : « Elle court, elle s'avance, s'accrochant aux re- bords, n'ayant qu'une oreille, qu'un pardessus en acier poli et qu'une petite queue de lin ? — L'aiguille. — Deviné î Voyons la cinquième énigme : Cela marche sans pieds, cela gesticule sans mains, cela se meut vide de corps. — L'ambre. — Juste ! Puisque tu as pu découvrir le sens de cinq énigmes, tu trouveras bien le sens de la sixième, que voici: « Il a quatre pieds, mais ce n'est point un animal; il est pourvu de plumes et de duvet, mais ce n'est point un oiseau ; il a corps, chaleur et il souffle, mais ce n'est point un animal . — C'est un litl » s'écria le pêcheur. La princesse lui tendit la main. L'un et l'autre s'agenouillèrent aux pieds du roi, qui leur donna sa bénédiction paternelle , et les conduisit à l'église , accompagnés d'un cortège nuptial. Il expédia en même temps des mes- 176 LE TAPIS VOLANT. sagers pour faire venir au château la mère du pê- cheur. Voilà maintenant ce que c'est qu'aimer la vertu et la pratiquer avec énergie et courage. Le paysan, simple pêcheur, épousa la plus belle des princesses au monde avec le don de la moitié du royaume oc- troyé le jour même de son mariage et fut proclamé héritier de la couronne de son maître d'autrefois. Au même jour, dès le soir, aux accords mélodieux de la merveilleuse guzla, qui jouait d'elle-même jusqu'à l'aurore matinale, le vieux roi égaya la fête de noces de sa tille unique. Il mangeait, buvait, s'amusait, dansait comme un étourdi et traitait ses convives avec tant d'amabilité et de munificence, qu'à l'heure qu'il est, on se rappelle encore le bonheur sans pareil de tous ceux qui se trouvèrent à la cérémonie! <6p LA VEILLEE OU L'HOMME LARGE, L'HOMME LONG ET L'HOMME AUX YEUX DE BRAISE'. (Conte traduit de Bogéna, p. 605-618.) C'était dans le temps où les chattes portaient des souliers, où les grenouilles se coiffaient de bonnets de femme , où les ânes faisaient résonner sur le pavé leurs éperons de preux chevaliers et où les lièvres couraient après les chiens. Donc alors, le roi d'un royaume avait une fille fort belle et prodi- gieusement savante. Maints rois et princes arrivaient 1. L'Être suprême, Brahma, crée et détruit les mondes, ce qu'il accomplit en s'incarnant tantôt dans Vichnou qui, en trois pas, franchit les espaces de l'univers, tantôt dans Agni, dieu du feu, dont les ardeurs consument l'œuvre de la création, à la fin d'un cycle cosmogonique , etc. Quelques débris de ce mythe indien se trouvent ici dans les qualités des trois acteurs du conte : le Long, le Large, et l'Homme aux yeux de braise. 12 178 LA VEILLÉE. des contrées lointaines pour demander sa main; mais elle ne voulait d'aucun d'eux, et finalement on fit proclamer que la princesse n'épouserait que l'homme qui, durant trois nuits consécutives, veil- lerait auprès d'elle de manière qu'elle ne pût s'enfuir inaperçue. Cette nouvelle s'étant ébruitée dans toutes les parties du monde, plusieurs princes et rois accou- rurent offrir leurs services. Ils veillaient alternative- ment, mais chacun d'eux paya la tentative de sa vie, parce qu'ils ne purent ni prévenir, ni même voir la fuite de la princesse. Or, il advint que Mathias, prince d'une ville royale, instruit de ce qui se passait, jeune, vigou- reux, beau comme un cerf et vaillant comme un faucon, résolut lui aussi d'aller risquer trois nuils de veille. Son père eut beau le dissuader, le prier, le menacer, lui défendre de bouger, rien ne put dé- tourner Mathias de sa résolution. Que pouvait faire de plus le vieux sire? De guerre lasse, il consentit bon gré malgré. Mathias, ayant bien bourré sa bourse d'or, ceignit un sabre bien effilé à ses côtés, et, tout seul , partit à la recherche de la fortune des braves. Le lendemain, chemin faisant, il rencontra quel- qu'un qui se traînait à peine. « Où vas-tu? lui demanda Mathias. — Je parcours le monde à la recherche du bon- heur. LA VEILLÉE. 179 — Quel est ton état? — Je n'en professe aucun, mais je sais ce que personne ne sait. On m'appelle le Large, parce que, en effet, je puis dilater mon ventre au point d'y donner l'abri à tout un régiment de soldats. » En disant cela il se bouffit tellement, que le grand chemin en fut obstrué et barricadé d'un bord à l'autre. « Bravo! » s'écria Mathias enchanté de l'épreuve; et il ajouta : « Ne voudrais-tu pas, par exemple, m'ac- compagner? car, moi aussi, je parcours le monde à la recherche du bonheur. — Il n'y a pas de mal, j'y consens, » répondit le Large, et ils continuèrent à voyager ensemble. Un peu plus loin, ils rencontrèrent un homme fluet, maigre à faire peur, et haut et mince comme un porche. « Où vas-tu, bon homme? demanda Mathias, in- trigué de ce qu'il y avait d'étrange dans l'apparence de l'individu. — Je parcours le monde. — Quel métier exerces-tu? — Je n'exerce aucune espèce de métier, mais je sais quelque chose que tout le monde ignore. On m'appelle le Long, et pour cause , car je puis, sans quitter la terre, m' élever jusqu'à la hauteur des nuages, et alors, si je marche, à chaque pas je fran- chis la distance d'une lieue. » 180 LA VEILLÉE. Sans attendre plus longtemps, il grandit de façon que sa tête dépassa les nues, tandis que, d'un seul pas, il enjamba réellement une lieue de distance. « J'aime cela, mon brave, fit Mathias. Voyons, n'aurais-tu pas l'envie de voyager avec nous? — Et pourquoi pas? Allons. » Or, ils continuèrent à marcher ensemble. En traversant une forêt, ils aperçurent un indi- vidu occupé à entasser les troncs des arbres l'un sur l'autre pour en construire un bûcher. « Que fais-tu là? demanda Malhias en l'accostant. — J'ai des yeux de braise, répondit-il, et je prépare ici un bûcher. » Cela disant, il fixa dessus ses regards flamboyants, et le bûcher tout entier s'alluma instantanément. a Tu es un être habile et fort, observa Mathias. Ne voudrais-tu pas voyager avec nous? — Soit, j'irais volontiers. » Ils s'acheminèrent donc tous les quatre. Mathias, content d'avoir trouvé de pareils compagnons, les défraya généreusement, sans se plaindre des dé- penses énormes que lui coûtait la voracité du Large. Au bout de quelques jours, ils atteignirent le château de la princesse. Mathias les instruisit du but de son voyage, en les engageant à l'y aider et leur promettant, qu'en cas d'une victoire obtenue sur la princesse, ils seraient bien récompensés. Aussi LA VEILLÉE. 181 lui promirent-ils de coopérer activement à* l'œu- vre où personne n'avait jusqu'alors réussi. Il leur acheta des habits somptueux et, aussitôt après les avoir dûment équipés , il se fit annoncer au roi comme étant venu, lui et ses camarades, pour veiller trois nuits consécutives dans le boudoir de la princesse. Seulement il eut soin de ne pas déclarer qui il était et d'où il arrivait. Le roi le reçut amicalement, et après qu'ils eurent formulé leur demande, il leur dit : * Réfléchissez bien avant de vous engager, car si la princesse vous échappe, vous aurez vécu. — Qu'elle nous échappe, répliqua Mathias, j'en doute ; quoi qu'il en soit , nous essayerons quand même. — Mon devoir était de vous avertir, fit le roi en souriant. Maintenant que vous persistez dans votre résolution, je veux vous conduire moi-même dans les appartements de la princesse. » Mathias fut ébloui des charmes vraiment surhu- mains de la fille royale. Elle aussi reçut gracieuse- ment le brillant jeune homme, sans chercher à déguiser qu'elle le trouvait beau et aimable. A peine le roi se fut-il retiré, que le Large se coucha sur le seuil de la porte, le Long et l'homme aux yeux de feu allèrent se poster près de la fenêtre , tandis que Mathias causait avec la princesse en observant atten- tivement chacun de ses mouvements. Tout à coup 182 LA VEILLÉE. elle se tut, et, après quelques moments de silence, elle s'écria : « Je sens comme une pluie de pavots inonder mes paupières ! » A ces mots, elle s'assit sur son lit et fît semblant de sommeiller. Mathias ne souffla mot, et voyant la princesse as- soupie, il s'assit près d'une table voisine du lit, s'y accouda, appuyant son menton dans le creux des paumes de ses deux mains, et peu à peu voilà qu'à son tour il se sentit l'envie de dormir. Ses yeux se fermèrent, ainsi que les yeux de ses compagnons. Or, la princesse n'attendait que ce moment, et vite de se métamorphoser en une colombe et de prendre son essor vers la fenêtre. Cependant une de ses ailes, effleurant les cheveux du Long, le ré- veilla; il n'aurait certainement pas réussi à atteindre la colombe fugitive, s'il n'avait eu à ses côtés l'homme aux yeux de braise. Celui-ci, aussitôt après s'être bien avisé de la direction du vol de la colombe, lui envoya une œillade, c'est-à-dire une traînée de feu qui, dans un clin d'oeil, brûla les deux ailes de l'oi- seau. La colombe, arrêtée dans les airs, fut obligée de se percher sur la cime d'un arbre. Le Long l'atteignit sans peine, saisit l'oiseau et le remit entre les mains de Mathias à peine réveillé de son assoupissement. La colombe, au contact des mains de Mathias, redevint princesse. LA VEILLÉE. 183 Grand fut l'étonnement du roi lorsque dans la ma- tinée suivante et celle du surlendemain, il retrouva sa fille assise à côté de Mathias. Mais le pauvre sire, bon gré mal gré devait se taire, acceptant la néces- sité telle quelle et continuant à héberger royale- ment ses hôtes. A l'approche de la troisième nuit, il recommanda particulièrement à sa fille de mettre en œuvre les sorcelleries les plus efficaces de la magie dont la princesse connaissait le secret, et d'agir de manière à se débarrasser de la présence d'intrus dont on ne connaissait ni le rang ni la fortune. Mathias de son côté ne négligeait rien pour me- ner à bonne fin l'affaire si heureusement inaugurée. Avant d'aller passer la nuit chez la princesse, il prit à part ses camarades et leur dit : « Cette nuit, chers amis, encore un coup de main, et nous aurons triomphé; autrement, rappelez-vous bien que nos quatre têtes vont rouler au pied de l'échafaud. — Allons-y, répondirent les trois, nous saurons la surveiller comme il faut. » Entrés dans la chambre à coucher de la princesse, ils s'empressèrent de reprendre leurs places. Ma- thias s'assit vis-à-vis de la princesse. Certes il aurait bien préféré rester éternellement avec elle sans être obligé, comme il l'était, de veiller et de crain- dre qu'elle ne lui échappât à tout jamais, Il prit la résolution de ne pas dormir; il se disait : 184 LA VEILLÉE « Maintenant je te surveillerai, et je rne reposerai quand tu seras à moi. » A minuit, voyant que le sommeil commençait à s'appesantir sur les paupières de ses surveillants, la princesse ne disait mot. Au contraire, elle se pré- lassait sur son lit, fermant ses belles paupières comme si elle dormait réellement. Mathias, accoudé sur la table, le menton appuyé dans la main, les yeux fixés sur la princesse, l'admirait silencieuse- ment. Mais de même que le sommeil s'empare même des yeux d'un aigle, de même Mathias finit par s'endormir comme ses compagnons. La princesse qui, sous le voile d'un assoupisse- ment feint, les observait et n'attendait que ce mo- ment, se leva sur son séant, se changea en une pe- tite mouche et s'envola par la fenêtre. Une fois libre, elle revêtit la forme d'un petit poisson, et tombant dans le puits du château, y plongea et s'y blottit au fond même des eaux. Certainement elle aurait échappé à ses gardiens si, en volant, la mouche n'eût effleuré le bout du nez de l'homme aux yeux de braise, qui éternua, ouvrit les yeux et remarqua l'endroit où la prin- cesse avait disparu. Sans perdre de temps, il donna l'alarme , et tous les quatre coururent dans la cour. Le puits était très-profond. N'importe , le Long ne tarda pas à s'étendre de haut en bas et à fouiller dans tous les recoins sans pouvoir LA VEILLEE. 185 trouver le petit poisson, comme s'il n'y était ja- mais entré. « Eh bien, ôte-toi de là, je veux t'y remplacer, » dit le Large. Et il s'introduisit aussitôt par l'orifice de la mar- gelle, en remplissant tout l'intérieur du puits et le bouchant si hermétiquement avec ses membres que toutes les eaux rejaillirent en haut; mais le petit poisson ne s'y voyait pas. « Eh bien, maintenant à mon tour, cria l'homme aux yeux de braise; laisse-moi la dénicher, cette astucieuse magicienne. » Le Large ayant débarrassé le puits de l'immense volume de son ventre, les eaux reprirent leur an- cienne place et se mirent aussitôt à bouillir sous l'action des flammes qui jaillissaient des yeux de braise. Les eaux bouillantes débordaient par-dessus la margelle en s' élevant de plus en plus haut, si bien qu'enfin on aperçut à moitié grillé un petit' poisson qui, au moment môme où il touchait la terre, se changea en princesse, redevenue ce qu'elle était réellement. Mathias se hâta de s'en emparer en la pressant dans ses bras. Elle lui dit : « Tu as vaincu, mon maître et époux, tu as su me garder; désormais je t'appartiens par droit de conquête et par ma propre volonté. » La conduite à la fois courtoise et énergique, ainsi 186 LA VEILLÉE. que les charmes personnels du jeune Mathias, plu- rent beaucoup à la princesse. Mais le roi n'était rien moins que disposé à approuver le choix de sa fille. Il résolut de ne pas la laisser partir avec le vain- queur. Mathias ne s'en souciait guère; il enleva la princesse, et, escorté par ses braves compagnons, quitta le château, Le roi en colère ordonna à ses gardes de pour- suivre les fuyards et de les lui ramener, sous peine de mort. En attendant, Mathias avec la princesse et les siens avait déjà parcouru une distance de plu- sieurs lieues. Tout à coup elle entendit le bruit des pas des poursuivants et pria l'homme aux yeux de braise de voir ce que c'était. Celui-ci se détourne et annonce que tout un escadron de cavaliers s'avance à bride abattue. « Ce sont les gardes de mon père, répondit-elle, nous aurons de la peine à leur échapper. » Puis, voyant les cavaliers s'approcher, elle détacha de sa tête un voile, et en le rejetant derrière elle dans la direction du vent, elle dit : « Autant il y a de fils dans ce voile, autant je veux d'arbres sur pied. » Et dans un clin d'oeil, une forêt haute et épaisse s'éleva derrière eux. Avant que les cavaliers envoyés à leur poursuite eussent pu franchir cet obstacle inespéré, Mathias et les siens gagnèrent du temps pour s'éloigner et se reposer un peu. LA VEILLÉE. 187 « Voyons, dit la princesse, regardez bien si quel- qu'un court après nous. » L'homme aux yeux de braise les fixa atientive- ment dans la direction indiquée par la princesse, et lui répondit que les gardes du roi s'étaient dégagés de la forêt et continuaient à les poursuivre. « Ils ne pourront plus nous atteindre! s'écria-t-elle en laissant tomber de ses paupières une larme et lui disant : « Larme, fais-toi rivière! » Au moment même, un large fleuve s'interposa entre les poursuivis et les poursuivants. Avant que ceux-ci eussent trouvé le moyen de traverser les eaux, Mathias et les siens furent loin. « Homme aux yeux de braise, dit la princesse, regarde derrière nous, et dis-moi ce qu'est devenue la poursuite, — Les voilà, répondit-il, ils sont derechef à nos trousses. — Ténèbres, enveloppez-les! » s'écria la prin- cesse. A ces paroles le Long se redressa, il grandit de plus en plus et atteignit les nuages, et là, avec son bonnet, il couvrit la moitié du disque du soleil. Par ce moyen, le côté où se trouvaient les cavaliers royaux devint sombre et noir comme la nuit, tandis que Mathias et les siens, éclairés par la moitié lucide de l'astre du jour, s'éloignaient en marchant sans encombre. 188 LA VEILLÉE. Quand ils eurent parcouru quelques dizaines de lieues, le Long découvrit le soleil, se recoiffa de son bonnet et rejoignit les siens en franchissant à cha- que pas mie lieue. Ils se trouvaient déjà en vue de la ville natale de Mathias, quand tout à coup appa- rurent les cavaliers royaux pressant la poursuite. « Maintenant c'est mon tour, dit le Large. Conti- nuez tranquillement votre chemin; je reste ici, moi, et je saurai les recevoir. » Il attendit tranquillement l'arrivée des cavaliers, debout et immobile , avec la bouche béante et ou- verte d'une oreille à l'autre. L'armée royale, résolue de ne pas rebrousser chemin sans avoir repris la princesse, s'avançait au grand galop vers la ville. Les cavaliers se disaient qu'en cas de résistance ils l'emporteraient d'assaut. Ayant pris la bouche ou- verte du Large 1 pour une des portes de la ville, ils s'y précipitent et y disparaissent tous. 1. On sait que Rama, le héros principal de l'épopée de Valmiki, n'a pu retrouver ni délivrer son épouse, Sita, qu'en se faisant aider par une armée de singes. Avant de marcher contre l'en- nemi, le plus brave des généraux simiens, Hanoumat, est en- voyé dans l'île de Ceylan, où se trouvait captive Sita, dans le château de son ravisseur, le démon Ravana. La mission confiée à Hanoumat était fort difficile, car à l'époque où il vivait, on ne connaissait pas l'art de construire des vaisseaux, etla mer, qui sé- parait Ceylan du continent indien, était gardée par des dieux et des déesses dévoués à la cause de Ravana. Heureusement, Ha- noumat, en sa qualité de fils du vent, pouvait traverser les airs comme un oiseau, 11 prend donc l'essor : .... « La déesse (Souraça) , honorée par les dieux, revêtit sou- LA VEILLÉE- 189 Alors le Long referma sa bouche , et après les avoir avalés, il courut le ventre tout plein rejoindre les siens dans le château du père de Mathias. Sous la pression de son ventre bouffi de tout un escadron de cavalerie, la terre gémissait et tremblait. Il en- tendait les acclamations du peuple réuni autour de Mathias et heureux de le revoir sain et sauf. dain, au milieu de la mer, un corps de Rakchaça, et, quand elle se fut donné un aspect difforme, hideux, glaçant d'épou- vante, elle coupa la route au vol de Hanoumat et lui tint ce langage : « Les choeurs des Immortels, avec Indra, te donnent à moi « pour aliment, tunepeuxm'échapper, car je saisis les êtres par « leur ombre même ; entre donc ici par ma bouche ! » « A ces paroles de Souraça , le noble et fortuné singe (Hanou- mat) porta ses mains réunies aux tempes (en signe de respect) , et lui répondit en ces termes le visage consterné.... » Nous omettons ici le récit que fait Hanoumat pour expliquer les motifs de son voyage aérien. .... « Que ce soit, répondit Souraça, mais ne passe pas devant ma bouche sans y entrer. » « A ce langage de Souraça, l'optimate singe répondit avec co- lère : « Fais-toi donc une bouche qui puisse me dévorer! » « A peine eut-il parlé, qu'il se donna soudain trente yodjanas* de longueur et dix yodjanas de largeur, » etc. , etc. On voit que Chiroki (le Large) de notre conte possède les qua- lités analogues à celles de la déesse indienne Souraça, tandis que l'Homme aux yeux de braise (Zarooki) fait ce que faisait le dieu Civa, qui d'un seul regard réduisait en cendres ceux qu'il regardait, sans en excepter les dieux. Plusieurs anachorètes (Richi) indiens acquirent le même don par la vertu de leur vie ascétique. *. Une yodjana correspond à 6045 mètres de France. 190 LA VEILLÉE. « Ah! te voici enfin, frère le Large, lui cria de loin'Mathias, et l'armée? Où l'as-tu laissée? — Mais elle est ici, bien ici, répondit le Large en tapant sur son abdomen prodigieusement enflé. Je voudrais bien vous les rendre tous et tels quels, car le morceau n'est pas facile à digérer. — Allons donc! fais-les sortir de leur prison,» disait Mathias, se pâmant de rire et ordonnant d'appeler tous les habitants de la ville pour assister au spectacle. Le Large, comme si de rien n'était, prenant place au centre même de la place du château,, et se met- tant les mains sur les côtés, commença à tousser. Or, il fallait voir ! A chaque coup de gosier, cava- liers et chevaux, pêle-mêle, retombaient en se cramponnant les uns aux autres, rampant, sau- tillant à cloche-pied et se mettant à fuir à qui mieux mieux. Un seul, le dernier, on ne sait trop comment, s'arrêta tout court dans l'intérieur d'une des narines du Large et ne pouvait s'en dégager. Ce n'est qu'à force d'éternuer que le Large affran- chit le cavalier royal, qui profita du premier mo- ment de liberté pour prendre ses jambes à son cou et s'enfuir aussi. Quelques jours plus tard, on donna une grande fête à l'occasion du mariage de Mathias. Le roi, père de la princesse, s'y trouvait aussi. Pour l'y inviter, on lui avait envoyé le Long qui, grâce à la LA VEILLÉE. 191 connaissance qu'il avait déjà du chemin et à la pro- digieuse largeur de ses pas, réussit à s'acquitter de cette honorable commission, avant même que les cavaliers royaux eussent eu le temps de revenir. Par son intervention , ils obtinrent le pardon de leur maître, sans quoi il n'aurait pas manqué de les faire décapiter pour avoir osé se représenter à lui les mains vides. Tout s'arrangea donc de manière à satisfaire tout le monde. Le roi fut enchanté de voir sa fille épou- ser un guerrier noble et riche. Mathias récompensa généreusement ses compagnons de route, qui res- tèrent auprès de lui jusqu'à la fin de leurs jours. ^ HISTOIRE DU 7T 1 PRINCE SLUGOBY ET DU CHEVALIER INVISIBLE 2 . (Conte traduit de Glinski, vol. I, p. 183.) Il y avait un roi qui avait un fils unique nommé le prince Slugobyl. Ce jeune prince aimait pas- sionnément les voyages; aussi lorsqu'il eut atteint sa vingtième année, il pressa tant son père, que 1. Slugobyl veut dire le prince valet, qui de maître était devenu serviteur de son domestique d'autrefois. 2. Chevalier invisible , le texte dit névidek (sanscr. avyakta). Les métamorphoses (cygne, aigle, cheval, etc.), qui servent de ressorts à la machine de ce conte, rappellent beaucoup la manière d'agir des dieux du Panthéon védique. L'idée du néant absolu, pas plus que celle de la matière absolue, n'entrait dans l'enseignemeut des Théosophes de la première époque du brahmanisme. Au contraire, selon le Baghavata Purana, la ma- tière n'est qu'une manière d'être de l'esprit. Le dieu Puroucha anime tout : il est l'âme par excellence, le principe vital, le 13 194 HISTOIRE DU PRINCE SLUGOBYL celui-ci consentit à le laisser voyager, en lui don- nant pour gardien un ancien domestique dont la fidélité lui était connue. Le prince, bien équipé et armé, monta sur un bon cheval et, après avoir fait de tendres adieux à son père, partit pour les pays lointains, dans l'espérance d'acquérir beaucoup de savoir et de revenir plus sage, plus habile et peut- être plus puissant chez son père. Il allait au pas de son cheval lorsqu'il aperçut un cygne poursuivi par un aigle qui était près de s'en emparer. Aussitôt le prince, saisissant son arc, tira si habilement que l'aigle frappé à mort tomba à ses pieds. Le cygne délivré s'arrêta et dit : « Chevalier SLugobyl, ce n'est pas un cygne qui te remercie, mais la fille du chevalier Invisible laquelle, changée en cygne, cherchait à échapper aux hi- grand-père de toutes les créatures auxquelles il donne l'existence et la forme, par l'intermédiaire de la déesse Maya (illusion). La même idée fait encore le fonds des croyances populaires chez les peuples slaves, qui en ont conservé quelques traces dans leurs idiomes. Ainsi les Ruthènes de Galicie donnent aux ondines de leur mythologie le nom de Maïka, synonyme de Divo-jéna. En serbe Maïa veut dire grand'mère et Ma'ika veut dire la mère. En russe le verbe maîati signifie vivoter, exister avec peine, vivre au jour le jour. En polonais maïtzi veut dire revêtir de verdure et de fleurs, maïatchitzî, tournoyer dans le lointain, atermoyer, séduire, et poroucha, celui qui meut, qui ébranle, dérive de roukh, le mouvement. Je n'insiste pas trop sur l'infaillibilité de ces etymologies, mais en sanscrit aussi le sens du mot Puroucha n'est pas bien déter- miné. Quelques savants l'ont fait dériver de pûrou, plein, être qui remplit tout. Que les indianistes décident. ET DU CHEVALIER INVISIBLE. 195 denses poursuites du géant Kostey. Mon père te ré- compensera de ce service. Rappelle-toi seulement, lorsque tu auras besoin de lui, de dire trois fois : « Chevalier Invisible, viens ici 1 » Ayant dit cela, le cygne s'envola au loin. Le prince le suivit longtemps du regard, puis il con- tinua sa route. Il marche longtemps, traverse les montagnes, les forêts et les steppes, et arrive enfin au milieu d'une plaine brûlée par un soleil ardent, où l'on n'apercevait ni arbre, ni buisson, ni plante aucune. Pas un oiseau, pas un insecte; tout sem- blait mort de chaleur sous un soleil de plomb. Le prince, après quelques heures de marche à travers cette plaine aride, éprouva une soif si cruelle qu'il envoya son serviteur d'un côté et se mit à chercher de l'autre quelque source ou citerne où il put se désaltérer. Il eut le bonheur de trouver bientôt un puits assez profond et plein d'eau fraîche ; mais ce puits n'avait ni corde ni seau pour puiser l'ea,u, qui ne satisfaisait que les yeux. Que faire? Au bout d'un moment, le prince dit à son domestique : « Prends la courroie qui sert à attacher nos che- vaux et fixe-la autour de ton corps. Je te descendrai dans le puits, car je ne peux plus résister à la soif. — Mon prince, répond le domestique, je suis plus lourd que vous et vous êtes moins fort que moi, vous ne pourriez pas me retirer du puits. Il vaut donc mieux que vous y descendiez le premier et 196 HISTOIRE DU PRINCE SLÛGOBYL moi je vous remonterai quand vous vous serez désaltéré. » Le prince suivit ce conseil. Il se passa sous les bras le long licou de son cheval et descendit dans le puits. Après avoir bu avec délices cette eau fraîche, il en puisa pour son domestique, puis il tira le licou pour lui faire signe de le remonter. Mais le domestique, au lieu d'obéir à ce signal, lui dit : « Écoutez, prince, depuis le jour de votre nais- sance jusqu'à ce moment vous avez vécu dans l'abondance, les plaisirs et le bonheur ; moi, j'ai souffert de la misère et j'ai été esclave toute ma vie. Maintenant nous changerons de rôles; consentez à devenir mon serviteur, ou bien recommandez votre âme à Dieu, car je vais vous noyer. — Arrête, fidèle serviteur, s'écria le prince, ne fais pas cela, je t'en supplie. A quoi cela te servi- rait-il? Jamais tu ne retrouveras une place sem- blable à celle que tu occupes chez moi, et tu sais que, dans l'autre monde , d'affreux supplices atten- dent les assassins. Leurs mains sont plongées dans la poix bouillante, leurs épaules meurtries à coups de massues de fer rouge et leur cou scié avec des scies en bois. — Tu me feras couper et scier dans l'autre monde tant que tu voudras, dit le domestique, moi je te noierai dans celui-ci. » ET DU CHEVALIER INVISIBLE. 197 Et il commença à lâcher le licou. « Eh bien ! s'écria le prince, j'y consens et j'ac- cepte tes conditions. Ta es mon prince et moi ton serviteur, je te donne ma parole. — Je ne crois pas aux paroles que le vent em- porte, jure-moi que tu confirmeras par écrit cette promesse. — Je le jure I » Le domestique lui descendit alors un bout de pa- pier et un crayon et lui dicta l'engagement suivant : « Je déclare que je renonce à mon nom et à mes droits en faveur du porteur de cet écrit, et que je le reconnais pour le prince et moi pour son servi- teur. Fait dans le puits. Signé prince Slugobyl. » Le domestique ayant pris cet écrit qu'il ne savait pas lire, retira le prince du puits, lui ôta ses habits pour s'en revêtir lui-même et fit endosser au prince ceux qu'il venait de quitter. Ainsi déguisés, ils voyagèrent pendant une semaine et arrivèrent dans une grande vilie et dans le palais d'un roi. Là, le faux prince, ayant envoyé son soi-disant domesti- que aux écuries, se présenta devant le roi et lui parla fièrement en ces termes : « Roi 1 je suis venu te demander la main de ta belle et sage fille, dont la renommée est venue jus- qu'à la cour du roi mon père. En échange, je t'offre notre alliance, et la guerre en cas de refus. — La prière et la menace ne sont pas de saison, 198 HISTOIRE DU PRINCE SLUGOBYL répondit le roi. Cependant, prince, voulant vous prouver mon estime pour le roi votre père, j'ac- cepte votre demande à une seule condition : nos ennemis, acharnés contre nous, ont rassemblé une nombreuse armée qui assiège la ville ; délivrez- nous-en, et ma fille est à vous. — Fort bien, répondit l'imposteur, j'exterminerai l'armée ennemie; mais laissez-la s'approcher le plus près possible de la ville. Je vous promets de m'y prendre si bien que demain matin vous n'en trouverez plus trace. » Le soir, étant sorti, il appela son prétendu do- mestique qui logeait à l'écurie, et, après l'avoir res- pectueusement salué, il lui dit : «Écoute, mon cher ami, rends-toi immédiate- ment hors de la ville et détruis l'armée ennemie qui y est campée ; mais fais en sorte que l'on croie que c'est moi qui suis vainqueur. En échange de ce service, je promets de te rendre l'écrit par le- quel tu me cèdes ton titre de prince et t'obliges à me servir. » Le prince revêtit son armure, monta à cheval et, étant sorti de la ville, appela trois fois le chevalier Invisible. « Me voici, répondit une voix près de lui, com- mande, je ferai tout ce que tu voudras, car tu as sauvé ma fille unique des poursuites de Kostey et je t'en serai toujours reconnaissant. » ET DU CHEVALIER INVISIBLE. 199 Le prince Slugobyl lui montra l'armée qu'il fal- lait détruire. Alors le chevalier Invisible siffla et s'écria : Cheval magique à crinière dorée, Viens à moi non par terre, mais en l'air, Viens prompt comme la flèche, Léger comme l'éclair. A l'instant même, du milieu d'un tourbillon de fumée, sortit un cheval 1 magnifique d'un gris de fer, à la crinière dorée. 11 vole comme le vent, le feu jaillit de ses naseaux, ses yeux lancent des éclairs, ses oreilles fument. Le chevalier Invisible sauta dessus et dit au prince : « Prends mon épée et va exterminer l'aile gauche de l'armée, pendant que j'en ferai autant de l'aile droite et du centre. » Les deux héros s'élancèrent chacun de son côté et attaquèrent bientôt l'armée ennemie qu'ils se mirent à frapper avec fureur. A droite et à gauche les hommes tombaient comme du bois coupé, ou de l'herbe fauchée. Un affreux massacre s'ensuivit. Les soldats se dispersaient comme des fourmis, mais partout les deux chevaliers savaient les at- 1. C'est encore une apparition dans le genre indien. Le héros Rama combat ses ennemis sur un char qui lui a été prêté par le dieu Indra. Le char, avec son cocher et ses chevaux , remontèrent au ciel pour y disparaître aussitôt après la victoire. 200 HISTOIRE DU PRINCE SLUGOBYL teindre. Il ne resta bientôt plus sur le champ de bataille que des morts et des mourants. Alors les deux héros rentrèrent tranquillement dans la ville. Arrivés au pied du palais, ils se serrèrent amicale- ment la main, puis le chevalier Invisible s'envola dans le brouillard matinal et le prince serviable retourna à son écurie. Cependant, la fille du roi, que son agitation em- pêchait de dormir, était restée toute la nuit à son balcon. De là, elle avait vu et entendu tout ce qui s'était passé. Elle avait saisi la conversation de l'imposteur avec le prince, elle avait vu celui-ci appeler à son aide le chevalier Invisible, puis ren- dre ses vêtements princiers et son armure à l'im- posteur qui raconta ses hauts faits de la nuit. Elle vit et comprit tout cela, mais elle se résolut à garder encore le silence. Mais lorsque, le lendemain, le roi son père or- donna de célébrer, par de grandes réjouissances, la victoire du faux prince, qu'il le combla d'honneurs et de présents, et qu'enfin, appelant sa fille, il voulut la fiancer avec ce misérable, la princesse ne put plus se contenir. Elle alla donner le bras au pré- tendu domestique qui servait à table avec les au- tres domestiques et, le menant au milieu de la salle, elle dit : « Mon père et vous tous ici présents, voici le héros qui est votre sauveur et que Dieu m'a destiné ET DU CHEVALIER INVISIBLE. 201 pour époux, tandis que celui auquel vous rendez les honneurs de la victoire n'est qu'un vil impos- teur, qui a dépouillé son maître de son nom et de ses droits. Cette nuit, ne pouvant dormir, j'ai été témoin de choses que l'œil n'a jamais vues, que l'oreille n'a jamais entendues, et que je vous ra- conterai plus tard. Maintenant, dites à ce traître de vous montrer l'écrit qui assure ses droits. » Alors le faux prince ayant exhibé le papier signé par le prince serviable, on y lut ces mots : « Le porteur de cet écrit, le traître et félon domestique du prince serviable, recevra la punition exem- plaire de son crime, telle qu'il l'a méritée. Signé, prince SlugobyL » « Comment, est-ce bien le sens de cet écrit? s'é- cria le traître qui ne savait pas lire. — Oui, sans doute, » lui répondit-on. Alors il se jeta aux pieds du roi, en demandant grâce ; mais il eut ce qu'il méritait. On l'attacha à la queue de quatre chevaux sauvages qui l'écarte- lèrent. Le prince Slugobyl épousa la princesse. La noce fut magnifique; moi qui vous raconte tout cela, j'y étais aussi, je bus du vin et de l'hydromel; mais bien que ma barbe en fût mouillée, rien n'entra dans ma bouche. L'ESPRIT DES STEPPES. (Conte traduit de Glinski, vol. l 2 p. 95. Il y avait jadis un vieux roi et une jeune reine. Bien qu'ils s'aimassent sincèrement , Dieu ne leur ayant pas donné d'enfants, ils n'étaient pas heureux. Ils se chagrinaient, ils soupiraient sans cesse, au point qu'un jour la reine fut atteinte d'une maladie de langueur. Les médecins décidèrent que le seul remède était dans les voyages. Ils lui conseil- lèrent de se mettre en route sans retard. Le roi devant rester dans sa capitale, la reine partit accompagnée seulement de douze demoiselles d'honneur, qui toutes étaient belles et fraîches comme des roses de mai. Au bout de trois jours de marche, la voiture de la reine se trouva au milieu d'une plaine déserte et immense qui semblait tou- cher le ciel. Après avoir erré longtemps à l'aven- ture, le conducteur qui s'était égaré s'arrêta devant une grande colonne en pierre, au pied de laquelle 204 L'ESPRIT DES STEPPES. se tenait un guerrier à cheval couvert d'une armure d'acier l . « Brave chevalier, montrez-nous le chemin, dit le conducteur, nous sommes égarés et ne savons où aller. — Je vous indiquerai la route, répond le preux chevalier, mais à la seule condition que chacune des belles voyageuses m'embrassera. » La reine à ces mots jette un regard indigné sur le chevalier et commande au cocher d'avancer. La voiture roula pendant une demi-journée; mais, 1. Ce cavalier, comme en le verra plus bas, est l'Esprit des steppes et le père des treize héroïnes du conte. Le mystère dont leur naissance est entourée ici, concorde avec celui de plusieurs mythes indiens qui symbolisent l'union de Dieu avec l'homme. Voici, par exemple, ce qu'on raconte sur l'origine de la célèbre dynastie des princes lunaires, ou pandouides, dont les hauts faits défrayent les épopées de l'Inde antique. La reine Kounti n'eut aucun enfant de Pandou, parce que ce prince ne pouvait devenir père à cause d'une malédiction qui le rendait stérile pour avoir tué un brahmane. L'illustre lignée allait s'éteindre lorsqu'un anachorète apprit à Kounti la formule d'une mantra (invocation sacrée), moyennant laquelle la reine pouvait ap- peler auprès d'elle un dieu quelconque, celui qu'elle voulait. C'est ainsi que Kounti mit au monde trois fils, issus de Dharma, le dieu de la justice, d'Indra, le dieu du beau temps, et de Vayou, le dieu du vent. (Voy. Schœbel, la Légende des Pan- davas.) Les contes slaves, ordinairement si chastes, n'ont con- servé que des débris de ce mythe, foncièrement contraire aux idées de la morale chrétienne. Nous donnons ailleurs le conte des princes ayant au front les étoiles et la lune, mais cette espèce de dynastie lunaire vient au monde sans l'intervention de dieux. L'ESPRIT DES STEPPES. 205 comme si elle eût été ensorcelée, elle se retrouva de nouveau près de la colonne. « Chevalier, dit cette fois la reine, indiquez-nous le chemin, je vous en récompenserai richement. — Je suis le génie maître du steppe, répond le guerrier, on me paye mon droit de passage, et ce payement consiste en baisers. — Eh bien , mes douze demoiselles d'honneur vous payeront. — Il me revient treize baisers, et le premier me sera donné par celle qui me parle. » La reine irritée fit de nouveau passer outre; mais, moins de deux heures après, la voiture, qui avait marché sans cesse dans une direction opposée, se retrouva aux pieds de la colonne. Cette fois-ci il était presque nuit, il fallait songer à chercher un gîte. La reine descendit donc de la voiture, s'ap- procha du chevalier, et baissant modestement les yeux, se laissa embrasser, et ses douze demoiselles qui l'avaient suivie firent de même. Une minute après, la colonne et le chevalier disparurent, les équipages se trouvèrent sur la route; seulement un nuage parfumé semblait répandu sur le steppe. La reine, émue de cet incident si extraordinaire, monta en voiture avec toute sa suite et continua son voyage. Depuis ce jour la belle jeune reine, ainsi que ses douze demoiselles d'honneur, devinrent pensives et 206 L'ESPRIT DES STEPPES. souffrantes, et, se trouvant mal disposées pour voyager, elles rebroussèrent chemin et se dirigèrent vers la capitale. Cependant le retour ne calma pas les ennuis de la reine. Toujours elle voyait devant ses yeux l'image de ce chevalier du steppe, ce qui ne plaisait pas au roi qui, lui aussi, devint sombre et eut de fréquents accès de mauvaise humeur. Un jour que le roi, assis dans la salle de conseil, méditait profondément, il entendit tout à coup un ramage délicieux semblable à celui de l'oiseau de paradis, auquel répondait le chant de plusieurs rossignols. Le roi étonné envoie demander ce que c'est. Son messager revient lui annoncer que la reine et ses douze suivantes ont mis chacune au monde une petite fille, et que ce chant d'ois.eaux n'est autre chose que le vagissement des nouveau- nées. Le roi, saisi de surprise, réfléchissait profon- dément, lorsque tout à coup le château s'illumina comme inondé d'une clarté splendide. Ayant ques- tionné là-dessus, le roi apprit que la petite princesse avait ouvert ses yeux, qui brillaient ainsi d'un éclat sans pareil. Le roi, interdit, ne sait que faire. Il sou- rit, il pleure, il s'afflige et se réjouit, mais bientôt il est distrait par l'arrivée d'une deputation de ses conseillers et sénateurs qui, frappant le sol de leur front, lui disent : « Sire, sauvez votre peuple et votre personne. La reine et ses douze suivantes ont mis au monde treize L'ESPRIT DES STEPPES. 207 filles, enfants de l'Esprit des steppes. Faites mourir ces enfants maudits, sans quoi nous périssons tous. » Le roi, ému de colère, prit un parti cruel et or- donna que l'enfant de la reine et les douze autres fussent jetés à la mer. Déjà les courtisans allaient s'empresser d'accomplir cet ordre cruel, lorsque, la porte s'ouvrant tout à coup, on vit apparaître la reine tout en larmes et pâle comme la mort. Elle se jeta aux pieds du roi, en le suppliant d'épargner la vie de ces innocents enfants et de consentir à ce qu'on les déposât dans une île déserte et qu'on les abandonnât aux soins de la Providence. Le roi ac- céda à cette demande, et ayant fait déposer la prin- cesse nouveau-née dans un berceau en or, et ses douze petites compagnes dans des berceaux en cuivre, il fit transporter ces treize petits enfants dans une île, où on les laissa tout seuls. Chacun à la cour, en pensant à la princesse et à ses compa- gnes, concluait qu'elles avaient toutes péri. L'on se disait : * Elles seront mortes de faim ou de froid, dévorées par les bêtes féroces ou les oiseaux de proie; elles périront ensevelies sous les feuilles mortes ou la neige. » Cependant rien de tout cela n'était arrivé, car Dieu veille sur l'orphelin. La petite princesse gran- dit à vue d'œil. Chaque matin l'aurore la réveille, la rosée la baigne, le vent vient la rafraîchir et très- 208 L'ESPRIT DES STEPPES. ser les nattes de sa belle chevelure : les arbres la bercent par leur murmure, les étoiles veillent sur elle, les cygnes la couvrent de leur duvet et les abeilles la nourrissent de leur miel. Elle devint une merveille '. Son front est pur et calme comme la lune dans son plein, ses lèvres sont vermeilles comme un bouton de rose et si éloquentes que, lorsqu'elle ouvre la bouche pour dire un mot, il semblerait qu'il pleut des perles. Ses yeux sont merveilleux : quand ils jettent un regard favorable, vous nagez dans les délices; mais s'ils se fixent sur vous avec colère, la frayeur vous saisit et vous êtes aussitôt changé en un bloc déglace. La princesse était servie par les douze filles des suivantes, qui toutes, en grandissant, étaient devenues fort belles et lui étaient fidèlement dévouées. La beauté de la prin- cesse Merveille fut bientôt connue de tout le monde. De toutes parts les jeunes gens se pressaient dans l'île, qui bientôt devint peuplée, et où s'éleva une magnifique capitale. Plus d*un prince se mit sur les rangs pour obte- nir la main de Çudoliça, aucun ne fut agréé. Ceux d'entre eux qui supportaient leur refus avec douceur rentraient sains et saufs dans leurs royaumes ; mais malheur à celui qui, se révoltant contre la volonté 1. Le texte dit Çudoliça, c'est-à-dire « aux joues merveil- leusement belles.» L'ESPRIT DES STEPPES. . 209 de la princesse Merveille (Çudoliça), voulait l'obtenir par violence ou amenait la force armée. Il voyait ses soldats périr misérablement, et lui-même, glacé jusqu'à l'âme par un regard de Merveille, devenait un bloc de glace. Un jour le fameux ogre souterrain Kostey \ grand amateur de la beauté, eut la fantaisie de voir ce qui se passait sur la terre. Il prit son télescope et se mit à passer en revue les rois et les reines, les princes et les princesses, les seigneurs et les dames de toute la terre. Tout à coup il aperçut, au bout de sa lunette, une île verdoyante. Dans cette île douze demoiselles brillantes comme autant d'étoiles, et au milieu d'elles, endormie sur un lit de duvet de cygne, une jeune princesse belle comme l'aurore matinale. La princesse Merveille rêve qu'elle voit un chevalier revêtu d'une cuirasse d'or monté sur un fougueux coursier, armé de la massue invisible. Elle rêve qu'elle l'admire et qu'elle l'aime plus que la vie. Le méchant Kostey la couve des yeux avec plaisir et con- voitise. Il veut la ravir, et frappant trois fois la terre de son front, il se trouve dans l'île. La princesse 1. Kostey, nom d'un démon qui figure souvent dans les contes de tous les peuples slaves. Comme les Rakchaças indiens, il est méchant, libidineux, ennemi des hommes et très-habile' magi- cien, pouvant se métamorphoser lui-même et donner aux autres la forme voulue. Le mot Kostey semble répondre aux ghost et geist des peuples germaniques. Quelques philologues slaves le font dériver de kosti (les ossements). 210 L ESPRIT DES STEPPES. Merveille rassemble aussitôt une armée, la range en ordre de bataille et conduit ses soldats elle- même contre le méch'ant Kostey. Mais celui-ci, rien qu'en soufflant dessus avec son haleine empoi- sonnée, frappe tous les guerriers, non pas de mort, mais d'un sommeil invincible. Puis étendant ses mains osseuses, il allait s'emparer de la princesse, lorsque celle-ci lui jetant quelques regards de mé- pris le convertit en un bloc de glace. Elle alla se renfermer dans sa capitale. Kostey ne resta pas longtemps à l'état de bloc glacé. Dès que le départ de la princesse lui eut rendu le sentiment, lui-même il se remit à la poursuivre, arriva dans la ville qu'elle habitait, endormit tous les habitants, et soumit au même sort la garde féminine des douze compagnes de la princesse. N'osant s'attaquer à elle-même, parce qu'il craignait la puissance de ses yeux, Kostey fit entourer le château où elle s'était renfermée d'une muraille de fer, en confia la garde à un monstre-dragon (smok) pourvu de douze têtes, et attendit dans l'espoir que la princesse finirait par se soumettre d'elle-même. Les jours s'écoulent, les semaines et les mois se passent, le royaume de la princesse Merveille res- semble à un vaste dortoir. Le peuple ronfle dans les rues, la vaillante armée, étendue dans les champs, dort profondément. La rouille et la poussière abî- ment les armures des guerriers qui, ensevelis dans L'ESPRIT DES STEPPES. 211 les hautes herbes, sommeillent à l'ombre des orties, des absinthes et des chardons. Dans l'intérieur du palais tout dort également. Les douze demoiselles d'honneur dorment aussi étendues chacune dans son coin. La princesse veille toute seule au milieu de ce règne du sommeil. Elle parcourt son étroite prison, elle verse des larmes, tord ses mains et gonfle sa poitrine de soupirs. Autour d'elle tout est endormi et immobile; seulement Kostey, qui évite son regard, ne cesse de lui crier à travers la porte de ne plus résister et de se donner à lui, promet- tant de la faire reine de tous les royaumes souter- rains; mais cela ne tente pas Çudoliça. Elle garde le silence et épie son ennemi d'un œil menaçant. Malheureuse et isolée, elle pensait sans cesse au prince qu'elle avait vu en rêve. Elle le voyait couvert d'une brillante armure, monté sur un beau cheval, armé de la massue invisible, et fixant sur elle ses briliants yeux d'amour. Elle y rêvait jour et nuit. Jetant un regard au dehors et voyant un nuage courir sur l'horizon, elle s'écria ? Nuage voyageur, Pèlerin du ciel bleu, Arrête-toi un instant, je t'en prie; Prends en pitié mes chagrins, Dis-moi où est mon ami Et s'il pense à moi? « Je ne sais, répond le nuage, demande-le au vent.» 212 L'ESPRIT DES STEPPES. La princesse Merveille voyant le souille d'une Lrise se jouer dans les fleurs de la plaine, s'écria : Brise légère qui voltiges dans l'espace, Souffle heureux qui jouis de ta liberté, Sois bon pour moi, si affligée et si pauvre, Dis-moi où est celui que j'aime Et s'il pense à moi? « Demande à l'étoile, répondit le vent, elle en sait plus que moi. » Merveille lève ses beaux yeux vers les étoiles scintillantes et s'écrie : Étoile, toi là-haut, étoile brillante, Peux-tu souffrir de voir mes yeux noyés de pleurs? Aie donc pitié de moi, Dis-moi où est celui que j'aime Et s'il pense à moi? « Tu te renseigneras près de la Lune, répondit l'étoile, elle est plus près de la terre et voit tout ce qui s'y fait. » Alors Merveille s'adressant à la Lune qui se levait lentement de son lit argenté, s'écrie : Bijou du ciel, toi Lune rayonnante, Quitte un instant la patrie des étoiles, Jette ton doux regard sur la terre, Dis-moi où est celui que j'aime. Et s'il pense à moi? « Princesse, répond la Lune, je ne sais rien de L'ESPRIT DES STEPPES. 213 ton ami, mais attends quelques heures. Voici que le Soleil devant lequel il n'y a rien de caché va pa- raître. Questionne-le, il te répondra. » Dès l'aurore, la princesse, tournée vers le côté où le Soleil paraît en chassant devant lui les té- nèbres comme une volée d'oiseaux de nuit, lui adresse cette prière : Ame du monde, flot de vie *, Œil du Dieu tout-puissant, Viens visiter ma sombre prison, Dis-moi où est celui que j'aime, Et s'il pense à moi ? « Princesse Merveille, répond le Soleil, essuie les larmes qui, semblables à des perles, roulent sur ton charmant visage, console ton cœur troublé, ton prince arrive vers toi. Il a arraché du fond des abîmes l'anneau magique. Il l'a mis à son doigt, et déjà des armées innombrables sortent déterre pour le suivre. Il marche, il s'avance vers le palais de Kostey qu'il médite de punir. Mais tout cela ne servira de rien, et Kostey exterminera facilement l'armée, si le prince n'use d'un autre moyen. Je vais lui donner un conseil qui lui sera salutaire. Adieu, prends courage, celui que tu aimes marche vers toi, il approche, il te délivrera de Kostey et de ses sortilèges, et vous serez heureux tous deux. » 1. Le sanscrit giv-atma, esprit de vie, répond au sl&vegiv-otna. 214 L'ESPRIT DES STEPPES. Le Soleil alla alors éclairer un pays éloigné où le prince Junak, revêtu d'une armure d'or, monté sur un coursier vigoureux, faisait avancer son armée pour aller attaquer le géant Kostey, ravisseur des jeunes beautés qu'un songe, trois fois l'une après l'autre, avait montrées au prince enfermées avec la princesse Merveille, dont la renommée était venue jusqu'à lui et qu'il adorait sans l'avoir vue. « Laisse là ton armée, lui dit le Soleil, elle ne te servira à rien contre Kostey, qu'aucun projectile ne peut entamer 1 . Tu ne délivreras ta princesse qu'en tuant Kostey, et il n'y a qu'une magicienne, la vieille Yaga 2 , qui soit en état de te dire ce qu'il faut faire. Je vais t'enseigner où tu trouveras le cheval qui te mènera directement chez elle. Dirige-toi vers l'est, et en suivant le chemin tu arriveras à une vaste prairie, au milieu de laquelle sont plantés trois chênes. Entre ces chênes tu verras à terre une porte en fer à bouton de cuivre. Derrière cette porte 1. Dans l'épopée de Valmiki, on voit le démon Ravana résister, comme Kostey , aux attaques les plus impétueuses. Aucune arme humaine ne peut lui arracher la vie. Il n'a pu être tué que par une flèche forgée par l'Être suprême et dans laquelle se cachait Yama, le dieu de la mort. 2. Yaga, nom purement sanscrit. Le dictionnaire de Wilson dit que les Yaga étaient des divinités (female fiends) malfaisantes. Elles ont été créées par Darga, le dieu de la destruction. Les Yayas des contes slaves- y portent souvent le nom de Baba , femme décrépite. C'est Papa Dévata, divinité malfaisante de la mythologie indienne. L'ESPRIT DES STEPPES. 215 (u trouveras le cheval héroïque et la massue invi- sible i qui te sont nécessaires pour accomplir ton œuvre. Tu apprendras plus tard le reste. Adieu! » Le prince Junak, étonné de ces conseils donnés par le Soleil, ne savait à quoi se décider. Enfin il fit le signe de la croix, ôta de son doigt l'anneau ma- gique et le jeta dans la mer. Aussitôt toute son armée disparut comme un brouillard que le vent éparpille dans les champs, et lorsqu'il n'en resta plus de trace, le prince se mit en marche du côté de l'Orient. Après avoir marché pendant huit jours, il arrive à une verte prairie, au milieu de laquelle s'élèvent les trois chênes qu'il cherchait. Il découvre la porte de fer, s'empresse de l'ouvrir et se trouve à l'entrée d'un escalier tournant qui le conduit à une seconde porte ferrée et fermée par un cadenas pesant soixante livres. En ce moment, il entendit le hennissement d'un cheval et onze autres portes de fer s'ouvrant tout d'un coup, le prince aperçut le cheval de bataille qu'un magicien avait ensorcelé depuis des siècles. Le prince siffla pour appeler le cheval qui, se cabrant aussitôt, fit éclater douze chaînes de fer qui le liaient à son auge, et accourut plein de feu et de grâce, robuste, agile et beau 1. La massue invisible. Rien de plus fréquent dans les épopées de l'Inde, que de voir les héros et les dieux recourir aux armes enchantées, c'est-à-dire aux divinités métamorphosées en armes offensives et défensives. 216 L'ESPRIT DES STEPPES, comme jamais on n'en vit. Ses yeux lancent des éclairs, le feu jaillit de ses naseaux, sa crinière est semblable à un nuage doré, c'est un coursier mer- veilleux. « Prince Junak, dit le cheval, j'attends depuis des siècles un cavalier tel que toi ; me voilà prêt à te porter et à te servir fidèlement, monte sur moi, prends en main la massue invisible que tu trouveras attachée au pommeau de ma selle. Tu n'auras pas même besoin de t'en servir ; tu n'auras qu'à com- mander, elle fera elle-même la besogne. Mainte- nant partons, et que Dieu nous garde ! Dis-moi où tu veux aller ? tu y seras tout de suite. » Le prince raconta à la hâte son histoire au cheval, monta sur lui, saisit la massue et se mit en route. Le cheval se cabre, il court, il vole, il nage dans l'air, plus haut que les plus hautes forêts, plus bas que les nuages. Il traverse les montagnes, les ri- vières, les précipices, il effleure en passant l'herbe de la prairie, et court si légèrement, qu'il ne soulève pas un grain de poussière. Vers le coucher du soleil, le prince Junak se trouva à l'entrée d'une immense forêt au centre de laquelle devait se trouver la maison de la vieille Yaga. Il admire en passant les chênes et les pins séculaires que la hache de l'homme n'a jamais touchés. Tous ces arbres immenses, éclairés par le soleil couchant, semblaient regarder avec étonnement un hôte nouveau. Le silence est L'ESPRIT DES STEPPES. 217 absolu, pas un oiseau dans les arbres, pas un in- secte dans l'air, pas un vermisseau sur la terre. On n'entend que les pas retentissants du cbeval qui se fraye une route au milieu de la forêt. Ils arrivent enfin devant une petite maison posée sur une patte de coq, comme sur un pivot tournant. Le prince Junak s'écria : Maisonnette, tourne-toi, Mets ta porte devant moi, Tourne le dos à la forêt. La petite maison tourna sur son pivot, le prince y entra et aperçut la vieille Yaga qui s'écria aus- sitôt : « Gomment, prince Junak, es-tu parvenu à péné- trer ici, où personne n'entra jamais ? — Tu es une sotte sorcière de m' ennuyer de tes questions au lieu de te mettre en devoir de me faire un bon accueil, » répondit le prince. A ces mots, la vieille Yaga sauta à terre et s'occupa activement de tout ce dont le prince avait besoin. Elle lui prépara à manger et à boire, fit un bon lit pour qu'il pût se reposer conve- nablement, et puis sortit de la maison pour passer la nuit dehors. Lorsqu'elle rentra le lendemain, le prince lui raconta ses aventures et lui confia ses projets. « Prince Junak, dit la vieille, tu as entrepris une 218 L'ESPRIT DES STEPPES. chose bien difficile ; mais ton courage te servira à accomplir ton dessein. Je vais t'indiquer le moyen de faire périr Kostey, car sans cela tu ne parvien- drais à rien. Sache donc qu'au milieu de l'Océan se trouve Vile de la Vie étemelle l . Sur cet île est planté un chêne, au pied duquel tu trouveras enfoui sous terre un coffre bardé de fer. Dans ce coffre est en- fermé un lièvre, sous ce lièvre se cache un canard gris, dont le corps renferme un œuf: c'est dans cet œuf que réside la vie de Kostey. Une fois l'œuf cassé, Kostey est mortl Adieu, prince Junak, pars sans tarder, ton coursier te conduira à destina- tion. » Le prince monta sur son cheval, l'excita de la voix, et à l'instant même le vaillant destrier fen- dit l'espace avec la rapidité de la flèche. La forêt et ses arbres immenses disparaissent, et en peu de temps le prince met pied à terré au bord de l'Océan. Il vit sur le rivage des filets de pêcheur au fond desquels se débattait un gros poisson de mer qui se mit à parler d'une voix humaine : « Prince Junak, disait-il plaintivement, délivre- moi de ma prison, et je te promets que ce service ne sera pas perdu. » 1. L'île de la vie étemelle, traduction littérale du mot sans- crit Djamboudvipa, épithète par laquelle les brahmanes dési- gnent ordinairement leur patrie, l'Inde. L'ESPRIT DES STEPPES. 219 Le prince dégagea aussitôt le poisson des filets et le rejeta à l'eau. Il plongea et disparut. Mais le prince y fit peu attention, tout préoccupé de tristes pensées. Il voyait poindre de loin les rochers de Vile de la Vie étemelle, et n'avait aucun moyen d'y arriver. Appuyé sur sa massue, il rêvait et s'affli- geait. « Prince, à quoi pensez-vous et qu'est-ce qui vous chagrine? demanda son cheval de bataille. — Comment ne m'affligerais-je pas, quand je me vois arrêté dans mon entreprise ? Je vois l'île sans pouvoir y arriver ; et le moyen de traverser la mer ? — Montez sur mon dos, prince, je vous servirai de pont; seulement tenez-vous bien. » Le prince enlaça ses mains dans la crinière du cheval qui, prenant son élan, sauta dans la mer. Ils plongèrent d'abord jusqu'au fond, mais bientôt les vagues obéissantes se rangèrent, et le cheval et le cavalier remontèrent à la surface de l'eau et nagèrent facilement. Déjà le soleil était près de se coucher, lorsqu'ils abordèrent enfin. Le prince des- cendit sur les gazons verdoyants de Vile de la Vie éternelle. Il débarrassa rapidement de son harnais le cheval qui se mit à brouter l'herbe savoureuse, et lui-même se hâta de monter sur une colline du sommet de laquelle il aperçut dans le lointain un gros chêne. Sans perdre de temps, le prince Junak, arrivé là, saisit l'arbre à deux mains, l'étreignit, et 220 L'ESPRIT DES STEPPES. après de violents efforts, l'arracha de la place qu'il occupait depuis des siècles. L'arbre immense gémit et tomba, et le trou, qu'autrefois remplissaient ses racines, apparut comme une immense citerne. Le prince y aperçut tout au fond un coffre bardé de fer. Il le souleva, brisa la serrure à coups de pierre et l'ouvrit. Il saisit par les oreilles le lièvre qui vou- lait se sauver, quand tout d'un coup le canard gris prend son vol vers la mer. Le prince le couche en joue et tire immédiatement; la balle traverse l'oi- seau, qui laisse échapper un œuf au fond de la mer, mais les vagues engloutissent l'un et l'autre. Junak poussa un cri de désespoir, il courut au bord de la mer, mais il ne vit plus rien. Cependant des oscillations de l'eau attirèrent son attention. Et que voit-il? le même poisson auquel, naguère, il avait sauvé la vie, reparaît à la surface de l'eau, nage vers lui et dépose sur le sable l'œuf de canard en lui disant : « Tu vois, prince Junak, que je n'ai pas oublié le service que tu m'as rendu et que j'ai pu aussi être utile à ton entreprise. » Le poisson replongea au fond de la mer. Junak, enchanté, prit l'œuf, monta à cheval, et traversant de nouveau la mer, se rendit immédiatement à l'île où la princesse Merveille était prisonnière, assiégée par Kostey dans son château, et au milieu de ses sujets endormis. Le palais, entouré d'une épaisse L'ESPRIT DES STEPPES. 221 muraille, était gardé par un smok (dragon) qui avait douze têtes, dont six dormaient pendant que les autres veillaient alternativement, si bien qu'il était impossible de leur échapper ni de les détruire, car ce monstre ne pouvait périr que sous ses propres coups. Le prince s'arrêta devant la porte et envoya sa massue invisible afin qu'elle lui frayât le pas- sage. La massue se jette sur le monstre, commence à rouer de coups chaque tête, tant et si tort, que bientôt toute cette énorme masse fut meurtrie et en- sanglantée. Le dragon furieux se jette de tous côtés, il agite ses griffes, il ouvre ses douze gueules, il fait darder ses langues acérées, mais ne peut saisir la massue invisible. Enfin, harcelé de tous côtés, écumant de rage, le dragon tourne sa colère contre lui-même, il enfonce ses griffes dans son corps, et se roulant de tous côtés, expire dans une mare de sang. Le prince, voyant cela, entre dans l'enceinte du palais, conduit son coursier aux écuries , et lui-même, armé de la massue invisible, s'avance jusqu'à la tour où habitait la princesse qui, le voyant, s'écrie : « Prince, j'ai vu comment vous avez vaincu le dragon ; mais il vous reste un autre ennemi encore .plus terrible,, c'est mon geôlier, le cruel Kostey ! Prenez garde, car si vous succombez sous ses coups, je me jetterai dans le précipice qui est sous ma fe- nêtre. 222 L'ESPRIT DES STEPPES. — Princesse Merveille, soyez tranquille. Voici un œuf dans lequel je tiens la vie ou la mort de Kostey. » Puis il s'écrie : En avant, massue invisible, roule et délivre-moi de Kostey! La massue commença par enfoncer les portes de fer, puis, arrivant à Kostey, elle commençaà le cribler de coups si forts, que ce souverain des royaumes souterrains se mit à grincer des dents, lancer des éclairs de ses yeux et se rouler en peloton, comme un chat sauvage. Si c'eût été un homme ordinaire, il n'eût pu résister à cette avalanche de coups, mais Kostey était passé maître en sorcellerie. Il se remit donc sur pied pour voir d'où lui venait l'agression. Cependant les coups de massue continuent à pleu- voir dru et avec tant de succès que, vaincu par la douleur, Kostey poussa des rugissements dont toute l'île retentit. S'étant approché de la fenêtre, il aper- çut le prince Junak. a Ah ! misérable, c'est toi qui es cause de mes tourments, » s'écria-t-il, et il voulait déjà prendre son essor pour aller empoisonner le prince de son haleine, mais ce dernier ne lui en laissa pas le temps. Étreignant fortement l'œuf dans sa main, il brisa la coquille ; le blanc et le jaune, mêlés ensem- ble, en jaillirent se répandant à terre, et Kostey expira. Avec le dernier souffle de l'enchanteur, tous L'ESPRIT DES STEPPES. 223 les sortilèges cessèrent, tout ce qui dormait dans l'île se réveilla. L'armée, remise sur pied, se diri- gea, tambour battant, vers le palais de sa souveraine. Dans le palais aussi, tout rentra dans l'ordre. La princesse Merveille, aussitôt délivrée de sa prison, tend sa main blanche à son libérateur, le remercie en termes touchants et le fait entrer dans la salle du trône- où elle prend place à côté de lui. Les douze demoiselles d'honneur ayant fait choix de jeunes et braves guerriers, se rangent, couple par cou- ple, tout autour de leur reine, à ce moment où les portes s'ouvrent devant les prêtres qui, revêtus de leurs habits sacerdotaux, et portant sur des pla- teaux dorés les anneaux de mariage, viennent bénir ces heureux fiancés. Les mariages eurent lieu, et après, comme c'est l'usage, la musique, les fêtes, les danses vinrent réjouir tout le monde. Cela fait plaisir rien que de penser combien ils étaient heureux , et combien ils s'amusèrent. O LE PRINCE A LA MAIN D'OR 1 , (Conte traduit de Glinski, t. I, p. 43.) Il y avait un roi et une reine qui avaient une fille unique, une princesse aux cheveux d'or, dont la beauté surpassait tout ce qui avait jamais été vu ou entendu dans ce genre. Son front avait l'éclat de la lune en son plein, ses lèvres la fraîcheur de la rose, son teint la blancheur du lis et son ha- leine la douce odeur du jasmin. Sa chevelure était dorée, sa voix et son regard avaient quelque chose de si enchanteur qu'on ne pouvait s'empêcher de l'écouter ou de la regarder. ■ La princesse passa dix-sept ans enfermée dans son appartement de jeune fille, comblant de joie le roi, la reine, ses gouvernantes et ses servantes. Personne autre ne la voyait, car l'abord de cet ap- partement était interdit aux fils de rois et aux 1 . Jupiter indien avait aussi une main d'or : « Entendez-vous le bruit de ces chevaux? C'est Indra, le dieu tonnant, à la main d'or. » (Rig-Véda, vol. III, p. 81.) 15 226 LE PRINCE A LA MAIN D'OR. princes, et elle-même ne sortait nulle part, ne por- tait jamais ses regards sur le monde extérieur et ne respirait jamais l'air du dehors. Elle avait autour d'elle beaucoup de nobles sui- vantes et de sages gouvernantes, elle portait des vêtements magnifiques et de riches bijoux, et se trouvait parfaitement heureuse. Or, quand elle fut dans sa dix-huitième année, il arriva, soit par hasard, soit par un arrêt du destin, que la princesse entendit chanter le coucou l . Ce son lui causa une vague émotion ; elle pencha sa tête dorée, se couvrit les yeux de sa main et se plongea si bien dans une douce rêverie qu'elle n'entendit point entrer sa mère. La reine, surprise à cette vue, la regarda attentivement, et, ayant ap- proché celte tête pensive de son cœur maternel, se rendit incontinent chez le roi. Depuis quelques années déjà, des fils de rois et d'autres princes avaient demandé, en personne ou par leurs ambassadeurs, la main de la princesse, mais le roi avait toujours renvoyé à un autre temps sa 1. L'oiseau Kokila joue un rôle important dans la poésie hindoue. Il est plus beau que le coucou européen. Les paysans de Lithuanie l'appellent kukulka, et ils croient que jadis c'était une fille qui, ayant perdu sa mère, la regrettait si profondément que les dieux l'ont changée eu coucou et lui ont permis de faire retentir sa voix plaintive tous les printemps. Ils lui ont dit aussi qu'elle ne se ferait pas de nid , mais qu'elle pourrait déposer ses œufs dans celui d'autres oiseaux. LE PRINCE A LA MAIN D'OR. 227 réponse. Cependant, après une longue délibération qu'il eut avec la reine, il expédia des courriers afin de répandre partout la nouvelle que, pour se con- former au désir de ses parents, la princesse allait faire choix d'un époux, et que celui que soi. cœur désignerait, obtiendrait, outre la possession de ses charmes, le droit à la succession du royaume. Aussitôt que la princesse fut instruite de cette dé- cision, sa joie fut grande; elle se mit à regarder dans le jardin à travers le treillis clore de sa fenêtre, rêva longtemps et finit par éprouver un irrésistible désir de descendre au jardin pour s'y promener au frais sur le gazon. Elle en demanda la permission à ses gouvernantes avec tant d'instances qu'elles ne purent lui refuser de se promener un peu dans leur compagnie. Les portes de cristal s'ouvrirent; les deux bat- tants de chêne qui fermaient le verger grincèrent sur leurs gonds et la princesse se trouva sur une verte pelouse. Elle commença à courir dans le jar- din, cueillant des fleurs, aspirant leur parfum et poursuivant les papillons aux couleurs variées. La prudence n'était pas encore très-développée dans cette jeune tête; la princesse s'éloigna de ses gouvernantes, son visage était découvert, sa beauté se montrait sans voile. Et voilà qu'un Yikher (ouragan) impétueux, tel qu'on n'en avait jamais vu ni même ouï raconter 228 LE PRINCE A LA MAIN D'OR. dans les récits fabuleux, s'abattit sur le jardin. Il mugit, tourbillonna, et, saisissant la princesse, l'emporta au loin. Les gouvernantes épouvantées se tordaient les bras sans pouvoir crier. A la fin, elles se précipi- tèrent vers le palais et, se jetant aux genoux du roi, lui racontèrent avec larmes et sanglots ce qui était arrivé. Le roi et la reine, muets de douleur, ne savaient quel parti prendre. Pendant ce temps, une foule de princes étaient arrivés au palais. Voyant le roi en proie à un si grand chagrin, ils en demandent la cause : « Malheur à mes cheveux blancs, s'écrie le roi, l'Ouragan a enlevé ma fille bien-aimée, l'aimable princesse aux cheveux d'or, et je ne sais où il l'a emportée. Celui qui la trouvera et me la rendra, l'obtiendra pour épouse, et avec elle, la moitié de mon royaume dès à présent, et le restant de mes biens et de mes titres après ma mort. » Ayant ouï ces paroles, les princes et les cheva- liers s'élancèrent sur leurs chevaux et se mirent à parcourir le monde, s'informant partout au sujet de la belle princesse aux cheveux d'or enlevée par l'Ouragan. Parmi eux, se distinguaient les deux fils d'un roi qui poursuivaient ensemble leurs recherches, de- mandant, dans les divers pays qu'ils traversaient, Hoon LE PRINCE A LA MAIN D OR. 229 des nouvelles de la princesse ; mais personne ne savait rien. Ils voyagèrent ainsi un mois, puis un second, et au bout de quelques années ils arrivèrent daus une contrée qui est le centre de la terre 1 , où se trouve une montagne qui atteint les nuages et où l'été et l'hiver régnent en même temps. Les princes veulent savoir si ce n'est pas là que l'Ouragan a caché la princesse aux cheveux d'or. Ils commencent à gravir la montagne, montent et laissent leurs chevaux paître l'herbe verte. En i. Chaque peuple primitif croit que la contrée qu'il habite se trouve au centre même de l'univers. Les indiens voyaient ce point central dans le pic le plus élevé de l'Himalaya, les sectateurs de Zoroastre dans le mont Mérou, qu'ils appelaient le nombril du monde, épithète que les Grecs traduisirent pour en revêtir le rocher de leur oracle de Delphes, etc. Les Slaves païens avaient aussi leur Mont-de-Verre, séjour des dieux. Là brûlait éternelle- ment le vatra (le feu sacré) , là résidaient les saisons et leur chef symbolisé dans la personne du vieillard qui sait tout (Vsévède). En lisant, dans l'épopée de Mahabharata, l'ascension que fait le roi Youdhichitra pour se choisir un ermitage sur les hauteurs des monts Himalaya, séjour des frimas (si. Zima, hiver), on est frappé de la ressemblance qu'offrent les incidents de cette ascension la- borieuse, avec ce qui arrive à plus d'un héros des contes slaves. Youdichtira, accompagné de ses frères et de ses épouses, les voit tous succomber, épuisés des fatigues de l'ascension, et périr dans les neiges himalayennes. Lui seul, grâce au mérite de sa justice et de sa piété, parvient à la cime redoutable et s'y voue à des aus- térités qui achèvent l'œuvre de sa perfection morale. Enfin, des- cendu dans l'enfer, il en ramène les siens. Ainsi finit l'épopée de Mahabharata. On verra plus loin que le prince à la main d'or, lui aussi, prie sur les cadavres de ses frères, gelés sous la neige d'une montagne qu'il gravit, les fait ressusciter et les ramène à leurs parents. 230 LE PRINCE A LA MAIN D'OR, montant toujours, ils voyaient déjà le sommet de la montagne et apercevaient un palais d'argent sou- tenu sur une patte de coq, et, à une des fenêtres du palais, ils voyaient se jouer, aux rayons du soleil, une chevelure dorée qui ne pouvait être que celle de la princesse, quand tout à coup le vent du nord commença à souffler avec violence. Le froid de- vint si intense que le bois se fendait et que l'ha- leine se congelait. Les deux princes s'efforcèrent pendant quelque temps de lutter contre ce fléau, mais bientôt, vaincus par sa rigueur, ils tombèrent morts de froid l'un près de l'autre. Les parents de ces jeunes princes attendaient leur retour avec une inexprimable angoisse. Ils faisaient dire des messes, distribuaient des aumônes et cher- chaient à obtenir par de ferventes prières que Dieu eût pitié de leur extrême affliction. Un jour, la reine donnant l'aumône à un pauvre, lui dit : « Bon vieillard, prie Dieu qu'il garde sous sa pro- tection nos fils et nous les ramène bientôt en bonne santé. — Ah! noble femme, dit le vieillard, cette prière serait inutile ; le repos éternel est la seule chose qu'on puisse demander pour les morts, à moins qu'un miracle ne leur rende la vie. Mais en récom- pense de la miséricorde dont vous avez usé envers les pauvres, je suis chargé de vous annoncer que ■ LE PRINCE A LA MAIN D'OR. 231 Dieu a eu pitié de vous et que bientôt vous devien- drez mère d'un fils tel qu'on n'a jamais vu son pareil 1 . » Le vieillard dit et disparut. La reine, qui avait commencé à verser des lar- mes, sentit, aux paroles prophétiques du vieillard, une joie étrange se glisser dans son cœur et une sorte d'ivresse s'emparer d'elle. Elle courut re- 1. Ce vieillard des contes slaves est la personnification de l'Être suprême, qui y apparaît souvent pour aider ses élus. Ici sa parole devient chair. C'est .un miracle dans le genre de ceux dont parlent les poëmes sacrés de l'Inde. Ainsi par exemple Sita, l'épouse de Rama, n'a pas été conçue non plus dans le sein d'une femme, mais elle est sortie d'un sillon ouvert pour le sacrifice. De ce mythe, le poëte Valmiki a fait une charmante légende : .... « Le père de Sita, traçant avec sa charrue l'aire d'un sa- crifice, vit une nymphe, Apsara, qui se promenait dans l'at- mosphère. .... « A la vue de cette ondine charmante comme la volupté, il pensa : « Puissé-je produire, au sein de cette nymphe, un cher en- a fant. Ne serait-ce pas une grande faveur pour moi qui manque « de postérité ? » « Alors, au milieu des airs, une voix, non humaine, prononça hautement ces mots : ce Tu vas obtenir dans cette nymphe un enfant égal à sa mère « par le vif éclat de sa beauté I » ce En effet , Sita sortit tout à coup , perçant le sein de la terre. Le roi prit l'enfant , le leva sur son sein et dit : ce Sans nul doute cette enfant est ma fille née delà nymphe en ce qui s'est réfléchi mon amour! ce — Oui, » répondit la voix d'un être invisible, voix qui n'était pas formée par les organes d'un corps. Une pluie de fleurs l'avait précédée, elle fut suivie par l'harmonie des tambours célestes. cette jeune fille qu'une pensée de toi fit naître, etc. (Ramaijana, vol. IV, p. 19.) 232 LE PRINCE A LA MAIN D'OR. joindre le roi, se serra contre lui et lui répéta fidè- lement les paroles du vieillard. Et, en effet, ce qu'il avait dit arriva : une ou deux semaines après, la reine mit au monde un fils, qui certes n'était pas un enfant ordinaire. Ses yeux ressemblaient à ceux du faucon et ses sourcils au poil de la martre zibe- line, sa main droite était d'or pur et son air si ma- jestueux qu'il excitait l'étonnement général. Et sa croissance ne fut pas du tout semblable a celle des autres enfants. Dès le troisième jour, il sortit de ses langes, quitta son berceau, et il était déjà si fort que, voyant venir ses parents, il courut se jeter dans leurs bras en s'écriant : « Je vous salue, mes chers parents, mais d'où vient le trouble que je vois peint sur vos visages? Est-ce que vos cœurs ne se réjouissent pas à ma vue? — Ils sont, en effet, pleins de' joie, cher enfant, et nous rendons grâce à la divine Providence qui nous a ainsi égayés au milieu de notre douleur. Cependant, nous ne pouvons oublier que tes frères aînés ne vivent plus, eux qui étaient beaux, braves et dignes du sort le plus glorieux. Ce qui augmente notre douleur, c'est la pensée qu'au lieu de reposer dans leur patrie et dans le tombeau de nos pères, ils dorment quelque part sur la terre étrangère; peut-être même n'ont-ils pas reçu les derniers hon- neurs de la sépulture. Hélas î il y a déjà trois ans que nous n'avons plus eu de leurs nouvelles I » LE PRINCE A LA MAIN D'OR. 233 L'enfant entendant ces paroles, versa d'abondantes larmes, mais bientôt, s'essuyant les yeux, il em- brassa ses parents et leur dit : « Ne pleurez plus, chers parents, vous serez bientôt consolés; avant le prochain printemps je serai devenu un vigoureux jeune homme, j'irai parcourir le vaste monde et je vous ramènerai mes frères, ou du moins je rapporterai leurs restes ché- ris, dussé-je pour cela pénétrer dans les entrailles de la terre. » A cette vue, à ces mots, le roi et la reine demeu- rèrent confondus. L'étrange enfant, poussé par une force invisible, s'élança au jardin et, malgré la fraî- cheur du matin, se baigna dans la rosée de la prairie. Puis, quand le soleil se leva, il se jeta près du petit bois, sur le sable fin, s'y frotta, s'y roula et revint ayant déjà atteint la taille d'un ado- lescent. Le roi se réjouissait de voir ainsi prospérer son fils. En effet, le jeune prince, le plus beau de tous les enfants du pays, grandissait d'heure en heure. Au bout d'un mois il maniait l'épée, à deux mois il montait à cheval, et à trois mois une belle moustache en or pur lui ayant poussé, il prit un casque et une cuirasse d'acier et, armé de pied en cap, vint se présenter au roi et à la reine en leur disant : « Mes très-honorés parents, daignez bénir votre 234 LE PRINCE A LA MAIN D'OR, fils. Je ne suis plus un enfant, je pars pour cher- cher mes frères et j'irai dans ce but jusqu'aux extrémités de la terre. — Ah ! reste plutôt avec nous, cher fils, tu es en- core trop jeune pour t'exposer aux dangers d'une telle expédition. — Les adversités ne m'épouvantent pas, répondit ce héros, j'ai confiance en Dieu. D'ailleurs, pour- quoi retarderais-je le moment d'affronter les dan- gers ? ce qui est réglé par le destin arrivera. » Il pria et supplia si bien, qu'à la fin ils l'équi- pèrent pour le voyage, lui donnèrent en pleurant leur bénédiction, bénirent aussi la route qu'il allait prendre et enfin se séparèrent de lui. Le jeune prince est parti; il marche, il traverse de profondes rivières, il gravit de hautes montagnes. Une belle histoire est bientôt racontée, mais les faits ne marchent pas si vite. Notre jeune prince arriva enfin à une sombre forêt et aperçut de loin une cabane perchée sur des pattes de coq. Autour de la cabane il y avait un champ semé de pavots en fleurs. Le prince s'en ap- procha, quand tout à coup une si grande envie de dormir s'empare de lui qu'il peut à peine y résister. Mais alors il donne de l'éperon à son cheval et, brisant les têtes de pavots dans sa course rapide, il arrive bientôt devant la cabane aux pattes de coq et s'écrie : LE PRINCE A LA MAIN D'OR. 235 Cabane, cabane, ébranle-toi! sur les pattes qui te soutiennent tourne ton dos vers la forêt et ta porte vers moi. Aussitôt la cabane s'ébranla en grinçant, et la porte se tourna du côté du prince. Il entre et trouve une vieille femme aux cheveux blancs, rabougrie, toute couverte de rides et de taches, véritablement hideuse. Elle était assise der- rière une table, la tête appuyée sur ses mains et les yeux fixés sur le plafond, plongée dans la rêverie. Près d'elle, sur le banc, sont ses deux filles, jeunes et belles, au teint de lis et de rose, et dont l'aspect réjouit les yeux. « Gomment te portes-tu, prince à la moustache d'or, héros au poignet d'or? dit la vieille Yaga; qu'est-ce qui t'a amené chez moi? » Le prince lui raconte le motif de son voyage, elle lui dit : « Tes frères aînés ont péri sur la montagne qui touche les nues, pendant qu'ils cherchaient la prin- cesse aux cheveux d'or enlevée par l'Ouragan. — Et comment parvenir jusqu'à cet Ouragan ra- visseur? demanda le prince. — Ah! mon pauvre enfant! l'Ouragan t'avalerait comme une mouche ; moi-même j'ai peur de lui* Depuis cent ans je ne sors plus de cette cabane, de crainte qu'il ne m'enlève et ne m'emporte sur sa montagne qui touche les nues. 236 LE PRINCE A LA MAIN D'OR. — Il ne m'enlèvera pas, car je ne suis pas si beau; il ne m'avalera pas non plus, car j'ai une main d'or qui peut briser tout. — Eh bien ! ma colombe, si tu n'en as pas peur, je t'aiderai ; mais donne-moi ta parole que tu m'ap- porteras de cette montagne de l'eau de Jouvence, qui possède la vertu de rajeunir tout de suite celui qui s'en asperge. — Je le promets, je t'en apporterai. — Voici donc ce que tu feras; je te donnerai un peloton pour te conduire, tu le jetteras devant toi et quelque part qu'il marche tu le suivras. Il te con- duira sur la montagne qui touche les nues et qui, pendant les absences de l'Ouragan, est gardée par ses parents, c'est-à-dire la Tempête du nord et le Vent du midi. Lorsque, en suivant le peloton con- ducteur sut la montagne, tu te sentiras subitement surpris par le froid, coiffe-toi de ce bonnet ré- chauffant. Quand, en avançant davantage, une cha- leur brûlante te suffoquera, puise dans ce flacon ra- fraîchissant. A l'aide de ces trois choses, tu attein- dras le sommet de la montagne, où l'Ouragan a emprisonné la princesse aux cheveux d'or. Quant à la manière de l'expliquer avec lui, c'est ton af- faire. Rappelle-toi seulement de m'apporter de l'eau qui rajeunit. » Notre prince prit le bonnet qui réchauffe, le fla- con qui rafraîchit et le peloton conducteur ; il salua LE PRINCE A LA MAIN D'OR. 237 la vieille Yaga et ses deux jolies filles, sauta sur son cheval et, ayant jeté devant lui le peloton, qui se mit bien vite en mouvement, il s'élança dans la même direction. Une belle histoire est bientôt racontée, mais les faits ne marchent pas si vite. Ayant traversé deux royaumes, comme il se trou- vait dans le centre d'un troisième, il arriva dans une vallée très-belle et très-étendue, au-dessus de laquelle s'élevait la montagne qui touche les nues; son sommet était si prodigieusement élevé au- dessus de la terre qu'il atteignait presque la lune. Le prince, laissant son cheval paître en liberté, se signa et, suivant toujours son peloton conducteur, il commença à gravir les côtes roides et pierreuses de la montagne. Il montait, montait toujours et était déjà à moitié du chemin. Tout à coup le Yent du nord commença à souffler avec violence, le froid devint si intense que le bois se fendait et que la vapeur de l'haleine se congelait en l'air. Le jeune prince se sentait transi. Il tira donc bien vite de sa poche le bonnet ma- gique, le mit sur sa tête et s'écria : Bonnet réchauffant, prête-moi de ta chaleur , que le froid ne me nuise point. La bise en ce moment redoubla de fureur, mais 238 LE PRINCE A LA MAIN D'OR, le prince avait si chaud; qu'il dut déboutonner son vêtement et éventer, avec son mouchoir, son visage couvert de sueur. Et voici que le peloton conducteur s'arrêta tout à coup sur une petite eminence couverte de neige ; le prince écarta la neige et découvrit en dessous deux cadavres gelés, qu'il se douta devoir être ceux de ses frères. Il s'agenouilla auprès d'eux et fit une prière. Puis, il reprit sa course à la suite du pelo- ton qui avait commencé à monter. Et déjà il avait atteint le sommet de la montagne et apercevait le palais d'argent soutenu sur une patte de coq. A une des fenêtres du palais, il voyait se jouer aux rayons du soleil une chevelure dorée qui ne pouvait être que celle de la princesse, quand tout à coup un vent brûlant se mit à souffler avec violence du côté du midi, et le soleil devint si ardent que les feuilles se fanaient, que l'herbe se desséchait et que la terre se fendait. La soif, la chaleur et la fatigue commençaient à exténuer le prince. Il sortit donc de sa poche le flacon rafraîchissant, et s'écria : Flacon, source de fraîcheur, que par l'effet de ton breuvage je sois préservé de tout mal. Il but largement, et aussitôt, se sentant devenu plus vigoureux que jamais, il recommença à mon- ter. Non-seulement il ne souffrit plus de la cha- LE PRINCE A LA MAIN D'OR. c 239 leur, mais il fut même obligé de boutonner son habit, tant il avait froid. Le peloton conducteur montait toujours et le prince, marchant tout près de lui, traversa la ré- gion des nuages et arriva enfin au sommet de la montagne. Là se trouve un palais, une merveille de palais; il est d'argent, avec des grilles d'acier et un toit d'or. Soutenus par une patte de coq, le perron et la porte sont tournés du côté d'un profond abîme, de manière qu'aucun être vivant n'y peut avoir accès. Et cependant aune des fenêtres la princesse aux cheveux d'or regardait, et sa belle chevelure flottait au vent, ses yeux répandaient la lumière, son haleine embaumait l'air. Le prince l'eut à peine aperçue qu'il s'élança en s'écriant : Palais, palais ! ébranle-toi sur la patte qui te sou- tient, tourne ton dos du côté des précipices et ta porte vers moi. A ces paroles, le palais se mit à pivoter en grin- çant sur sa patte de coq, et le perron se tourna du côté où était le prince; aussitôt que celui-ci eut ouvert la porte et fut entré, le palais reprit sa posi- tion première. Le prince pénètre dansunc pièce brillante comme le soleil, dont les parois, le plancher et le plafond étaient de glaces. Il s'arrête très-étonné, car au lieu 240 LE PRINCE A LA MAIN D'OR, d'une princesse il en aperçoit douze qui toutes ont la même beauté, les mêmes gestes, les mêmes che- velures d'or. Cependant onze de ces apparitions n'étaient que l'image, réfléchie dans les glaces, de la seule vraie princesse aux cheveux d'or. Quand la princesse eut aperçu le prince, elle fit un cri de joie et courut au-devant de lui: « Ah ! beau sire, lui dit-elle, combien vous res- semblez à un ange sauveur! c'est sans doute une bonne nouvelle que vous venez m'apporter.... De quelle famille, de quel pays, de quelle ville venez- vous ? Ne serait-ce pas mon père qui vous aurait envoyé, ou bien ma bonne mère ? — Ce n'est ni votre père ni votre bonne mère qui m'ont envoyé, je suis venu de moi-même pour vous délivrer et vous rendre à vos parents. » Et il lui raconta tout ce qui s'était passé. « Votre sacrifice, prince, est bien grand, dit la princesse, mais Dieu daïgnera-t-il bénir votre en- treprise? L'Ouragan est invincible; aussi, si la vie vous est chère, fuyez, éloignez-vous d'ici, car il va rentrer à l'instant et il vous tuerait par la force seule de son regard. — Si je ne réussis pas à vous délivrer, que m'im- porte la vie? mais, j'ai bon espoir; seulement, donnez-moi , de ce puits héroïque, de l'eau forti- fiante que boit l'Ouragan. » La princesse en ayant puisé un seau le lui offrit. LE PRINCE A LA MAIN D'OR. 241 Le jeune homme le vida d'un trait et en demanda un second. Un peu étonnée, la princesse cependant lui en offrit un second qu'il vida encore, après quoi il dit : « Princesse, permettez-moi de m'asseoir pour reprendre haleine un moment. » Elle lui présenta un siège de fer, sur lequel il s'assit, mais qui se hrisa sous lui en mille morceaux. Elle lui apporta alors une chaise qui servait de siège à l'Ouragan. Quand le prince se fut assis dessus, quoiqu'elle fût d'acier, elle cria et se ploya sous son poids. «Tous voyez, dit le prince, que je suis devenu plus lourd que votre invincible Ouragan; ayez donc confiance, avec l'aide de Dieu et des vœux que vous ferez pour moi, je le vaincrai. En attendant son re- tour, racontez-moi, je vous prie, comment vous passez ici votre temps. — - Hélas! je passe mon temps dans les larmes et la douleur; ma seule consolation, c'est que j'ai pu résister jusqu'à présent aux instances de mon per- sécuteur, qui me sollicite en vain de devenir sa femme. Je lui ai annoncé que je n'épouserais que celui qui devinerait six énigmes que j'ai compo- sées ; voilà que deux ans se sont écoulés sans que tous ses efforts lui aient permis d'y parvenir. La dernière fois qu'il est parti, il m'a annoncé que, si à son retour il n'avait pas deviné mes énigmes, il 16 242 LE PRINCE A LA MAIN D'OR. userait de violence, et que le mariage aurait lieu malgré mon opposition. — Ce sera donc moi qui ferai le prêtre en cette occasion, et je le marierai avec la mort. » En ce moment un horrible sifflement se fit en- tendre. « Tenez-vous sur vos gardes, prince, s'écria la princesse, l'Ouragan arrive. » Le palais commença à tourner rapidement sur la patte de coq qui lui servait de support. Des cla- meurs épouvantables retentirent de toutes parts, des milliers de corbeaux et d'oiseaux de mauvais augure firent entendre leurs croassements, et toutes les portes s'ouvrirent d'elles-mêmes avec fracas. L'Ouragan, monté sur un cheval ailé qui lançait du feu par les naseaux, s'élança dans la pièce ornée de glaces et s'arrêta étonné de ce qu'il voyait. Le cheval impatient, se cabrait en battant des ailes; l'Ouragan, au corps de géant, à la tête de dragon : « Que viens-tu faire ici, étranger? s'écrie-t-il d'une voix qui ressemble au rugissement d'un lion. — Je suis ton ennemi, je veux ton sang, » répond tranquillement le prince. — La hardiesse me plaît. Cependant si tu ne te retires immédiatement, je te poserai sur ma main gauche et de la droite je t'écraserai de manière à ce qu'on ne puisse retrouver un seul de tes os. LE PRINCE A LA MAIN D'OR. 243 — Essaye si tu l'oses, misérable ravisseur. » L'Ouragan rugit, vomit du feu et s'élança sur le prince, la gueule ouverte, pour l'engloutir tout vivant. Le prince se rejeta adroitement de côté et, introduisant sa main d'or dans la gueule de son en- nemi, le saisit par la langue et le lança avec tant d'impétuosité contre la muraille, que le monstre s'y enfonça comme une balle, et que des torrents de sang jaillirent : sa vie s'échappa en même temps. Le prince prit dans ses bras la princesse à demi évanouie; puis, à trois sources différentes, il puisa de l'eau qui ressuscite, de celle qui ranime et de celle qui rajeunit. Il prit par la bride le cheval ailé, qui semblait pétrifié: Palais, palais ! ébranle-toi sur la patte qui te sou- tient, s'écria le héros, tourne-toi le dos vers l'abîme, les portes vers la cour ! Le palais s'ébranla en grinçant, et le perron s'a- battit sur la cour. Le prince, ayant fait sortir le cheval, monta dessus avec la princesse qui avait repris ses sens. Puis il s'écria : Cheval de feu, fais ma volonté. Moi qui suis à ja- mais ton maître, je veux et j'ordonne que tu me portes à l'instant au lieu que ma main indique. Et il indiqua la place où reposaient les princes morts de froid. Le cheval se dressa, se cabra, battit 244 LE PRINCE A LA MAIN D'OR, des ailes et, s' élevant très-haut, descendit ensuite doucement à l'endroit où reposaient les deux princes. Le prince au poignet d'or aspergea le corps de ses frères avec l'eau qui ressuscite. Aussitôt le froid de la mort se dissipa ; leur visage se colora. Il les aspergea ensuite avec l'eau qui ranime. Alors, leurs yeux s'ouvrirent et ils se levèrent en disant : « Oh I que nous avons bien dormi! Mais que s'est- il donc passé pour que nous voyions la princesse aux cheveux d'or en compagnie d'un chevalier qui nous est inconnu? » Le prince au poignet d'or leur raconta tout ce qui était arrivé. Ils s'embrassèrent tendrement; il les prit sur son cheval, désignant de la main l'endroit où était la cabane de la vieille Yaga.. .. Le cheval se dressa, se cabra et, battant des ailes, s'éleva au-dessus des hautes forêts, sous la voûte des nuages, et enfin descendit auprès de la demeure de la vieille Yaga. Le prince dit : Cabane, cabane, ébranle- toi, sur les pattes qui te soutiennent, tourne-toi et que ta porte vienne vers moi. Aussitôt la cabane s'ébranla en grinçant et la porte se tourna du côté du prince. La vieille Yaga sortit à sa rencontre et, ayant reçu la hole d'eau de Jouvence, elle s'en aspergea ; et aussitôt tout ce LE PRINCE A LA MAIN D'OR. 245 qu'il y avait en elle de vieux et de laid devint jeune et charmant. La vieille rajeunie était si contente qu'elle baisait les mains des princes et elle leur dit : « Demandez-moi tout ce que vous voudrez, je ne puis rien vous refuser. » En ce moment, ses deux jeunes et jolies filles, fraîches comme des boutons de roses; regardaient par la fenêtre ; elles plurent aux deux princes, qui s'écrièrent : « Donnez-nous vos filles pour épouses. — Je vous les donne, » dit la jeune mère. Elle fit signe à ses filles de venir, salua ses gen- dres futurs, se mit à rire et disparut. Les princes aînés firent monter leurs fiancées sur le même cheval, et le prince à la main d'or dit : Cheval de feu, fais ma volonté. Moi qui suis ton maître à jamais, je veux et j'ordonne que tu me portes à l'instant au lieu que ma main indique. Le cheval se dressa, se cabra, battit des ailes et s'élança au-dessus du sommet des bois, sous la voûte des nuages. Une heure ou deux après, il des- cendit, selon l'ordre de son maître, devant le palais des parents de la princesse. Le roi et la reine, apercevant la fille unique qui leur avait été enlevée, coururent à sa rencontre avec des cris de joie, l'embrassèrent tendrement et re- mercièrent son libérateur. Puis, on les fit tous entrer 246 LE PRINCE A LA MAIN D'OR. dans leurs appartements et, après qu'il leur eut raconté tout ce qui s'était passé, ils ajoutèrent: « Que tout ce que nous avions promis s'accom- plisse ! Reçois, prince, avec la main de notre char- mante fille, la moitié de notre royaume et l'as- surance d'hériter du reste après nous. Que pour mieux fêter ce grand jour, les noces de tes frères se célèbrent en même temps que les tiennes. » La princesse aux cheveux d'or, embrassant alors tendrement son père, lui dit : « Mon très-honoré roi et seigneur, le prince, mon fiancé, n'ignore pas le vœu que j'ai fait lorsque j'ai été enlevée par l'Ouragan, de ne donner ma main qu'à celui qui devinerait mes six énigmes; est-il permis à une princesse aux cheveux d'or de man- quer à son vœu? » Le roi gardait le silence, mais le prince s'écria : « Je suis prêt; parlez princesse, j'écoute. — Voici ma première énigme, dit la princesse : Deux de mes extrémités forment une pointe aiguë, les deux autres un anneau et tout au milieu est un clou. — Des ciseaux, répondit le prince. — Bien deviné. Voici la seconde : Je fais sur un seul pied le tour de la table, mais si on me blesse, le mal est sans remède. — Un verre à vin. — Maintenons cela pour la seconde; aussi écoutez LE PRINCE A LA MAIN D'OR. 247 la troisième : Quoique n'ayant point de langue, je réponds fidèlement, personne ne me voit, chacun m'entend. — L'écho. — En effet. Voici la quatrième : Le feu ne m'é- claire pas et le balai ne m'enlève pas; aucun peintre ne me peindra, aucune cachette ne m'enfermera. — La lumière du soleil. — C'est cela même. Écoutez la cinquième énigme : J'existais avant qu'Adam fût créé. J'ai toujours alterné les deux couleurs de mon vêtement. Des mil- liers d'années se sont écoulées et je ne suis encore changé en rien, ni de forme ni de couleur. — C'est le temps, renfermant le jour et la nuit. — Vous avez deviné les cinq plus difficiles, la dernière est la plus simple: Le jour anneau, la nuit serpent ; qui devine cela, sera mon époux. — C'est une ceinture. — Les voilà toutes devinées. » Et disant cela la princesse tendit la main au jeune prince. Ils allèrent se prosterner aux genoux du roi et de la reine. Les noces des trois couples furent célébrées ce même soir, et un messager, monté sur le cheval ailé, courut porter ces nouvelles aux parents des jeunes princes et les inviter aux noces. Pendant ce temps, on prépara le festin et on invita du monde ; puis, du soir au matin, on ne cessa de s'amuser, de boire et de manger. 248 LE PRINCE A LA MAIN D'OR. Moi aussi, je fus de ce festin, je m'amusai, je mangeai et je bus, et ce qui m'étonne, c'est que mon gosier restait sec, quoiqu'il m'en coulât sur la barbe. €p IMPERISSABLE. (Conte traduit de Glinski, vol. n, p. 7.) Il y avait un petit vieux et une petite vieille, pres- que centenaires, mais ils vivaient sans joie ni bon- heur, car ils n'avaient point d'enfants. Ils allaient célébrer, avec le soixante-quinzième anniversaire de leur mariage, ce qu'on appelle la cérémonie de la noce de diamant; mais ils manquaient de convives pour égayer leur fête et partager leur modeste festin. Assis l'un près de l'autre, ils passaient en revue leur longue vie, et en vinrent enfin à conclure que c'était sans doute pour punir leurs péchés que Dieu leur avait refusé le bonheur d'avoir des enfants. Là-dessus ils se mirent à pleurer tous les deux. En ce moment, on heurta à leur fenêtre. « Qui est là? » cria la vieille. Elle se leva, et allant ouvrir, elle vit un petit vieil- lard, blanc comme une colombe, et appuyé sur un bâton. 250 IMPÉRISSABLE. « Que demandez-vous? dit la vieille. — L'aumône, » répondit-il. La bonne vieille était naturellement compatissante et charitable. Elle coupa en deux son dernier pain et en remit la moitié au pauvre. Celui-ci lui dit : « Je vois, bonne femme, que vous avez pleuré, et je connais la cause de votre chagrin, mais ne vous affligez pas. Par la grâce de Dieu vous obtiendrez consolation. Aujourd'hui vous êtes pauvres et sans enfants, demain vous aurez famille et fortune. » Quand la bonne vieille entendit cela, elle sauta de joie, et prenant son mari par la main, elle courut à la porte pour faire entrer le vieillard; mais ils eurent beau regarder de tous côtés, il avait disparu, seulement son bâton était resté à terre. Ce n'était pas un pauvre vieillard, mais Dieu lui-même qui avait pris la forme du pauvre 1 . Nos bonnes gens ne savaient pas cela; aussi ils se hâtèrent de ramasser le bâton afin de le rendre au pauvre vieux, mais il n'y était plus. Us voulurent courir après lui pour lui restituer son bâton et se mirent en marche dans ce but. Cependant il paraît que le bâton était doué d'un pouvoir merveilleux comme son maître, car 1. Bog des Slaves, pi. Bogovié, est le Bhagavat des Hindous. « Le créateur du monde, Brahma, le seigneur, l'être qui existe par lui-même, Bhagavat, c'est-à-dire le bienheureux d'une ma- nière absolue, vint lui-même en personne visiter ce Richi, le plus vertueux des saints. » (Ramayana, vol. I, p. 21, trad. Fauche.) IMPÉRISSABLE. 251 soit que ce fût l'homme ou la femme qui voulût le saisir, il échappait toujours et glissait sur la terre; si bien que, fuyant devant eux, il les mena peu à peu dans une forêt, au pied d'un buisson, près d'un ruisseau, et, les laissant là, il disparut. Le vieux et la vieille fouillèrent le buisson , pensant que le bâton s'y était peut-être caché ; or, au lieu du bâton, ils trouvèrent un nid d'oiseaux, avec douze œufs rangés en cercle et qui semblaient contenir des pe- tits prêts à éclore. « Prends ces œufs, dit le vieux, tu nous en feras une omelette pour notre festin de noces. » La vieille prit le nid en grognant, et le mit .dans le pan de sa robe pour l'apporter chez elle. Voilà qu'au bout de douze heures de ces œufs sortirent, non des oisillons aveugles, mais douze beaux petits garçons 1 . Le nid se brisa en miettes, qui devinrent autant de pièces d'or monnayé ; et ainsi, selon qu'on le leur avait prédit, le vieux et la vieille trouvèrent famille et fortune. — C'étaient des enfants extraor- dinaires qui, aussitôt éclos, semblaient déjà être âgés au moins de trois mois, tant ils criaient fort et 1. Les Puranas racontent maints cas de naissance plus extra- ordinaires encore , comme : a L'enfant à qui Sumati donna le jour était une verte calebasse ; elle se brisa et l'on vit en sortir les soixante mille fils. Les nour- rices firent pousser la petite famille dans des urnes pleines de ■ beurre clarifié, et tous, après un laps suffisant d'années, ils atteignirent au temps de l'adolescence. » (Ramayana, vol. I, p. 237, trad. Fauche.) 252 IMPÉRISSABLE. se démenaient vigoureusement. Le cadet surtout, gros bambin aux yeux noirs, aux joues roses, aux cheveux annelés , était si vif et si remuant, que la vieille avait mille peines à le maintenir dans son berceau. Au bout des douze premières heures tous les enfants semblaient âgés d'un an ; ils marchaient déjà et mangeaient de tout. Alors la vieille pensa qu'il ne fallait pas perdre de temps pour procéder à leur baptême : elle acheta des provisions, prépara un somptueux festin et convia tous ses amis. Son mari alla chercher le prêtre, l'organiste et le sa- cristain. On célébra en même temps les noces de diamant du vieux couple, ainsi que le baptême de leurs douze fils. Mais la fête fut troublée par l'ef- froi que causa la disparition subite du plus petit des enfants, qui était aussi le plus joli de tous et le favori de ses parents. Ils le pleuraient déjà comme perdu, lorsque tout à coup on le vit sortir des man- ches de la soutane du prêtre et adresser ces paroles à haute voix : « Ne craignez rien, mes chers parents, votre fils bien-aimé ne périra pas. » Alors la vieille le saisit dans ses bras et le remit au parrain qui le présenta au prêtre. Celui-ci lui donna le nom de Niezguinek, c'est-à-dire impéris- sable. Les enfants continuèrent de grandir et de se fortifier, avançant de six semaines chaque heure, si bien qu'au bout de deux ans ils étaient aussi forts IMPÉRISSABLE. 253 et aussi développés que des jeunes gens adultes. Impérissable surtout était d'une taille et d'une vi- gueur extraordinaires. Les bous vieillards vivaient heureux sans quitter la maison, tandis que leurs fils travaillaient aux champs. Une fois les douze fils allèrent labourer la terre ; les onze aînés se servaient de charrues et d'attelages ordinaires; mais Impé- rissable se fit fabriquer une charrue à douze socs et à douze manches qu'il attela de douze bœufs de labour des plus vigoureux. Tout le monde se mo- quait de lui , mais il n'y prit pas garde, et laboura à lui seul autant que tous ses frères ensemble. Une autre fois les onze frères allèrent faucher l'herbe dans la prairie avec des faux ordinaires. Impérissable y arriva portant une faux à douze lames. Nonobstant les plaisanteries des assistants, il mania cette gigantesque faux si adroitement, qu'à lui seul il fit autant de fenaison que ses onze frères. Ils allèrent ensuite râteler du foin. Impérissable, armé d'un râteau à douze compartiments , amenait sans fatigue une douzaine d'andains à chaque coup de râteau. Les onze frères firent dans la prairie onze meules de foin. Impérissable en fit une aussi qui, comparée aux autres, avait la dimension d'un grand tertre. Le lendemain le vieux et sa femme, en visitant leurs prés , remarquèrent que toute une meule de 254 IMPÉRISSABLE. foin avait disparu. Croyant que des chevaux sau- vages l'avaient mangée, ils recommandèrent à leurs fils de veiller chacun à son tour pour garder le foin. Le fils aîné y alla le premier. Ayant veillé toute la nuit, il s'endormit au matin, et lorsqu'il se ré- veilla, un des tas de foin manquait au pré. La nuit suivante, le second fils ne fut pas plus heureux pour empêcher la disparition du foin. Les autres ne réussirent pas mieux; bref, sur les douze meules de foin, il ne restait plus que la plus grande, celle du cadet Impérissable, et encore celle-ci même était déjà entamée. Lorsque vint le tour de veille du cadet, il eut soin d'aller commander au forgeron du village une mas- sue en fer de deux cent soixante livres, si lourde que le forgeron avec ses aides pouvait à peine la retour- ner sur l'enclume. Pour l'essayer, Impérissable la fit tourner autour de sa tête et la lança en l'air. Lors- qu'elle fut près de tomber à terre, il tendit le genou et la reçut dessus ; la massue s'y brisa, éclatant en plu- sieurs morceaux. Alors Impérissable en commanda une autre qui pesait quatre cent quatre-vingts livres : le forgeron et les ouvriers ne purent même pas la remuer. Impérissable, après les avoir aidés, prit la nouvelle massue et lui fit subir la même épreuve qu'à l'ancienne. Voyant qu'elle y résistait , il la garda, et en outre il se munit d'un licou tressé de IMPÉRISSABLE. 255 douze grosses cordes. A la tombée du jour, il se rendit au pré, se blottit derrière sa meule de foin, se signa en bon chrétien et attendit tranquillement. Voilà qu'à minuit un bruit éclatant s'éleva du côté de l'orient; quelque chose de lumineux apparut et à l'instant même une jument blanche à crinière d'argent et douze poulains blancs comme elle se trouvèrent près de la meule de foin et se mirent à manger. Alors Impérissable sortit de sa cachette, jeta habilement le lacet au cou de la jument et sauta sur son dos, en la frappant de sa massue. La jument effrayée voulut fuir et donna le signal aux poulains qui s'envolèrent comme l'éclair. Mais leur mère, empêchée par le lacet, essoufflée, meur- trie de coups, ne put les suivre; elle s'abattit à terre en s'écriant : « Ne m'étouffe pas, Impérissable ! » Celui-ci, étonné de ce qu'elle parlait le langage humain, relâcha le lacet, et la jument ayant repris haleine lui dit : « Chevalier Impérissable, rends-moi la liberté, tu ne t'en repentiras pas. Le pommelé à crinière d'or, mon mari, se vengerait cruellement sur loi s'il me savait ta prisonnière; sa force et son adresse sont si grandes que tu ne pourrais lui échapper. Pour me remplacer, je te donnerai mes douze pou- lains qui te serviront fidèlement toi et tes frères. » Au premier hennissement de la jument, les pou- 256 IMPÉRISSABLE. lains revinrent tête baissée se ranger devant le jeune homme, qui laissa aller leur mère et les conduisit à la maison. Les frères de Niezguinek furent bien contents de lui voir amener tous ces beaux chevaux. Chacun s'empara de celui qu'il trouva le plus à son goût, et Niezguinek garda le dernier 9 qui était maigre et d'une chétive apparence. Les deux vieillards vivaient heureux d'avoir un fils aussi brave que vigoureux. Un jour, la pensée vint à la vieille de marier ses douze fils, afin d'avoir des belles-filles et des petits-enfants plein la maison. Elle alla donc consulter les commères, ses amies; puis elle fit entrer dans ses idées le vieux bonhomme qui, ayant réuni ses enfants, leur parla ainsi : « Écoutez, mes fils, dans tel et tel pays il y a une célèbre magicienne, la vieille Yaga. Elle a une jambe ossifiée 1 , et se promène assise dans une auge en bois de chêne ; elle s'appuie sur des béquilles de fer. Chemin faisant, elle a soin d'effacer les traces i. Une jambe ossifiée, c'est-à-dire desséchée. C'est une tradi- tion védique. JLanglois, dans une des notes qui suivent sa tra- duction des hymnes védiques, dit : « Une légende donne à Yama, dieu de la mort, un pied des- séché, et semble faire allusion au foyer d'Agni, dont la flamme est épuisée. » (Rig-Véda, vol. IV, p. 234.) Tout ce conte contient beaucoup de débris des mythes indiens. Outre la magicienne Yaga, espèce de fée malfaisante, nous y voyons figurer l'eau de l'immortalité, la jument avec ses douze IMPÉRISSABLE. 257 de son passage avec un balai. Cette vieille a douze filles, toutes belles et bien dotées 1 . Allez les cher- cher pour en faire vos femmes. Partez, et ne revenez pas sans nous les amener ici. » Les deux parents donnèrent leur bénédiction aux fils qui, montant sur leurs chevaux, s'éloignèrent au galop. Niezguinek, resté seul, alla à l'écurie et se mit à pleurer. « Pourquoi pleures-tu? demanda le cheval. — Et comment ne pleurerais-je pas? répondit Niezguinek. Tu vois qu'il me faut aller chercher une femme si loin, et toi, mon ami, tu es si maigre et si affaibli, qu'en me fiant à ta vigueur je ne pourrai jamais rejoindre mes frères. — Console-toi, Niezguinek, répond le cheval, non-seulement tu atteindras facilement tes frères, mais sois persuadé que tu les laisseras tous bien loin derrière nous. Je suis le fils du pommelé à crinière d'or, et je deviendrai semblable à lui pourvu que tu agisses d'après mes instructions. Tue-moi et en- poulains, symbole de l'Aurore (épouse du soleil, avec les douze mois de l'année) 5 un luth autophone, comme celui des Gan- dharvas et des Apsaras du paradis du dieu Indra ; un avatara in- dien, c'est-à-dire la métamorphose que subit un cheval tué par son propre ordre, et ressuscité; des armes célestes, etc. : détails dont le sens intime ne se retrouve qu'en remontant à la source des origines aryanes. 1. L'auteur polonais d'un ouvrage de mythologie comparée, Lud Ukraïnski, donne l'explication du mythe slave en question. 17 258 IMPÉRISSABLE. terre-moi sous une couche de terre et de fumier; ensuite tu y sèmeras du froment, et lorsque les épis seront mûrs, lu en retireras les grains et tu les met- tras devant mon cadavre 1 . » Niezguinek caressa la crinière de son cheval, le. conduisit dans la cour , et, pleurant à chaudes lar- mes, il l'assomma d'un coup de massue. Le cheval tressaillit et, inondé de son propre sang, il tomha roide mort. Niezguinek le couvrit d'une couche de 1. C'est une réminiscence des cérémonies mystiques que les brahmanes observaient en s'acquittant du sacrifice du cheval, Açva-médha, le plus important de tous les sacrifices recom- mandés par le code de Manou et dont il est souvent question dans les hymnes du Rig-Véda. En célébrant ce sacrifice cent fois, on peut arriver à être maître de Sarga (paradis des In- diens). Ordinairement c'était un holocauste. On y recourait dans le but d'obtenir la faveur du ciel, alors que tous les autres moyens pour y parvenir se trouvaient sans effet. On croyait que l'âme du cheval sacrifié, après avoir été purifiée parle feu et les prières de l'holocauste, ainsi que par les souffrances de la vic- time , passait dans un être plus parfait et par conséquent devait aider le fidèle dans l'accomplissement d'une mission divine. Le cheval de Niezguinek, qui l'a conquis, lui demande ce qu'un démon, vaincu par Rama, demandait à son vainqueur, en lui indiquant en même temps le moyen de retrouver Sita (l'épouse de Rama) : .... « Je n'ai plus ma science, dit le démon, je ne connais pas ta Sita; mais je pourrai t'indiquer un être qui doit la connaître, quand de mon corps, brûlé sur le bûcher, je serai passé dans mon ancienne forme. » (Ramayana, vol. IV, p. 472, trad. Fauche.) Le cheval de Niezguinek se fait tuer et il ressuscite deux fois dans ce conte. Enfin le héros lui-même, Niezguinek, pour se rendre plus digne d'épouser une déesse, se fait tuer par elle et renaît plus divin. On voit que c'est une suite de métamorphoses à la manière hindoue. IMPÉRISSABLE. 259 fumier et de terre et sema dessus du froment, qui fut immédiatement arrosé par une pluie fine et ré- chauffé par un rayon de soleil, Le froment germa, poussa, mûrit avec tant de rapidité que, le douzième jour, Mezguinek put faire la moisson, battre et vanner son blé, dont il eut une récolte si abondante qu'il put en donner onze tonneaux à ses parents ; il se réserva le douzième pour en répandre les grains devant les os de son cheval. Alors celui-ci remua la tête, aspira l'air à pleines narines et se mit à dévorer les grains; puis il se releva en sursaut, et parut tellement animé, qu'il voulait d'un bond franchir la palissade. Mais Niezguinek le saisit par la crinière, sauta lestement sur son dos et lui dit : « Arrête, halte-là, mon admirable coursier! si je t'ai soigné, ce n'est pas pour que tu serves à d'au- tres que moi. Maintenant je vais te monter, et tu me porteras chez la vieille Yaga. » En effet, c'était un coursier grand et fort : ses yeux lançaient des éclairs. Il s'éleva d'un seul bond jusque dans les nuages. Après un moment, il re- descendit au milieu d'une prairie et dit à son ca- valier : « Comme nous devons aller d'abord chez la vieille Yaga et que nous n'en sommes pas déjà trop éloi- gnés, nous pourrons faire ici une halte. Repose-toi et prends de la nourriture, j'en ferai autant de mon côté. Tes frères passeront par ici, car nous les avons 260 IMPÉRISSABLE, devancés de beaucoup, et alors tu iras avec eux chez la vieille Yaga, mais surtout n'oublie point que s'il est difficile d'entrer chez elle, il est encore plus difficile d'en sortir. Si donc tu veux être utile à tes frères et à toi-même, retire du dessous de la selle une brosse, une écharpe et un mouchoir que tu y trouveras 4 . Tout cela te sera utile pendant que tu fuiras. Alors si tu déroules l'écharpe, aussitôt une rivière te séparera de tes ennemis; si tu secoues la brosse, ce sera une forêt ; si tu agites le mou- choir, ce sera un lac. Quand vous arriverez chez Yaga et que tes frères, après avoir mis leurs che- vaux à l'écurie, se coucheront, toi, tu feras ce que je vais te dire. » Là- dessus il expliqua à Niezguinek ce qu'il devait faire selon les circonstances. Niezguinek et son cheval se reposent et se récon- fortent pendant douze jours. Au bout de ce terme, ils voient arriver les onze frères qui, tout étonnés à la vue du cadet, lui disent : « D'où viens-tu donc, Niezguinek, et quel est ce cheval? — Je suis arrivé de la maison paternelle; mon cheval est le même que j'avais choisi et voilà douze 1. Les objets trouvés dans la selle du cheval symbolique re- présentent les richesses que l'action bienfaisante du soleil fait ré- pandre sur la terre en délivrant les plantes et les eaux de l'é- treinte de l'hiver. IMPERISSABLE. 261 jours que je vous attends ici; parlons donc tous en- semble. » Ils arrivèrent bientôt à une haute palissade en bois de chêne. Ils frappent à la porte. La vieille Yaga regarde, par une lézarde du mur, et s'écrie : « Qui êtes-vous ? que voulez-vous ? — Nous sommes douze frères, qui venons de- mander en mariage les douze filles de Yaga. Si elle veut devenir notre belle-mère, qu'elle nous ouvre la porte. » La porte s'ouvrit et Yaga parut. C'était une af- freuse mégère, vieille comme le monde, un de ces monstres qui se nourrissent de chair humaine 1 . Aussi les malheureux qui entraient chez elle n'en revenaient pas. Elle avait une jambe ossifiée, et à cause de cette infirmité elle s'appuyait sur d'im- menses béquilles en fer, et en marchant elle essuyait ses traces avec un balai. Yaga reçut avec empressement les jeunes voya- geurs, ferma derrière eux la porte de la cour et les conduisit dans l'intérieur de sa maison. Les frères 1. Les mauvais esprits de l'enfer indien, nommés Rakchaça et Piçatcha, se nourrissent principalement de la chair humaine, dont ils sont très-friands. Voyez, dans le liamaijàna, avec quelle avidité ces démons, mâles et femelles, attendent le moment où il leur sera permis de dévorer la belle épouse de Rama. Dans la mythologie serbe, les sorcières Vechtchitzas et les vampires ont les mêmes goûts anthropophages. 262 IMPÉRISSABLE, de Niezguinek descendirent de cheval et condui- sirent leurs montures à l'écurie. Les onze frères les attachèrent à des anneaux d'argent. Niezguinek attacha le sien à un anneau de cuivre. La vieille Yaga régala ses hôtes d'un bon souper et leur servit du vin et de l'hydromel. Ensuite elle fit placer dans la salle , du côté droit , douze lits à la file, pour les douze jeunes voyageurs; du côté gauche, elle rangea les lits où étaient couchées les douze filles. Tous s'endormirent, sauf Niezguinek. Averti d'avance par son cheval du danger qui les mena- çait, il se leva doucement et changea de place les vingt-quatre lits, de manière que ses frères se trou- vassent à gauche et les jeunes filles de Yaga adroite. A minuit, la vieille Yaga, qui s'était retirée dans son alcôve, s'écria d'une voix rauque : a Guzla, jouez 1 Glaive, coupez! » On entendit alors les refrains d'une musique dé- licieuse. La vieille se mit à sautiller, assise dans son auge de chêne. Au même instant, le glaive effilé descendit de son propre mouvement jusque dans la salle, et, passant du côté droit, trancha une à une les têtes des douze jeunes filles. Après quoi il se mit à danser de lui-même en résonnant et en flam- boyant dans la salle. Lorsque le chant du coq se fit entendre, la Guzla cessa de jouer, le Glaive disparut, et tout rentra dans le silence. Alors Niezguinek éveilla doucement IMPÉRISSABLE. 263 ses frères, ils descendirent sans bruit, montèrent chacun sur leur cheval, et ayant forcé la porte de la cour, se sauvèrent au plus vite. Cependant la vieille Yaga, entendant du bruit, se leva et courut à la salle, où elle ne trouva que les cadavres de ses douze filles. A cette vue, elle grinça des dents, aboya comme une chienne, s'arracha une poignée de cheveux, puis, assise dans son auge comme dans un char, elle partit à la poursuite des fugitifs. Elle était près de les atteindre et déjà étendait la main pour les saisir, lorsque Niezguinek déroula son écharpe ma- gique. Aussitôt une large rivière sépara Yaga des cavaliers qu'elle poursuivait. Ne pouvant traverser les eaux, elle s'arrêta au bord en hurlant et se mit à boire dans le fleuve. « Avant que tu avales toute cette eau, tu crèveras, méchante sorcière! » s'écria Niezguinek, et il rejoi- gnit ses frères. La vieille lappa toutes les eaux, passa le fleuve à sec dans son auge, et de nouveau touchait les jeunes gens, lorsque Niezguinek, agitant son mou- choir, mit un lac entre eux et la magicienne. Celle- ci s'arrêta de nouveau en aboyant, et se remit à lapper l'eau. « Avant que tu avales tout cela, tu crèveras, mau- dite sorcière! » s'écria encore Niezguinek, qui re- joignit aussitôt ses frères. 264 IMPÉRISSABLE. La vieille mégère but une partie de l'eau du lac, changea le reste en brouillard, et s'avançant, assise dans son auge, elle était déjà près de saisir les jeunes gens. Le moment était décisif. Niezguinek, ayant agité sa brosse, mit une épaisse forêt entre lui et la ma- gicienne. Pour le coup, elle se trouva bien embar- rassée. Elle voyait d'un côté Niezguinek avec ses frères se sauver rapidement, tandis qu'elle-même, retenue par les branches des arbres et les épines des ar- bustes touffus, ne pouvait ni s'avancer, ni reculer. Écumant de rage, faisant jaillir du feu de ses yeux, elle frappe à droite et à gauche, avec ses béquilles de fer, et les arbres volent en éclats. Mais avant qu'elle ait pu s'en dégager etfrayer la route, ceux qu'elle vou- lait atteindre avaient déjà fait plus de cent lieues. Elle s'arrêta donc en grinçant des dents, hurlant, s'arrachant les cheveux et lançant sur les fugitifs des regards flamboyants 1 , qui allumèrent un vaste incendie, puis elle rebroussa chemin et disparut. Les voyageurs, voyant derrière eux la lueur des flammes, se doutèrent de ce qui était arrivé. Ils re- mercièrent Dieu de les avoir sauvés, et, continuant leur route, arrivèrent, le soir, sur une colline éie- 1. La puissance d'embraser l'objet qu'on regarde caractérise plusieurs êtres surnaturels dans les poëmes indiens. Les ascètes l'acquièrent aussi, à force de mortifications et de prières. IMPÉRISSABLE. 265 vée. Là se trouvait une ville assiégée par des troupes ennemies, qui avaient déjà détruit les murs exté- rieurs et n'attendaient que le retour du soleil pour courir à l'assaut. Niezguinek et ses frères s'arrêtèrent derrière les assiégeants. Après s'être restaurés et avoir mis leurs chevaux en pâturage, ils s'endormirent tous, excepté Niezguinek qui veillait sans fermer l'œil. Lorsque le bruit eut cessé dans le camp, il se leva et appelant son cheval, lui dit : « Écoute : dans ce camp, sous cette tente, repose le roi de l'armée assiégeante, rêvant à la victoire qu'il espère remporter demain. Gomment faire pour endormir tout le camp et s'emparer du roi ? » Le cheval répondit : « Tu trouveras dans les poches de la selle un pa- quet de feuilles sèches d'herbe-de-sommeil. Monte sur moi et, quand nous planerons au-dessus du camp, tu n'auras qu'à répandre des brins de cette herbe sur les soldats pour les endormir tous. Alors tu agiras comme tu sais. » Niezguinek monta sur son cheval en prononçant la formule magique : Cheval blanc, merveilleux, partons ! — Élève-toi en l'air, prends ton essor d'oiseau et mène-moi au- dessus du campement des ennemis ! Aussitôt le cheval, comme s'il eût aperçu quelque chose dans les nuages, s'éleva aussi rapidement, 266 IMPÉRISSABLE. qu'un oiseau à tire-d'ailes, et plana au-dessus du camp. Alors Niezguinek prit dans la selle quelques poignées d'herbe soporifique, qu'il répandit sur le camp. Aussitôt tous les soldats, y compris leurs sen- tinelles, tombèrent dans un lourd sommeil. Niez- guinek descendit au milieu du camp, entra dans la tente du roi endormi, l'emporta sans aucun obs- tacle et i'attacha sur son cheval. Puis, traversant les rangs des soldats endormis, il sortit du camp, re- tourna près de ses frères, débrida et dessella son cheval, et se coucha en plaçant près de lui le roi prisonnier, qui continuait à dormir comme si de rien n'était. Le lendemain, lorsqu'il fit jour, l'armée enne- mie, voyant que son chef avait disparu, fut saisie d'une terreur panique et prit la fuite en désordre. Le roi de la ville assiégée ne voulait pas d'abord ajouter foi au récit de ceux qui lui racontaient la retraite des troupes naguère victorieuses. Il alla donc lui-même vérifier le fait sur la place où avait été le camp ennemi et ne trouva plus qu'une plaine déserte, où blanchissaient quelques tentes oubliées. Dans ce moment, Niezguinek arriva avec ses frères et dit au roi : « Sire, l'armée ennemie s'est retirée ; mes frères et moi, nous n'avons pu la retenir, mais voici son chef et roi, que nous avons fait prisonnier et que je. vous amène. » IMPÉRISSABLE. 267 Le roi reprit : « Je vois que tu es un brave entre les braves, et je veux t'en récompenser. La personne de ce roi prisonnier me vaudra une forte rançon; ainsi parle, que veux-tu que je fasse pour toi? — Je voudrais, sire, que mes frères et moi pus- sions entrer au service de Votre Majesté. — J'y consens, » répondit le roi. Puis, après avoir remis le prisonnier à des gardes et avoir nommé Niezguinek général, le roi lui confia le commandement d'un corps d'armée, où ses onze frères furent tous admis comme officiers. Lorsque Niezguinek eut endossé l'uniforme, et que, le sabre à la main, il fut monté sur son vail- lant cheval, il avait une si belle tenue et comman- dait si bien la manœuvre, qu'il surpassa tous les autres chefs du pays. Cette supériorité lui fît beau- coup de jaloux. Ses propres frères étaient fâchés de voir que le plus jeune d'entre eux les éclipsait. Ils résolurent donc de le perdre. Ayant contrefait son écriture, ils jetèrent un billet devant la porte du roi pendant que Niezguinek était occupé ailleurs. Le roi, en sortant, trouva ce billet, le lut, fit appeler Niezguinek et lui dit : « J'aimerais beaucoup à posséder la guzla auto- phone, dont tu me parles dans ton billet. — Je n'ai rien écrit relativement à la guzla, ré- pond Niezguinek. 268 IMPÉRISSABLE. — Lis donc ce billet, c'est bien ton écriture à toi, n'est-ce pas? » Niezguinek lut : « Dans tel et tel pays, chez une vieille Yaga, se « trouve la guzla merveilleuse. Si le roi veut l'a- « voir, j'irai bien la lui chercher." « Signé : Niezguinek. » « Il est vrai, dit-il, que cette écriture ressemble à la mienne, mais c'est un faux, car je n'ai jamais écrit cela. — N'importe, puisque tu as pu faire prisonnier le roi, mon ennemi, tu parviendras aussi à prendre la guzla à la vieille Yaga. Pars donc, et ne reviens pas sans elle, car jeté ferais couper la tête. » Niezguinek salua et partit. En arrivant à l'écurie, il trouva son cheval tout triste, fort maigre et la tête baissée devant son auge pleine d'avoine. « Qu'as-tu, mon bon coursier ? demanda Niezgui- nek ; de quoi t'affliges-tu ? — Je m'afflige pour nous deux, parce que je prévois un voyage long et périlleux. — Tu as bien deviné, mon cheval ; en effet, il nous faut aller prendre et apporter ici la guzla 1 de 1. Gusla (le luth) et gusla (les sorcelleries) sont deux syno- nymes en slave. La mélodie que les corps célestes font entendre dans le ciel des idées de Platon et la harpe d'Apollon et des muses dans l'Olympe d'Homère, furent empruntées à un mythe IMPÉRISSABLE. 269 la vieille Yaga. Mais comment nous y prendrons- nous ? Tu sais qu'elle nous connaît. -— Nous réussirons, à coup sûr, si tu fais comme je te dirai. » Là-dessus, le cheval lui donna de nouvelles in- structions; Niezguinek, l'ayant équipé, le sortit de Técurie, et étant monté dessus, lui dit : Cheval, blanc, merveilleux, Aussi rapide que l'oiseau, Mène-moi par un chemin aérien Chez la vieille Yaga I Le cheval s'éleva en haut, comme s'il eût aperçu quelque chose qui l'appelait dans les nuages. Pla- nant rapidement dans les airs, il franchit plusieurs royaumes en quelques heures, et, avant minuit arriva à la porte de l'ermitage de la vieille Yaga. Niezguinek répandit une poignée de l'herbe-cle-soni- meil dans l'embrasure des fenêtres de la chambre où la vieille dormait, et avec une autre herbe mer- veilleuse il tit céder la porte de la cour et toutes celles de la maison. Il aperçut Yaga profondément endormie, ayant à ses côtés son auge et ses béquilles védique. Il est à remarquer que tous les peuples delà famille aryane donnent à la musique son nom grec ; il n'y a que les Slaves qui conservent encore son nom sanscrit : la houdba des Tchèques et mieux encore la gandzba des Polonais (la mu- sique), ainsi que gandzbarz (le musicien), correspondent au nom de gandharva, musicien du ciel du dieu Indra. 270 IMPÉRISSABLE. de fer, et au-dessus de sa tête le glaive magique suspendu tout près de la guzla merveilleuse. Voyant que Yaga ronflait de toutes ses forces, Niezguinek s'empara de la guzla, sauta sur son cheval et dit : Cheval merveilleux, Aussi rapide que l'oiseau, Ramène-moi par des routes aériennes, A la cour du roi ! Le cheval, comme s'il eût aperçu quelque chose qui l'appelait dans les nuages, s'élève rapide comme la flèche ; il plane dans les airs, plus haut que les brouillards, et dévore l'espace. Le même jour, à l'heure de midi, le cheval hennissait devant son auge, dans l'écurie royale, Niezguinek entra chez le roi et lui remit la guzla. Il n'eut qu'à proférer ces paroles : Guzla, joue ! Une musique se fit entendre, si belle, si gaie, que toutes les personnes de la cour royale se mirent à danser à l'envi. En l'écoutant, les malades furent guéris, les affligés oublièrent leurs peines. En un mot, tous les êtres vivants entrèrent en une joie telle, que jamais on n'avait vu pareille chose. Le roi ne se possédait pas d'aise, il combla Niezguinek d'honneurs et de cadeaux et, afin de se l'attacher pour l'avenir, il lui donna dans l'armée un grade plus IMPÉRISSABLE. 271 élevé encore. Dans ce nouvel état, Niezguinek, obligé de surveiller de près ses subordonnés, met- tait beaucoup d'exactitude dans le service et de sévé- rité dans les punitions. Ses frères furent traités à l'égal des autres, ce qui les rendit d'autant plus jaloux et fâchés contre leur frère. Résolus à le perdre, ils complotèrent ensemble, composèrent un nouveau billet en imitant son écriture, et le jetè- rent devant la porte du roi. Celui-ci, l'ayant lu, fit venir Niezguinek et lui dit : « J'aimerais beaucoup à posséder le glaive mer- veilleux qui sait frapper tout seul, dont tu me parles dans ton billet. — Je n'ai rien écrit de semblable, répond Niez- guinek. — Eh bien, lis toi-même. » « Dans tel et tel pays, chez la vieille Yaga, se « trouve le glaive frappant de son propre mouve- « ment. Si le roi le désire, je me charge d'aller le « lui chercber. ; Niezguinek. » « Il est vrai, reprit Niezguinek, que cette écriture ressemble à la mienne, cependant je n'ai jamais écrit ces mots. — N'importe, puisque tu as pu avoir la guzla, tu pourras bien te procurer le glaive. Pars donc, 272 IMPÉRISSABLE. et ne reviens pas sans me l'apporter, si tu ne veux périr. » Niezguinek salua et sortit. IL trouva à l'écurie son cheval fort maigre et baissant tristement la tête. « Qu'as-tu, mon cheval? te manque-t-il quelque chose ? — Je m'afflige, répond le cheval, parce que je prévois un long et pénible voyage. — Tu as raison, car voilà qu'il faut partir pour retourner chez la vieille Yaga. Mais comment faire pour s'emparer du glaive qu'elle garde, sans doute, comme la prunelle de ses yeux? » Le cheval lui répondit : « Fais comme je te dirai, » et il lui donna ses instructions. Puis Niezguinek, l'ayant sorti de l'écurie, le sella et monta dessus en disant : Cheval blanc, merveilleux, Rapide comme l'oiseau, Êlève-toi dans l'air Et mène-moi chez Yaga! Le cheval s'éleva tout à coup, comme s'il avait aperçu quelque chose dans les nuages qui l'appelât. Il fend l'air avec vitesse, traverse les rivières et les montagnes et, à minuit, s'arrête devant la maison de Yaga. Depuis le jour où la guzla avait disparu, le glaive IMPÉRISSABLE. 273 faisait lui-môme la garde devant la maison, et qui- conque s'en approchait, était mis en pièces. JNiezguinek traça un grand cercle 1 avec de la craie bénite, et s'étant mis au centre avec son cheval ; il dit : Glaive pourfendant tout seul, Je viens te provoquer, Soit à la paix, soit à la guerre : Si tu me soumets, je suis à toi; Tu es à moi si je suis vainqueur! Le glaive résonna, sauta en l'air et retomba mul- tiplié en mille autres glaives qui, rangés en ordre de bataille, s'élancèrent sur Niezguinek. Peine per- due ! ils ne purent rien lui faire, car, en touchant au cercle tracé par la craie, ils se brisaient comme des brins de paille. Et le glaive lui-même, leur chef, voyant cela, se soumit à Niezguinek, lui promettant obéissance 2 . Alors Niezguinek remonta sur son cheval et dit : Cheval blanc, merveilleux, Rapide comme l'aile de l'oiseau, A travers les nuages Ramène-moi chez le roi ! 1. Ce cercle et la superstition qui s'y rattache, en sanscrit, pradakchina, sont familiers aux lecteurs des contes slaves. 2. Ce passage s'accorde avec l'idée indienne, d'après laquelle les armes enchantées ne sont que les avaturas de la grande âme de l'Être suprême. Nous en parlons ailleurs avec détails. 18 274 IMPÉRISSABLE. Le cheval partit avec un nouveau courage et, à midi, il mangeait déjà son avoine dans l'écurie; Niezguinek remettait le glaive au roi. Pendant que celui-ci s'en réjouissait, un de ses serviteurs accou- rut hors d'haleine et lui dit : « Sire, les ennemis qui nous avaient attaqués l'année passée, et dont le roi est votre prisonnier, entourent nos remparts. Ne pouvant le racheter, ils sont venus avec une armée immense et menacent de nous détruire, si vous ne rendez pas le roi sans rançon. » Alors le roi, armé du glaive, sortit des murs de la ville, et dit au glaive, en lui montrant le camp en- nemi : Glaive merveilleux, hache l'ennemi! Aussitôt le glaive résonna, brilla, sauta en l'air et retomba métamorphosé en mille glaives qui, rangés en bataille, se lancèrent sur le camp. D'un seul coup, le premier régiment mordit la poussière et le second tomba de même ; les soldats, effrayés, prirent la fuite et disparurent en un moment. Alors le roi dit : Glaive, reviens à moi! Des mille glaives, il s'en fit un seul qui retourna à son maître. Le roi, enchanté, rentra chez lui, IMPÉRISSABLE. 275 fit appeler Niezguinek, le combla de dons, le nomma généralissime et l'assura de toute sa faveur. Niez- guinek, par suite des devoirs de son nouveau grade, était souvent obligé de punir ses frères, qui, de plus en plus furieux contre lui, se concertèrent encore une fois pour le perdre. Un jour, le roi ayant trouvé un billet à sa porte, le lut, fit appeler Niezguinek et lui dit : « Je voudrais bien voir la princesse Merveille (Çudoliça) dont tu m'offres de faire la conquête. — Je ne connais pas cette princesse et je n'en ai jamais parlé, répond Niezguinek. — Tiens, lis, c'est ton écriture. » Niezguinek lut : « Au delà de neuf royaumes, plus loin que l'O- « céan, dans un vaisseau d'argent à mâts d'or, se « trouve la princesse Merveille. Si le roi le veut, j'irai « la lui chercher. « Signe Niezguinek. » OHNIYAK 1 ou L'OISEAU DU FEU. (Conte traduit du texte tchèque publié par Erben dans le Mai, 1858, Prague.) Un roi possédait un beau jardin. Maints arbres précieux s'y trouvaient, mais le plus remarquable était le pommier. Planté au milieu du jardin, tous les jours il donnait une pomme d'or ; le matin, on voyait sa fleur s'épanouir, dans la journée le fruit grandissait, et avant l'entrée de la nuit il était 1. Ohnivak vient du mot slave ohni ou agni, sanscrit agni (les feux). D'après un mythe védique, l'épervier divin, Cyéna, ayant dérobé le rameau de l'arbre divin (le feu du ciel), le portait aux hommes. Ce Prométhée ailé ne réussit pas, car, au milieu de son essor, surpris et blessé par un archer, Gandharva, l'oiseau lâcha prise : une de ses serres ainsi qu'une de ses plumes et la foudre, tombées par terre, donnèrent naissance aux plantes épineuses et aux mimosas, dont la feuille ressemble aux plumes d'oiseau. Dernièrement un indianiste berlinois, M. Kuhn, chercha à rattacher le mythe en question à celui que les traditions des 286 OHNIVAK. déjà mûr 1 . Le lendemain, c'était la même chose; cela recommençait toutes les vingt-quatre heures. peuples germaniques ont conservé chez eux sur la fougère. M. Baudry en a donné une belle analyse dans la Revue ger- manique. Les paysans slaves possèdent aussi plusieurs contes relatifs à l'origine et aux vertus merveilleuses de leur fougère. A les en croire, elle ne fleurit qu'une fois par an, la nuit de la veille de la Saint-Jean. La floraison serait accompagnée de coups de ton- nerre, de fracas épouvantables, et la fleur aurait l'apparence et la durée d'une étincelle électrique, L'homme qui réussirait à la cueillir alors et à la conserver, posséderait le don de voir tous les trésors qui se trouvent enfouis dans la terre. Il pourrait s'en enrichir à discrétion et aussi longtemps qu'il porterait sur lui la fleur de fougère. Telles sont les merveilleuses propriétés de la fougère; mais aucun oiseau ne figure, que je sache, dans les contes slaves qui s'y rapportent. Notre oiseau du feu est une beauté inoffensive; il brille comme un météore lumineux, sans brûler comme le soleil, ni détruire ou tonner comme la foudre. Au contraire, une seule de ses plumes suffit pour illuminer les appartements de tout un château, et la mélodie harmonieuse de son chant guérit les maladies incurables. C'est pourquoi je me rangerais plutôt de l'opinion du savant mythologue tchèque, Erben, qui considère le conte de l'oiseau du feu comme un mythe fonciè- rement slave. Ce qui vient à l'appui de son assertion, c'est que tous les peuples slaves le racontent chez eux. Les Polonais et les Ruthènes l'appellent jar-ptak (oiseau braise), d'où les Russes ont fait leur tzar-ptak (le tzar des oiseaux); les Slovaques et les Tchèques le nomment ohnivak (oiseau du feu) , etc. On a déjà fait imprimer sept ou huit variantes de notre conte, à savoir : trois ruthènes, dont deux en russe publiées à Moscou, 1833, et une en polonais recueillie aux environs de Novogrodek, pays natal de Mickiewicz, et publiée à Vilna, 1853, par Glinski; une variante serbe publiée dans le Podounavetz , en 1848, et, dans le courant de la même année, une variante croate, publiée à Agram, etc. I. Valmiki , en décrivant les merveilles de la contrée des OHNIVAK. 287 Cependant, aucune pomme mûrie ne restait sur l'arbre jusqu'au lendemain ; elles disparaissaient on ne savait où ni comment, ce qui affligeait beaucoup le roi. Une fois donc, il appelle son fils aîné et lui dit : « Cette nuit, tu iras, mon enfant, veiller au jar- din ; si tu réussis à savoir qui vole mes pommes d'or, je n'épargnerai point mes trésors et te récom- penserai . généreusement. Oui , si tu étais assez heureux pour t'emparer du voleur et l'amener chez moi, je te donnerais la moitié de mon royaume. » Le jeune prince ceignit le glaive à son côté, prit son arbalète (samostrel) sur l'épaule, s'approvisionna de plusieurs flèches de bonne trempe et, à la chute du jour, se rendit au jardin pour observer. S'étant assis sous le pommier, le prince se sentit aussitôt une telle envie de dormir qu'il ne put s'en dé- fendre ; ses bras tombèrent sur le gazon, ses yeux se fermèrent, et il se plongea dans le sommeil, Outtakourous, parle des femmes qui naissent et existent de la même manière que les pommes de notre conte : ce Mais, dans le même instant le vent s'approche du héros gisant et lui souffle ces mots à l'oreille : «Rama! tu es Narâyana ** , le bienheureux incarné dans ce a monde pour le sauver de Rakchaças. Rappelle-toi seulement « Garouda (l'aigle de Vichnou) , et soudain il viendra ici vous « dégager de cet affreux lien. » « Rama entendit ce langage du vent et pensa au céleste Ga- rouda, la terreur des serpents. Un instant s'était à peine écoulé que déjà on voyait Garouda, qui flamboyait au milieu du ciel comme un feu. ce A la vue de l'oiseau divin , s'enfuirent tous les serpents qui avaient enchaîné le héros sous les apparences des flèches. * Toutes les blessures de Rama et de Lakchmana se fermèrent dès que l'oiseau divin les eut touchées. Les deux héros, s'étant levés joyeux, embrassèrent Garouda. ce Celui-ci leur dit de ne pas lui faire de questions sur la cause * Nom du vautour (pol. semp) du ciel d'Indra. ** Littéralement : « l'Esprit qui marche sur les eaux, » épithète de Vichnou. Rama est l'incarnation d'un dieu comme le sont tous les héros des contes slaves. 310 OHNIVAK. vie à peine répandue sur le corps ainsi restauré, le prince se réveilla et s'écria : « Ah ! que j'ai bien dormi ! — Je le crois bien, répondit le renard roux, tu as dormi d'un sommeil éternel, dont tu ne te serais jamais relevé si je ne t'avais éveillé; jeune étourdi, ne t'ai-je donc pas ordonné de ne t'arrêter nulle part avant de rentrer à la maison paternelle? » Là-dessus, le renard lui raconta tous les détails du crime de ses frères. Puis, après lui avoir donné les vêtements d'un paysan et l'avoir reconduit jusqu'aux extrémités de la forêt, tout près du châ- teau royal, l'animal protecteur prit congé du jeune homme et disparut. de l'amitié qu'il leur portait et du secours qu'il venait de leur offrir : « Quand le monarque aux dix têtes (Ravana) sera tombé sous « tes coups, tu sauras tous les motifs de mon amitié et pourquoi « je vous ai délivrés de cet affreux lien des flèches. .... « Rama, ô toi qui suis le devoir et qui aimes jusqu'à tes ce ennemis, je désire que tu me donnes congé; je m'en irai « comme je suis venu. Tu ne dois pas chercher curieusement à ce connaître le sujet de mon amitié. «Une fois terminée ta glorieuse expédition, alors, noble héros, ce tu sauras toi-même quelle fut la cause de mon affection. » Pour clore cette digression sur Garouda, nous ajouterons qu'une réminiscence du culte de cet oiseau se trouve dans les superstitions et le respect dont les paysans slaves entourent la cigogne. Ici Rama, de même que le héros slave, est une incarnation de l'Être suprême et, à ce titre, jouit du droit de se voir appuyé par les puissances célestes, qui l'aident à son insu. OHNIVAK. 311 Le prince cadet, sous son déguisement, ne fut pas reconnu par les gens du château, qui acceptèrent sa proposition d'y servir en qualité de valet d'écurie. Une fois il entendit les deux palefreniers, en conver- sation, se plaindre de ce que le cheval à la crinière d'or refusait toute espèce de nourriture. « Quel dommage! disaient-ils; ce bel étalon crè- vera de faim, il baisse la tête et ne veut rien man- ger. — Donnez-lui, fit le prince déguisé, de la paille de pois (grohovim), et je parie qu'il en mangera. — Gomment peux-tu le croire ? Nos rosses de chevaux de labour ne voudraient pas toucher à une pitance aussi mesquine que celle que tu proposes à ce noble coursier. » Pour toute réponse, le prince alla chercher une botte de paille de pois, la jeta devant le Zlato-hrivak, dans son auge de marbre, passa doucement la main sur sa crinière et lui dit : « Plus de tristesse, mon destrier à la crinière d'or ! » Le cheval, reconnaissant la voix du maître, hen- nit joyeusement et se mit à dévorer avec avidité la paille de pois. Cette nouvelle s'ébruita d'un bout du château à l'autre. Le roi malade apprit qu'un de ses valets d'écurie avait réussi à guérir le cheval merveilleux. Il le fit appeler et lui dit : 312 OHNIVAK. « J'ai entendu dire que tu as su trouver le moyen de faire manger Zlato-hrivak. Ne pourrais-tu pas aussi essayer de rendre son ramage à mon oiseau du feu ? Va le voir de près ; il est bien triste, il baisse les ailes et ne veut rien manger ni boire. Ah! s'il se meurt, moi aussi je mourrai certainement. — Votre Majesté peut être sûre et certaine que l'oiseau ne mourra pas, répondit-il, seulement veuillez ordonner qu'on lui donne des bourriers d'orge 1 ; il en mangera volontiers et aussitôt se mettra à gazouiller. » Le roi ordonna d'en apporter. Le prince déguisé, ayant mis une poignée de bourriers d'orge dans la cage d'Ohnivak, le caressa et lui dit : « Point de tristesse, mon oiseau du feu ! » Ohnivak, reconnaissant la voix de son maître, se secoua, fit briller ses plumes d'un éclat inaccou- tumé, se mit à sautiller dans sa cage, à becqueter les bourriers et à chanter si délicieusement, que le roi se sentit soulagé, tout d'emblée, comme si on lui eût ôté une pierre qui pesait sur son cœur. Au deuxième chant de l'oiseau du feu, le roi se leva sur son séant et embrassa le prince déguisé en lui di- sant : 1. L'orge faisait partie intégrante et indispensable des sacri- fices recommandés par les hymnes du Rig-Véda. 11 paraît que les Aryas primitifs ne connaissaient pas d'autres céréales que l'orge (sansc. yava, si. yatchmen). OHNIVAK. 313 « Maintenant, dis-moi comment soulager cette belle vierge aux cheveux d'or, que mes fils ont ame- née avec eux. Elle ne dit rien, ne peigne pas sa che- velure dorée et ne fait que pleurer nuit et jour. — Si Votre Majesté daigne me permettre d'aller la voir et de lui adresser quelques paroles, j'espère qu'elle aussi redeviendra gaie et heureuse. » Le roi le conduisit lui-même dans la chambre de la belle éplorée. Le prince déguisé, la prenant par la main, lui dit : « Voyons un peu, chère fiancée, à quoi bon ces larmes et cette tristesse? » La vierge reconnut incontinent le prince cadet, et, poussant un cri de bonheur, se jeta dans ses bras, au grand étonnement du roi, qui ne pouvait s'expliquer comment un valet d'écurie osait la nom- mer « chère fiancée. » Le prince dit au roi : « Tu ne me reconnais pas? Gomment, toi mon père et souverain, tu ne reconnais pas ton fils cadet? Ce n'est aucun de mes frères, c'est bien moi-même qui ai conquis et l'oiseau du feu, et le cheval à la crinière d'or, et la vierge à la chevelure d'or. » Ici il raconta au père tout ce qui était arrivé. Zlato-vlaska, à son tour, ajouta que les assassins lui avaient défendu d'en parler, sous peine de mort. Les frères coupables, qui étaient présents, frisson- naient de peur comme les feuilles du tremble au 314 OHNIVAK. souffle du vent. Le roi, indigné de leur forfait, or- donna de les exécuter incontinent. Peu de temps après, le prince cadet épousa la belle aux cheveux d'or avec une moitié du royaume pour dot du vi- vant de son père, et, après la mort de celui-ci, ii régna à son tour. c^oo^ LE PLEUR DES PERLES (Conte traduit de Glinski, t. III, p. 107.) Une veuve fort riche avait trois enfants ; un beau- fils très -joli garçon, une belle-fille qui était une merveille de beauté, et sa fille à elle qui n'était pas trop mal. Les trois enfants vivaient sous le même toit et faisaient ensemble leurs repas ; cependant il leur arrivait (ce qui est toujours le cas quand on n'est pas de la même mère) d'être traités très-diffé- 1. Ce conte ressemble aux légendes chrétiennes du moyen âge et, comme elles, contient quelques débris de traditions asiati- ques. Ainsi, par exemple, le peuple persan croit jusqu'à pré- sent que les perles se forment des gouttes d'une pluie qui tombe au mois d'avril. Les anciens poètes de l'Inde parlent de fleurs et de bijoux tombant du haut du ciel à la suite des victoires obte- nues sur le génie du mal : « Au moment où fut tué ce démon, l'ennemi du monde, un immense cri s'éleva au sein même du ciel : a Victoire! » Et le vent, chargé de parfums célestes, souffla de sa plus caressante haleine. Une pluie de fleurs tomba du firmament sur la terre, et le char de Rama le vainqueur fut tout inondé de ces fleurs divines aux suaves parfums. » (Ramayana, vol. IX, p. 278, trad. Fauche.) 316 LE PLEUR DES PERLES. remment. Quoique sa propre fille fût colère, indocile, vaniteuse et babillarde, la veuve la chérissait, la comblait de louanges et de caresses , tandis qu'elle se conduisait d'une façon tout opposée avec les autres. Son beau-fils, qui était plein de bonne vo- lonté et qu'elle employait à toute sorte de travaux, était cependant sans cesse grondé, brusqué et traité de fainéant. Quant à la belle-fille, qui était une merveille de beauté, et en outre bonne comme un ange, elle souffrait, tourmentée, persécutée, calom- niée de mille manières, et par sa sœur et par son indigne belle-mère qui lui faisaient faire son purga- toire sur cette terre. C'est une chose assez commune que d'aimer mieux ses propres enfants que ceux d'autrui; mais la justice demande que l'amour et la haine soient réglés par la modération, tandis que la méchante belle-mère aimait trop sa fille et détestait trop les enfants de son mari. Et il lui arrivait même, dans des moments d'emportement, de s'exprimer avec franchise sur la manière dont elle comptait pour- voir à l'établissement avantageux de sa fille, même aux dépens des orphelins. Un vieux proverbe dit : « L'homme tire et Dieu dirige la balle. » Nous verrons ce qui arriva ici. Un dimanche matin, la belle-fille devant aller à la messe, passa d'abord au jardin afin d'y faire des bouquets pour orner l'autel. Elle avait à peine LE PLEUR DES PERLES. 317 cueilli quelques roses, qu'en levant les yeux, elle aperçut tout près d'elle, assis sur un banc dans le berceau de verdure, trois beaux jeunes hommes, vêtus d'habits d'une blancheur éblouissante et tout rayonnants de lumière; auprès d'eux se tenait un petit vieillard, tout blanc, qui demandait l'aumône. L'orpheline avait éprouvé un mouvement de frayeur en apercevant les trois jeunes étrangers. Mais, dès qu'elle vit le vieillard, elle tira de sa po- che son dernier sou et le lui donna. Le pauvre la remercia, serra le sou dans son sac et puis, élevant la main au-dessus de la tête de la jeune fille, il dit aux trois jeunes hommes : « Voyez cette jeune orpheline, elle est pieuse, pa- tiente dans le malheur et si compatissante envers les pauvres, qu'elle partage avec eux le peu qu'elle possède; dite?, que lui souhaitez-vous? » Le premier dit : « Que ses larmes, quand elle pleurera, se chan- gent en perles. — Que son sourire, dit le second, fasse éclore des roses au parfum le plus doux. * — Et que dans l'eau, que touchera sa main, nais- sent des poissons dorés, dit le troisième. — Qu'il soit fait comme vous l'avez dit, » ajouta le vieillard, et ils disparurent tous. Or ce vieillard et ces jeunes gens n'étaient autres que Dieu lui-même et ses anges. A cette vue, l'or- 318 LE PLEUR DES PERLES, pheline, pénétrée dé respect, se prosterna comme une fidèle servante du Seigneur, pour lui rendre grâces. Puis, elle se leva toute joyeuse et courut à la maison. Elle était à peine entrée, que sa belle-mère l'arrêta et la frappa au visage en lui disant : « Où donc as-tu été courir? » La pauvrette se mita pleurer; mais alors, ô mer- veille inouïe, au lieu de larmes, des perles tombè- rent de ses yeux ! Sa belle-mère, quoiqu'en colère, se mit à les ramasser avec empressement. L'orphe- line ne put s'empêcher, à cette vue, de sourire légèrement, et aussitôt de ses lèvres vermeilles tombèrent des roses si belles, si parfumées, que la belle-mère en était ravie et hors d'elle-même. En attendant, l'orpheline, voulant conserver les bouquets qu'elle avait cueillis dans le jardin, versa de l'eau dans un verre. Au moment où elle y trem- pait le bout de son doigt, l'eau, transparente comme du cristal, se remplit aussitôt de délicieux poissons dorés. Et depuis ce moment, cette même merveille se renouvela sans cesse : les larmes de l'orpheline de- venaient des perles, son sourire semait des roses qui ne se flétrissaient pas, et l'eau où elle trempait même le petit bout de son doigt se remplissait de poissons dorés. La belle-mère, radoucie, lui arracha peu à peu son secret sur la manière dont elle avait obtenu ces dons. LE PLEUR DES PERLES. 319 Le dimanche suivant, elle engagea sa propre fille à aller au jardin faire des bouquets soi-disant pour l'autel. Elle avait à peine cueilli quelques roses, qu'en levant les yeux elle aperçut, assis sur un petit banc dans le berceau, trois jeunes hommes parfai- tement beaux et rayonnants de lumière, et, debout auprès d'eux, le petit vieillard tout blanc qui de- mandait l'aumône. En voyant les trois jeunes hom- mes, elle simula la frayeur, puis, à la demande du vieillard, elle courut à lui, tira de sa poche une pièce d'or, la regarda dans tous les sens et visiblement à contre-cœur la lui donna. Le vieillard la mit dans son sac, et puis dit aux trois jeunes hommes : « Voyez -vous cette jeune fille, qui est l'enfant gâtée de sa mère ? elle est colère, elle est méchante et elle a le cœur sec pour les pauvres. On sait bien pourquoi elle a été, pour la première fois de sa vie, si généreuse aujourd'hui. Dites-moi donc mainte- nant quel don vous désirez que je lui fasse. » Le premier dit : « Que ses larmes se changent en lézards. — Et que son sourire fasse naître de hideux cra- pauds, dit le second. — Et qu'au contact de sa main, l'eau se remplisse de serpents, ajouta le troisième. — Qu'il soit fait comme vous l'avez dit, » s'écria le vieillard, et aussitôt ils disparurent tous. La jeune fille, pénétrée de terreur, courut à la 320 LE PLEUR DES PERLES. maison rendre compte à sa mère de tout ce qui lui était arrivé. Bientôt elle en éprouva les conséquen- ces, elle ne pouvait sourire sans voir sauter des masses de crapauds de sa bouche; ses larmes se changeaient en lézards, et l'eau où elle mettait sa main se remplissait de serpents. La. belle-mère, désespérée, n'en conçut que plus de tendresse pour sa fille et plus de haine pour les orphelins qu'elle tourmenta si bien que le jeune homme, n'y pouvant plus tenir, fit son paquet, prit congé de sa sœur en la recommandant à Dieu, et, renonçant au toit de sa belle-mère, s'en alla ten- ter l'aventure. Le monde s'ouvrit tout grand devant lui ; il ne savait où aller, mais il songea aussitôt que Dieu, qui est le père de tous les hommes,, veille sur les orphelins. Il invoqua d'abord la sainte Vierge, chanta un pieux cantique, puis se rendit au cimetière, s'agenouilla sur la tombe où son père et sa mère reposaient l'un auprès de l'autre. Il y pleura et pria, puis, ayant trois fois baisé la terre qui les couvrait, il se leva et voulut se mettre en route. Mais en ce moment il sentit dans les plis de sa robe, sur son sein, la présence d'un objet qu'il ne connaissait pas. Il y porta la main et fut si étonné qu'il n'en pouvait croire ses yeux : c'était un char- mant petit portrait représentant sa sœur bien-aimée entourée de perles de roses et de petits poissons dorés. LE PLEUR DES PERLES. 321 Ravi à cette vue, il baisa le portrait, regarda en- core une fois du côté du cimetière, fit le signe de la croix et se mit en route. Une belle histoire est vite racontée, mais les faits ne marchent pas si vite. Après maintes aventures moins importantes, il arriva à la capitale du royaume, située au bord de la mer. Il parvint à s'y trouver une position, et qui n'était pas des moindres, puisqu'il fut attaché au jardin du roi et qu'il était bien nourri et bien payé. Cette bonne fortune ne fit cependant pas oublier à l'orphelin le souvenir de sa pauvre sœur dont le sort l'inquiétait. Quand il avait un moment à lui, il s'asseyait à l'ombre dans quelque endroit retiré, il regardait le portrait de sa sœur et s'attendrissait souvent jusqu'à verser des larmes; car, dans le portrait, il retrouvait l'image fidèle de sa sœur et il le regardait comme un legs précieux que lui avaient fait ses parents. Le roi l'avait remarqué, et un jour que l'orphelin était assis au bord d'un ruisseau, contemplant le portrait de sa sœur, le roi s'approcha de lui tout doucement par derrière et chercha à voir, par-dessus son épaule, ce que le jeune homme regardait avec tant d'attention. « Donne-moi ce portrait, » s'écria-t-il. L'orphelin le lui présenta. Le roi, l'ayant examiné, fut ravi d'admiration. 21 322 LE PLEUR DES PERLES. « Depuis que je suis au monde, s'écria-t-il, je n'ai point vu pareille beauté, je n'en ai point ouï parler, je ne l'ai point même rêvée. Voyons, parle, est-elle du nombre des vivants, celle que ce portrait repré- sente? » L'orphelin fondit en larmes, et raconta au roi que ce portrait était la vivante image de sa sœur qui, depuis quelque temps, avait reçu de Dieu comme faveur de voir ses larmes se changer en perles, son sourire faire naître des roses, et ïe con- tact de sa main produire dans l'eau de jolis petits poissons dorés. Le roi lui ordonna d'écrire aussitôt à sa belle- mère que, sans perdre un moment, elle eût à ame- ner sa charmante belle-fille à la chapelle du châ- teau, où le roi l'attendait pour faire d'elle sa femme, et qu'à cette occasion il comblerait de ses bienfaits et la belle-mère et le frère de son épouse. L'orphelin écrivit sa lettre, et le roi chargea un courrier de la porter. Une belle histoire est vite ra- contée, mais les faits ne marchent pas si vite. Ayant lu la lettre, la belle -mère ne la montra pas à l'orpheline, mais à sa propre tille. Elle se concerta avec elle, courut ensuite chez une magicienne pour prendre conseil et s'instruire dans son art de la sorcellerie, et puis se mit en route avec les deux jeunes filles. Gomme elles approchaient de la capi- tale, dans un endroit près de la mer, elle poussa LE PLEUR DES PERLES. 323 l'orpheline hors de la voiture, murmura les paroles magiques et cracha trois fois derrière elle. Aussitôt la pauvre orpheline devint toute petite, se couvrit de plumes, et se trouva en un moment métamor- phosée en cane sauvage ; puis elle se mit à caqueter, se jeta à la mer, comme le font ordinairement les canards, et s'en alla bien loin en nageant. La belle- mère la congédia avec les paroles suivantes : « Que par la force de ma haine, ma volonté s'ac- complisse 1 Nage sur les bords comme une cane, jouissant de la liberté. Et pendant ce temps-là ma fille, sous l'enveloppe de tes traits, épousera le roi et jouira du sort qui t'était destiné! » Comme elle achevait ces mots, sa fille se trouva revêtue de tous les charmes de la malheureuse or- pheline. Puis elles poursuivirent leur route, arri- vèrent à la chapelle à l'heure indiquée, et là le roi reçut, des mains de la trompeuse belle-mère, sa fille, qu'il épousa au lieu de la charmante orpheline. Aussitôt après la cérémonie, la belle-mère, comblée de présents, retourna chez elle ; et le roi, en regar- dant sa jeune femme, ne pouvait comprendre pour- quoi il n'éprouvait pas pour elle les sympathies ni le ravissement que lui causait la vue du portrait auquel elle ressemblait tant. Il n'y avait plus de remède à cela, puisque, comme on dit, ce qui est fait est fait; Dieu vous marque d'avance et la maladie dont vous mourrez et la femme que vous aurez. 11 admirait la 324 LE PLEUR DES PERLES, beauté de sa femme et jouissait d'avance de la sur- prise qu'on aurait à voir des perles tomber de ses yeux, des roses s'épanouir de sa bouche et des pois- sons dorés naître sous ses mains. Mais voilà que, pendant le festin, la reine ayant souri à son époux, une masse de grenouilles hideuses s'échappa de sa bouche ! Le roi, saisi de dégoût, s'écarta brusque- ment. Alors la reine se mit à pleurer; mais, au lieu de perles, une multitude de lézards tomba de ses yeux! Le majordome s'approchant pour donner à laver à sa maîtresse, elle n'eut pas plutôt mis le bout de ses doigts dans l'eau, qu'il s'y forma une quantité de serpents qui se dressèrent en sifflant et s'élan- cèrent au milieu de la réunion ! L'effroi fut général et la confusion des plus grandes. La garde, que l'on appela, eut bien de la peine à débarrasser la salle de ces dégoûtants reptiles. Le roi, qui s'était sauvé au jardin, y rencontra l'orphelin, et, outré de colère de la déception dont il le croyait l'auteur, il le frappa si rudement sur la tête avec sa canne, que le pauvre garçon tomba et expira aussitôt. La reine accourut en sanglotant, et, ayant pris le roi par la main, elle lui dit : « Qu'avez-vous fait? vous avez tué mon frère qui était bien innocent. Est-ce sa faute ou est-ce la mienne, si, depuis que je suis votre femme, j'ai perdu par la force de quelque enchantement le LE PLEUR DES PERLES. 325 pouvoir merveilleux dont j'étais douée? Gela passera avec le temps ! mais le temps ne me rendra pas mon frère, le fils de ma mère. — Pardonnez-moi, chère épouse, dit le roi; dans un moment d'emportement je l'ai soupçonné de m'avoir trahi et j'ai voulu le punir ; je le regrette maintenant, mais c'est irréparable ; pardonnez-moi ma faute, comme moi je vous pardonne aussi de tout mon cœur. — Je vous pardonne, dit la reine, mais je vous supplie d'ordonner que le frère de votre femme soit honorablement enterré. » Le désir de la reine fut accompli. Le pauvre or- phelin, qui passait pour être le vrai frère de la reine, fut déposé dans un riche cercueil, sur un magnifique catafalque dans l'église , et pour la nuit, une garde d'honneur fut placée autour du cer- cueil et à la porte complètement tendue de noir. Vers minuit, les portes de l'église s'ouvrirent sans bruit. Au même instant, un sommeil invincible s'empara des gardes qui s'endormirent. Une jolie petite cane entra, s'arrêta au milieu de l'église, se- coua ses plumes dont elle se débarrassa une à une, et voilà que l'orpheline, rendue à sa forme pre- mière, s'approcha du cercueil de son frère, en ver- sant d'abondantes larmes qui se changeaient en perles fines. Après avoir bien pleuré, elle reprit son plumage et sortit. Les gardes s'éveillèrent alors et 326 LE PLEUR DES PERLES. furent tout surpris de voir près du cercueil cette quantité de perles fines. Le lendemain ils racon- tèrent au roi comment les portes s'étaient ouvertes vers minuit, comment un irrésistible sommeil s'était emparé d'eux, et comment en s'éveillant ils avaient aperçu ces perles, sans savoir d'où elles venaient. Le roi fut très-étonné, surtout de l'apparition des perles, qui avaient dû être produites par les larmes de sa femme. Pour la seconde nuit, il doubla la garde, lui recommandant la vigilance. A minuit, la porte s'ouvrit de nouveau, et les sol- dats s'endormirent. La cane entra, se dépouilla de ses plumes et redevint la charmante orpheline. La vue delà garde endormie, quoiqu'on l'eût doublée, lui arracha un sourire, qui fit naître une multitude de belles roses parfumées. Puis, quand elle s'appro- cha de son frère, ses larmes recommençant à couler, firent de nouveau tomber une profusion de perles. Au bout de quelque temps, elle reprit son plumage, se retira. Les gardes se réveillèrent, ils ramassèrent les perles et les roses qu'ils portèrent au roi. Celui-ci fut tout surpris de voir que non- seulement les perles, mais les roses, qui devaient naître du sourire de sa femme, s'étaient montrées dans l'église. Il augmenta encore, pour la nuit sui- vante, le nombre des soldats, et les menaça des peines les plus sévères s'ils ne réussissaient à veiller. Aussi firent-ils pour cela tous leurs efforts, mais LE PLEUR LES PERLES. 327 sans aucun fruit. A leur réveil, ils trouvèrent non- seulement des perles et des roses, mais encore des petits poissons dorés nageant dans le bénitier. Le roi, tout surpris, se douta pourtant qu'un pou- voir magique devait amener ce sommeil si extraor- dinaire de ses gardes. À l'approche de la quatrième nuit, il renforça encore le nombre des soldats et puis se cacha lui- même derrière l'autel, après y avoir suspendu un miroir dans lequel il pouvait, sans être aperçu, voir tout ce qui se passerait. A minuit, une force invisible ouvre la porte ; les soldats laissent tomber leurs armes et s'étendent par terre sous l'empire d'un sommeil léthargique. Le roi ne détourne pas les yeux du miroir. Il voit entrer une petite cane sauvage, qui jette des regards timides de tous côtés ; à l'aspect des gardes endormis elle se rassure, s'avance vers le milieu de la nef, fait tom- ber ses plumes, et apparaît bientôt sous la forme d'une jeune fille ravissante de beauté. Le roi, trans- porté de joie et d'admiration, eut le pressentiment que c'était là sa vraie fiancée. Aussi, quand elle se fut avancée près du cercueil, il sortit doucement de sa cachette, un cierge à la main, et mit le feu aux plumes qui brûlèrent aussitôt en projetant une grande flamme qui réveilla les soldats. Voyant cela, la jeune fille courut vers le roi en tordant ses mains blanches et versant des larmes de perles : 328 LE PLEUR DES PERLES. « Qu'avez-vous fait? lui disait-elle; comment échapperai-je à la vengeance de ma marâtre, dont les opérations magiques m'avaient changée en cane? » Là-dessus elle raconta tout au roi. Celui-ci or- donna aussitôt à quelques-uns de ses gardes de s'emparer de la femme qu'on lui avait fait épouser frauduleusement, et de l'emmener incontinent hors du pays ; puis il envoya quelques messagers avec ordre de mettre la main sur la méchante marâtre et de la brûler comme sorcière. Tout cela fut scru- puleusement exécuté. Pendant que le roi donnait ses ordres, l'orpheline tira de son sein trois petites vessies pleines de trois différentes eaux, qu'elle avait apportées avec elle de la mer. La première avait la vertu de ressusciter. L'orpheline en aspergea son frère ; aussitôt la roideur et le froid de la mort dis- parurent, les joues du jeune homme se colorèrent, et un sang chaud et vermeil s'échappa de sa bles- sure. L'orpheline versa dessus de la seconde eau, qui avait la propriété de guérir, et la blessure se ferma subitement. Enfin elle l'aspergea avec la troi- sième eau, qui avait une vertu ranimante ; il ouvrit les yeux, regarda sa sœur avec étonnement, et se jeta tout heureux dans ses bras. À cette vue, le roi, plein de joie, tendit la main au jeune homme, donna le bras à la jeune fille, et ils s'en allèrent tous ensemble au palais. Il fit aus- LE PLEUR DES PERLES. 329 sitôt inviter beaucoup de monde. 11 épousa l'or- pheline, nomma son frère voïévode, et célébra ses noces avec tant de magnificence, qu'on n'a jamais oui parler d'une fête où l'on ait tant bu et tant mangé ! ^p LA PARESSE. (Conte traduit de Glinski, t. I, p. 195.) Sur les bords d'une rivière poissonneuse demeu- rait un vieillard qui avait trois fils. Les deux aînés étaient intelligents et s'étaient déjà mariés. Le plus jeune, bête et paresseux, était célibataire. Le vieil- lard, se sentant près de sa fin, légua sa maison à ses deux fils aînés, puis donna à chacun d'eux trois cents florins en espèces. Étant mort peu de temps après, il fut enterré convenablement par ses en- fants, qui firent un festin funèbre (stypa 1 ) très- 1. Sttjpa en polonais et trizna chez les autres peuples slaves, veut dire : repas donné en l'honneur des trépassés. Les deux mots sont de racine sanscrite. Tout le chapitre xi e du Lolus de la bonne loi, trad. Burnouf, est consacré à la description d'un stupas (tertre funéraire) miraculeusement apparu dans les airs. Le bienheureux Indien, qui s'y repose, fait entendre sa voix d'outre-tombe pour enseigner aux brahmanes la loi divine. Les buddhistes rendent un culte tout particulier aux stupas qu'ils font construire pour leurs morts en y mettant des substances pré- cieuses. Du sanscrit stupas les Afgans et les Persans ont fait leur 332 LA PARESSE. abondant et soigné. Puis les deux frères aînés, ayant pris possession de l'héritage, dirent au sot * : « Écoute, frère, confie-nous ta portion d'héritage, nous irons faire le commerce de par le monde, et quand nous aurons gagné bien de l'argent,' nous lëpé, ou tumulus, qui servait anciennement de sépulture aux hommes célèbres. On construisait les stupas ainsi que les tëpê ordinairement dans les plaines incultes, ce qui aurait donné l'origine au mot stepy (les plaines désertes) des contrées slaves, surtout dans l'Ukraine, que les poètes nationaux appellent : « Val des tom- beaux. » 1 . On verra que le héros du conte est ici non-seulement un pauvre d'esprit, mais aussi un paresseux à toute épreuve. Il n'y a, que je sache, que les Indiens qui aient érigé l'inaction à la hauteur d'une vertu théologale. Poux eux, en effet, le plus pé- nible de tous les labeurs est le travail d'intelligence. Ils disent : « La conduite recommandée par Véda à ceux qui cherchent à vivre selon les lois divines, est double : l'une est l'action , l'autre Yinaction; Taction fait vivre l'homme, l'inaction lui assure l'im- mortalité. » (Bagh. Pur., liv. IV, ch. n, trad. Burnouf.) .... a Le cœur qui a trouvé du repos en se vouant au culte de Bhagavat (l'Être suprême), après avoir rompu les liens qui l'at- tachaient au monde, arrive à l'intuition de la vérité, qui est Bhagavat lui-même. Le nœud du cœur est tranché, tous les doutes sont dissipés; les œuvres de l'homme sont anéanties, car alors il voit au dedans de lui le souverain lui-même. » (lbid., vol. I, p. 15.) Tel était l'idéal de l'inaction chez les brahmanes. Les contes slaves, après en avoir oublié la raison d'être, n'en ont conservé que la tradition affaiblie. C'est à peine si les conteurs villageois cherchent à justifier la paresse de leur héros, en lui faisant ac- complir quelques actes de charité ou de sympathie envers les animaux. Dernièrement un auteur russe de beaucoup détalent, M. Gantcharov , publia un roman intitulé Oblomov , et dont le héros est un fainéant par excellence. Il finit plus tristement que les paresseux de nos Baïkas. LA PARESSE. 333 t'achèterons un bonnet, une ceinture et des bottes rouges. Quant à toi, il faut que tu restes à la maison, soumis à la direction de tes belles-sœurs. » , Le sot désirait depuis longtemps avoir un bon- net, une ceinture et des bottes rouges. Il consentit donc à tout et livra son argent. Les frères partirent et passèrent la mer, pour chercher fortune. Le sot resta à la maison, et, comme c'était un paresseux accompli, il restait des journées entières couché sur le poêle chaud, sans rien faire et n'obéissant qu'à regret à ses belles- sœurs. Il aimait par-dessus tout l'oignon cru, le kvas (espèce de cidre), et la purée de pommes de terre (tolkno). Un jour les belles-sœurs lui dirent : « Va nous chercher de l'eau! » C'était en hiver, il gelait fort, et le paresseux n'a- vait pas envie de sortir. Il leur dit donc : « Allez vous-mêmes, je préfère rester ici. — Va donc, sot garçon, nous te préparerons de l'oignon, du kvas et de la purée ; mais si tu n'obéis pas, nous le dirons à nos maris et tu n'auras ni bonnet, ni ceinture, ni bottes rouges. » Ces paroles décidèrent le sot qui se roula à bas du poêle, prit la hache, les seaux, et alla à la rivière. Il rompit la glace, puisa de l'eau et vit paraître, à la surface du trou, un gros brochet. Le sot le saisit rapidement par les ouïes, et le sortit de l'eau. 334 LA PARESSE. « Laisse-moi libre, dit le brochet, et en revanche je te promets d'accomplir tous tes désirs. — $h bien, je désire que tout ce que je voudrai s'accomplisse aussitôt. — Tu auras tout ce que tu voudras, pourvu que tu prononces ces paroles : A ma prière Et sur l'ordre du brochet Que telle chose se fasse. — Voyons donc que j'essaye, » dit le sot, et aussi- tôt il se mit à dire : A ma prière Et sur l'ordre du brochet Que je voie à l'instant paraître oignons, kvas et purée ! A l'instant, il vit devant lui ses aliments favoris. Il en usa largement, puis il dit : « C'est bien, je suis content, mais en sera-t-il toujours ainsi? — Toujours, » répond le brochet. Le sot remit le poisson dans la rivière, puis, se tournant vers les seaux d'eau, il dit : A ma prière Et à l'ordre du brochet Que mes seaux marchent seuls ! Les seaux, avec la courue 1 qui les soutenait, se 1. Faute de mieux, noua nous sommes servi ici du mot tech- LA PARESSE. 335 mirent en marche gravement. Le sot les suivait. Arrivé à la maison, il rangea les seaux à leur place, et s'étendit de nouveau sur le poêle. Bientôt les belles-sœurs lui dirent : « Va nous fendre du bois. — Faites-le vous-mêmes. — Ce n'est pas l'ouvrage des femmes; d'ailleurs, si tu ne fends pas de bois, le poêle sera froid et c'est toi qui en pâtiras. De plus, écoute encore une fois: si tu* n'obéis pas, point de bottes rouges ni rien de beau. » Le sot se remua sur le poêle, puis il dit : A ma prière Et sur l'ordre du brochet Que ce qu'elles demandent soit fait! Aussitôt, une hache sortit de derrière un banc et fendit un grand tas de bois, dont elle mit une partie dans le poêle, puis retourna dans son coin. Pendant ce temps, le sot couché sur le poêle mange et boit tout à sa convenance. Un autre jour, c'était du bois à apporter de la forêt. Cette fois, le fou était bien aise de se montrer devant les villageois. Il tira donc le (raîneau de la remise, le chargea de purée et d'oignons et pro- nonça les paroles magiques. nique courve que les porteurs d'eau auvergnats donnent au bâton qui leur sert à porter les seaux d'eau. 336 LA PARESSE. Alors le traîneau se mit en marche et, traversant le village au galop, renversa plusieurs personnes en effrayant les femmes et les enfants. A la forêt, les bûches et les fagots se firent d'eux- mêmes et chargèrent le traîneau, qui reprit le chemin de la maison. Mais, au milieu du village, le sot fut arrêté par ceux qu'il avait blessés et ef- frayés. Us le tirèrent de dessus le traîneau, et, le traînant par les cheveux, se mirent à le rouer de coups. Le sot crut d'abord que c'était pour rire, mais lorsqu'il sentit ses épaules meurtries, il dit : A ma prière Et sur l'ordre du brochet Que les bûches frappent mes agresseurs, dru et menu ! On vit alors quelques bûches se répandre dans la foule et frapper si bien de tout côté, que chacun se sauva au plus vite. Le sot, riant de tout son cœur, remonta sur le traîneau et fut bientôt recouché sur le poêle. Depuis ce temps, le sot devint célèbre dans le pays, au point que le roi eut envie de le voir et l'envoya chercher par un de ses officiers : « Allons, nigaud, descends du poêle et suis-moi chez le roi. — Pour quoi faire? J'ai ici de l'oignon, du kvas et de la purée tant que j'en veux. » L'officier, indigné de sa grossièreté, lui donna un soufflet; alors le sot dit : LA PARESSE. 337 A ma prière Et sur Tordre du brochet Que l'agresseur tàte un peu du balai ! Un gros balai, et des plus sales, alla, de son propre mouvement, se tremper dans l'eau de vaisselle, et s'acharna si impitoyablement sur le pauvre officier, qu'il dut s'échapper par la fenêtre , et revint seul vers le roi. Celui-ci, étonné du refus du sot, lui dépêcha un autre de ses officiers qui, plus habile que le premier, s'informa d'abord des goûts du sot, et s'approchant de lui, lui dit : « Tiens avec moi chez le roi, qui veut te donner un bonnet, une ceinture et des bottes rouges. — A la bonne heure! répondit le sot, je vais y aller ; partez en avant, et je vous rejoindrai. » Alors il se bourra bien de purée et d'oignons, but du kvas et s'endormit sur le poêle. Lorsque ses belles-sœurs l'éveillèrent, en lui disant qu'il était temps de partir, il proféra seulement ces mots : A ma prière Et sur l'ordre du brochet Que le poêle me porte devant le roi. Au même instant, le poêle, bien chauffé, se met en mouvement 1 et amène le sot jusque devant le 1. Pour comprendre ce- qu'il y a d'original et d'indigène dans cette image d'un poêle ambulant , comme le tender d'une loco- motive, il faut se rappeler que les pères et mères de familJe, 22 338 LA PARESSE. palais du roi. Celui-ci accourut tout étonné, suivi de la cour entière, et demanda au sot ce qu'il vou- lait? « Je viens chercher le bonnet, la ceinture et les bottes rouges que vous m'avez fait promettre. » En ce moment parut la charmante princesse Ga- piomila, fille chérie du roi. Du premier regard, elle plut beaucoup au sot, qui murmura tout bas : A ma prière Et sur l'ordre du brochet Que la princesse soit éprise de moi ! Puis il ordonna au poêle de se remettre en route, et rentra chez lui, où il continua à manger de la pu- rée et de l'oignon et à boire du kvas. Cependant la princesse, éprise de passion pour le sot, supplia son père de le faire revenir. Il ne vou- lut point y consentir , si bien que le roi le fit eni- vrer, puis le fit garrotter et amener chez lui. Puis il appela un célèbre magicien qui, sur son ordre, en- ferma la princesse avec le sot dans un tonneau de cristal, et y ayant attaché une vessie de baleine bien gonflée d'air, il lança le tout en l'air, sous les nuages. La princesse pleurait amèrement. Le sot se tenait tranquille, disant qu'il se trouvait bien dans ce ton- dans la plupart des villages slaves du nord, surtout en hiver, dorment sur le poêle avec tous leurs enfants, ensemble, et y reçoivent les visites de leurs amis. LA PARESSE. 339 neau. Enfin la princesse obtint qu'il fît usage de sa puissance. Il dit donc : A ma prière Et sur l'ordre du brochet Que le tonneau s'arrête sur l'île hospitalière. Le tonneau cristallin alla tomber et s'ouvrir sur Vile hospitalière, où le voyageur n'a qu'à désirer pour obtenir toute cbose. Le sot et la princesse se pro- mènent, mangent et boivent à volonté. Le sot se trouve heureux, mais la princesse le presse de faire ériger un palais, et le palais parut aussitôt, tout bâti en marbre, avec des fenêtres de cristal, un toit en ambre jaune et des meubles dorés. Puis le lende- main, elle voulut avoir un chemin bien battu pour rejoindre son père. Aussitôt un pont magnifique 1 tout en cristal, à balustrade d'or et enrichie de dia- mants, vint relier le palais du roi à celui du sot. Celui-ci allait se mettre en marche avec la prin- cesse, quand il réfléchit qu'il était bien honteux d'être si ingambe et si grossier près de cette char- mante princesse. Il dit donc : A ma prière Et sur l'ordre du brochet Que je devienne spirituel et charmant ! 1. On connaît le célèbre épisode du Ramayana, où un pont merveilleux est jeté sur l'Océan pour unir l'île de Lanka (Ceylan) 340 LA PARESSE. Aussitôt il devient aussi beau et aussi aimable que possible. Montant en voiture avec la princesse Ga- piomila, ils parcoururent le pont qui les conduisit jusque près du roi. Celui-ci les reçut avec joie, leur donna sa bénédiction et les' maria le même soir. Il y eut une foule d'invités à la noce. J'y étais aussi et je bus en abondance du vin et de l'hydromel. J'ai tâché de raconter ce que j'ai vu aussi fidèlement que possible. au continent indien, et, par ce moyen, aider Rama à y conduire ses armées de singes contre le démon ravisseur de l'épouse du héros. Les robes de l'Aurore lituanienne sont tachées de sang", et la vingt-huitième sloka védique dit : « Mais je ne vois plus que du sang et du noir? C'est Critya (mauvais génie) qui s'attache à l'époux. » femme abandonnait son corps toutes les nuits , pour aller s'in- carner dans un saule. Le mari, comme le Perkuns de notre lé- gende, abattit le saule à coups de hache, et à l'instant même la femme mourut. (Voyez la ballade d'Erhen intitulée le Saule.) Parmi les Daïnos recueillis par le docteur Rhesa, on trouve une prière adressée à un chêne par un enfant orphelin : « Sur la mer, près du port, il y a une montagne blanche. De sa cime s'élève un chêne verdoyant. J'y ai fait aborder ma barque, moi le malheureux. Je l'ai entouré de mes bras : « 0, mon chêne « bien-aimé! ne te changerais-tu pas en mon père? Tes branches « verdoyantes ne se changeraient-elles pas en ses bras blancs? « Tes feuilles vertes ne se changeraient-elles pas en paroles « d'ami? » ce Hélas! j'en suis revenu, pleurant des larmes amères! car le chêne ne se métamorphosa pas en mon père bien-aimé, ni les branches verdoyantes en ses bras blancs, ni ses feuilles vertes en paroles d'ami ! » ÉPILOGUE. 385 Tout cela prouve jusqu'à l'évidence que l'hymne et la légende parlent d'un même mythe, bien que les rôles des personnages soient parfois intervertis. Enfin, les deux récits aboutissent à un dénoûment semblable : Sourya finit par s'unir à Manou, et la mère d'Aûchriné lui prédit une solution heureuse après l'accomplissement des temps désignés par un nombre mystique. Ce qu'il y a de plus remarqua- ble, c'est que les « rivières » et le « lac » de la lé- gende lituanienne rappellent « le fleuve » et les « ondes » de la dernière sloka de l'hymne : « Que tous les dieux, que les ondes protègent tout ce qui nous est cher.... Qu'Agni, que le fleuve de Sarasvati, le généreux, nous accorde à tous son appui. » On sait que selon le rêve chéri des brahmanes, après la consommation des siècles la mort prendra ses vacances; l'homme redevenu dieu, s'unira avec le ciel, et désormais il n'y aura aucune souffrance, aucune imperfection. Tous les êtres vivront dans l'éternité de la lumière et de l'amour. Cette fré- quente coïncidence entre la tradition orale chez les Slaves et les mythes à'Agni, de Sourya, à'Ouchra, n'est pas certes l'effet du hasard. II y a plus, l'invin- cible chef des dieux védiques, Indra, existe et agit dans le même ordre d'idées que les héros des contes slaves. Ainsi, par exemple, Alcis etVitol, premiers héros 25 386 ÉPILOGUE, mythiques de l'ancienne Lituanie, passent toute leur vie à lutter contre les dieux et les éléments hostiles à l'homme. Vitol, guerrier et magicien ! , parcourt le monde d'un bout à l'autre ; il s'entretient avec la lune et il connaît les noms de tous les astres; il tue le dragon Pukis et il possède un coursier qui dé- passe les vents. Alcis est un géant qui parfois com- met des brigandages, mais qui aime les hommes et les punit ou les récompense selon leurs mérites. Nous avons vu déjà agir et combattre les héros des contes traduits dans ce volume, comme Impérissable, le Pêcheur, le Prince Toutbon, le Prince à la main d'or, etc. Maintenant laissons les hymnes du Rig-Véda nous raconter ce que fait leur Jupiter : « Indra saisit le nuage par le pied, il l'attire à lui, comme pour le dévorer, et, de ce large corps, il enveloppe sa tête. De son siège élevé, il le soulève, puis il le brise et descend avec lui sur la surface de la terre. » (Rig-Véda, IV, p. 176.) « Autour de toi, ô Indra, brille la lumière et la force. Vritra^ retenant les ondes, s'était assis au haut des airs, 1. Tous les dieux védiques sont habiles en magie. 2. Vritra, démon des ténèbres; son nom, d'après l'interpré- tation de *'opp, correspond au slave Vrah, ennemi. Il est aussi le dieu de Mensonge (si. Vriati). Voyez le combat d'Indra avec Vritra dans le Bhag. Pur., livre VI, chap, xn, trad. Burnouf. ÉPILOGUE. 387 quand sur cette pente céleste, où il semblait difficile de saisir cette masse énorme, tu es venu lui briser la mâchoire. » (Ibid., I, |p. 90.) « Tu as, avec tes traits, brisé la ville mobile de Souchna*. brillant Indra, achève-le, toi qui mérites d'être honoré par des chants et par des offrandes! » (Ibid., Ill, p. 188.) « A.hi 2 se cachait au sein des nuages; le sombre magi- cien se renfermait dans cette humide retraite. Il arrêtait les eaux et encombrait le ciel. héros, Indra, tu as avec force frappé Ahi î ce Indra secoue les poils de sa barbe azurée, ainsi la pluie lance sps traits humides. » (Ibid., IV, p. 170.) Le mot Indra veut dire le ciel azuré, le beau temps, ce qui correspond, dans les langues slaves, au : tchèque modrène, espace azuré; pol. modry bleu 3 ; serbe vèdro, transparent, lucide, védratz glacies limpidissima , védriticè, serenalur cœlum ; viédro, un seau d'eau, etc. (la robe couleur de temps de Perrault). Tantôt la poésie populaire des Slaves compare les nuages à des monstres, dragons, vautours, etc., et 1. Souchna, démon de la sécheresse (si. Soucha ou Souchnia). Les nuages sont a la ville mobile de Souchna ; » il s'y cache pour empêcher de pleuvoir. 2. Ahi, divinité malfaisante. Elle a la forme d'un serpent (si. yëhila ou ouhr , anguille; ouge, serpent). 3. En français mordoré et aussi la foudre, arme du dieu Indra, auquel les hymnes du Rig-Véda donnent, entre autres, l'épi- thète de syéna (si. syanie, éclat, rayonnement). Syéna est éga- lement le nom de l'épervier céleste des Indiens qui avait dérobé le feu du ciel pour en gratifier les hommes. 388 ÉPILOGUE. tantôt elle les appelle « les vaches du bon Dieu. » Les hymes du Rig-Véda disent la même chose : ceindra! Ne nous oublie pas, ô gardien des vaches cé- lestes. » (Rig-Véda, II, p. 40.) « C'est lui, Indra qui, s'emparant de la mamelle du nuage, l'ouvre et la ferme à son gré. » (Ibid., I, p. 40.) Indra, dans ses luttes incessantes contre les té- nèbres et la sécheresse, se fait aider soit par le dieu du vent Vayoû 1 , soit par les brises Marouts 2 , ses fidèles auxiliaires, dont le souffle rafraîchissant calme les ardeurs de la canicule et provoque des ondées fertilisantes : « Que le merveilleux Vayou souffle, que les vaches fé- condes (nuages) de leurs langues caressent les plantes. Que les plantes boivent ces ondes qui donnent la force et la vie. » (lbid., IV, p. 465.) Tout dieu que soit Indra, ses travaux titaniques l'épuisent; il a faim, il a soif, il a besoin du repos après ses fatigues, absolument comme le dieu du So- leil et le dieu du Yent de nos contes ci-dessus. Aussi, les bons Aryas lui préparent-ils dès le matin, pour lui et pour les coursiers de son char, une offrande 1. SI. viéyou, je souffle, etviéya, bourrasque. Il y a un autre mot sanscrit pavana, vent, qui correspond au si. povianie, une brise légère, un souffle. 2. Le Coran reproche aux idolâtres d'adorer les Harouts et les Marouts. ÉPILOGUE. 389 composée de comestibles et de boissons dont il est très-friand. Ils lui font un lit moelleux de l'herbe Kouça\ afin que le dieu puisse s'y prélasser, s'eni- vrant de Soma et écoutant la musique des hymnes que les sacrificateurs et les pères de famille chantent en son honneur. ce Indra, nous t'avons préparé ton siège au sacrifice. Viens donc vers nous ! On dit que tu aimes le soma. Nous t'en avons préparé. Bois-en jusqu'à l'ivresse; remplis tes larges entrailles. » (Rig-Véda, I, p. 194.) « Pour toi ce gazon (kouça) a été étendu, ô Indra, ce soma a été versé. Cette orge a été préparée pour tes chevaux. Viens donc en notre demeure, tout-puissant bienfaiteur!... Viens grand et beau, sage et prévoyant. Suis la route que t'indiquent nos hymnes et bois de ce soma aussi doux que le miel. » (lbid., H, p. 51.) « O Indra ! reçois, dès le matin, le soma que nous t'of- frons, avec ces beignets, ce plat de caillé, ces gâteaux et ces hymnes. » (Ibid., II, p. 75.) Les Slaves du paganisme , renommés toujours pour la vertu de l'hospitalité, invoquaient et rece- vaient de la même façon leurs dieux. Dans un vieux poëme tchèque (manuscrit du treizième siècle), le héros Zaboï se plaint de ce que les chrétiens forcent ses compatriotes à renoncer aux usages an- tiques : 1. La grarainée Pea cynosuroides de nos botanistes. 390 ÉPILOGUE. « L'ennemi, dit-il, a chassé les éperviers de nos forêts sacrées.... Il nous défend de nous prosterner, le front contre la terre, devant nos dieux, de leur donner à manger au cré- puscule. Là où nos pères offraient des mets à nos divinités, là où ils chantaient des hymnes, l'ennemi fait abattre tous les arbres, il fait briser tous les dieux '. » Dans des chansons slaves de Lituanie, que Mic- kiewicz a traduites dans son poëme Dziady. le sa- crificateur , s'adressant aux mânes des ancêtres (sansc. pitris), dit entre autres choses : « Arrivez dans le temple sacré où il y a de l'aumône, des prières, de la nourriture, des boissons. » .... « Que désires-tu, âme chérie, pour arriver au ciel? Veux-tu des louanges de Dieu ? Veux-tu des friandises et des douceurs ? Il y a ici des pâtes frites, des beignets, du lait, des fruits, des fraises, » etc. Tous ces rites se pratiquent encore dans des vil- lages des Bélo-rulhènesen Pologne. Il n'est pas rare d'y rencontrer, le jour de la fête du patron des troupeaux, dans des laiteries, son image barbouillée de lait caillé dont quelque laitière a bien voulu régaler le saint ! On y trouve aussi un usage qui rappelle celui de Kouça des hymnes védiques : La Koutzya, c'est-à-dire le repas du soir que l'on donne tous les ans la veille de Noël, doit être néces- sairement servie sur une nappe étendue sur une jon- chée de foin. 1. Voyez vol. I, p. 13, Vybor Starocesk, 1845, Prague. ÉPILOGUE. 391 Pour en finir avec les divinités védiques, nous ferons observer que leur nombre est comparative- ment restreint. Nous avons nommé déjà les prin- cipales, auxquelles on n'aurait qu'à ajouter quel- ques-unes pour épuiser la liste, comme : Varouna, Neptune indien (si. bouroun, bourrasque ; boury, fauve, sombre; var, liquide en ebullition); Yama, dieu de la mort (sanscr. yam, saisir ; si. ima, il saisit, et yama, fosse mortuaire) ; Açvins, les crépuscules (serb. çvanouté, diluculum; açvénouti, luire, éclairer faiblement comme le fait l'aube du jour). Quelques noms des démons indiens ont leurs correspondants slaves, par exemple : Piçatchas, vampires qui se nourrissent de la chair humaine (si. bies, démon ; pies, chien ; serb. vechtitza, vampire) ; Prêtas (si. bred, cauchemar); Bhutas (si. bouta, orgueil); Rakchaças (si. rokoch, révolte), etc. Aucune de ces analogies n'est plus intéressante, comme mot et comme idée,, ni plus digne d'être signalée que le sanscrit dèva, dieu. Les indianistes le font dériver de l'étymon sanscr. div. briller, et aussi aimer, désirer : Dans les idiomes slaves, div ou divo signifie pro- dige, eidivny, étonnant, merveilleux. Dans le poëme ruthène « la légion d'Igor, » de même que dans le Zen- davesta,dw est démon, ennemi du bien, et du dieu de la lumière Hormuzd. Aujourd'hui, il n'y a que les Lituaniens qui appellent Dieu Déva; tous les autres 392 ÉPILOGUE. Slaves donnent ce nom à la « Vierge ; » mais dès qu'elle n'appartient plus exclusivement à Dieu, soit en se mariant, soit en cessant d'être vestale, ils l'ap- pellent Névesta, « femme. » Leur boh ou bog, pi. bo- govièy nous l'avons vu déjà, trône au-dessus de tous les dieux, c'est l'Etre suprême par excellence, le Bagha ou Baghavat 1 , épithète que les chantres des hymnes védiques donnent à tout ce qu'ils peuvent concevoir de plus divin et de plus grand en même temps. « ïndra croît au milieu de nos libations ; il grandit par l'effet de nos œuvres pieuses et obtient de la renommée.... Il est grand, il est victorieux. Indra est pour nous tel que Bhaga. » (Rig-Véda, III, p. 52.) Les mythologies postérieures au Rig-Véda, comme celles du brahmanisme, du bouddhisme et du la- misme, offrent bien moins de rapports avec la tra- dition orale chez les Slaves. Elles ont monstrueuse- ment défiguré les beaux types des divinités aryanes. On dirait que la tradition slave avait puisé seulement aux sources du védisme, le plus pur, et à une épo- que antérieure à la descente des Aryas brahmans dans le bassin du Gange et des Aryas bouddhistes dans l'Asie centrale et en Chine. A défaut de chroniques qui rappelleraient les temps des premières migrations des peuples indo- européens, une science de nouvelle date, la pliilo- 1. Bhavat, qui/existe, l'Etre, le wv des Grecs. ÉPILOGUE. 393 logie comparée, a déjà aidé plusieurs savants de l'Allemagne et de l'Angleterre à éclairer d'un jour tout nouveau le berceau de la grande famille aryane. Dernièrement, en France, M. Pictet a terminé le deuxième volume d'une belle et savante synthèse des recherches de ses devanciers. Si l'élément slave n'y a pas une part aussi importante qu'il l'eût mé- ritée, il faut s'en prendre au peu de matériaux dont peuvent disposer les étrangers. Et cependant aucun des idiomes indo-européens n'offre plus d'a- nalogies que le slave avec la langue mère des Aryas, le sanscrit. Presque tous les mots indispensables à la vie quotidienne, et que chaque peuple apprend chez lui avant de s'expatrier, sont sanscrits et slaves à la fois, comme vivre (giv), mourir (mri), manger (iad), voir (vid), les yeux (sanscr. aksa, si. otchi), savoir (ved), entendre (srou), cohabiter (iafy, prin- temps (yaro), hiver (sanscr. hima, si. zima), fumée (sanscr. dhûma, si. dym, de sanscr. dhu, si. dykhati, souffler, respirer), etc. Les noms slaves des arbres comme doub, le chêne, ocika, le tremble, lipa, le tilleul, dont Fétymologie est inconnue, correspondent, ce me semble, aux doub, açoka, ilpa de l'Inde, où on les donne à des arbres d'une espèce différente et qui n'existent pas en Europe. Le nom survit souvent à la chose, et nous avons déjà vu comment div, « dieu, » chez les Indiens, est devenu « diable » en Perse et en Slavic 394 ÉPILOGUE. De même le riz (sanscr. vrihi), en passant du midi au nord, se fait seigle (si. roge). De même aussi le nom du tigre 1 (sanscr. bhari, lion, hind bebr, tigre royal) fut donné par les Aryas germaniques (bear et boar) tantôt à l'ours, tantôt au sanglier; et par les Slaves, au plus doux d'entre les animaux, à i'inoffensif et intelligent castor (si. bobr). Le loup (sanscr. vrka, si. vlk) ; l'ours (si. midv-iédi) veut dire en sanscrit * mangeur de miel ; » le lièvre (sanscr. çaça ou çaçaka, si. sousla gerboise, de si. sous, saut, bond) et zayetz (lièvre) ; la souris (sanscr. moucha, di- minutif mouchaka ; si. mych, dim. mychka); le ver- rat (sanscr. anara, pol. knour); le sanglier (sanscr. varaha, pol. varhlak), ainsi que le chevreuil (si. sarna, sanscr. sarnga, cornu), portent encore les mêmes noms dans les deux contrées. Quant aux oi- seaux (sanscr. pataga, si. ptak), le faisan (teserv, de l'épopée persane), prête son nom aux gallinacés du nord de l'Europe, comme si. tietrzev, coq de bruyère, et franc, tétras (grec TsTpa£). Parmi les ani- maux domestiques, il y a deux noms sanscrits (gava, bœuf, et ila, vache) pour désigner en slave le bœuf et la vache (si. gav-iadina, du bœuf, et ialovitza, 1. Le tigre royal habite encore la zone qui s'étend depuis l'Inde jusqu'à la plaine de Mogan, aux embouchures du fleuve Araxe, et à quelques dizaines de lieues de Bakou, ville qui forme le point le plus septentrional des pèlerinages des Hindous. Ils y viennent adorer le feu à l'endroit qui porte encore son nom sanscrit djoala. ÉPILOGUE. 395 génisse). L'étalon {û.^oguier; sanscr. açva; goth., aihva, et hay a, cheval). Le chien, sanscr. çvan ou çvani; pol. tchvan ou stchvany (poursuivi par les chiens) et stchénié, petit chien. Le sanscr. kukutta, coq, correspond au si. kogout. Tous les mots slaves qui désignent le tombeau, sont d'origine asiatique : mohila (sanscr., maha, etila, terre); kourhanipevs., gour, tombeau, et khan, maison) ; grob (arabe qabr). Il y a une immense voie pavée de tertres funéraires, ou tumulus qui, partant de Balkh, du Pendjab et de l'Afganistan, où on les nomme têpè (pol. stypa), se di- rigent par la Perse vers le Caucase, s'éparpillent sur les steppes de l'Ukraine et atteignent d'un côté la Suède et de l'autre la France. C'est probablement la route qui conduisit les émigrationsaryanes depuis les plateaux alpestres du Paropamysus jusqu'en Europe. Mais revenons aux contes slaves. Dans le courant du siècle actuel, on en a publié plus de quarante recueils. La philologie et la critique ne les ont pas encore examinés ni coordonnés avec le soin que les frères Grimm ont mis à recueillir la tradition orale chez les peuples germaniques. Cependant les travaux de Ghodakowski, de Vouk Stéphanowich, d'Erben, de Hanush et de tant d'autres, ont facilité les recherches. Les contes slaves peuvent être groupés en trois nuances distinctes l'une de l'autre : serbe, russe etpolanienue. Les contes serbes, nommés chants héroïques 396 ÉPILOGUE. (pieçmè younatchké), vu l'extrême facilité avec la- quelle l'idiome national se prête à la mesure rhyth- mée, sont tous composés en vers blancs. Goethe les admire, et une bonne partie est déjà traduite en français par Mme Voïart et M. Dozon qui sait très- bien le serbe. Les héros en sont pour la plupart des personnages historiques, dont le plus ancien périt à la bataille de Koçovo, en 1389. Cependant on y voit intervenir des figures empruntées à la mythologie slave, et par conséquent remontant à des époques plus anciennes. Il y a des nymphes Vilas qui, sem- blables aux Apsaras indiennes et aux Pionçalkas de l'Ukraine, hantent les abîmes des eaux, les cavernes des montagnes. Hostiles au Dieu des chrétiens, qu'elles appellent « vieux meurtrier 1 ,» elles protègent ceux d'entre les hommes qui les ont vaincues. Elles excellent à tirer de l'arc, à chanter et à guérir au moyen de plantes à vertus médicinales dont elles possèdent le secret. La métempsycose indienne y a laissé quelques souvenirs, comme les vampires, les loups-garous, les femmes métamorphosées en oi- seaux et la Vierge de la mort, la kali serbienne. Un héros de ces contes, Relia, est pourvu d'ailes qui lui ont été données par sa nourrice, sorcière (vedma) de profession. Un autre héros, Miloch, est fils d'une ju- ment. Du reste les guerriers serbes se fient à la bonne 1. Stari krvnik. ÉPILOGUE, 397 trempe de leurs épées et à la vigueur de leurs cour- siers plutôt qu'à l'intervention des êtres surnaturels. Le plus fantasque des héros serbes, Marko Kralé- vich, fait le sujet de tout un poëme digne d'Arioste. Il a la bravoure et la générosité de Roland, qu'il surpasse en sentiments patriotiques. Mais Marko a abjuré le christianisme, et parfois il commet des actes de cruauté que rien ne saurait justifier; ce qui ne l'empêche point de pleurer sur le cadavre d'un ennemi, après avoir reconnu qu'il avait plus de cœur que lui, ni de se jeter au milieu des flammes pour sauver le nid d'un faucon. Ces sentiments foncièrement slaves se sont éteints peu à peu au contact des dominateurs étrangers. L'influence byzantine, de son souffle impur, a terni la candeur primitive de la législation du code serbe de Douchan. En Bulgarie, la poésie nationale disparut étouffée durant le règne d'une seule dynas- tie des barbares venus des bords du Volga. Les races conquérantes des Tatars et des Mon- gols ont cela de particulier qu'au bout de quelques siècles de domination, elles s'absorbent et dispa- raissent dans le corps du peuple conquis. Elles s'en assimilent avec une extrême facilité les mœurs, la langue et la religion, mais elles lui inculquent leur esprit 1 . Les contes russes peuvent venir à l'appui de 1. En Europe, cela a eu lieu chez les Vélîko-Russes et, dans 398 ÉPILOGUE. cette assertion. Voici l'appréciation qu'en a donnée M. Chavire v, professeur de littérature russe à Mos- cou, et qui ne saurait être soupçonné de partialité : « Chez nous, dit-il, les contes du peuple ne visent ordinairement qu'à exalter la force physique. Les héros favoris du peuple (russe) représentent autant de personnifications d'une énergie sauvage, bru- tale et purement matérielle. C'est qu'à dater du sixième siècle jusqu'à notre délivrance du joug tatar (en 1481), toujours l'arme au bras, et comme aux avant-postes de l'Europe, nous recevions sur nos épées ces avalanches et ces ouragans qui arrivaient de l'Asie centrale, les Obres, les Kazares, les Pet- chénègues, les Polovtzis, les hordes mongoles et tatares, rebut de peuples sans idée, sans organisa- tion sociale, ne nous apportant que le meurtre et l'incendie. » (Isîor. rusk. s/ot>.,p. 190.) En effet, si l'on excepte Dobrynia, il n'y a rien de slave dans les actes et le caractère des héros qui viennent s'asseoir à la table hospitalière de Yladi- FAsie centrale, comme exemple d'une telle fusion, on peut citer les Heziarés, puissante tribu qui a ses campements entre les pro- vinces de Balkh, de Hératet de Kaboul. LesHezzaiés professent aujourd'hui le dogme chéite et ils ne parlent plus que persan, mais leur figure a conservé le type des Mongols dans toute sa laideur primitive, ainsi que leur caractère cruel, rusé, apathique. Leurs brigandages sont le fléau des contrées environnantes. Alexandre Bur-nes et dernièrement M. de Khanikov ont voyagé chez les Hezzarés. ÉPILOGUE. 399 mir, grand-duc de Kiovie. Ils y arrivaient soit d'ou- tre-mer (zamorè) en qualité de guerriers mar- chands, soit des villes tatares, de Rostov, de Ria- zane, soit de Kazan, alors capitale des Bulgares. Le plus célèbre de ces preux chevaliers, Élie,est un Fin- nois de Mourom. La grande-duchesse est un être my- thique, une sorcière. Son amant, Tougarine, moitié homme, moitié serpent ailé, par son astuce et ses appétits obscènes, rappelle les démons de Siva, qui est le sensualisme sous la forme la plus grossière et la plus matérielle. La besogne principale qui préoc- cupe le grand-duc et ses belliqueux commensaux, consiste à dompter les brigands des forêts qui s'é- tendent entre ses États et l'Oural. Déjà le pressen- timent des désastres terribles qui devaient, de là, faire irruption sur le Dnieper et y détruire les fran- chises slaves, domine tous ces récits. Cela s'accorde avec l'opinion de M. Duchinski sur les origines des Véliko-Russes. Ces contes, dis-je, excepté la langue, n'ont aucun lien national avec ceux des Ruthènes et des Ukrainiens, avec lesquels on les confond in- justement dans les recueils publiés en Russie. Passons aux contes polaniens. Je leur ai con- servé l'épi thète de polane, par laquelle le chroni- queur Nestor désigne les populations slaves, habi- tants indigènes de ce qu'on désigne aujourd'hui sous la dénomination générale de provinces occi- dentales de l'empire de Russie. 400 ÉPILOGUE. On sait que la majorité des provinces nithènes, c'est-à-dire d'origine polanienne, mais gouvernées par la famille de Rurik, cherchèrent à se sous- traire au joug des Mongols et se soumirent d'abord aux grands-ducs de la Lituanie; et plus tard, en 1382, elles se réunirent à la république polonaise. Dèsiors, et jusqu'au démembrement de la Pologne, c'est-à-dire durant cinq siècles consécutifs, tous ces États ne faisaient qu'un seul corps de nation, ce qui explique l'intimité des rapports qui existent entre la tradition orale lituane, ruthène et polonaise. Les contes et les chants populaires recueillis chez les Tchèques, les Moraves et les Slovaques, appartien- nent aussi à la nuance polanienne ». La position géographique de la Lituanie et de la Bohême les rapprochant de la Scandinavie vers le nord, et de l'Allemagne vers le sud, il se trouve que la tradition slave y empiète souvent sur le terrain de la tradition germanique et vice versa. Grimm les a confondues plus d'une fois à son insu. La meilleure collection des contes polaniens que je connaisse, est celle de Glinski, publiée à Yilna, sous le titre de Baïarz Polski, en 1853. 11 les a tra- duits d'après le récit oral des villageois ruthènes du district lituanien de Novogrodek, pays natal de 1. Le nom générique de polaniés, de la chronique de Nestor, se conserve encore dans: velko-polanié et malo-polanié de Po- logne. ÉPILOGUE. 401 Mickiewiz, où le grand poète aimait à puiser ses premières inspirations. En Bohême, une femme de beaucoup de sens et de goût, Bojéna Nemçova, re- cueillit chez les Slovaques de Hongrie leurs contes populaires etles publia en tchèque, à Prague, 1858, intitulés : Slovenské Pohadki a Povesti. Ces deux recueils, dont je choisis ici une vingtaine de contes, ne sont rien moins que complets, mais ils peuvent donner une idée exacte du carac- tère et des tendances de la tradition orale chez la majorité des peuples slaves. Les chants héroïques de Serbie sont les plus beaux sous le rapport de la forme poétique, mais ils n'atteignent pas à la hau- teur morale des aspirations des contes polaniens, qu'on dirait grossièrement façonnés sur les types du Rig-Véda et du Ramayana. Les Polaniens ra- content monts et merveilles des chars aériens, des chevaux à la crinière d'or, des magiciens et magi- ciennes mythiques (ijagas , vedmas, strigas) , des géants, des nains, des poissons et des oiseaux qui parlent, des dragons pourvus d'ailes et vomissant du feu, des oiseaux de flamme dont une seule plume suffit pour éclairer la nuit, du breuvage de l'immor- talité que des corbeaux apportent à leurs protégés, des pelotes dont le fil, comme celui d'Ariane, fait traverser aux héros les déserts et les labyrinthes les plus inextricables ; il y a des mots et des formules d'une puissance tout aussi infaillible que celle des 26 402 ÉPILOGUE. mantras indiens ; il y a des ermites pénitents qui, en vrais Richis indiens, ne vivent que pour mourir, absorbés dans l'union avec Dieu ; il y a des génies malfaisants et bienfaisants qui servent l'homme, des luths harmonieux qui jouent sans qu'on y touche ; il y a tout un monde de créatures ensorcelées, dont il faut briser le charme pour les rappeler à la vie normale, etc. L'idée dominante, et à laquelle tous ces expédients surnaturels servent de moyens d'action, est la supé- riorité psychique de l'homme sur le reste des êtres créés, au ciel et sur la terre. Après Dieu, l'homme est le maître souverain. Son intelligence, toutes les fois qu'elle se laisse contrôler par des instincts di- vins de l'âme, peut et doit en imposer à l'univers. Tout cela existait chez les Aryas de l'Inde, où le Richi, c'est-à-dire l'ascète brahmane, passait pour l'idéal de la perfection. Les contes polaniens ne di- sent pas expressément que leurs héros sont des ava- taras, ou incarnations divines, mais cela ressort de leur contenu. Leur dieu suprême, Boh, dont nous avons démontré l'identité avec le Bhaga indien, a le droit de cité dans le ciel des chrétiens. Sous l'appa- rence d'un vieillard à cheveux blancs, Boh parcourt à pied la terre, visitant plus volontiers des chau- mières que des châteaux. L'idée en est peut-être em- pruntée à l'Évangile, mais le merveilleux qui l'en- toure appartient très-certainement au paganisme ÉPILOGUE. 403 slave et indien 1 . Les héros des Baiki et des Povesii sont presque toujours autant de cadets de famille, pauvres d'esprit, sots (gloupi) selon le monde, fon- cièrement bons, doux, humbles, et qui, à force de longanimité, de patience et de persévérance à pra- tiquer la vertu, après maintes épreuves, parviennent au but de leurs efforts. Ils sont très-sympathiques envers les animaux, et s'approchent ainsi du modèle dont il y a plusieurs exemples dans les livres sacrés de l'Inde. On n'a qu'à ouvrir une légende du Maha- bharata, que M. Foucaux a rendue française , où pour épargner la vie d'un pigeon, et en même temps pour satisfaire la faim d'un faucon qui le poursui- vait, le vertueux prince se fait couper, dans sa pro- pre chair, l'équivalent du poids du pigeon. Au dénoûment de la légende, on voit que le pigeon n'é- tait autre chose que le dieu Agni, et le faucon le dieu Indra, qui, ayant ainsi éprouvé la vertu du roi, le portent corps et âme au séjour des bienheureux. Ailleurs, le même prince ne veut habiter le paradis qu'à condition qu'on lui permettra de s'y faire accompagner de tous ses amis, y compris un chien qu'il affectionnait. Les Slaves sont certainement les descendants de 1. Dans le Mahabharata le roi Youdhichitra est accompagné et aidé dans ses exploits par le jdieu Krichna, qui ne se fait con- naître qu'au dénoûment de l'action, et au moment même où il disparaissait de la terre pour revenir au ciel. 404 ÉPILOGUE. la race aryane du Paropamyse ; ils sont des Aryas agricoles, nation qui a su toujours * rester antique et enfant de la nature. » Cela ressort de leur tradi- tion orale, de leur histoire et de leur caractère na- tional. Ils ont même conservé le nom primitif de leurs aïeux aryens, Dans des textes paléo-slaves, le laboureur est appelé ratai ou avalai, ce qui corres- pond au grec 5 Apxaiot,nom qu'Hérodote donne 1 aux Perses, ses contemporains, et que Burnouf regarde comme synonyme d'Aryas (du sanscrit rta, du zend arêta, « vénéré, illustre ») 2 . On sait en quel honneur a été l'agriculture chez les Slaves polaniens, qui, dans leur mythologie , n'avaient pas de dieu de la guerre. Leurs premiers rois, comme les Piastes de Pologne, et les Prémysl de Bohême, sont appelés au trône au moment où l'un exerçait l'humble état de charron de village, et l'autre mangeait son déjeuner de laboureur, servi sur le fer d'un soc en guise de nappe. En Carinthie, jusqu'au quatorzième siècle de notre ère, les princes recevaient leur investiture des mains d'un paysan 3 , qui ne la leur octroyait qu'a- près qu'ils avaient revêtu le costume du laboureur 1. Polymnie, trad. Miot, chap. lxi. a Les Perses se donnaient le nom d'Artéens, sous lequel ils étaient connus des peuples li- mitrophes. » 2. En Perse le nom du fleuve Héri-Rond, qui arrose la ville de Hérat, semble correspondre à Arya. 3. Voyez Michelet, les Origines du droit français, et Palacki, dans le I er volume de son Histoire de Bohême, p. 197. ÉPILOGUE. 405 slave et prêté serment en langue slave de protéger le pauvre et, de faire bonne justice. La première institution de la commune semble appartenir de droit aux Aryas védiques, qui n'a- vaient ni roi, ni prince, ni castes, ni villes. Les peuples slaves ont conservé jusqu'à nos jours le nom sancrit de vieç, « village, » littéralement, « ce qui appartient à plusieurs, commun, » (en sanscrit viç, village, et vaïçya, villageois). Le Code de Douchan parle d'une autre institution, celle du jury (porota), qui existait chez les Serbes antérieurement au jury d'Angleterre. On peut même prouver que l'opiniâtreté avec laquelle les peuples slaves persistaient toujours à maintenir chez eux le prototype aryen de leurs institutions républicaines et agricoles, et le peu d'énergie qu'ils ont mis pour les faire prévaloir ailleurs , furent une des principales causes de leurs malheurs politiques. La littérature grecque, qui a principalement dé- frayé toutes les littératures de la chrétienté, puisa, comme les contes slaves, ses premières inspirations dans des croyances indo-aryanes. Elle s'attacha à en développer l'anthropomorphisme, le côté plas- tique, et aucun peuple au monde n'égala les Grecs de l'antiquité dans l'art de reproduire les perfec- tions des formes extérieures de la création divine. Sous le ciseau de Phidias, le marbre palpite, s'anime, parle, épouvante et commande en vrai dieu, mais 406 ÉPILOGUE, le Dieu se passionne et aime comme un simple mortel. L'amour du héros et de l'héroïne du Ra- mayana ressemble mieux à l'amour chrétien. Le pauvre de l'Évangile rappela aux Slaves païens le cadet de leurs contes, et ils reçurent la Révélation sans résistance, comme une bonne nouvelle qu'ils ignoraient jusqu'alors, mais dont ils avaient le pres- sentiment depuis des siècles. Si en Europe dans ces derniers temps les productions littéraires, surtout les chefs-d'œuvre de poésie et de philosophie, se sont arrêtées dans leur essor, c'est que les auteurs ne demandent plus à Ohnivak, de la tradition aryane, ses plumes de feu et son chant. Byron, Goethe et Miçkiewicz l'ont déjà essayé. Il faut abandonner l'exploitation de l'idéal de l'art grec, qui n'a plus rien à donner, et chercher à développer l'idéal de l'art chrétien. Les Grecs nous ont fait voir Dieu dans le corps humain, faites-nous voir Dieu dans l'âme humaine. Paris 1864, avril. 'IN. TABLE DES MATIERES. Le séjour des dieux 1 x ~Le Soleil. ; 31 «*■"' Kovlad 53 Dieva Zlatovlaska. .».. 7 7- Conversations avec ^es dieux 95 - Le brigand Madey 103 Le Nain 125 -Le Tapis volant 143 La Veillée 175 Histoire du prince Slugobyl et du chevalier invisible 193 L'Esprit des steppes 203 Le Prince à la main d'or 225 Impérissable 249 Ohnivak 285' Le Pleur des perles 315 La Paresse 331 Kinkach Martinko 341 La Nappe nourricière .349 Épilogue 373 FIN DE LA TABLE. librairie de Xi. Hachette et C' e , rue Pierre-Sarrazin, 14, à Paris. BIBLIOTHÈQUE DES CHEMINS DE FER FORMATS GRAND IN-16 OU IN-18 JÉSUS. About (Edm.) -. Germaine. 1 vol. 2 fr. — Le roi des montagnes. i vol. 2 fr. — Les mariages de Paris. i vol. 2 fr. — Maître Pierre, i vol. 2 fr. — Tolla. l vol. 2 fr. — Trente et quarante. 1 vol. 2 fr. — Voyage à travers l'exposition uni- verselle des Beaux-Arts, l vol. 2 fr. Achard. 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Saintiae (X.-B.) : Un rossignol pris au trébuchet; le château de Génappe; le roi des Canaries. 1 vol. /fr. — Les trois reines, i vol. 1 fr! — Antoine, Vami de Robespierre. 1 v. 1 fr. — Le mutilé. 1 vol. j fr/ — Les métamorphoses de la femme' 1 vol. 2 fr' — Une maîtresse de Louis XIII. 1 vo- lume. 2 fr. — Chrisna. i vol. 2 fr! Saint-Simon (le duc de) : Le Régent et la cour de France sous la minorité de Louis XV, portraits, jugements et anecdotes extraits littéralement des Mémoires authentiques du duc de Saint-Simon. 2 e édition. 1 vol. 2 fr. — Louis XIV et sa cour, portraits, ju- gements et anecdotes extraits littéra- lement des Mémoires authentiques du duc de Saint-Simon. 3e édit. 1 v. 2 fr Sand (George) : André. 1 vol. 1 fr! — François le Champi. 1 vol. i fr' La mare au Diable. 1 vol. t fr — Narcisse. 1 vol. 2 fr! Sarasin : La Conspiration de Walstein épisode de la guerre de Trente ans' avec un Appendice extrait des Mémoi- res de Richelieu. 1 vol. 50 c Scott (Walter) : La fille du Chirurgien traduite de l'anglais par L. Michelant . l vo1 - 1 fr Sedaine : Le Philosophe ^sans le savoir 1 vol « . 50 c' Serret(Ern.) : Elisa Méraut. i vol. i fr' — Francis et Léon. 1 vol. ' 2 fr! — Perdue et retrouvée, t vol. 2 fr' Sollohoub ( comte ) : Nouvelles choisies ( 1° Une aventure de chemin de fer- 2° les deux Étudiants; 3 la Nouvelle inachevée; ^l'Ours; 5° Serge), trad du russe par E. de Lonlay. 1 vol. 1 f r ." Soulie (F.) : Le lion amoureux. iv i fr' Staal (Mme de) : Deux années 'à là Bastille. 1 vol. i fr Sterne : Voyage en France à la recher- che de la santé, traduit de l'anglais par A. Tasset. 1 vol. f c Thackeray : Le diamant de.famille ef la Jeunesse de Pendennis, traduits d l'anglais par A. Pichot. 1 vol. 1 fr Tôpffer : Le presbytère. 1 vol. 3 fr* — Rosa et Gertrude, i vol. 3 fr! 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Lahure et C ie , rue de Fleurus, C£ CONTES DES PAYSANS ET DES PATRES SLAVES TRADUITS EN FRANÇAIS ET RAPPROCHES DE LEUR SOURCE INDIENNE ALEXANDRE CHODZKO Chargé de cours au Collège de France Les Slaves, si l'on avait réuni leurs coules populaires, auraient de quui produire un système mythologique tout aussi vu&te que celui des Hindous. PARIS LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C BOULEVARD SAINT-GERMAIN, N° 77 1864 # BIBLIOTHÈQUE TABES, FORMAT IK-i* JÉSUS, A 3 FI 50 C. LE TCL. About l'Ednv). La Grèce contemporaine. 1 toI. — Lo salon de 1857. 1 roi. — Théâtre impossible. 1 vol. Aclieriuuo. Contes et poésies. 1 vol. Anonyme. L'enfant, par M me "" 1 vol. Anthologie grecque, trad en français. 1 vol. Ari>lu|ihnne OEuvrescomplètes, tr. pur l'oyaid. 1 v. Arnould (Edm.). Sonnets et poèmes. 1 Toi. Balzac (II. de). Théâtre. 1 vol. Itarran. Histoire de la dévolution française. 1 vol. Uautalo (l'abbé). 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Xénowhon. OEuvres completes. 2 vol. ■'Keller. Épisodes dramat. de l'hist. d'Italie. 1 vol. — L'année historique, 4 années (1859-1862). 4 vol.