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Dix mille livres de rentes. Arnault 15 6. Les deux aveugles. Q. Chouquet .-. ■ 17 7. Un quiproquo. X. P. de Segur 22 8. Le "paysan et Tavocat. E. Sowvestre 26 9. Le chien de Brisquet. Cli.Nodier.. 30 10. Mon debut a Paris. Alex. Dumas.. 33 11. Lettre d'un voyageur. P. L. Courier 38 12. Une visite a la mere de l'Empereur. Mery 43 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 1. Mademoiselle Cazotte. G. Legouve. 49 2. Les quatre Henri. F. Soulie 51 3. Les funerailles de Charles Quint. A. Filon 55 4 La Marseillaise. A. de Lamartine . . 59 5. Le sacre de Napoleon. A. Thiers . . 62 6. Le neveu de la fruitiere. II. Moreau 67 7. Les petits Souliers. H. Moreau 74 8. Mile, de Lajolais. Mme. E. Foa 85 GOMES EANTASTIQUES. 1. L'eleve du Sorcier. G. Chouqtiet. . . 117 2. Le genie Bonhomme. Ch. JSTodier . . 121 PROYERBES DRAMATTQUES. PAGE 1. Le poulet. Carmontelle 135 2. Une reforme. L. Siret 14S POESIE. Fables : 1. L'araignee et le ver a Soie. Le Bailly 163 2. La renoncule et Tceillet. Berenger.. 163 3. Le ver luisant. Mollevaut 164 4 Le crime et la vertu " 164 5. L'enfant et Tombre " 164 6. Le saule et la plante grimpante. Le Bailly 165 7. Le villageois et le chat. Le Bailly.. 165 8. Le violon casse. Theveneau 165 9. Les deux ecrevisses. Hoffman 166 10. La douleur et Tennui. " 166 11. L'ambre. C. JSTodier 167 12. Le colimacon. Arnault 167 13. Le chien et le chat. " 168 14. L'ecolier, l'abeille et Tabsinthe. Nau- det 169 15. L'enfant denicheur. A. Vitalis. ... 170 16. Le camelia et les violettes. G. Chou- quet 171 17. Jeune enfant et vieux chat 172 18. Le Frere et la Soeur. G. Chouquet. . 174 19. Le trone de neige. Be Stassart 175 20. L'enfant et l'echelle. Du Chapt. ... 182 21. Le fignier sterile. La Chambaudie. 176 22. Le premier larcin. Yiennet 177 23. Les deux buissons. " 179 24. La maree montante. E. de la Bedol- Here l^o TABLE DES MATlfeRES. REFLEXIONS ET MORALLTES. PAGE 8. A nne jeune Italienne. Th. Gautier 194 PAGE 4. Elegic " 194 1. Le Souvenir. L. Ph. de Segur 183 5. A uue jeune fille. G. Chouquet 195 2. 11 n'est rien ici-bas. V. Hugo 183 6. La feuille. Arnault 196 3. J'eus toujours de Tamour. " 184 7. La campagne apres une pluie d'orage 4. Espoir en Dieu " 184 Dovalle 197 5. Vers inscrits sur un Album. La- 8. La bergeronnctte. Dovalle 197 martine L'idee eternelle. Lamartine 1S5 185 199 6. 10. Le Montagnard emigre. Chateau- 7. Les deux semeurs. N. Martin 186 briand 200 8. Eaphael. Aug. Barbier 136 11. Le bouquet de ma sceur. 0. Lacroix 201 9. Les deux routes. A. de Musset 187 12. Sonnet. Mme. A. Tastu 202 10. Ma chambre. J. de Besseguier 188 13. Les tombeaux d'une famille. Mme. 11. Le petit enfant. Tournier 139 A. Tastu 203 12. Le maitrc et Tecolier. G. Chouquet 190 14. Souvenirs d'enfance. // Morcau . . 204 15. L'oreiller d'une petite fille. Mme. ODES, ELEGTES, ET POESIES DIVERGES. Desbordes Yalmore 16. Au Soleil. " " 17. La Dumas. Lacaussade 206 203 208 1. Vers inscrits sur un Album. A. de IS. La tombe dit a la rose. V. Hugo. . . 209 Lamartine 193 19. La fleur et le papillon. " 20. Hymne de l'enfant h son reveil. 910 2. re ! N : us deux presque sans amies, centre eux donze ou quinze qui en avaient tant ! Zt mon camarade rnort de sommeil et de fatigue ! If apoeler. fa ire du bruit, je n'osais ; m'e- t seul, je ne pouvais ; la fenetre netait guere haute, mais en bas deux gros doo-ues hurlant comme des 42 NARRATIONS ANECDOTIQUES. loups . . . En quelle peine je me trouvais, imaginez-le, si vous ponvez. An bout d'un quart d'heure qui fut long, j'entends sur l'escalier quelqu'un, et par les fentes de la porte, je vis le pere, sa lampe dans une main, dans l'autre un de ses grands couteaux. II montait, sa femme apres lui ; moi derriere la porte ; il ouvrit ; mais avant d'entrer il posa la lampe que sa femme vint prendre ; puis il entre pieds nus, et elle de dehors lui disait a voix basse, masquant avec ses doigts le trop de lumiere de la lampe, doucement, va doucement. Quand il fut a l'echelle, il monte, son couteau dans les dents, et venu a la hauteur du lit, ce pau- vre jeune homme etenclu offrant sa gorge decouverte, d'une main il prend son couteau, et de l'autre Ah ! cou- sine II saisit un jambon qui pendait au plancher, en coujje une tranche, et se retire comme il etait venu. La porte se referme, la lampe s'en va, et je reste seul a mes reflexions. Des que le jour parut, toute la famille, a grand bruit, vint nous eveiller, comme nous l'avions recornmande. On apporte a manger, on sert un dejeuner fort propre, fort bon, je vous assure. Deux chapons en faisaient partie, dont il fallait, dit notre hotesse, emporter l'un et manger l'autre. En les voyant je compris enfin le sens de ces terribles mots : faut-il les tuer tons deux f Et je vous crois, cou- sine, assez de penetration pour deviner a present ce que cela signifiait. Cousine, obligez-moi ; ne contez point cette histoire. D'abord, comme vous voyez, je n'y joue pas un beau role, et puis vous me la gateriez. TeneZ, je ne vous flatte point; NARRATIONS ANECDOTIQUES. 43 c'est votre figure qui nuirait a l'effet de ce recit. Moi, sans me vanter, j'ai la mine qu'il faut pour les contes a faire peur. Mais vous, voulez-vous conter ? prenez des su- jets qui aillent a votre air, Psyche ; par exemple. Paul Louis Courier (1773-1825). XII. UNE VISITE A LA MEE Pendant mon sejour a Rome, en 1834, la mere de l'Em- pereur Napoleon me fit l'honneur de m'admettre presque journellement dans son intimite. La premiere fois que j'obtins l'insigne faveur d'etre in- troduit au palais Rinuccini, aupres de l'illustre exilee, ce qui me frappa tout d'abord dans Madame Lsetitia, ce fat la fermete de son organe. Je la voyais si faible, si decharnee, si souffrante, si devastee par les chagrins, la maladie et Page, qu'il me semblait que chacune de ses paroles devait etre la derniere, et que cette galvanisation d'organe etait comme une lueur qui eclate plus vive dans une lampe qui s'eteint. Lorsque j'entrai, I'auguste malade etait couchee sur un petit lit etroit que, depuis quatre ans, elle ne pouvait plus quitter. Insensiblement, et avec l'aide de sa dange de compagnie, elle parvint a s'asseoir sur son lit en s'etayant de larges carreaux. Elle garda cette position tout le temps que dura ma visite. Ses yeux, onverts et fixes, se portaient 44 NARRATIONS ANECDOTIQUES. ea et la dans le salon, comme s'ils eussent cherche quelque chose ; et je vous assure que je ne la plaignais pas d'etre aveugle, car ce qu'elle aurait vu dans ce salon ne l'aurait pas consolee ! Presque tous les tableaux et toutes les statues de Gros, de Girodet, de David, d'Isabey, de Bosio, de Ca- nova, qui peuplaient cette solitude, ne rappelaient que des catastrophes inouies, des morts violentes, des triomphes que le denoument avait faits lugubres, des aureoles d'or changees en couronnes d'epines, des Thabor devenus Golgotha ! Moi, qui voyais ce cortege eblouissant de heros, ce pantheon domestique, encadre ou sur piedestal, autour d'une mere aveugle, proscrite, agonisante, je me sentais des pleurs dans la voix, et j'appelai a mon secours une assurance factice, de peur de denoncer par une parole tremblante la cause de mon emotion, et de renclre visibles a la mere aveugle tant de tableaux ou ses fils et ses petits-fils lui souriaient dans leur joie imperiale et leur bonheur des anciens jours ! Je ne rapporterai ici qu'un seul incident de ma premiere entrevue avec la mere de Napoleon. Je venais d'employer toutes les formules de respect pour prier l'auguste malade d'eloigner de son esprit les iclees de- solantes et pom- la supplier de ne songer qu'a la gloire qui environnait son nom. — Yous avez ete choisie entre toutes les femmes, ajoutai- je alors, pour donner au monde ce que le monde a recu de plus grand. Cela console de tout. A ces mots, un sourire contracta l'epiderme fletri de sa noble figure. — Oui, me dit-elle, oui . . . c'est bien aussi le souvenir de NARRATIONS ANECDOTIQUES. 45 mon fils qui me console mi pen : je le vols continuellement devant moi. Ce n'est pas l'Empereur, le grand homme que je vois, c'est mon enfant, mon Bonaparte enfant, lorsqu'il n'appartenait qu'a moi, qu'a sa mere. Alors personne ne le connaissait. . . Beau temps ! . . . Un soir . . . un soir . . . il avait huit a neuf ans, je crois, il se promenait dans notre jardin, comme un homme qui medite quelque chose ; c'etait un enfant alors, je vous dis. II pleuvait beaucoup ; ses freres etaient rentres, et jouaient dans le salon a l'abri. Je frappai a la vitre plusieurs fois et lui fis signe de venir me trouver. II fit un mouvement d'epaules, un mouvement de mauvaise humeur, et continua sa promenade. La pluie collait ses cheveux sur son front et ses joues. II n' avait pas Pair de s'inquieter de l'orage, et il continuait sa promenade, tete nue, et les yeux fixes sur la terre. Quelquefois il s'ar- retait devant la petite fontaine du jardin, et semblait pren- dre plaisir a la voir couler, et a couper le filet d'eau avec sa main. II y eut quelques coups de tonnerre qui le firent tressaillir plutot par secousse nerveuse que par peur. Alors il regardait le ciel et croisait ses petits bras pour attendre courageusement l'autre coup de tonnerre. Je lui avais envoye mon domestique pom" lui ordonner de rentrer. II repondit froidement mais avec respect : Dites d ma mere qu?il fait chaud et que je jprends le frais. Sur une nou- velle instance du domestique, il lui tourna brusquement le dos et precipita son pas de promenade. Ce ne fut qu'a la fin de l'orage qu'il rentra au salon, trempe jusqu'aux os. — Ce n'est pas bien, mon enfant, lui dis-je, vous m'avez desobei. 46 NARRATIONS ANECDOTIQUES. — J'ai desobei malgre moi, me repondit-il ; je ne sais pas ce qui me retient dans ce jardin, et puis, si je veux etre soldat, il faut que je m'habitue a la pluie et au mauvais temps. Je ne suis pas une fille, je suis un homme. — Vous etes un enfant, mon ami, et un enfant desobeis- sant. Si vous voulez etre soldat, vous saurez qu'il faut savoir obeir. — Mais je commanderai, moi ! s'ecria-t-il avec une ex- pression qui nous fit rire aux larmes. — Avant de commander, lui dis-je, vous serez bien force d'obeir, et longtemps. En entrant au service, on ne vous fera pas general. II s'avanca vers moi, me prit la main et la serra comme pour me dire que j'avais raison, et pour se dispenser de l'avouer de bouche. II etait si fier a cet age, deja ! — A quoi pensiez-vous done en vous promenant comme vous faisiez tan tot % lui dis-je en l'embrassant sur ses che- veux mouilles. — Je ne sais pas ; je ne me souviens plus ; je pensais a beaucoup de choses. Ah ! aussi, je cherchais a me rap- peler un reve que j'ai fait cette nuit . . . un reve qui me plaisait ; j'ai reve que j'etais eveque ; e'est beau, n'est-ce pas, un eveque ? Les eveques vont-ils a la guerre ? ■ — ]STon, mon enfant, cela leur est defendu. — Alors, je veux etre soldat, quand je ne serai plus en- fant. A quinze ans, on n'est plus un enfant, n'est-ce pas, ma mere ? — On l'est encore un peu. II se recueillit en regardant le plancher, et dit : NARRATIONS ANECDOTTQUES. 47 — A quinze ans, je veux etre un homme, moi ! Et il s'echappa de mes bras pour courir au jardin. . . L'auguste mere qui venait de me parler ainsi s'arreta, et ses levres s'agitaient encore apres le recit ; je compris qu'elle se complaisait dans ces souvenirs qui avaient toute la sere- nite du bel age, et que de toutes les phases que son file avait parcourues, il n'en etait pas de plus chere a ce cceur mater- nel que l'enfance du grand homme. Je la remerciai avec une emotion bien vive, de ce qu'elle avait bien voulu donner a ma visite une intimite d'epanchement qui me touchait aux larmes ; je lui baisai la main, et je sortis le cceur serre vio- lemment, et pourtant joyeux de tout ce que j'avais vu cbez cette femme, et de tout ce qu'elle m'avait dit. Mery (1798 . NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. MADEMOISELLE CAZOTTE. Quelqtjes jours avant le 2 septembre, mademoiselle Ca- zotte, mise a l'Abbaye avec son pere, fat reconnue inno- cente; mais elle ne voulut pas le laisser seul et sans secours : elle obtint la faveur de rester aupres de lui. Ar- riverent ces journees effroyables qui furent les dernieres de taut de Francais. La veille, mademoiselle Cazotte, par le cbarme de sa figure, la purete de son ame et la chaleur de ses di scours, avait su interesser des Marseillais qui etaient entres dans l'interieur de l'Abbaye. Ce furent eux qui 1'aiderent a sauver le vieillard : condamne apres trente beures de carnage, il allait perir sous les coups d'un groupe d'assassins ; sa fille se jette entre eux et lui, pale, echevelee, et plus belle encore de son desordre et de ses larmes : Votes rtarriverez d mon pere, disait-elle, qu'aprSs rri'avoir jperce le coeur. Un cri de grace se fait entendre ; cent voix le repetent ; les Marseillais ouvrent le passage a mademoiselle Cazotte, qui emmene son pere, et vient le deposer dans le sein de sa famille. Cependant sa joie ne ftit pas de longne duree. Le 12 septembre, elle le voit jeter unc seconde fois dans les fers. Elle se presente a la Cunciergerie avec lui ; la porte, ouverte pour le pere, est refusee avec durete a la 4 50 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. fille. Elle vole a la Commune et chez le ministre de l'in- terieur, et, a force de larmes et de supplications, leur arra- che la permission de servir son pere. Elle passait les jours et les nuits a ses cotes, et ne s'eloignait de lui que pour interesser ses juges en sa faveur, ou pour disposer des moyens de defense. Deja elle s'etait assuree de ces memes Marseillais auxquels elle fut si re- devable dans son premier danger ; deja elle avait rassemble des femmes qui lui avaient promis de la seconder ; elle commencait enfin a esperer, lorsqu'on vint la mettre au secret. Son zele s'etait fait tellement redouter des adver- saires de son pere qu'ils n'avaient trouve que ce moyen pour qu'il ne put echapper une seconde fois. En effet, ils egorgerent pendant l'absence de sa fille cet homme qu'au- raient du faire respecter son grand age, ses talents, et ce spectacle efirayant de la mort qui, dans les horreurs de septembre, avait plane trente heures sur sa tete. Mademoi- selle Cazotte n'apprit qu'en devenant libre une perte si cruelle : on concoit l'etendue de sa douleur. Elle n'eut d'autre consolation que d'adoucir les chagrins de sa mere, et elle mit a l'accomplissement de ce devoir toute la delica- tesse des sentiments dont la nature l'avait douee. J. B. Gabriel Legouve (1764-1812). NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 51 II. LES QUATEE HENRI. Un soir, coinine la pluie tombait a flots, on dit qu'une vieille femme, qui passait dans le pays pour sorciere, et qui habitait une pauvre cabane dans la foret de Saint-Ger- main, entendit frapper a sa porte ; elle ouvrit, et vit un cavalier qui ltd demanda l'hospitalite. Elle mit son cheval dans une grange et le fit entrer. A la clarte d'une lampe fumeuse, elle vit que c'etait un jeune gentilhomme. La personne annoncait la jeunesse, l'habit disait la qualite. La vieille femme alluma du feu et demanda au gentil- homme s'il desirait manger quelque chose. Un estomac de seize ans est comme un cceur du meme age, tres avide et peu difficile. Le jeune homme accepta. Une bribe de fromage et un morceau de pain noir sorti de la huche : c'etait toute la provision de la vieille. — Je n'ai rien de plus, dit-elle au jeune gentilhomme, voila ce que me laissent a offrir aux pauvres voyageurs la dime, la taille, les aides, la 'gabelle, et les impots de toutes sortes : sans compter que les manants d'alentour me disent sorciere et vouee au diable, pour me voler, en surete de conscience, les produits de mon pauvre champ. — Pardieu, dit le gentilhomme, si je devenais jamais roi de France, je supprimerais les impots et ferais instruire le peuple. — Dieu vous entende, repondit la vieille. A ce mot, le gentilhomme s'approcha de la table pour manger ; mais au 52 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. meme instant un nouveau coup frappe a la porte Parreta. La vieille ouvrit et vit encore un cavalier perce de pluie, et qui demanda Phospitalite. L'hospitalite lui fat accordee, et le cavalier etant entre, il se trouva que c'etait encore un jeune homme, et encore un gentilhomme. — C'est vous, Henri, dit Pun. — Oui, Henri, dit Pautre. Tous deux s'appelaieut Henri. La vieille apprit dans leur entretien qu'ils etaient d'une nombreuse partie de chasse, menee par le roi Charles IX, et que Porage avait dispersee. — La vieille, dit le second venu, n'as-tu pas autre chose a nous donner ? — Rien, repondit-elle. — Alors, dit-il, nous allons partager. Le premier Henri fit la grimace ; mais, regardant Poeil resolu et la prestance nerveuse du second Henri, il dit d'une voix chagrine : — Partageons done ! II y avait, apres ces paroles, cette pensee qu'il n'osa ex- primer : " Partageons de peur qu'il ne prenne tout." lis s'assirent done en face Pun de Pautre, et cleja Pun des deux allait couper le 23ain avec sa dague, lorsqu'un troisieme coup fut frappe a la porte. La rencontre etait singuliere : c'etait encore un gentilhomme, encore un jeune homme, encore un Henri. La vieille se mit a les considerer avec surprise. Le premier voulut cacher le fromage et le pain, le second les replaca sur la table, et posa son epee a cote. Le troisieme Henri sourit. — Yous ne voulez done rien me donner de votre souper, dit-il, je puis attendre, j'ai Pestomac bon. NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 53 — Le souper, dit le premier Henri, appartient de droit au premier occupant. — Le sonper, dit le second, appartient a qui sait mieux le defendre. Le troisieme Henri devint rouge de colere, et dit fiere- ment : — Peut-etre appartient-il a celui qui sait mieux le con- querir. Ces paroles furent a peine dites que le premier Henri tira son poignard, les deux autres leurs epees. Comme ils allaient en venir aux mains, un quatrieme coup est frappe, un quatrieme jeune homme, un quatrieme gentilhomnie, un quatrieme Henri fut introduit. A Paspect des epees nues, il tira la sienne, se met du cote le plus faible et atta- que a Petourdie. La vieille se cache epouvantee, et les epees vont fracassant tout ce qui se trouve a leur portee. La lampe tombe, s'eteint, et chacun frappe dans Pombre. Le bruit des epees dure quel que temps, puis s'affaiblit graduellement, et finit par cesser tout a fait. Alors la vieille se basarde a sortir de son trou, rallume la lampe, et voit les quatre jeunes gens etendus par terre, cbacun avec une blessure. Elle les examine : la fatigue les avait plutot renverses que la perte de leur sang. lis se relevent l'un apres l'autre, et, bonteux de ce qu'ils viennent de faire, ils se mettent a rire et se disent : — Allons, soupons de bon accord et sans rancune. Mais, lovsqu'il fallut trouver le souper, il etait par terre, foule aux pieds, souille de sang. Si mince qu'il fut, on le regretta. D'un autre cote, la cabane etait devastee, et la 54 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. vieille, assise dans un coin, fixait ses yeux fauves sur les quatre jeunes gens. — Qu'as-tu a nous regarder ? dit le premier Henri, que ce regard troublait. — Je regarde vos destinees ecrites sur vos fronts, repon- dit la vieille. Le second Henri lui commanda dnrement de les lui re- veler ; les deux derniers l'y engagerent en riant. La vieille repondit : — Comme vous etes reunis tous quatre dans cette cabane, vous serez reunis tous quatre dans une meme destinee. Comme vous avez foule aux pieds et souille de sang le pain que l'hospitalite vous a offert, vous foulerez aux pieds et souillerez de sang la puissance que vous pouviez partager. Comme vous avez devaste et appauvri cette chaumiere, vous devasterez et appauvrirez la France ; comme vous avez ete blesses tous quatre dans l'ombre, vous perirez tous quatre par trahison et de mort violente. Les quatre gentilshommes ne purent s'empecher de rire de la prediction de la vieille. Ces quatre gentilshommes etaient les quatre heros de la Ligue, deux comme ses chefs, et deux comme ses ennemis. Henri de Conde, empoisonne a Saint-Jean-d' Angel v par sa femme (5 mars 1588). Henri de Guise, assassme a Blois par les quarante-cinq (28 decembre 1588). Henri de Yalois (Henri III), assassine par Jacques Cle- ment a Saint-Cloud (1 r aout 1589). NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 55 Henri de Bourbon (Henri IV), assassine a Paris par Kavaillac (14 mai 1610). Frederic Soulie (1800-1841). III. LES FUNEEAILLES DE CH AELES-QTTINT. Charles-Quint, las d'avoir agite le monde par ses in- trigues et par ses armes, voulut sortir enfin du tourbillon ou il avait vecu, et passa du trone dans nn cloitre. Des sa jeunesse, il avait remarque l'heureuse situation du monas- tere de Saint-Just, a quelques milles de Plaisance en Estra- madure. A la vue de cet edifice simple et regulier, de cette delicieuse vallee qu'arrosait un petit ruisseau, qu'om- brageaient des arbres toufYus, et qu'une ceinture de riantes collines separait des pays voisins, il avait dit a quelques personnes de sa suite que c'etait un lieu ou Diocletien aurait aime a se retirer. Ce fut dans cet asile qu'apres avoir partage ses etats entre son fils et son frere, Charles-Quint vint, le 24 fevrier, 1557, ensevelir ce genie inquiet qui, pendant pres d'un demi- siecle, avait domine PEurope. II s'applaudit d'abord de la resolution qu'il avait prise d'y passer le reste de ses jours : en effet, pendant les premiers temps de son sejour au mo- nastere de Saint-Just, le calme de cette demeure et la regu- larite de la vie religieuse avaient peu a peu retabli la paix dans son ame. Mais bientot il eprouva je ne sais quel ma- 56 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. laise dont il ignorait la cause aussi bien que le remede, et il se sentit degoute du repos, comme de l'agitation. Alors, pour echapper a Permui par une emotion nouvelle, il concut l'etrange desir de faire celebrer ses funerailles et d'y as- sister vivant. Apres avoir passe par toutes les miseres et par toutes les splendeurs de la vie, il ne lui restait plus qu'a faire l'essai de la mort. L'ordre est donne : les religieux, qui voient encore un souverain dans le frere jadis couronne, n'osent pas s'oppo- ser a cette bizarre fantaisie, et tout se prepare pour la cere- monie. Les voutes de l'eglise se revetent de leur parure de deuil ; la forme elegante des piliers disparait -sous les noires tentures, et des voiles epais empechent la clarte du jour de penetrer a travers les vitraux. Bientot brille au- dessns de l'autel une croix lumineuse, embleme de douleur et d'immortalite ; un riche catafalque s'eleve au milieu de la nef; les religieux ont pris leur vetement funebre; le livre sacre est ouvert a l'oiSce des morts ; tout est pret : on n'attend plus que Charles-Quint. Agenouille dans sa cellule au pied du crucifix, l'empereur semblait se preparer a entrer dans l'autre vie et a paraitre devant son juge. On frappe a la porte ; il ouvre : ce sont quatre religieux qui viennent, avec un cercueil, le chercher pour la ceremonie. A cette vue, il frissonne, il contemple avec inquietude cette couch e etroite qui va le garder pen- dant deux heures ; il hesite a s'y mettre, comme si ce n'etait point une fiction, et qu'on ne put entrer dans un cercncil que pour l'eternite. II s'y place cependant, et, quancl il y est etendu, les mains croisees sur la poitrine, les moines le NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 57 recouvrent d'un drap noir a plis nottants, et le portent dans la nef, sous le catafalque prepare. On entonne le Deprofundis, ce chant terrible, cet appel a Dieu du fond de l'abime. Charles- Quint tressaille au premier verset ; une sueur glacee inonde tous ses membres. L'office continue, et des voix sepulcrales font retentir les voutes de l'eglise. Le prince pretait une oreille avide a ces accents ; il cherchait a distinguer des pleurs et des gemis- sements, mais il n'entendait que l'office des morts lentement psalmodie. Tout a coup les chants cessent ; une voix seule prononce ces mots : requiescat in pace ! quHl repose en paix ! Ensuite tous les assistants vinrent en silence, l'un apres l'autre, jeter l'eau sainte sur le cercueil, et Charles, qui n'etait couvert que d'un drap funebre, sentit quelques gouttes tomber sur l'extremite de ses pieds. Apres cette derniere ceremonie, la foule s'ecoula sans proferer une parole, et l'empereur resta seul sous le catafal- que. II demeura quel que temps dans cette situation, cher- chant a se rappeler tout ce qu'il venait d'eprouver, respirant encore les vapeurs de Pencens et l'odeur des cierges qui s'eteignaient. Dans son delire, il se persuadait qu'il s'etait affl-anchi de la vie, comme jadis de la royaute ; mais en meme. temps il se flattait de pouvoir revivre, quand il le voudrait. C'est assez, se dit-il, revenons sur la terre, et, comme autrefois Lazare, secouons la poussiere du tombeau. A ces mots, il souleve le drap mortuaire, et sa tete parait hors du cercueil. II n'y avait plus dans l'eglise qu'un sa- cri stain, charge d'eteindre les lumieres : ce pauvre homme, qui croyait de toute son ame a la mort de Charles-Quint, 58 FAREATIONS ET CONTES HISTORIQUES. faillit perdre connaissance, en voyant le drap s'agiter et le prince se lever sur son seant ; il s'enfuit, en criant partout que le defunt etait ressuscite. Cependant l'empereur avait regagne sa cellule. Ses yeux etaient eblouis de la clarte du jour ; ses jambes chancelaient, et ses mains, longtemps collees sur sa poitrine, etaient gla- cees par un froid mortel. II se jeta sur son lit, ou il ne put trouver le sommeil. Une fievre ardente le saisit, et ne lui laissa pour repos que quelques instants de delire. Alors il semblait aux prises avec un fantome, auquel il demandait grace d'une voix entrecoupee. Quand il fut revenu a lui- meme : " Ah ! je le sens, dit-il, ma vie est condamnee : j'ai ose regarder la mort de trop pres. Dieu m'a frappe : il ne veut pas qu'on se joue d'un si terrible mystere II faut mourir . . . mourir reellement ! . . . Dans deux jours le De prqfundis sera chante de nouveau, je ne l'entendrai plus ! Ah ! Seigneur, quel compte j'aurai a vous rendre ! que ne suis-je ne dans ce cloitre ou dans la cabane d'un berger !" Et il retombait sur son lit, comme accable par les souvenirs de sa vie passee. Son ame etait en proie aux souffrances les plus ameres ; car il n'y a pas de supplice plus cuisant qu'un remords, a cette heure terrible ou il n'y a plus rien a reparer. II mourut au bout du second jour, comme il 1 'avait predit. On n'eut besoin de rien preparer pour la ceremonie funebre : le cercueil n'avait point quitte la chambre voisine, et l'eglise etait encore tendue de noir. A. Filon (Narrations frangaises 1828). NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. IY. LA MARSEILLAISE. La Marseillaise conserve un retentissement de chant de gloire et de cri de mort ; glorieuse comme l'nn, funebre comme l'autre, elle rassure la patrie et fait palir les citoyens. Yoici son origine. II y avait en 1792 nn jeune officier d'artillerie en garni- son a Strasbourg. Son nom etait Rouget de Lisle. II etait ne a Lons-le-Saunier, dans ce Jura, pays de reverie et d'energie, comme le sont tonjonrs les montagnes. Ce jenne homme aimait la guerre comme soldat, la Revolution comme penseur ; il cliarmait par les vers et par la musi- que les lentes impatiences de la garnison. Recherche pour son double talent de musicien et de poete, il frequentait familierement la maison de Dietrich, patriote alsacien, maire de Strasbourg ; la femme et les jemies filles de Dietrick partageaient l'enthousiasme du patriotisme et de la Revolution qui palpitait surtout aux frontieres, comme les crispations du corps menace sont pins sensibles aux extremites. Elles aimaient le jeune officier, elles inspiraient son coeur, sa poesie, sa musique. Elles executaient les pre- mieres ses pensees a peine ecloses, confidentes des balbutie- ments de son genie. On etait alors dans 1'hiver. La disette regnait a Stras- bourg. La maison de Dietrick etait pauvre, sa table frugale, mais hospitaliere ponr Rouget de Lisle. Le jeune officier 60 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. s'y asseyait le soir et le matin comme un fils ou un frere de la famille. Un jour qu'il n'y avait eu que du pain de mu- nition et quelques tranches de jambon fume sur la table, Dietrick regarda de Lisle avec une serenite" triste et lui dit : " L'abondance manque a nos festins ; mais qu'importe, si l'enthousiasme ne manque pas a nos fetes civiques et le courage aux cceurs de nos soldats ! J'ai encore une der- niere bouteille de vin dans mon cellier. Qu'on l'apporte, dit-il a une de ses filles, et buvons-la a la liberte et a la patrie ! Strasbourg doit avoir bientot une ceremonie pa- triotique, il faut que de Lisle puise dans ces dernieres gouttes un de ces hymnes qui portent dans Fame du peuple l'ivresse d'ou il a jailli." Les jeunes filles applaudirent, apporterent le vin, remplirent le verre de leur vieux pere et du jeune officier jusqu'a ce que la liqueur fut epuisee. II etait minuit. La nuit etait froide. De Lisle etait reveur ; son coeur etait emu, sa tete echauffee. Le froid le saisit, il rentra chancelant dans sa chambre solitaire, chercha lente- ment l'inspiration tantot dans les inspirations de son ame de citoyen, tantot sur le clavier de son instrument d'artiste, composant tantot l'air avant les paroles, tantot Jes paroles avant Tair, et les associant tellement dans sa pensee qu'il ne pouvait savoir lui-meme lequel de la note ou du vers etait ne le premier, et qu'il etait impossible de separer la poesie de la musique et le sentiment de l'expression. II chantait tout et n'ecrivait rien. Accable de cette inspiration sublime, il s'endormit la tete sur son instrument et ne se reveilla qu'au jour. Les chants de la nuit lui remonterent avec peine dans la me- NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 61 moire, coinme les impressions d'un reve. II les ecrivit, les nota et courut chez Dietrick. II le trouva dans son jardin, bechant de ses propres mains des laitues d'hiver. La femme et les filles du vieux patriote n'etaient pas encore levees. Dietrick les eveilla, il appela quelques amis, tous passionnes comme lui ponrla musique et capables d'execu- ter la composition de de Lisle. La fille ainee de Dietrick accompagnait. Rouget chanta. A la premiere strophe les visages palirent, a la seconde les larmes coulerent, aux dernieres le delire de Penthousiasme eclata. La femme de Dietrick, ses filles, le pere, le jenne omcier se jeterent en pleurant dans les bras les nns des autres. L'hymne de la patrie etait tronve ! helas, il devait etre aussi l'hymne de la terreur. L'infortune Dietrick marcha peu de mois apres a l'echafaud, aux sons de ces notes nees a son foyer, dn cceur de son ami et de la voix de ses filles. Le nonvean chant, execute quelques jours apres a Stras- bourg, vola de ville en ville sur tous les orchestres populaires. Marseille l'adopta pour etre chante au commencement et a la fin des seances de ses clubs. Les Marseillais le repandi- rent en France en le chantant sur leur route. De la lui vint le nom de Marseillaise. La vieille mere de de Lisle, royaliste et religieuse, epouvantee du retentissement de la voix de son fils, lui ecrivit : " Qu'est-ce done que cet hymne revolutionnaire que chante une horde de brigands qui tra- verse la France et auquel on mele votre nom ?" De Li>le lui-meme, proscrit en qualite de royaliste, l'entendit, en frissonnant, retentir comme une menace de mort a ses oreilles, en fuyant dans les sentiers des Hautes-Alpcs. 62 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. " Comment appelle-t-on cet hymne ? demanda-t-il a son guide. — Marseillaise, lui repondit le paysan." C'est ainsi qu'il apprit le nom de son propre ouvrage. II etait pour- suivi par l'enthousiasme qu'il avait seme derriere lui. II echappa a peine a la mort. L'arme se retourne contre la main qui l'a forgee. La Revolution en demence ne recon- naissait plus sa propre voix. Alphonse de Lamartine (1790 ). V. LE SACEE DE NAPOLEON I. Le dimanche, 2 decembre, 1804, par une journee d'hiver froide mais sereine, cette population de Paris que nous avons vue, quarante ans plus tard (15 decembre. 1840), acconrir par un temps pareil au devant des restes mortels de Napoleon, se precipitait pour assister au passage du cortege imperial. Le Pape partit le premier, des dix heures du matin, et bien avant l'Empereur, afin que les deux corteges ne se fissent pas obstacle l'un a l'autre. II etait accompagne d'un clerge nombreux, vetu des plus somptueux ornements, et escorte par des detachements de la garde imperiale. Un portique ricliement decore avait ete construit tout autour de la place Notre-Dame, pour j recevoir, a la descente de leurs voitures, les souverains et les princes qui allaient se rendre a la vieille basilique. L'archeveche, orne avec nn luxe digne des notes qu'il devait contenir, etait dispose pour que le Pape et NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 63 PEmpereur s'y reposassent un instant. Apres une courte station, le Pape entra dans l'Eglise, ou deja, depuis plusieurs heures, s'etaient reunis les deputes des villes, les represen- tants de la magistrature et de l'armee, les soixante eveques avec leur clerge, le Senat, le Corps Legislatif, le Tribunat, le Conseil d'Etat, les princes de Nassau, de Hesse, de Baden, l'archichancelier de l'empire germanique, enfin les ministres de toutes les puissances. La grande porte de Notre-Dame avait ete fermee, parce qu'on y avait adosse le trone impe- rial. On entrait par les portes laterales, situees aux denx exti-emites de la nef transversale. Quand le Pape, precede de la croix et des insignes du successeur de saint Pierre, parut dans cette vieille basiliqne de saint Louis, tous les assistants se leverent, et cinq cents musiciens entonnerent sur un air solennel le chant consacre, Tu es Peteus. L'effet en fut subit et profond. Le Pape, marcbant a pas lents, alia s'agenouiller d'abord a l'autel, et prendre place ensnite sur un trone prepare pour lui a droite de l'autel. Les soixante prelats de l'Eglise francaise vinrent le saluer Fun apres l'autre. II eut pour cbacun d'eux la meme bien- veillance de regard. Puis on attenclit l'arrivee de la fa- mille imperiale. L'eglise de Notre-Dame etait decoree avec une magnifi- cence sans egale. Des tentures de veloui-s, semees d'abeilles d'or, descendaient de la voute jusqu'au sol. Au pied de l'autel, se trouvaient de simples fauteuils, que l'Emperem* et l'Inrperatrice devaient occuper avant leur couronnement. Au fond de l'eglise, dans l'extremite opposee a l'autel, un trone immense, eleve sur vingt-quatre marches, place entre 64 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. des colonnes qui supportaient un fronton, espece de monu- ment dans un monument, etait destine a l'Empereur cou- ronne et a son epouse. C'etait l'usage dans les deux rites romain et fran$ais. Le monarque n'allait s'asseoir sur le trone qu'apres avoir ete couronne par le pontife. On attendait l'Empereur, et on l'attendit long-temps. Ce fiit la seule circonstance facheuse dans cette grande solen- nite. L'attitude du Pape, pendant cette longne attente, fut penible. La crainte que l'ordonnateur de ces fetes avait eprouvee d'exposer les deux corteges a une rencontre, etait cause de ce retard. L'Empereur etait parti de Paris dans une voiture tout entouree de glaces, surmontee par des ge- nies d'or tenant une couronne; voiture populaire en France, toujours reconnue du peuple de Paris, quand il l'a revue depuis, dans d'autres ceremonies. II etait revetu d'un habit dessine par le plus grand peintre du temps, et assez sem- blable aux costumes du seizieme siecle ; il portait une toque a plume et un manteau court. II ne devait prendre le cos- tume imperial qu'a l'archeveche meme, et au -moment d'en- trer dans l'eglise. Escorte par ses marechaux a cheval, precede des grands dignitaires en voiture, il s'achemina lentement le long de la rue Saint- Honore, du quai de la Seine et de la place Notre-Dame, au milieu des acclama- tions d'un peuple immense, enchante de voir son general favori, devenu empereur, comme s'il n'avait pas fait tout cela lui-meme, avec ses passions mobiles, avec son heroisme guerrier, et comme si un coup de baguette magique l'eut fait pour lui. JSTapoleon, arrive devant le portique, deja decrit, mit pied a terre, se rendit a l'archeveche, y piit la NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 65 couronne, le sceptre, le manteau imperial, et se dirigea vers la basilique. A cote de mi on portait la grande couronne, en forme de tiare, modelee sur celle de Charlemagne. Dans ce premier instant, il avait ceint la couronne des Cesars, c'est-a dire un simple laurier d'or. On admirait sa tete, belle sous ce laurier d'or, comme une medaille antique. Entre dans l'eglise, au son d'une musique retentissante, il s'age- nouilla et se rendit ensuite au fauteuil qu'il devait occuper avant de se mettre en possession du trone. Alors commenca la ceremonie. On avait depose sur l'autel la couronne, le sceptre, l'epee, le manteau. Le Pape fit sur le front de l'Empereur, sur ses bras, sur ses mains, les onctions d'usage puis benit l'epee qu'il lui ceignit, le sceptre qu'il remit en sa main, et s'approcha pour prendre la couronne. Napole- on, observant ses mouvements, et, comme il l'avait annonce, saisit la couronne des mains du pontile, sans brusquerie, mais avec decision, et la placa lui-meme sur la tete. L'acte, compris de tous les assistants, produisit un effet inexprimable. Xapoleon, prenant ensuite la couronne de l'Imperatrice, et, s'a^mrochant de Josephine prosternee devant lui, la posa avec une tendresse visible sur la tete de cette compagne de sa fortune, qui en ce moment fondait en larmes. Cela fait, il s'achemina vers le grand trone. II v monta suivi de ses freres, qui soutenaient les pans du manteau imperial. Alors le Pape se rendit, suivant l'usage, au pied du trone pour be- nir le nouveau souverain, et chanter ces paroles qui avaient retenti aux oreilles de Charlemagne dans la basiliqne de Saint-Pierre, quand le clerge romain l'avait soudaine- me.it proclame empereur d'Occideiit : Vivat in ^tkrnum 66 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. semper Augustus ! A ce chant, les cris de Vive PEmpe- reur ! mille fois repetes, se firent entendre sous les voutes de Notre-Dame ; le canon y joignit ses eclats, et apprit a tout Paris l'instant solennel ou Napoleon etait definitive- ment consacre, d'apres tontes les formes convenues cliez les homines. L'archichancelier Cambaceres lui apporta ensuite le texte du serment, un eveque lui presenta l'Evan'gile, et, la main sur le livre des chretiens, il preta ]e serment qui contenait les grands principes de la Revolution francaise. Puis fut chantee une grand'messe pontificale, et la journee etait fort avancee lorsque les deux corteges regagnerent les Tuileries, a travers un concours immense de peuple. Telle fut cette auguste ceremonie, par laquelle se con- somma le retour de la France aux principes monarchiques. Ce ne fut pas un des moindres triomphes de notre revolution, que de voir ce soldat sorti de son propre sein, sacre par le Pape, qui avait quitte tout expres la capitale du monde Chretien. C'est a ce titre surtout que de pareilles pompes sont dignes d'attirer l'attention de l'histoire. Si la modera- tion des desirs, venant s'asseoir sur ce trone avec le genie, avait menage a la France une liberte sufBsante, et borne a propos le cours d'entreprises heroiques, cette ceremonie eut consacre pour jamais, c'est-a-dire pour quelques siecles, la dynastie napoleonnienne. Adolphe Tkieks (1798 ). SARRATIOXS ET COXTES HISTOEIQUES. 67 VI. LE NEYETJ DE LA FEOTIOE. — Comment, malhenreux, — repetait a son fils le pere Lazare. cnisinier a Versailles, — tn auras six ans a Noel et tu ne possedes pas encore le moindre talent d'agreinent. tu ne sais ni tourner la broche ni ecnmer le pot an feu ! Et il faut avouer que le pere Lazare avait quelque raison dans ses reprimandes ; car. an moment ou se passe cette scene, en 1771. il venait de snrprendre son heritier pre- somptif en flagrant delit d'espieglerie et de paresse. s'escri- mant, arme d'nne brochette en guise de flenret, contre le inur enfume de la cuisine, sans souci d'une poularde qui attendait pitensement snr la table le moment d'etre empale e, et de la marmite paternelle qui jetait en niurmurant des cascades d'ecume dans les cendres. — A lions, pardonnez-lni et embrassez-le. ce pauvre en- fant, il ne le fera pins, disait une pajsanne jeune encore, fruitiere a Montrenil, et sceur de Pirritable cnisinier. Mar- fche, — c'etait son nom. — etait venue a Versailles sous pre- texte de eonsnlter son frere snr je ne sais quel proces, mais en effet pour apporter des baisers et des peches a son neveu dont die etait iblle. Tout dans le caractere et l'exterieur de cet enfant ponvait justifier cette affection extraordinaire; car il etait espiegle et turbulent, mais bon et sensible, et genril. gentil ! . . . qu'on se tenait a quatre en le vovant ponr ne pa- m; lg ites joues plus fraichefi et 68 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. plus vermeilles que les peches cle sa tante. Mais le pere Lazare grondait toujours. — Six ans ! repetait-il, et ne pas savoir ecumer le pot au feu ! je ne pourrai jamais rien faire de cet enf ant-la ! Le pere Lazare, voyez-vous, etait un de ces cuisinierg renforces et fanatiques, qui regardent leur metier comme le premier de tous, comme un art, comme un culte, dont la main est posee fierement sur un couteau de cuisine comme celle d'un pacha sur son yatagan ; qui depouillent une oie avec Pair solennel d'un hierophante consultant les entrailles sacrees, battent une omelette avec la majeste de Xerxes fouettant la mer; qui blanchissent sous l'inamovible bonnet de coton, et tiendraient volontiers, en mourant, la queue d'une poele, comme les Indiens devots tiennent, dit-on, la queue d'une vaclie. II n'y a plus de ces hommes-la. Quant a Marthe la fruitiere, c'etait une bonne et simple creature, si bonne qu'elle en etait . . . non pas bete, comme on dit ordinairement, mais, au contraire, spirituelle. Oui, elle trouvait parfois dans son cceur des facons de parler touchantes et passionnees, que M. de Yoltaire lui-meme, le grand homme d'alors, n'eut jamais trouvees sous sa perru- que. II y a encore de ces femmes-la. — Frere, dit-elle, emue et pleurant presque de voir pleurer son petit Lazare, vous savez, ce grand bahut que vous trouviez si commode pour serrer la vaisselle, et que j'ai refuse de vous vendre ? je vous le cederai maintenant si vous le voulez. NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 69 — J'en donne encore dix livres, comme avant. — Frere, j'en veux da vantage. — Allons, dix livres dix sous, et n'en parlons plus. — Oh ! j'en exige plus encore. C'est un tresor que je veux ! Le pere Lazare regard a sa soeur fixement, comme pour voir si elle n'etait pas folle. — Oui, poursuivit-elle, je veux mon petit Lazare cliez moi, et pour moi toute seule. Des ce soir, si vous y consentez, le bahut est a vous, et j'emmene le petit a Montreuil. Le frere de Marthe fit bien quelques difficultes, car au fond il etait bon homme et bon pere ; mais l'enfant en litige lui faisait faire, suivant son expression, tant de mau- vais sang et de mauvaises sauces ! . . . les instances de Mar- the etaient si vives . . . et, d'un autre cote, le bahut en question etait si commode pour serrer la vaisselle ! . . . enfin, il ceda. — Yiens, mon enfant; viens, disait Marthe, en entrai- nant le petit Lazare vers sa carriole, tu seras mieux chez moi, au milieu de mes pommes d'api, que tu manges avec tant de plaisir, que dans la societe des oies roties de ton pere. Pauvre enfant ! tu aurais peri dans cette fumee . . . Yois plutot, ajouta-t-elle avec une naive epouvante, mon bouquet de violettes, si frais tout a l'heure, est deja fane ! Oh ! viens et marchons vite : si ton pere allait se dedire et te revouloiv ! Et elle entrainait sa proie si vite, que les passants l'eus- sent prise a coup sur, sans sa mise decente et l'allure libre et TO NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. gaie de son jeune compagnon, pour une bohemienne voleuse d'enfants. Le premier soin que prit la bonne tante apres avoir in- stalle son neveu cbez elle, fut de lui apprendre elle-meme a lire, ce dont le pere Lazare ne se fut jamais avise ; car, totalement depourvu d'instruction, le brave homme n'en connaissait pas le prix, et on l'eut bien e tonne, je vous jure, en lui apprenant qu'une des plumes qu'il arrachait avec tant d'insouciance a l'aile de ses oies, pouvait, tombee entre des doigts habiles, bouleverser le monde. Le petit Lazare apprit vite, et avec tant d'ardeur, que Pinstitutrice etait souvent obligee de fermer le livre la pre- miere, et de lui dire : — Assez, mon ange, assez pour aujourd'hui; maintenant, va jouer, sois bien sage, et amuse- toi bien. Et l'enfant d'obeir et de clievaucber a grand bruit dans la maison ou tlevant la porte, un baton. entre les jambes. Quelquefbis l'innocente monture semblait prendre le mors aux dents. — Mon Dieu, mon Dieu ! il va tomber, s'ecriait alors la bonne Marthe qui suivait l'ecuyer des yeux. Mais elle le voyait bientot dompter, diriger, eperonner son mancbe a balai avec toute la dexterite et l'aplomb d'une vieille sorciere, et, rassuree, lui souriait de sa fenetre com me une reine du haut de son balcon. Cet instinct belliqueux ne fit qu'augmenter avec Page. Si bien qu'a dix ans il fut nomme, d'une voix unanime, general en clief par la moitie des bambins de Montreuil qui disputaient alors, separes en deux camps, J a possession NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 71 cl'mi nid de merle. Inutile de dire qu'il justifia cette dis- tinction par des prodiges d'habilete et de valeur. On pre- tend qu'il lui arriva meme de gagner quatre batailles en un jour, fait inoui dans les annales militaires. — Napoleon lui- meme n'alla jamais jusqu'a trois. — Mais son haut grade et ses victoires ne rendirent pas Lazare plus fier qu'aupara- vant ; et tons les soirs le baiser filial accoutume n'en cla- quait pas moins franc sur les joues de la fruitiere. Mais helas ! la guerre a des chances terribles, et un beau jour le conquerant eprouva une mesaventure qui faillit le degouter a jamais de la manie des conquetes. Yoici le fait : comme il se baissait pour observer les mouvements de l'ennemi, la main appuyee sur un tronc d'arbre et a peu pres dans la posture de Napoleon pointant une batterie a Montmirail, le pantalon du general observateur craqua, et se dechira de telle facon que, les heros de Montreuil en poufferent de rire, aussi fort que l'eussent pu faire les dieux d'Homere, grands rieurs comme chacun sait. L'armee se mutina, le general eut beau crier comme Henri IY dont il avait lu l'histoire : — Soldats, ralliez-vous a mon panache blanc ! On lui repondit par des rires nouveaux ; si bien que le pauvre general brisa sur le dos d'un mutin son baton de commandant, et rentra dans ses foyers, triste et penaud comme les Anglais abordant a Douvres apres la bataille de Fontenoy . . . Ce nom me rappelle une circonstance que j'aurais eu tort d'omettre, car elle influa beaucoup sur le caractere et la clestinee du heros de cette histoire. Un pauvre vieux soldat qui venait de temps en temps chez Marthe, sa parente eloignee, fumer sa pipe au coin de l'atre, 72 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. et se rechauffer le coeur d'un verre cle ratafia, n'avait pas manque d'y raconter longuement conime quoi lui et le marechal de Saxe avaient gagne la celebre bataille. Je vous laisse a penser si ce recit inexact, mais chaud, avait du enflammer l'imagination du jeune auditeur. Depuis lors, endormi ou eveille, il entendait sans cesse piaffer les chevaux, sifner les balles et gronder les canons; et plus d'une fois, seul dans sa petite chambre, il se fit en pensee acteur de ce grand drame militaire. H eut fallu le voir alors trepigner, bonclir et crier : — Tirez les premiers, messieurs les Anglais ! — Marechal, notre cavalerie est repoussee ! — La colonne ennemie est ine- branlable ! — En avant la maison du roi ! — Pif ! paf ! . . . Baound ! baound ! — Bravo ! le carre anglais est enfonce ! — A nous la victoire I vive le roi ! Le pauvre Lazare se croyait pour le moins alors ecuyer de Louis XY ou colonel. Une pareille, ambition vous fait rire sans doute ! C'eiit ete miracle, n'est-ce pas, que le neveu de la fruitiere put s'elever si haut ! Oui, mais sou- venez-vous que nous approcbons de 1789, epoque feconde en miracles, et ecoutez : Lazare, engage d'abord dans les gardes francaises, malgre les larmes de sa tante qu'il tacbait en partant de consoler par ses caresses, ne tarda pas a devenir sergent. Puis le siecle marcba, et la fortune de bien des sergents aussi. En- fin de grade en grade, il devint . . . devinez. — Colonel ? . . . — II n'y avait plus de colonel. — Ecuyer du roi ? . . . NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 73 — II ht avait plus de roi. Tons ne devinez pas ? . . . Eli bien ! Lazare, le fils du cuisinier, Lazare, le neveu de la fruitiere, devint general ; non plus general ponr rire, et en casqne de papier ; mais general pour de bon, avec un chapeau empanache et mi habit brode d'or ; general en chef, general d'une grande armee francaise, rien que cela, et, si tors en doutez, ouvrez l'histoire inoderne, et vous y lirez avec attend rissement les belles et grandes actions du general Hoche. Hoche etait le nom de famille de Lazare. Ha tuns-nous de dire a sa lonange que ses victoires, bien serieuses cette fois, le laisserent aussi modeste at aussi bon que ses victoires enfantines a Montreiiil. Aussi, lorsqu'un jour de revue, il passait an galop devant le front de son armee, il j avait encore, a une fenetre pies de la, une bonne vieille femme qui couvait des yeux le beau general, haletante de plaisir et de crainte, et repetant comme vingt ans auparavant : — Mon Dieu, mon Dieu ! il va tomber ! Quant au cuisinier grondeur de Versailles, il etait la aussi, emerveille d'avoir donne un heros a la patrie, repe- tant avec un certain air de sufnsance. a ceux qui l'en feli- citaient : — Yous ne sauriez combien j'ai eu de peine a elever cet enfant-la! Figurez-vous, citoyens, qu'a six ans il ne savait pas ecumer le pot au feu ! Hegesippe Moreau (1810-1 S3S). 74 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. VII. LES PETITS SOULIEES. Le 6 Janvier, 1776, jour de l'Epiphanie, il se passa sur le gaillard d'arriere du vaisseau francais le Heron, une petite scene assez piquante pour meriter qu'on la raconte. Tous les officiers que le service de l'equipage ne reclamait pas ailleurs se promenaient, causant et fumant sur le pont, lors- qu'un jeune aspirant de marine, montant l'escalier qui con- duisait a la chambre du capitaine, parut et s'ecria : Chapeau bas, messieurs ! voici la reine ! . . . . Et cependant Marie- Antoinette n'avait pas quitte Ver- sailles ; a l'aide d'Asmodee ou de la seconde, vue des mon- tagnards d'Ecosse, on l'aurait pu voir en ce moment-la, dans un coin du chateau, a l'abri de ^etiquette, son ennemie in- time, jouer la comedie en famille, recevant sa replique du comte d'Artois, et ay ant pour souffleur le comte de Pro- vence, tous deux ses beaux-freres. Elle remplissait le role principal dans le Devin du Village, et chantait : J'ai perdu mon serviteur, J'ai perdu tout mon bonheur. . . paroles qu'elle eut depuis l'occasion de repeter bien des fois sans chanter ! cette pauvre reine qui est deja tombee dans Phistoire, et qui tombera bientot dans le drame, aussi poe- tique, aussi belle et plus pure que Marie-Stuart. Quelle etait clone l'usurpatrice qui ramassait alors a douze NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 75 cents lieues de Versailles le sceptre que la reine legitime abandonnait un instant pour la houlette ? Hatons-nous de le dire, il n'y avait la ni fourberie ni crime de lese-majeste. La royaute que saluait l'equipage du Heron n'etait que Finnocente et fugitive royaute de la feve. Elle venait d'echoir, par la grace du sort, a une jolie petite Creole de la Martinique, parente du capitaine, et qui, sous la conduite d'une vieille tante, allait, comme la Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, poursuivre, dans la metropole, de vagues esperances de fortune et d'heritage. Et c'etait dommage, en verite, que la jeune reine ne flit qu'une reine pour rire ; car elle s'acquittait de ses hautes et nouvelles fonctions avec une grace et un aplomb qu'eussent envies Catherine II et Marie-Therese. " A genoux ! beau page, disait-elle au jeune aspirant qui Tavait annoncee, ne voyez-vous pas que j'ai laisse tomber mon gant ? — A moi ! mon conseil des ministres, et ne riez pas, messieurs, car le cas a discuter est grave. J'aime mon peuple, entendez-vous, et je veux que mon peuple m'aime ; il s'agit de decider si, pour attirer a mes pieds ses homma- ges, une rosette bleue sur mes souliers ne sierait pas mieux qu'une rosette blanche. — Comment done ! je crois que mon premier medecin se permet de lancer au nez de sa souve- raine des bouffees de tabac, en guise d'encens ! qu'un de mes ambassadeurs monte sur 1'hippogrifFe a 1'instant, pour aller voir dans la lune si la raison du bon docteur n'aurait pas suivi ce matin, apres boire, le meme chemin que celle de feu Koland. . ." Et mille innocentes saillies, mille coquets enfantillages 76 NARRATIONS ET CONTES HJSTORIQUES. dont tons ces bons marine riaient de si grand coeur et si longtemps qne leurs grosses pipes s'eteignaient oisives entre leurs mains. Mais celni de tous qui semblait se rejouir le plus du tri- omphe de l'aimable enfant etait un vieux matelot breton nomme Pierre Hello, ayant moins cle rides que de blessures, qui ce jour-la meme avait recu une medaille d'honneur, tardive recompense de ses longs services ! et qu'a cette con- sideration le capitaine venait d'admettre a sa table, au repas preside par les deux dames Creoles, ses parentes. Marie- Rose, ainsi se nommait la jeune fille, s'etait emerveillee de- puis longtemps au recit des belles actions de Pierre Hello. Elle l'avait complimente, caresse, et le coeur du rude vieil- lard, neuf encore a de pareilles emotions, avait palpi te, sous ces caresses d'enfant, aussi fort qu'a la reception de sa me- daille d'honneur. C'etait lui seul qui la servait ; c'etait encore, ou peu s'en faut, lui seul qui veillait sur elle : car la tante de Marie-Rose, bonne vieille clouee sur sa chaise par la goutte, passait tout le jour absorbee dans la lecture de saint Augustin, ne l'interrompant par intervalle que pour dire : " Ici, Minette ! ici, Marie-Rose !" quand elle voyait son chat courir dans la cale apres une souris, ou sa niece sur le pont apres un rayon de soleil. Mais elevee, cOmme la plupart des filles de colons dans la plus large indepen- dance, Marie-Rose n'ecoutait pas ou feignait de ne pas entendre. Tantot elle montait aux echelles et se balangait aux cordages, et alors Pierre Hello la regardait d'en-bas, pret, si elle tombait sur le pont, a la recevoir dans ses larges mains, comme il eut recu un oiseau que la fatigue abat, ou NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 77 a la repecher a la nage si le vent Petit jetee a la mer. Tantot elle amusait Pequipage oisif par s'es chansons et par ses danses, et alors Pierre Hello, attentif, semblait avoir trouve tout a coup de Pintelligence pour comprendre les vers, et du gout pour sentir la grace. Le lendemain de l'Epiphanie et de sa courte royaute, l'aimable enfant parut triste et pensive, et le vieux loup de mer se posa devant elle inquiet et silencieux comme un caniche qui voit pleurer son maitre. Elle ne put s'empecher de repondre par une confidence a ce regard compatissant et interrogates. Une vieille negresse marronne, qui passait pour sorciere, et a qui Marie-Rose portait en cachette du pain dans les bois, lui avait fait une prediction etrange qui la preoccupait, et dont elle avait retenu les paroles textuelles : "Bonne petite maitresse, j'ai vu dans la nue un grand condor monter bien haut, bien haut, avec une rose dans son bee. . . . Rose e'est toi Tu seras bien malheureuse ; puis, reine; puis, viendra une grande tempete, et il te faudra mourir." — J'ai ete reine hier, ajouta-t-elle, et je n'attends plus maintenant que la tempete qui doit m'emporter — N'ayez pas peur, mademoiselle, repondit Hello, s'il arrivait malheur au Heron, vous n'auriez qu'a saisir le pan de ma ceinture . . . la . . . comme ceci, et, avec l'aide de Dieu et de mon patron, vous aborderiez aussi doucement a terre qu'une goelette remorquee par un trois-mats. Marie-Rose un peu rassuree, paya le devouement du brave homme en lui cbantant une romance que personne encore n'avait entendue. C'etaient, quand son* depart fut. 78 NARRATIONS ET OONTES HISTORIQUES. decide, ses adieux et ses plaintes qu'un jeune Creole, son voisin, avait mis pour elle en vers et en mnsique : Petit negre, au champ qui fleuronne, Va moissonner pour ma couronue : La negresse fuyant aux bois, Marronne, M'a predit la grandeur des rois Vingt fois. Petit negre, va, qui t'arrete ? Serait-ce deja la terupete Qui doit effleurer si sou vent Ma tete, Et jeter mon bonheur mouvant Au vent ? Las ! j'en pleure deja la perte. Adieu done, pour la mer deserte, La riviere des Trois-llets Si verte, Od, dans ma barque aux blonds filets, J'allais ! Adieu : les vents m'ont entrainee, Ma patrie et ma soeur alnee ! La fleur veut mourir ou la fleur Est nee, Et j'etais si bien sur ton coeur, Ma soeur ! Mais il est an age on tontes les donleurs passent legeres et fngitives, on. la melancolie du soir seche an matin comme la rosee ; et Marie-Rose avait cet age. Le lendemain, elle dansait encore ; les jours, les seinaines s'econlerent sans NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 79 user cette gaite petulante ; mais il n'en fat pas de meme de ses petits souliers. Le dernier bond d'une farandole en emporta les derniers lambeanx. Par malheur, la garde- robe de ces dames etait legere ; elles allaient a Paris, et avaient era devoir, pour la remonter, attendre les conseils de la Mode dans son empire. Bientot Marie-Kose fut re- duite a s'asseoir immobile a cote de sa tante, cachant ses pieds nus sous sa robe, remuant la tete et le corps dans un besoin febrile de mouvement, mais n'osant risquer un pas, semblable a cette Daphne des Tuileries dont le buste est vivant encore quand ses pieds ont deja pris racine. La petite reine pleurait la, captive comme dans une tour en- chantee, en attendant qu'un chevalier, passant, la delivrat. Ce chevalier passa, et ce fut Pierre Hello. " Laisser nus de si jolis pieds, disait-il avec l'accent de l'indignation, il faudrait n'avoir pas de cceur ! " Mais si le poete a dit : Z? indignation fait des vers^ il n'a pas dit qu'elle put faire des souliers. Pierre Hello reflechit, se frappant le front, se grattant la tete et promenant d'une joue a 1'autre, dans sa bouche, ce morceau de tabac que les marins ont l'habitude de macher . . . enhn sa chique f C'est un vilain mot ; mais pardon, il n'y en avait qu'un pour exprimer la chose, et cette chose est trop importante, quand il s'agit de moeurs maritimes, pour qu'un narrateur consciencieux n'en parle pas. La chique est a la pensee du matelot ce que l'aiguille est a l'horloge : quand la pensee va, la chique tourne. C'est qu'aussi il s'etait impose une question bien ardue pour un mathematicien novice : Faire qiielque chose avec rien, probleme que Dieu seul a pu resoudre. 80 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. " Un morceau de cuir ! ma pipe et ma medaille pour un morceau de cuir !" disait-il avec l'energie desesperee de Richard III criant : " Un cheval ! mon royaume pour un clieval !" Certes, tous les filets de l'equipage se fussent de- ployes bien vite a la mer s'il eut connu l'histoire de Don Quichotte, et ose se flatter cl'avoir la main aussi heureuse que Sancho Panca, qui, jetant ses hamecons aux truites, y voyait mordre des savates. II chercha, fureta, remua ; sa main passa partout ou une souris pouvait passer. Enfin, il poussa un cri de joie, un cri semblable a celui d'Harpagon retrouvant sa cassette, ou de J.-J. Rousseau couvant des yeux sa pervenche. Ce n'etait pas une fleur, ce n'etait pas un tresor que Pierre Hello venait de decouvrir, c'etait quel- que cbose de bien plus precieux, ma foi ; c'etait une botte ! la botte d'un soldat tue dans un abordage ; elle avait roule dans un coin de la cale, Dieu sait comment ! Depuis elle etait restee la, portant le deuil de sa sceur jumelle novee dans la mer ou ensevelie dans le ventre d'un requin, et croy- ant bien, comme le rat de La Fontaine, que les clioses d'ici- bas ne la regardaient plus. Mais Pierre Hello en decida autrement : se servant de son poignard en guise d'alene et de tranehet, il perca, il tailla si bien qu'il fit en moins d'une heure je vouclrais bien pouvoir dire qu'il fit une paire de souliers ; mais, par respect pour la verite, je n'ose . . . Ce qu'il fit, ce n'etait precisement ni des souliers, ni des brode- quins, ni des bottines, ni des chaussons, ni des socques, ni des cothurnes, ni des babouclies, ni des mocassins ; c'etait, dans Part de la chaussure, une oeuvre originale, fantastique, romantique, une chose sans nom ; mais enfin cette chose ]S T aerations et contes histqriques. 81 sans nom pouvait a la rigueur s'interposer comme une ar- mnre defensive entre Pepiderme d'lin pied humain et le parquet. Le brave Hello conrut aussitot a la cabine de Marie-Rose, ou apres avoir, a grand'peine et aux eclats de rire de la jeune fille, ernboite, ficele ses pieds nus dans cette boufTonne chaussure, il se releva, croisa trioruphalement les bras sur sa poitrine, et dit — Yoila ! . . . . et, une heure apres, la bayadere clansait encore, dansait avec un poids a cha- que pied, aux applaudisseinents de son parterre, conquis cette fois a double titre, car il y avait dans cette danse le merite combine de Part et du tour de force : c'etait made- moiselle Taglioni et madame Saqui resumees d'avance en deux jambes. Enfin, apres une longue traversee, la vigie cria : Terre ! Et ce fut, je vous assure, une scene vraiment touchante que celle du matelot et de la jeune Creole. " Je penserai tou- jours a vous, et je garderai vos souliers comme un souvenir, comme une relique, disait Marie-Rose pour consoler Pierre Hello, qui passait sur ses yeux humides le revers de sa main calleuse. — Oh ! repondait-il en secouant la tete, vous allez a Paris, ou. de nouveaux amis vous feront perdre le souvenir du pauvre Hello qui ne vous occupera guere. — Toujours !" repeta-t-elle, entrainee par sa tante. II la suivit longtemps des yeux ; elle se retourna souvent, et il ne pouvait deja plus l'entendre qu'elle repetait encore en agitant son mou- choir : " Toujours, Hello, toujours !" Pierre Hello ne put savoir si la jeune fille tint parole, car il toucha bien rarement la terre, et fut tue dans la guerre d'Amerique. Quant a Marie-Rose. . . . 8 82 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. Mais voici, au travers de mon histoire, le grand fleuve cle la revolution francaise qui passe ; fleuve etrange et qu'on ne sait comment nommer : Pactole au sable d'or, Simoi's teint de sang, Eurotas aux lauriers-roses. Son bruit et sa profondeur vous causeraient des vertiges. Donnez-moi la main, ma soeur, fermez les yeux et sautons par-dessus. . . Bien ! nous voici tombes au milieu cle l'empire, et nous sommes a la Malmaison, retraite de la noble et malheureuse Josephine, veuve, par une separation legale, de Napoleon vivant e*ncore, mais toujours impera trice et toujours adoree des Francais qui l'avaient epousee, eux aussi, dans leur cceur, et qui n'avaient point souscrit au divorce. Accoudee dans sa chambre sur la boite d'un piano, elle ecoutait en souriant une deputation de jeunes demoiselles attachees a sa personne, et qui sollicitaient, tremblantes, la permission de jouer des proverbes au chateau. " Volontiers, mes enfants, repondit la bonne Josephine ; je veux meme me charger des costumes. Grace a la generosite de Pernpe^ reur, ma garde-robe j peut abondamment foumir. Tenez, voici ce que Marchand vient encore de m'apporter tout a l'heure." Et elle repoussait negligemment du pied une fourrure eten- due sur le tapis. Cette parure etait si belle, que mademoi- selle S.-R., la plus jeune des ambassadrices, ne put s'empe- cher de dire, en frappant 1'une contre l'autre ses blanches mains en signe d'admiration : " Dieu ! que votre majeste est heureuse ! — Heureuse ! murmura Josephine, heureuse ! . . ." Elle parut rever un moment, et ses doigts distraits errant NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 83 sur les touches du piano, en tirerent quelques notes de la awnance que nous connaissons deja : La fleur veut mourir oh la fleur Est nee Et j'etais si bien sur ton coeur, Ma soeur ! . . . Puis, secouant les souvenirs qui l'oppressaient, elle se leva : " Qui m'ainie me suive, mesdemoiselles ; venez voir et choisir vos costumes." ^ Et, precedant le jeune^lt fol essaim, elle entra dans sa garde-robe. Toutes les jeunes filles ouvrirent alors des yeux emerveilles, comme le fils du bucheron descendu pour la premiere fois clans la caverne d'Ali-Baba. Il y avait la des gazes si legeres, qu'elles se fussent envolees comme les fils de la Vierge, n'eut ete le poids des pierreries qui les bor- daient ; il j avait la des mantilles espagnoles, des mezzaros italiens, des peignoirs d'odalisques, tout impregnes encore des parfums du harem et de la poudre d'Aboukir, et enfin, des robes si belles, que des jeunes filles en devaient rever bien des jours et bien des nuits. " Prenez, enfants, dit la bonne imperatrice, et amusez- vous bien. Je vous abandonne toutes ces belles choses qui vous font ouvrir de si grands } T eux, toutes . . . hormis une seule, car celle-la m'est trop precieuse et trop sacree pour qu'on v touche." Puis, vojant a ces mots la curiosite etincelante sous toutes les paupieres : " Je puis cependant vous faire voir ce tresor," ajouta-t-elle. 84 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. Je vous laisse a penser, ma sceur, si l'imagination, cette foils du logis, qui en est la maitresse a quinze ans, prit ses ebats dans tontes ces tetes enfantines. Qu'etait-ce clone que cette merveille qu'il etait defendu de toucher quand on froissait a loisir tant de merveilles ? Une robe couleur du temps, de la lune ou du soleil, com- me dans Peau oVAne f Cet ceuf d'oiseau qui, suivant les contes arabes, est un diamant et peut rendre invisible ? Un eventail fait avec les ailes d'un genie de PAlhambra ? le voile d'une fee, ou bien quelque ouvrage plus precieux en- core commande par 1'emperedPa l'un de ses demons fa- miliers, le petit homme rouge ou le petit homme vert ! Qu'etait-ce done ? Enfin, prenant pitie de la curiosite impatiente qu'elle venait d'irriter elle-meme avec une innocente malice, Jose- phine fouilla dans un coin de sa garde-robe imperiale et en tira Ce n'etait cette fois, ma sceur, ni un cadeau de Napoleon, ni l'ceuvre d'un genie : e'etait l'ceuvre et le present du ma- rin breton, Pierre Hello, e'etaient les souliers de Marie- Rose. Car, vous l'avez devine deja, l'imperatrice Josephine et la danseuse aux pieds nus ne sont qu'une meme personne et qu'un meme cceur. Quand Tepee de Bonaparte commen- cait a decouper l'Europe comme un gateau, Josephine- Marie-Rose Tascher de la Pagerie, heureuse cette fois, eut la feve et regna. Elle regua longtemps ; mais voila qu'un jour il se fit tout a coup une grande tempete en Europe ; les neiges de la Russie se souleverent d'elles-memes pour NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 85 retoinber en blanc linceul sur nos soldats ; les quatre yents nous soufflerent des avalanches d'ennemis, et il y ent alors en France, anx eclairs dn sabre et du canon, et sons les lourds pietinements de la bataille, des tremblements de terre aussi forts que ceux des Antilles. . . Lorsqu'enfin notre ciel redevint beau, la prediction de la negresse etait accomplie tout entiere . . . le grand condor f budroye avait laisse tomber la rose, et la Creole des Trois-Ilets, deux fois reine, etait morte dans la tempete ! H. Horeau (Contes a ma soeur). VIII. MADEMOISELLE DE LAJOLAIS. I. TJn dimanche du mois de juin de l'annee 1804, de grand matin, une voiture bermetiquement fermee passait, an grand galop de quatre chevaux, sur la route de Strasbourg a Paris ; des gendarmes a cheval l'escortaient, et prouvaient, par leur nombre et par Pactive surveillance qu'ils exer- caient, de quelle importance devait etre la prise qu'ils avaient faite. Arrivee devant les mi's de Bicetre, la voiture entra dans la cour de la prison : les portes massives, qui s'etaient ouvertes pour la laisser passer, retomberent lom^dement sur leurs gonds, et un gendarme, s'approchant de la portiere du carrosse, in vita les prisonniers a descendre. 86 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. Deux femmes parurent alors. Leur costume etait riclie, bien que souille de poussiere ; on voyait qu'on les avait saisies a la hate et sans leur laisser a peine le temps de se vetir ; elles avaient la tete, le cou et les bras nus ; un chale de cachemire de l'Inde, chose tres- rare et tres-chere alors, jete a la hate sur leurs epaules, les enveloppait toutes deux. De ces deux tetes qui sortaient de ce chale rouge, l'une etait couverte de beaux cheveux noirs, et cachait son visage dans son mouchoir ; l'autre etait une tete blonde de jeune fille, une tete d'enfant presque ; elle paraissait avoir qua- torze ans au plus. Extremement j)ale, et au moins aussi inquiete qu'affligee, cette jeune fille, tout en se serrant con- tre sa mere, examinait avec effroi ces hautes murailles qui s'elevaient autour d'elles, ce noir batiment avec ses fenetres toutes grillees, et, plus que cela encore, ces hommes a figures rebarbatives qui l'entouraient, et qui causaient tout bas, en jetant, sur elles deux, pauvres femmes effrayees, de sinistres regards. Bien tot un de ces hommes, ayant un enorme trousseau de clefs a sa ceinture, se detacha du groupe et s'approcha des prisonnieres : — II faut nous suivre, madame, dit-il a celle qui cachait sa figure dans son mouchoir. Les deux femmes firent un pas. — Oh ! pas vous, dit-il a la plus jeune : vous etes libre. — Je ne quitte pas ma mere, repondit celle-ci d'une voix douce et serrant le chale qui les entourait toutes deux. NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 87 — Dame, il faut pourtant bien que vons la quittiez : je n'ai pas ordre de vous enfermer, vous. — Oh ! ne me separez pas de ma fille ! s'ecria la jeune femme en serrant convulsivement sa fille sur son sein et tournant vers le geolier des traits amaigris par la souffrance. — J'ai des ordres, madame, interrompit brusquement cet homme. — II est impossible que vous en ayez d'arraclier une fille a sa mere, repliqua la pauvre femme en fondant en larmes. — Bast, bast ! impossible, murmura le geolier ; c'est pos- sible, pnisque j'ai des ordres, je vons dis. Suivez-moi, madame ; mais qne mademoiselle se retire. — On me tuera plutot qne de me separer de ma mere, s'ecria la jenne enfant enveloppant de ses deux bras le cou de la prisonniere. En ricanant niaisemeut, le geolier posa sa main rude et noire sur ce bras blanc et potele d'enfant : — Savez-vous, lui dit-il, que nous faisons obeir de force, ici, les gens qui n'obeisserit pas de bonne volonte ? ■ — 'Mais, si tous me l'arrachez, ou voulez-vous qu'elle aille ? demanda la prisonniere repoussant ayec l'energie du desespoir le geolier, qui s'interposait entre elles deux. — Est-ce que ca me regarde, moi ? dit le geolier ; est-ce que je m'en embarrasse ? est-ce que vous m'avez demande conseil pour assassiner l'empereur. — Ma mere est innocente, monsieur, cria la jeune fille rouge d'indignation. — Yotre mere est innocente, §a se peut, §a ne me regarde pas ; c'est au tribunal a savoir 9a. Quant a votre pere, la \ \ NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. preuve qu'il ne Pest pas, c'est qu'il y a huit jours, lui, et Georges Cadoudal, et les autres, ilk ont tous recu leurs sentences. Les deux femmes resterent pales de saisissement ; au- cune d'elles n'eut la force d'ouvrir la bouche pour deman- der quelle etait cette sentence ; helas ! le ton du geolier le leur disait assez clairement ; le froid qui les saisit leur fit croire qu'elles allaient succomber a cette horrible nouvelle. La voix du geolier les arracha a l'abattement du desespoir : — Allons, mesdames, disait-il radoucissant autant qu'il pouvait la durete de son organe, du courage, et obeissez de bonne grace ; il faut bien que j 'execute mes ordres, moi : j'ai ordre de mettre au secret la femme du general La- jolais. — Oh ! ma mere ! murmura douloureusement la jeune fille laissant tomber sa tete sur l'epaule de sa mere. — Ma pauvre Maria ! dit madame Lajolais collant ses levres au front pale de son enfant. — Mais rien que la femme Lajolais, reprit le concierge a Maria ; vous voyez bien, la petite mere, qu'il faut vous retirer. — Yoyons, fmissons-en done, .dit brusquement un gen- darme : nous ne pouvons pas rester ici jusqu'a demain. — Prenez votre prisonniere, pere Chorion, et que nous nous en allions, repliqua un autre. — Oh ! un moment, encore un moment ! crierent les deux femmes etroitement serrees l'une contre 1 'autre. — Pas un moment de plus, dirent plusieurs gendarmes en s'avancant vers les deux infortunees. NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. La scene qui s'ensuiyit etait a, faire verser des larines. Kegardant avec effroi ces homines qu'elle voyait appro- cher d'elle, Maria se cramponnait a sa mere et criait : — Oh ! pitie, pitie ! messieurs, ne m'otez pas ma mere ; ou voulez-vous que j'aille, moi, pauvre enfant, toute seule, sans appui ? Enfermez-moi avec elle dans son cachot ; qui le saura ? qui le verra ? Pour l'amour du ciel, messieurs les gendarmes, ecoutez-moi. — Ya, ma fille, disait la pauvre mere repoussant molle- ment ces bras cheris qui entouraient son cou. — Ya, un cachot pour toi ! oh ! non, pauvre enfant, tu n'y pourrais respirer. — Mais toi, toi, tu y seras ; je veux y aller, disait Maria avec cette mutinerie qui sied a un enfant gate, et qui sou- vent fait sourire les bons parents, toujours prets a ceder a leurs enfants : mais qui, dans cette occasion, et devant des gens endurcis aux larmes, ressemblait assez a de la folie. Je veux y aller, repetait-elle en sanglotant. Les gendarmes etaient emus : toutefois, l'un d'eux, es- suyant une larme que les accents si jeunes et si desoles de Maria lui arrachaient, s'ecria : — C'est de la betise, allons, voyons, finissons-en. Saisis- sant dans ses bras robustes cette jeune enfant, qui s'y de- battait vainement, il reussit a la detacher de sa mere. — Maman, maman ! criait-elle, dans le plus affreux de- sespoir, maman ! . . . Mais bientot ses veines se gonilerent, sa voix s'affaiblit et elle demeura sans connaissance dans les bras des gendarmes, qui profiterent de son evanouisse- ment pour la transporter hors de la prison. 90 NARRATIONS ET CONTES H1STORIQUES. II. Quand mademoiselle de Lajolais revint a elle et qu'elle ouvrit les yeux., le premier, objet qu'elle cherclia fut sa mere ; ne la voyant plus a ses cotes, elle se leva du banc de pierre ou on l'avait posee, et, s'elancant vers la porte cle la prison, se cramponnant aux barres de fer qui la garnis- saient, elle fit retentir Fair de ses cris. ■ — Maman . . . maman ! criait-elle ; rendez-moi ma mere . . . Oh ! mais c'est affreux de separer une enfant de sa mere ! . . . Ma pauvre mere, ou es-tu maintenant ? — Mademoiselle, dit une voix douce derriere elle, made- moiselle, ne criez pas si fort ~. . . ou on vous forcerait a aller plus loin. • — N'importe, dit Maria, que le desespoir faisait derai- sonner et dont les petites mains se meurtrissaient a vouloir ebranler les barres de fer de la porte. — Je veux ma mere, je la veux, ou je ferai tant de bruit, qu'on me renfermera moi aussi en prison. ■ — Oui, reprit la voix douce, mais pas avec votre mere. Comme par enchantement, ce peu de paroles eut Part de calmer le desespoir de mademoiselle Lajolais. Tournant la tete vers celle qui lui parlait, elle vit une jeune fille de son age; .un vetement brun et grossier accusait des formes robustes ; un bonnet de velours noir, garni d'une dentelle noire, encadrait un rond et bon visage, sur lequel de grosses larmes coulaient. — Est-ce que vous avez du chagrin, vous aussi? lui de- manda mademoiselle Lajolais. NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 91 — ISTon, repondit la jeuiie fille ; c'est de vous voir pleurer que je pleure. — ■ Ah ! c'est que je suis si a plaihdre ! dit Maria quit- taut la porte et se rapprochant de la jeune fille. — Yous avez peut-etre vu qu'on vient de m'arracher des bras de ma mere . . . Mais ce que vous ue savez pas, ce qui est plus horrible que tout, ce qui me fait mourn* d'y peuser .... c'est que mon pere mon pauvre pere est peut-etre con- damne a mort. Et comme si ce souvenir eut ravive toutes les douleurs de cette jeune enfant, elle se remit a pleurer et a pousser des cris qui fendaieut 1'ame. Sa compagne ne lui repondit pas ; elle semblait atterree par cette nouvelle ; bien qu'enfant, elle sentait qu'il n'y avait aucune parole qui put calmer de pareilles douleurs, et elle n'en adressa pas ; mais elle regarda Maria avec tant d'interet, sa figure ronde et fraiche exprimait si clairement la part qu'elle preuait a son chagrin, que Maria interrompit ses sauglots pour lui dire : — As-tu ta mere, toi ? La jeune fille fit signe que oui. — Et ton pere aussi ? Le meme signe se renouvela. — Et tu n'en es pas separee ? tu peux les voir quaud tu veux ? tu peux embrasser ta mere, ton pere ? Oh ! que tu es heureuse ! Puis, un moment apres, elle ajouta, en essuyant ses larmes qui coulaient toojours avec abonclance : — Comment te nommes-tu ? 92 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. — Julienne, pour vous servir, repondit la jeune fille. • — ■ Que fait ton j)ere ? — II est concierge cle la prison, dit Julienne. — Concierge ! s'ecria vivement Maria ; il voit maman, il lui parle, il pourra me donner de ses nouvelles lui dire toutes les larmes que j'ai versees Oh ! non, il ne faut pas qu'il lui dise ca ; pauvre mere, ca lui ferait trop de peine. Julienne secoua tristement la tete. — Personne ne peut voir madame votre mere, ni lui parler, mademoiselle ; elle est an secret. Dans ce moment, le son d'une cloche s'etant fait enten- dre, mademoiselle Lajolais tressaillit. — C'est l'heure du dejeuner pour les prisonniers, dit Ju- lienne donnant ainsi l'explication de la cloche. — Et de celui de ma mere aussi ? demanda Maria le cceur serre. ■ — Oh ! soyez tranquille, mademoiselle, on ne l'oubliera pas. — Pauvre mere ! dit Maria pleurant avec amertume, — elle qui est si delicate ! Ou sont ses domestiques, sa table si bien servie, et sa petite Maria a ses cotes pour 1'engager a manger % . . . Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! peut-on tant souffrir ! — Mais vous, mademoiselle, si vous preniez quelque chose ? demanda Julienne. — Moi ! oh ! je n'ai pas faim, cria-t-elle d'un accent telle- ment rempli de verite, que Julienne repondit : — Je le crois, mademoiselle ; neanmoins, si vous mangiez seulement une cuilleree de soupe ? NARRATIONS ET CONTES HISTORIQTTES. 93 — Manger ! repeta Maria en redoublant ses plenrs, — manger, quand ma mere est au cacliot, quand peut-etre je ne verrai jamais plus mon pere ! oh ! non . . . non . . . — Si vous ne mangez pas, vous mourrez, mademoiselle. — Et tu crois que je vivrai, meme en mangeant ! . . . La garde montante, qui venait pour relever la garde de la veille, interrompit les jeunes filles. Quelques ofnciers sortirent du poste pour recevoir les nouveaux venus ; on echangea le mot d'ordre ; un nouveau factionnaire remplaca l'ancien ; et cela fait, quelques jeunes ofnciers s'accosterent. — Quelles nouvelles ? se dirent-ils. — line etonnante ! L'empereur a fait grace a Polignac, repondit celui a qui on s'etait adresse. — Bast ! conte-noas ca, dit le premier. — C'est un roman, mon cher, repondit le second officier ; tu sais, toi, que j'etais hier de garde a Saint-Cloud; appuye contre les jalousies du petit salon vert, je m'amusais a re- garder la jeune et belle princesse Louis qui arrosait les fleurs des jardinieres de sa mere, lorsque l'empereur entra sans se faire annoncer. — Que faites-vous la, Hortense ? lui dit-il. — Surprise a l'improviste, madame Louis rougit; puis, montrant son arrosoir encore plein d'eau, elle repondit : — Vous le yoyez bien, sire. — Et que fait-on cbez Josephine ? demanda encore l'em- pereur. — On y pleure, dit la princesse essuyant elle-meme line larme. 94 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. — On y pleure, repeta l'empereur ; et, sans se dormer le temps de demander pourquoi, il s'elanca chez l'im- peratrice. Intrigue an dernier point, comme tu peux le penser, je me glissai dans le chateau, et, me melant a d'autres per- sonnes, j'arrivai une seconde apres Bonaparte a la porte de la cliumbre a coucher de l'imperatrice. Une femme etait aux pieds de l'empereur : c'etait madame de Polignac ; l'empereur la regardait attentivement : toutes les autres dames, et Josephine elle-meme, joignaient leurs mains en demandant grace. Affectant un air de froideur que sa voix dementait, Na- poleon dit a madame de Polignac : — Je suis etonne, madame, de tr,ouver votre mari mele dans une si odieuse affaire : a-Vil done oublie totalement que nous avons ete camarades a l'Ecole-Militaire ? Je ne pus bien entendre ce que repondit M me . de Poli- gnac, parce qu'elle pleurait a chaudes larmes, et que les sanglots lui couvraient la voix ; mais je crois qu'elle voulait persuader a l'empereur que son mari n'av^rt jamais eu l'idee de participer a ce crime, et bien que ses phrases n'eussent aucune suite, l'accent de la douleur pretait mv.q grande force a tout ce qu'elle disait. Yisiblement emu, l'empereur la prit par le bras pour la faire relever, et lui dit : — Assez . . . assez . . . Comme, du reste, ce n'etait qu'a ma vie que votre mari en voulait, je puis lui- pardonner .... Allez, madame, et dites-lui que son ancien camarade lui fait grace. NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 95 — C'est superbe, dirent tons les autres ofnciers, c'est tres- beau cle la part de Fempereur. ■ — Aliens boire a sa sante, messieurs, s'ecria Fun d'eux. — Adopte, repondit-on en chceur. Et, se prenant par le bras, ils s'eloignerent. Maria n'avait pas perdu un mot de leur conversation ; ils n'etaient plus la qu'elle avait Fair de les ecouter encore. — Julienne, dit-elle en se tournant soudain vers la fille du geolier, qui la considerait toujours en silence, tout a Fheure tu m'as offert de la soupe .... — Et vous acceptez ? s'ecria la jeune fille en sautant de joie. — Oui, et un morceau de pain aussi. — Et de la viande, et tout mon diner, ma chere demoi- selle, dit Julienne en frappant a la porte de la prison, qui s'ouvrit pour elle. Un moment apres, elle revint tenant d'une main une ecuelle de soupe fumante, et de Fautre un verre de vin. Trop occupee d'un projet qui lui roulait dans la tete, Maria remercia a peine Julienne ; elle mangea le potage, but le vin ; et comme Julienne lui offrait encore un plat de viande et un morceau de pain, Maria prit seulement le pain, qu'elle enveloppa dans son moucnoir. — Je ne sais comment reconnaitre ce service, dit Maria eherchant a ses oreilles des pendants qu'elle portait ordi- nairement et qu'elle n'avait eu ni la pensee ni le temps de prendre en quittant Strasbourg. — Ce service, mademoiselle ! dit Julienne en rougissant ; 96 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. donner a manger a ceux qui ont faim, est-ce done leur ren- dre un service ? — Tu as raison, ou du moins tu devrais avoir raison, re- pondit mademoiselle de Lajolais, qui avait decouvert un simple anneau d'or a son doigt et qui essayait de le glisser au doigt de Julienne. Au reste, ce n'est point ta soupe ni ton pain que je voudrais te payer, Julienne, ce sont tes larmes, tes soins, tes clouces paroles. Oh ! quel bien cela fait, quand on souffre, de rencontrer une ame qui vous plaigne . . . C'est mon premier chagrin, Julienne, vois-tu ? je ne savais pas ce que c'est que la douleur il y a quelques jours ; je croyais qu'une douleur physique pouvait seule nous couter des larmes ... ah ! maintenant . . . maintenant je sais qu'une peine morale est ce qu'il y a de plus douloureux au monde; aussi, je ne verrai plus pleurer une seule personne sans faire comme toi, Julienne, sans essay er de la consoler .... et l'on me benira comme je te benis, bonne petite Mais prends done cette bague, prends-la pour l'amour de moi, je t'en prie .... A ce moment une voix, une grosse voix qui fit palir et chanceler Maria sur ses jambes, car e'etait la voix du con- cierge, appela Julienne. — J'y vais, mon pere, repondit Julienne ; et, refusant to uj ours la bague, elle voulut se retirer. — Tu me refuses, Julienne ! clit Maria si tristement que Julienne revint sur ses pas. — Ce n'est pas pour vous faire de la peine, mademoiselle, mais je n'ose, en verite . . . . je n'ose. — J'ai bien pris ton pain, moi, ta soupe, ton vin NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 9T ^ ■ — C'est bien different, ca se mange, ca. — Et ceci se garde comme un souvenir d'une panvre fille qui ne t'oubliera jamais. — Oh ! si c'est ainsi .... donnez, mademoiselle, c'est different. Puis, la voix du concierge s'etant fait entendre une se- conde fois, Julienne s'enfuit en jetant avec un geste d'en- fantillage charmant, un baiser d'adieu a mademoiselle de Lajolais. La porte de la prison se referma sur Julienne ; a ce bruit, le cceur de Maria se serra tout a fait ; jusque-la la presence de cette enfant, ses larmes, sa voix caressante, tout l'avait soutenue ; mais quand elle ne la vit plus, qu'elle se trouva seule dans cette rue deserte, seule au monde, elle faillit encore une fois perdre connaissance. Toutefois une idee que la conversation des officiers avait fait naitre en elle, un projet qu'il fallait mettre a execution, ranima son courage ; elle essaya de faire quelques pas dans la rue, mais bientot elle s'arreta ; son cceur battait avec tant de violence, ses jambes tremblaient tellement qu'il lui devenait impossible d'avancer . . . puis elle avait peur . . . bien peur . . . C'etait la premiere fois que la pauvre enfant se trouvait sans appui, sans le bras de sa mere ! sans personne au monde autour d'elle, seule, enfin ! 7 98 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. ■ # - III. Une garde nombreuse et chuisie veillait a, la grille du chateau de Saint-Cloud, il pouvait etre six heures du soir, des carrosses qui entraient dans Pavenue et s'y succedaient, des cavaliers a cheval, et un nombre infini d'allants et de venauts, tout prouvait que l'empereur habitait ce lieu de plaisance. Contre la grille du pare, entre les deux guerites des fac- tionnaires, plusieurs soldats recemment revenus d'Egypte causaient en fumant. — Encore des conspirations, disait Pun, en battant son briquet pour rallumer sa pipe qui s'etait eteinte. — Bast ! elles lui portent bonheur les conspirations, a notre empereur, repondit son voisin en lachant une boufFee de fumee a celui qui parlait. — Joli bonheur, ma foi ! reprit le premier ; tou jours craindre pour sa vie . . . au champ de bataille . . . je ne (lis pas . . . e'est son etat . . . mais chez lui, dans sa maison . . . ca passe la consigne. — Cependant, quand Bruzaud dit que ca porte bonheur a Bonaparte, il n'a pas tort, repliqua un troisieme soldat en se melant a la conversation des deux premiers. La con- spiration de la machine infernale Pa fait consul a vie ; celle- ci, qu'on juge maintenant, Pa fait empereur des Francais.. C'est un fort joli grade, par ma foi ! — Qu'est-ce done que celle-ci, demanda un quatrieme soldat en se rapprochant du groupe. — II est bon la le conscrit, dit celui qu'on avait appele Bruzaud ; — et d'ou viens-tu done ? du Congo ? NARRATION'S ET CONTES HISTORIQUES. 99 — Je ne sais pas si l'Egypte en francais veut dire Congo, mais j 'arrive de ce pays de sable oii il pousse des pyra- mides, repondit le consent, d'un air ironique et niais a la fois. — Alors, tu n'es pas tenn de savoir ce qui s'est passe ici en ton absence, reprit Bruzand, et je vais, en bon camarade, te l'apprendre. — Tu sauras done que les nommes Pichegru, Georges Cadoudal et Moreau, — ce dernier, e'est dommage, parce que e'etait un brave ; je me souviendrai toujours, a Hohenlinden . . . — Mais on dit que e'est la jalousie contre son ancien camarade d'armes qui l'a conduit la. — Done, ces trois individus avaient imagine de faire un debarquement d'Anglais sur les cotes de France, et pendant que l'un d'eux devait se glisser jusqu'aupres de Bonaparte et l'assas- siner, les autres devaient se rendre maitres de la capitale et des provinces . . . le pis de tout ca, e'est que tous les partis royalistes et republicans, qui s'etaient reunis pour faire le coup, se seraient ensuite battus pour se disputer le gateau, et ca aurait fait une guerre civile. — II est bien heureux que la conspiration ait ete decou- verte a temps, dit Sans-Sonci. — Et quand je pense que i'empereur a deja fait grace a deux des chefs, dit Bruzaud, a Polignac et a Riviere. — *Tiens, a Riviere aussi ! je ne le savais pas, s'ecria le voisin de Bruzaud ; e'est encore sans doute un tour de Josephine. — Oui, e'est elle qui a sollicite la grace dn coupable ; elle avait promis a la tante et a la soeur de M. de Riviere, de leur faciliter un libre acces aupres de I'empereur, bien 100 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES." que la veille celui-ci le lui eut formellement defendu .... J'etais la quand Napoleon a promis a ces deux dames de leur accorder le pardon qu'elles sollicitaient, et je lui ai en- tendu repeter plusieurs fois, Pair content tout juste : — Les miserables ! vouloir m'assassiner ! quelle lachete ! . . . Un soupir, a ce mot, ayant ete pousse pres de Bruzaud, il se retqurna, et, a son grand etonnement, il vit une jeune fille toute en larmes. — Que voulez-vous, la jolie enfant? lui dit-il. — La route qui conduit au chateau de Saint-Cloud, re- pondit cette jeune fille, d'un air si modeste, si timide, d'un ton si doux, que pas un de ces soldats ne pensa a lui adres- ser une plaisanterie. — Yous y etes, mademoiselle, lui repondirent-ils. — mon Dieu, merci ! s'ecria Pinconnue qui parais- sait accablee de fatigue ; et dites-moi, messieurs, peut-on parler a Pempereur ? — Certes, ce n'est pas defendu, mademoiselle, repliqua un vieux grognard qui avait le front orne d'une grande ba- lafre ; tout le monde peut lui parler ; mais pour mieux sa- voir son gout et sa convenance, il faut vous adresser au concierge. Entrez dans la cour, ma petite, traversez la, a droite ; vous voyez une porte vitree, frappez-y, on vous re- pondra . . . Allez et secbez vos larmes, croyez-moi . . . Qa fait mal tout de meme, de voir pleurer une jeune et jolie fille, ajouta le balafre en regardant Pinconnue le remercier seulement du regard et s'acheminer tremblante et indecise, vers Pendroit designe. — Monsieur, dit-elle la voix basse et timide a un gros NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 101 homme, en habit bleu a parements rouges, qui se tenait devant la porte du chateau, — je voudrais parler a l'em- pereur. — Avez-vous une lettre d'audience, mademoiselle ? — ISTon, monsieur. — Alors, j'en suis bien fache, mademoiselle, mais vous ne pouvez pas lui parler. — Et comment faire, monsieur, pour avoir une lettre d'audience ? lui demanda-t-elle le coeur gros et retenant ses larmes pretes a couler. Mais, sans l'ecouter, le gros homme lui avait deja tourne le dos. JSfeanmoins, un moment apres, s'apercevant qu'elle etait encore la, il lui dit : — Allez-vous-en, mademoiselle, il est defendu de sejour- ner dans la cour. — Mais il faut que je voie Pempereur, que je lui parle, repeta la pauvre enfant en sanglotant ; ne me renvoyez pas, monsieur, je vous en supplie. — Bast, si je laissais ici tous ceux qui veulent voir l'em- pereur et lui parler, la cour serait encombree de gens . . . Yoyons retirez-vous, mademoiselle. — Oh ! monsieur, par pitie ! ■ — -Nous avons des ordres, mademoiselle, nous sommes obliges de les executer ; retirez-vous done, vous dis-je, ou je me verrais oblige de vous faire chasser. — Chasser ! repeta Maria ; et elle allait peut-etre obeir, car tout son courage faiblissait devant la honte d'etre chassee, lorsqu'elle vit passer un huissier de service. Cou- rant a lui, elle s'ecria : 102 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. — Monsieur, monsieur, accordez-moi une grace ; oh ! par pitie, ecoutez-moi ! Ces accents si purs, cette voix qui semblait exprimer toutes les souffrances de l'ame de cette jeune fille, emurent cet liomme. — Que puis-je faire pour vous, mademoiselle? lui dit-il. — Me faire parler a l'empereur, monsieur ; oh ! ne me refusez jDas, ajouta-t-elle avec anxiete. — L'empereur est parti depuis ce matin pour la chasse, mademoiselle ; il ne reviendra que ce soir tard ; mais que lui voulez-vous ? — Ce que je lui veux, mon Dieu ! Et la pauvre enfant s'etonnait . . . comme si dans l'alteration de ses traits on n'eut pas du lire ce qu'elle desirait, comme si chacune de ses larmes ne decelait pas ses angoisses et ses douleurs . . . Ce que je lui veux ! reprit-elle un moment apres et dans le plus deplorable abandon : mais la grace de mon pere, monsieur, du general Lajolais, condamne a mort par l'em- pereur. — Pauvre enfant! dit l'huissier d'un accent si plaintif, que mademoiselle Lajolais reprit avec l'abandon le plus naif : — Yous voyez bien que vous ne pouvez me refuser de me laisser parler a l'empereur. — II n'y est pas, vous ai-je dit. — *- Ou au moins a l'imperatrice, on a madame Louis, car elle se rappelait les eloges decernes a la bonte de cette jeune princesse. — Suivez-moi, lui dit enfin l'huissier emu au dernier point. NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 103 IV. Mademoiselle Lajolais se pressait sur les pas de son con- ducteur ; on aurait dit qu'elle craignait de ne pas arriver a temps, on qu'elle avait pern* que l'huissier ne se dedit de la protection qu'il lui accordait. Ses petits pieds toucbaient a peine la terre ; l'air de fatigue repandu sur toute sa per- sonne avait disparu comme par encbantement : pauvre petite, c'etait l'espoir qui l'avait ranimee ainsi ; le moindre echec l'aurait aneantie bien plus vite encore. L'huissier s'arreta a l'entree d'un petit salon tendu en vert ; et indi quant a Maria une tres-jeune femme qui tour- nait le dos a la porte d'entree, occupee qu'elle etait a con- siderer des fleurs rares plantees dans des jardinieres, il lui dit a l'oreille : — C'est la princesse Hortense : adressez-yous a elle ; sa bonte est infinie, allez. Puis il se retira. Maria resta debout a la meme place ; son coeur battait a lui oter la respiration. Ob ! comme elle craignait un accueil froid, bautain, une reponse evasive, un mot dur ; comme elle tremblait, la pauvre enfant ! Helas ! elle sentait qu'elle etait epuisee et sans forces, et que, si une voix douce ne l'encourageait un peu, elle etait perdue ; car la vie de son pere, c'etait la sienne : tantot une cbaleur devoraute, tantot un froid glacial la saisissaient au moment ou. elle essayait d'ouvrir la boucbe pour avertir la princesse de sa presence. Celle-ci avait toujours le dos tourne a la porte. On ne 104 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. pouvait voir que ses beaux cheveux blonds releves a la grecque, que sa taille souple et gracieuse. Apres quelques instants d'attente, Maria, s'apercevant que la princesse ne faisait pas attention a elle, se hasarda jusqu'a dire : — Madame .... Au son de cette voix basse et tremblante, la princesse se retourna ; la vue d'une jeune fille toute en larmes la sur- prit au dernier point. — Que voulez-vous ? lui demanda-t-elle avec cet air de bonte mais la jeune fille ne repondant pas, elle ajouta : — Qui etes-vous ? — Mademoiselle Lajolais, dit Maria avec un sanglot convulsif. La figure charmante de madame Louis se couvrit subite- ment d'une vive compassion. — Pauvre jeune fille ! Et que puis-je faire pour vous ? — Me faire parler a l'empereur, madame. — Impossible ! ma pauvre enfant, dit la princesse cher- chant a acloucir, par l'inflexion de sa voix, l'amertume d'un refus. — Ob ! ne dites pas impossible, madame, s'ecria Maria, qui ne voyait plus d'autre planche de salut pour son pere ; ne prononcez pas ce mot la .... Si vous saviez tout ce que j'ai souffert pour parvenir jusqu'a vous, vous auriez pitie de moi, vous ne me diriez pas impossible .... — L'empereur est trop irrite contre tous les auteurs de cette conspiration, reprit madame Louis. — Oh ! mon Dieu ! . . . Et pourtant, non, je ne puis croire NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 105 man pere coupable . . . car alors tout mon courage m'aban- donnerait.- — Et Maria se laissant conduire, par la prineesse, pros d'un canape, 7 tomba comme aneantie par la fatigue ; Hortense prit sa main, la serra avec amitie, et s'assit pres d'elle. Enhardie par ce temoignage d'interet, la jenne iille reprit : — Imaginez-vous, madame, notre donleur a nous deux maman, quand nous apprimes la conspiration, et que mon pere j etait implique . . . Eon, vous ne pouvez en avoir une idee puis, quand nous avons su qu'il etait con- damne ! Je ne sais comment je ne suis pas morte a cette affreuse nouvelle .... Oh ! j'aurais succombe si je n'avais eu ma mere a consoler .... Enfin, un jour .... oh ! quelle horrible journee ! nous venions de nous lever, maman achevait de m'habiller, lorsqu'un grand bruit se fait enten- dre dans 1'hotel ; soudain notre porte est enfoncee, notre chambre se remplit d'hommes armes, et l'un deux s'adres- sant a maman, lui dit : — II faut nous suivre, madame. — Et sans ecouter un seul mot, sans nous laisser le • temps de piendre un chapeau, de mettre des gants, on nous fait des- cendre, entrer dans une voiture ; la voiture part, elle ne s'arrete que dans une prison .... Ma pauvre mere ! nous etions ensemble au moins ; c'etait une consolation, ajouta Maria pleurant toujours a chaudes larmes. — Mais on veut nous separer. — Oh ! plutot la mort ! et malgre mes cris, mes larmes, mes prieres, on m'arrache des bras de ma mere : on l'enferme, elle ; moi, on me jette a la porte, eyanouie. C'est pour le coup que j'ai era mourir, ma- dame ; puis, quand je s*uis revenue a moi, que je me suis vue seule, seule au monde, sans secours, sans protecteurs, 106 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. moi, pauvre enfant, si faible, si peureuse . . . vous pouvez le croire, madame, j'avais le coeur froid comme de la glace, et des images devant les yeux. — J'ai cru un moment que je faisais nn reve affreux .... Mais non, c'etait vrai, bien vrai .... Alors j'ai pense a Dieu, et je l'ai prie .... pour un moment j'ai cesse de l'implorer pour mon pere ; je ne lui ai plus demande qu'une grace, celle de me donner la force et le courage de parvenir jusqu'a vous ou jusqu'a l'imperatrice. II me semblait que lorsque je vous aurais vues, l'une ou 1'autre, mon pere serait sauve . . . . et main- tenant vous me dites : impossible ! Oh ! tout est done fini ! — Eli bieu ! nous verrons . . . . dit la princesse, qui ne pouvait retenir ses larmes au recit toucbant et simple des douleurs de cette jeune enfant. Mais calmez-vous .... Depuis quand avez-vous quitte votre mere ? — Depuis ce matin. — Et sans doute vous n'avez rien pris ? — Pardonnez-moi, madame ; une cuilleree de soupe, que la fille du concierge de la prison m'a donnee ; elle m'avait aussi donne un morceau de pain . . . . je ne sais plus ce que j'en ai fait. ■ — Mais vous devez avoir faim, mademoiselle ? . . . . et puis, si vous avez marcbe jusqu'ici, vous devez aussi etre bien fatiguee ! — Ab ! je ne sens ni faim, ni froid, ni fatigue, madame ; je ne songe qu'a une cbose, e'est que ma mere est au ca- chot, et que mon pere est condamne a mort. L'accent de mademoiselle Lajolais, en disant ces mots, etait si plaintif, que la princesse Hortense se leva en NARKATIONB ET CONTES HISTORIQUES. 107 disant : — Attendez-moi la ; je vais chez ma mere, et nous aviserons ensemble aux moyens de vons faire parler a Temper eur ... — Pourquoi parler a l'empereur ? demanda une voix douce qui fit retourner la tete aux deux jennes per- sonnes. — Maman, c'est mademoiselle Lajolais, s'ecria Hortense courant a l'imperatrice et lamenant devant Maria qui s'etait levee aussi. — La fille de celui qui a voulu assassiner Bonaparte ! dit Josephine presque malgre elle. Maria caclia son visage dans ses mains. — En est-elle responsable ! maman, dit Hortense en pas- sant son bras autour du cou de l'imperatrice et en l'embras- sant tendrement : si vous saviez combien elle est a plaindre, tout ce qu'elle a souffert ! — Oh ! Dieu seul le sait, dit Maria avec un accent de conviction si profonde, que l'imperatrice la considera at- tentivement. — Qui vous a accompagnee ici, mademoiselle ? lui de- manda Josephine. — Personne, maman, se hata de dire Hortense ; elle y est venue seule. — Si jeune et seule ! dit l'imperatrice se rapprochant avec interet de Maria. — Oui, seule, dit Maria avec une explosion de douleur ! — Et si je ne vous interesse pas, madame, si je n'obtiens de vous de voir l'empereur, si je n'attenclris pas l'empereur, je serai bientot et pour toujours seule au monde ! . . . 108 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. — Certes, je ne vous abandonnerai pas. dirent a la fois l'imperatrice et sa fille. — Je le crois, vous etes bonnes toutes deux, mesdames, vons aurez de la pitie pour moi ; mais l'amour d'une mere ! qui me le rendra, 6 mon Dieu ? — Maman, dit Hor tense a sa mere, tu lui feras parler a l'empereur, n'est-ce pas % — Je suis desolee, ma cliere enfant, repondit Josephine, mais Bonaparte m'a tellement ordonne de lui epargner ces scenes, qu'en verite je crains . . . et puis ... il est a la cbasse, tu le sais . . . il fatidrait que cette jeune fille revint. — Et quand ? . . . — Demain, apres demain. Je voudrais au moins avoir le temps de prevenir Bonaparte de cette nouvelle demande en grace. — Mais d'ici la, maman, son pere sera peut-etre execute. L'imperatrice reflecbit un moment ; elle hesitait ; puis, voyant l'anxiete se repandre si vive sur le visage pale et expressif de mademoiselle Lajolais, elle dit a sa fille : — ■ II faut la garder ici avec toi . . . la cacber a tous les yeux, car, si Bonaj)arte en etait instruit, tout pourrait man- quer . . . et demain . . . demain, nous verrons ce qui nous restera a faire. Conformement aux desirs de sa mere et aux siens, ma- dame Louis emmena mademoiselle Lajolais dans son ap- partement particulier ; elle l'y tint cacbee toute la journee et toute la nuit. La princesse lui porta elle-meme ses repas, 1'engageant a manger ; mais la pauvre enfant avait le coeur si gros, qu'elle ne pouvait rien prendre. . . La nuit, la prin- NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 109 cesse l'entendit soupirer a tout moment ; et quand elle se leva, elle remarqua que sa protegee ne s'etait pas couchee. La princesse lui en fit un reproche, et mademoiselle La- jolais lui montra une petite place du parquet ou elle s'etait agenouillee toute la nuit, et lui dit : — Je ne voulais prier Dieu qu'un moment ; mais l'idee que le join* qui allait se lever etait peut-etre le dernier de la vie de mon pere, me retenait collee a cette place. . . Oh ! que Dieu prete a ma voix des accents pour attendrir l'em- pereur ! La princesse Louis detourna la tete pour cacher une larine qui roulait dans ses beaux yeux bleus. — Attendez-moi ici, dit-elle, apres une pause ; je vais chez ma mere savoir si elle a prevenu l'empereur. Et moi, je vais encore prier Dieu, repondit Maria en se remettant a genoux. V. La galerie que devait traverser l'empereur pour se rendre an conseil est une vaste piece longue, eclairee par des croi- sees paralleles, les unes ayant yue sui' la com* d'entree, les autres sui' les jardins. Neuf heures venaient de sonner, et peu a peu les deux cotes de cette galerie se remplirent de monde, de curieux, de solliciteivrs, des officiers de service, des gens de la maison. Parmi tout ce monde, deux femmes se faisaient remarquer ; la premiere, par sa beaute, sa toi- lette et l'air gracieux avec lequel elle accueillait les saints 110 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. respectueux de tons ceux qui passaient pres d'elle ; et la seconde, par son extreme jeunesse, la paleur qui donnait a sa beaute un caractere extraordinaire, et ses beaux cheveux blonds tombant en boucles nombreuses sur ses epaules nues. — Allons, du courage ! disait la premiere a la seconde ; du courage ! — J'en ai, repondait la seconde. Et le son de sa voix dementait ses paroles. — Je ne vous quitterai pas, disait encore la premiere. Puis, pour donner plus de poids a ses paroles, sa main allait chercher la main de la jeune fille, et la serrait avec amitie. Le regard le plus expressif et le plus triste repondait a cette faveur ; et incontinent les beaux yeux de l'enfant se retournaient vers la porte par ou devait paraitre l'empereur. Toute cette ame jeune, aimante, exaltee, semblait avoir passe dans ses yeux ; le reste de son corps paraissait inanime. Deux heures se passerent ainsi ; deux heures d'attente, de peines, d'angoisses, et pendant ces deux heures, ni l'une ni l'autre de ces femmes n'avait bouge. La plus jeune, tenant ses yeux attaches sur cette porte fermee, attendait qu'elle s'ouvrit pour respirer, pour vivre ; l'autre ne detournait pas les yeux de dessus sa compagne. Le plus profond silence regnait dans cette galerie ; on n'en- tenda^t que la respiration plus ou moins agitee de tout ce monde, qui attendait aussi. Enfin onze heures sonnent, les deux battants de la porte s'ouvrent, et un huissier annonce : L'Empereur. Plusieurs personnes paraissent a la fois. — Lequel ? demande Maria dans la plus vive anxiete. NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. Ill — Le seul qui ait son chapeau sur la tete, lui repond vive- ment Hortense. La jeune fille n'en ecoute pas davantage ; ne voyant plus qu'un seul etre clans toute cette foule qui l'environnait, elle sort des rangs, s'elance aux pieds de celui qu'on lui a de- signe, s'eerie : Grace ! grace ! et joint les mains avec force en les levant vers le ciel. A ces cris, a cette action imprevue, l'empereur s'arrete en froncant les sourcils. — Encore ! . . . s'ecria-t-il d'un ton d'impatience ;.. j 'avals pourtant dit que je ne voulais plus de ces scenes-la ! Et, croisant ses bras sur sa poitrine, il voulut passer outre. — Sire ! cria la jeune fille, a laquelle la position de son pere donnait une energie au-dessus de son age, je vous en conjure, ecoutez-moi ! . . . au nom de votre mere, sire, ecoutez-moi ! au nom de votre pere accordez-moi la grace di^mien ! . . . C'est mon pere, sire ; il aura ete entraine, se- duit ; pardonnez-lui ! . . . Oh ! sire, vous tenez la vie de mon pere, la mienne dans vos mains. . . Ayez pitie d'une malheu- reuse enfant qui vous demande la vie de son pere. . . Sire ! sire ! grace . . . pitie . . . pardon. — Laissez-rnoi, mademoiselle, dit l'empereur la repoussant assez rudement. Mais, sans se laisser intimider (il y allait d'une existence trop chere), mademoiselle Lajolais, se trainant sur les dalles de marbre de la galerie, criait avec angoisse : — Oh ! pitie, pitie, sire ! . . . grace ! pour mon pere ! Oh ! jetez au moins un regard sur moi, sire ! II y avait quel que chose de si dechirant dans cette voix 112 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. d'enfant demandant la vie de son pere, que l'empereur s'arreta malgre lui, et regarda celle qui l'implorait avec tant d'instance. Mademoiselle Lajolais etait fort bien, mais, dans ce mo- ment, sa beaute tenait de l'ange. Blanche comme un cygne, la douleur donnait a ses traits un caractere energique et passionne ; ses beaux cheveux blonds ruisselaient sur ses epaules nues ; ses petites mains, crispees par la fievre, avaient fini par saisir une des mains de l'empereur, et lui communiquaient leur chaleur brulante. . . Agenouillee, le visage baigne de larmes, levant ses grands yeux bleus vers celui dont elle semblait attendre un arret de vie ou de mort, elle ne pouvait plus ni parler, ni pleurer, ni respirer. — N'etes-vous pas mademoiselle Lajolais ? lui demand a l'empereur. Sans repondre, Maria pressa la main de l'empereur a)§fec plus de force. II reprit avec severite : — Savez-vous que c'est la seconde fois que votre pere se rend coupable d'un crime envers l'Etat, mademoiselle ? — Je le sais, rej)ondit mademoiselle Lajolais, avec la plus grande ingenuite ; mais la premiere fois il etait inno- cent, sire. — Mais, cette fois, il ne l'est pas, repliqua Bonaparte. — Aussi, c'est sa grace que je vous demande, sire, reprit Maria, sa grace . . . ou je meurs a vos pieds. L'empereur, ne pouvant plus maitriser son emotion, se baissa vers la jeune lille en lui disant : NARRATIONS ET COOTES HISTORIQUES. 113 — Eli ! bien, oui, mademoiselle, oui, je yous l'accorde. Mais relevez-YOiis. Et, lui jetant un sourire d'encouragement etde bonte, il degagea ses mains tenues to uj ours avec force, et s'eloigna virement. Le saisissement de la joie fut plus dangereux pour made- moiselle Lajolais que la douleur. La pauvre enfant tomb a lourdement et sans connaissance sur le marbre de la galerie. VL Grace aux soins de l'imperatrice, de la princesse Hortense et de leurs dames d'honneur, mademoiselle Lajolais reprit bientot connaissance. — Mon pere, mon pere ! murniura- t-elle aussitot qu'elle put parler . . . mon pere . . . Oh ! que je sois la premiere a lui annoncer sa grace. Et se levant, elle voulut s'echapper des bras qui la re- tenaient ; mais trop faible pom* tant demotions diverses, elle y retomba sans force. — Kien ne presse maintenant, mademoiselle, dit une des dames d'honneur ; prenez un peu de repos et de nouiTitm*e, yous irez clans une heme. — Dans une heure ! se recria Maria, yous voulez que je retarde d'une heure l'annonce de la vie a un homme con- damne a mort, smi;out quand cet homme est mon pere ! — Oh ! madame, ajouta-t-elle se toiunant vers l'imperatrice, laissez-moi partir . . . de grace ; sougez que c'est mon pere, qu'il a sa grace et qu'il ne le sait pas encore. 8 114 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. — Soit, mon enfant, lui repondit l'excellente Josephine ; mais vous ne pouvez aller seule a sa prison. — Je suis bien venue senle a votre chateau, repondit-elle vivement. — Que votre Majeste nous permette d'accompagner ma- demoiselle Lajolais, demanderent a la fois plusieurs officiers et aides de camp de l'empereur, que Paction, pourtant bien naturelle de mademoiselle Lajolais, avait remplis d'admi- ration. — M. de Lavalette me rendra ce service, dit l'imperatrice souriant gracieusement a Pun d'eux, ainsi que monsieur (designant un aide de camp de service). — Vous vous servirez d'uue de mes voitures . . . allez, messieurs, je vous confie mademoiselle Lajolais. Bien qu'epuisee de fatigue, de besoin et d'emotion, Maria refusa de prendre et nourriture, et repos. Elle ne se tint en place que lorsqu'elle et ses conducteurs furent installes sur les coussins de la voiture imperiale, qui partit au galop de six bons chevaux et franchit avec une rapidite incroyable la distance qui separait Saint-Cloud de la prison. Pendant tout le trajet, Maria, droite et roide, tenait les yeux fixes sur le chemin qu'elle avait encore a parcourir ; son regard semblait vouloir devorer la distance ; sa poitrine haletait, comme si c'etait elle, et non les chevaux qui trainassent le carrosse : et elle etait pale, si pale, que deux ou trois fois ses compagnons lui adresserent la parole, mais inutilem-nt, elle ne les entendait pas. Quand la voiture s'arreta, elle s'elanca par-dessus le marche-pied, avant que M. de Lavalette ait eu le temps de NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. 115 ii ofirir la main pour descendre : et ne pouvant articuler '.e ce mot, vite, vite ! elle parcourait les longs corridors le la prison, preeedant le geolier et ses guides, et repetant toujours, vite, vite ! Arrivee a la porte du cachot, il fallut bien qu'elle attendit que le geolier en exit ouvert la serrure et tire deux enormes verrous ; mais a peine la porte eut-elle cede, que, se precipitant dans l'interieur, elle alia tomber dans les bras de son pere, en criant : — Papa . . . Temper eur . . . la vie . . . gra . . . Elle ne put achever : sa voix se perdait en longs cris, cbaque parole commencee finissait par uu sanglot. Le general Lajolais crut un instant qu'on venait le cher- clier pour le conduire a la mort, et que sa fille, ayant trompe la vigilance des gardiens, avait tout brave pour lui faire ses aclieux. Mais M. de Lavalette le detrompa bientot : voyant que Maria vaincue par l'emotion ne pouvait articuler un son, il prit la parole : — L'empereur vous accorde votre grace, general, lui dit- il, et vous la devez au courage et a la tendresse de votre fille. Puis, avec une emotion dont il ne pouvait se defendre, il raconta au general Lajolais tout ce que sa fille avait fait pour lui. Oh ! combien elle etait heureuse cette jeune fille ! comme ce moment compensait et bien au del a tout ce qu'elle avait s< uiff'ert jusqu'alors : souffert ! avait-elle reellement soufFert ? ©lid ne :-'en souvenait plus. Toutes ses souffrances s'etaient eiiacees en se retrouvant aupres de son pere, qui la serrait 116 NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES. avec transport dans ses bras, et couvrait son visage de bai- sers et de larmes. • Apres ce premier acces de joie et cle bonheur, on songea a madame Lajolais. Mais la bonne et excellente princesse Hortense ne l'avait point oubliee. Encore par Tintercession de sa mere, aussi bonne qu'elle, elle avait obtenu la grace et la liberte de madame Lajolais condamnee a etre deportee. La plus belle heure de la vie de mademoiselle Lajolais, fut celle oii, par son courage et sa perseverance, elle se trouva de nouveau reunie a son pere et a sa mere ! II faut avoir souffert soi-meme, il faut avoir ete separe de ses pa- rents, et avoir tremble pour leur vie, pour comprendre tout ce que ce moment de reunion eut de saint, de delicieux et de vraiment ineffable. Mme. Eugenie Foa ( CONTES FANTASTIQUE.S. Yous me demandez, Enfants, de vous raconter une his- toire, — line histoire etonnante, line histoire merveilleuse, une histoire incrovable. Yous etes fatigues, dites-vous, des feeriques inventions modernes, et anx prodiges de la me- canique et de l'industrie, aux merveilles materielles de notre siecle d'or et de fer tout a la fois, vous preferez les merveilles de l'imagination des poetes. Yous n'etes point degoiites ! Eh bien ! Enfants, tachez qu'a l'avenir vos peres se guident un peu sur vous : engagez-les a ne plus faire fi cle ce qui ne donne ni argent, ni resultats palpables ; rappelez- leur que toutes les mines de la Californie ne peuvent acheter le don de poesie, present celeste et gage d'immortalite, et que contre un Cresus dont l'Histoire a garde le souvenir et dont le nom meme n'est peut-etre qu'un mythe, on compte une legion de poetes, d'artistes et de savants, eternel hon- neur de leur siecle et de l'humanite. Rappelez-leur snrtout qu'a force d'aimer le positif on Unit par ne plus aimer que la matiere, et que ce culte de la matiere, c'est la mort du vrai. Et maintenant, Enfants, je vais vous satisfaire et vous 118 CONTES FANTASTIQUES. parler moins serieusement. Yous desirer entendre, avez- vous dit, un conte fantastique et merveilleux ? II me re- vient justement a la memoire une amusante Chanson de Goethe, le grand poete allemand, a laquelle j'emprunteraf le fond du recit que je commence : II etait naguere un Sorcier dont le nom n'est point par- venu jusqu'a nous : c'etait cependant un grand Sorcier, un Sorcier comme on n'en voit plus du tout de nos jours. Jugez-en plutot: il avait pour domestique un manche a balai, — non point un manche a balai ordinaire, comme bien vous pensez, mais un manche a balai qui s'allongeait et se raccourcissait a volonte, qui allait, venait, ne connaissait point d'obstacles, et ne savait qu'obeir aux moindres ordres de son maitre, sans jamais se plaindre ni repliquer. On ne voit guere non plus de pareils domestiques a present. Ce manche a balai vraiment extraordinaire remplissait d'ad miration l'eleve auquel le Sorcier avait consenti a en- seigner et a transmettre quelques uns de ses precieux secrets. Ce jeune homme, a force d'entendre repeter a son maitre les paroles magiques qui faisaient accourir un serviteur unique en son genre, on pent l'affirmer, finit par les retemr sans trop de peine ; mais, des qu'il eut appris la fameuse phrase cabalistique a laquelle apparaissait soudain le mer- veilleux manche a balai, il se crut aussi savant que son vieux professeur et n'aspira plus qu'a devenir son rival. Du temps des Sorciers, les jeunes gens etaient volontiei^s presomptueux, et l'on pretend, a tort sans doute, que depuis lors ils n'ont pas beaucoup change, Quoi qu'il en soit, l'apprenfi magicien avait hate de se trouver seul au logis COXTES FANTASTIQUES. 119 pour se livrer a une epreuve decisive ; par malheur, son maitre quittait rarement sa demeure et semblait prendre im malin plaisir a ne jamais perdre de vne son disciple. Un jour pourtant, le Sorcier dut sortir de chez-lui ; avant de partir, il recommanda par trois fois a son Eleve de laver avec soin les dalles de marbre clu laboratoire souterrain ou ils se livraient ensemble a leurs mysterieux travaux. — Enfin, me voila seul ! s'ecria le jeune liomme, des que le vieillard se nit eloigne. Plus de lecons, plus d'ordres a recevoir : a mon tour, je veux etre maitre et tout-puissant desormais! . . . Yoyons, cependant, ai-je exactement retenula formule magique ? Oui, oui, c'est bien cela. . . . Et d'une voix un pen tremblante il articula la phrase consacree : Adada ! aclada ! adada ! Betanachraquinopliithouclirou- foupsychofagotadada ! A ces mots solennels, le manche a balai surgit de terre. — Bravo ! fit Televe en l'apercevant. Et, apres un mo- ment accorde a la joie, au triomphe, a l'orgueil, il s'empressa de dire a son valet : Yite, un seau d'eau, pour laver ce la- boratoire. Aussitot le manche a balai sort en courant : une minute apres, il rentre et jette sur les dalles un plein seau d'eau* — Tres bien, s'ecrie 1'eleve enchant e. Mais le manche a balai est deja soi ti, tant il est presse d'apporter un second seau d'eau. — Bien, lui dit encore 1'eleve, quand il le lui vit epandre a terre. Le manche a balai repart et ne tarde pas a verser un troisieme seau d'eau. 120 CONTES FANTASTIQUES. — All ! encore un ! fait l'eleve tout surpris. Son etonnement n'avait point cesse, quand Pinfatigable domestique apparut, portant un quatrieme seau d'eau. — Assez, assez ! s'ecrie l'eleve. Ordre inutile : le manche a balai disparait, mais pour rentrer bientot verser un cinquieme, puis un sixieme, puis un septieme seau d'eau. L'apprenti-sorcier commande en vain a son trop zele ser- viteur de s'arreter ; celui-ci parait ne plus rien entendre ou ne plus vouloir obeir : a tout moment il sort, et chaque fois qu'il reparait a l'entree du laboratoire, c'est pour y jeter un nouveau seau d'eau. Deja les dalles du mysterieux reduitf souterrain ont dis- paru comme sous une maree montante, et le jeune homme se voit menace d'une inondation veritable. — Que faire ? 4 ** H crie inutilement au manche a balai : Assez, assez, te dis-- je, imbecile ! , . . De grace, arrete-toi ! . . , Finis done, mise- rable ! . . . Le manche a balai reste insensible aux injures comme aux prieres, et continue son incessant manege. A la fin, l'eleve irrite, hors de lui, saisit une hache, et, d'un bras vi- goifreux, coupe le manche a balai par le milieu du corps. SiDectacle etrange, inconcevable ! on voit aussitol; surgir hors de l'eau deux petits manches a balai, vifs, agiles, gufL lerets, qui s'eloignent et reviennent du meme pas cadence^ apportant chacun un seau d'eau. L'Eleve du Sorcier demeure confondu. II veut sortir du laboratoire : la porte iui resiste et ne s'ouvre pins que pour .donner passage aux deux petits manches a balai qui con- CONTES FANTASTIQUES. 121 tinuent de charrier et de verser an milieu de l'appartement deux seaux d'eau a la fois, au lieu d'un. Le malheureux jeune homme eutrevoit pour lui une mort terrible, inevita- ble. Le desespoir aloft lui arrache ce cri supreme de l'im- puissance au repentir : O mon maitre ; pardonnez-moi, et ne me eondamnez pas a ce supplice afireux ! A peine a-t-il prononce ces paroles que le Sorcier rentre et d'un mot congedie les deux infatigables puiseurs d'eau. Puis, le vieillard descendant dans son laboratoire, d'ou. l'eau s'est deja ecoulee a sa voix, s'approche de sonEleve auquel il dit en souriant : Une science dont on ne possede que les premiers mots est une science qu'on ignore encore tout entiere, et, tu le vois, rien n'estplus danger eux quhm de?ni- savoir. GUSTAVE CHOUQUET. II. LE GENIE BONHOMIE. Il j avoit autrefois des genies. II j en auroit bien en- core, si yous vouliez croire tous ceux qui se piquent d'etre des genies ; mais il ne faut pas s'y fier. Celui dont il sera question ici n'etoit pas d'ailleurs de la premiere volee des genies. C'etoit un pauvre garcon de genie, qui ne siegeoit dans l'assemblee des genies que par droit de naissanee, et sauf le bon plaisir des genies titres. Quand il s'y presenta pour la premiere fois, j'ai toujours 122 CONTES FANTASTIQUES. ♦ envie de rire quand j'y pense, il avoit pris pour devise de son petit etendard de ceremonie : Fais ce que dois ; ad- vienne que pourra. Aussi l'appela-t-on le genie Bon- homme. Ce dernier sobriquet est reste depuis aux esprits simples et naifs qui pratiquent le bien par sentiment, ou par habitude, et qui ri'ont pas trouve le secret de faire une science de la vertu. Quant au sobriquet cle genie, on en a fait tout ce qu'on a voulu. Cela ne nous regarde pas. A plus de deux cents lieues de Paris, et bien avant la re- volution de 1789, vivoit, dans un vieux chateau seigneurial, une riche douairiere dont on n'a jamais pu retrouver le nom. La bonne dame avoit perdu sa bru jeune, et son fils a la guerre. II ne lui restoit pour la consoler dans les ennuis de sa vieillesse que son petit-fils et sa petite-fill e, qui sembloient etre crees pour le plaisir de les voir ; car la peinture elle-meme, qui aspire toujours a faire mieux que Dieu n'a fait, n'a jamais rien fait de plus joli. Le garcon, qui avoit douze ans, s'appeloit Saphib, et la fille, qui en avoit dix, s'appeloit Amethyste. On croit, mais je n'ose rois l'assurer, que ces noms leur avoient ete donnes a cause de la couleur de leurs yeux, et ceci me permet de vous ap- prendre ou de vous rappeler deux* choses en passant : la premiere, c'est que le saphir est une belle pierre d'un bleu transparent, et que l'amethyste en est une autre qui tire sur le violet. La seconde, c'est que les enfants de grande maison n'etoient ordinairement nommes que cinq ou six mois apres leur naissance. * On chercheroit long-temps avant de rencontrer une aussi CONTES FANTASTIQUES. 123 boune femme que la grand'mere cI'Amethyste et de 8a- phie ; elle l'etoit meme trop, et c'est un inconvenient dans lequel les femines tombent volontiers quand elles out pris la peine d'etre bonnes; urais ce hasard n'est pas assez commun pour meriter qu'on s'en inquiete. Nous la clesignerons ce- pendant par le surnom de Tkopbonne, afin d'eviter la con- fusion, s'il y a lieu. Tropbonne aimoit tant ses petits-enfants qu'elle les ele- yoit conime si elle ne les avoit pas aimes. Elle leur laissoit suivre tous leurs caprices, ne leur parloit jamais d'etudes, et jouoit avec eux pour aiguiser ou renouveler leur plaisir quand ils s'ennujoient de jouer. II resultoit de la qu'ils ne savoient presque rien, et que, s'ils n'avoient pas ete curieux comnie sont tous les enfants, ils n'auroient rien su du tout. Cependant Tkopbonne etoit de vieille date l'amie du genie Bonhomme, qu'elle avoit vu quelque part dans sa jeunesse. II est probable que ce n'etoit pas a la cour. Elle s'accusoit souvent aupres de lui, dans leurs entretiens secrets, de n'a- voir pas eu la force de pourvoir a l'instruction de ces deux cbarmantes petites creatures auxquelles elles pouvoit man- quer d'un jour a l'autre. Le genie lui avoit proniis d'y penser quand ses affaires le permettroient, mais il s'occupoit alors de remedier aux mauvais effets de l'education des pe- dants et des charlatans, qui commencoient a etre a la mode. II avoit bien de la besogne. Un soir d'ete, cependant, Tkopbonne s'etoit coucbee de bonne beure, selon sa coutume : le repos des honnetes gens est si doux ! Amethyste et Saphlr s'entretenoient dans le 124: CONTES FANTASTIQUES. grand salon de quelques-uns cle ces riens qui remplissent la fade oisivete des chateaux, et ils auroient bailie plus d'une fois en se regardant, si la nature ^ivoit pris soin de les distraire par un de ses phenomenes les plus eff ray ants, et pourtant les plus communs. L'orage grondoit au dehors. De minute en minute, les eclairs enflammoient le vaste es- pace, ou se croisoient en zig-zags de feu sur les vitres ebranlees. Les arbres de l'a venue crioient et se fendoient en eclats ; la foudre rouloit dans les nues comme un char d'airain ; il n'y avoit pas jusqu'a la cloche de la chapelle qui ne vibrat de terreur, et qui ne melat sa plainte longue et sonore au fracas des elements. Cela etoit sublime et terrible. Tout-a-coup, les domestiques vinrent annoncer qu'on avoit recueilli a la porte un petit vieillard perce par la pluie, transi de froid, et probablement mourant de faim, parce que la tempete devoit l'avoir ecarte beaucoup de sa route. Amethtste, qui s'etoit pressee dans son effroi contre le sein de son frere, fut la premiere a courir a la rencontre de l'e- tranger ; mais comme Saphir etoit le plus fort et le plus leste, il l'auroit facilement devancee, s'il n'avoit pas voulu lui donner le plaisir d'arriver avant lui, car ces aimables enfants etoient aussi bons qu'ils etoient beaux. Je vous laisse a penser si les membres endoloris du pauvre homme furent rejouis par un feu petillant et clair, si le sucre fut menage clans le vin genereux qu'AMETHYSTE faisoit chauffer pour lui sur un petit lit de braise ardente, s'il eut enfln bon souper, bon gite, et surtout bonne mine d'hote. Je ne vous dirai pas meme qui gtoit ce vieillard, parce que je veux vous menager le plaisir de la surprise. CONTES FANTASTIQUES. 125 Quand le vieillard fut Tin peu remis de sa fatigue et de ses besoms, il devint joyeux et causeur, et les jeunes gens y prirent plaisir. Les jeunes gens de ce temps-la ne de- daignoient pas la conversation des vieilles gens, ou ils pen- soient avec raison qu'on peut apprendre quelque chose. Aujourd'hui, la vieillesse est beaucoup moins respectee, et je n'en suis pa^ surpris. La jeunesse a si peu de chose a apprendre ! — " Vous m'avez si bien traite, leur dit-il, que mon co?ur s'epanouit a l'idee de vous savoir heureux. Je suppose que dans ce chateau magnifique, ou tout vous vient a souhait, vous devez couler de beaux jours?" Saphir baissa les yeux. — Heureux, saus doute, repondit Amethyste ! Notre grand'mere a tant de bontes pour nous et nous l'aimons tant ! Rien ne nous manque, a la verite, mais nous nous ennuyons souvent. — " Yous vous ennuyez ! s'ecria le vieillard avec les mar- ques du plus vif etonnement. Qui a jamais entendu dire qu'on s'ennuyat a votre age, avec de la fortune et de l'es- prit ? L'ennui est la maladie des gens inutiles, des pares- seux et des sots. Qui con que s'ennuie est un etre a charge a la societe comme a lui-meme, qui ne merite que le me- pris. Mais ce n'est pas tout d'etre doue par la Providence d'un excellent naturel comme le votre, si on ne le cultive par le travail. Yous ne travaillez done pas ?" — Travailler? repliqua Saphir un peu pique. Nous sommes riches, et ce chateau le fait assez voir. — " Preuez garde, reprit le vieillard en laissant echapper 126 CONTES FANTASTIQUES. a regret un sourire amer. La foudre qui se tait a peine auroit pu le consumer en passant." — Ma grand'mere a plus d'or qu'il n'en faut pour suffire an luxe de sa maison. — " Les voleurs pourroient le prendre." — Si vous venez du cote que vous nous avez clit, continua Saphir d'un ton assure, vous avez du traverser une plaine de dix lieues d'etendue, toute chargee de vergers et de moissons. La montagne qui la domine du cote de l'occident est couronnee d'un palais immense qui fut celui de mes an- cetres, et ou ils avoient amasse a grands frais toutes les richesses de dix generations ! — " Helas ! dit l'inconnu, pourquoi me forcez-vous a payer une si douce hospitalite par une mauvaise nouvelle ? Le temps, qui n'epargne rien, n'a pas epargne la plus solide de vos esperances. J'ai cotoye long-temps la plaine dont vous parlez. Elle a ete remplacee par un lac. J'ai voulu visiter le palais de vos aieux. Je n'en ai frouve que les mines, qui servent tout au plus d'asile aujourd'hui a quel- ques oiseaux nocturnes et a quelques betes C } proie. Les loutres se disputent la moitie de votre heritage, e L 1 'autre appartient aux hiboux. C'est si peu, mes amis, que Toj u- lence des homines !" Les enfants se regarderent. — " II n'y a qu'un bien, poursuivit le vieillard comme s'il ne les avoit pas remarques, qui mette la vie a l'abri de ces dures vicissitudes, et on ne se le procure que par l'etude et le travail. Oh ! contre celui-la, c'est en vain que les eaux se debordent, et que la terre se souleve, et que le ciel epuise C0NXE3 FANTASTIQUES. 127 ses fliaux. Pour qui possede celui-la, il n'y a point cle revers qui puisse demonter son courage, tant qu'il lui reste une faculte dans l'ame ou un metier dans la main. L'aima- ble science des arts est la plus belle dot des nances. Inap- titude aux soins domestiques est la couronne des femmes. L'homme qui possede une industrie utile, ou des connois- sances d'une application commune, est plus reellement riche que les riches, ou plutot il n'y a que lui de riche et d'inde- pendant sur la terre. Toute autre fortune est trompeuse et passagere. Elle vaut moins et dure peu." Amethyste et Saphir n'avoient jamais entendu ce lan- gage. lis se regarderent encore et ne repondirent pas. Pen- dant qu'ils garcloient le silence, le vieillard se transfiguroit. Ses traits decrepits reprenoient les graces du bel age, et ses membres casses, l'attitude saine et robuste de la force. " Oe pauvre homme etoit un genie bienfaisant avec lequel je vous ai deja fait faire connaissance. ]STos jeunes gens ne s'en etoient guere doutes, ni vous non plus. " Je ne vous quitterai pas, ajouta-t-il en souriant, sans vous laisser un faible gage de ma reconnaissance, pour les soins dont vous m'avez comble. Puisque 1'ennui seul a jusqu'ici trouble le bonheur que la nature vous dispensoit d'une maniere si liberale, recevez de moi ces deux anneaux qui sont de puissants talismans. En poussant le ressort qui en ouvre le chaton, vous trouverez toujours dans l'enseigne- ment qui j est cache un remede infaillible contre cette triste maladie du cceur et de l'esprit. Si cependant 1'art divin qui les a fabriques trompoit une fois mes esperances, nous nous reverrons dans un an, et nous aviserons alors a 128 CONTES FANTASTIQUES. d'autres moyens. En attendant, les petits cadeaux entre- tiennent l'amitie, et je n'attaclie a celui-ci que deux condi- tions faciles a remplir : la premiere, c'est de ne pas consul ter l'oracle de l'anneau sans necessite, c'est-a-dire avant que l'ennui vous gagne. La seconde, c'est d'executer ponc- tuellement tout ce qu'il vous prescrira." En achevant ces paroles, le genie Bonhomme s'en alia, et un auteur, doue d'une imagination plus poetique vous diroit probablement qu'il disparut. C'est la maniere dont les genies prenoient conge. Amethyste et Saphir ne s'ennuyerent pas cette nuit-la, et j 'imagine cependant qu'ils dormirent peu. lis penserent probablement a leur fortune perdue, a leurs annees d'apti- tude et d'intelligence plus irreparablement perdues encore. lis Begretterent tant d'heures passees dans de vaines dissi- pations, et qui auroient pu devenir profitables et fecondes s'ils avoient su les employer. lis se leverent tristement, se chercherent en craignant de se rencontrer, et s'embrasserent a la hate en se cachant une larme. An bout d'un moment d'embarras, la force de l'habitude l'emporta pourtant encore uiie fois. lis retournerent a leurs amusements accoutumes, et s'amuserent moins que de coutume. — Je crois que tu t'ennuies ? dit Amethyste. — J'allois t'adresser la meme question, repondit Saphir ; mais j'ai eu peur que l'ennui ne servit de pretexte a la curiosite. — Je te jure, reprit Amethyste en poussant le ressort du cliaton, que je m'ennuie a la mort ! . Et au meme instant, elle kit, artistement gravee sur la CONTES FANTASTIQUES. 129 plaque interieure, cette inscription que Saphir lisait deja de son cote : TRAVAILLEZ POUR VOUS RENDRE UTILES. RENDEZ-VOUS UTILES POUR ETRE AIMES. SOYEZ AIMES POUR ETRE HEUREUX. — Ce n'est pas tout, observa gravement Saphir. Ce que l'oracle de l'anneau nous present, il faut l'executer ponc- tuellement. Essajons, si tu m'en crois. Le travail n'est peut-etre pas plus ennuyeux que l'oisivete. — Oh ! pour cela, je Pen defie ! repliqua la petite fille. Et puis l'anneau nous reserve certainement quelque autre ressource contre l'ennui. Essayons, comme tu dis. Un mauvais jour est bientot passe. Sans etre absolument mauvais, comrne le craignoit Ame- thyste, ce jour n'eut rien d'agreable. On avoit fait venir les maitres, si souvent repousses, et ces gens-la parlent une langue qui paroit maussade parce qu'elle est inconnue, mais a laquelle on finit par trouver quelque charme quand on en a pris Phabitude. Le frere et la sceur n'en etoient pas la. Yingt fois, pen- dant chaque legon, le chaton s'etoit entr'ouvert au mouve- ment du ressort, et vingt fois 1'inscription obstinee s'etoit montree a la meme place. II n'y avoit pas un mot de change. Ce fut toujours la meme chose pendant une tongue semaine ; ce tut encore la meme chose pendant la semaine 9 130 CONTES FANTASTIQUES. qui la suivit. Saphir ne se sentoit pas d'impatience : " On a bien raison de dire, murmuroit-il en griffonnant un pensum, que les genies de ce temps-ci se repetent ! Et puis, ajoutoit-il, on en conviendra, c'est un etrange moyen pour guerir les gens de l'ennui, que de les ennuyer a outrance !" Au bout de quinze jours, ils s'ennuyerent moins, parce que leur amour-propre coramencoit a s'interesser a la pour- suite de leurs etudes. Au bout d'un mois, ils s'ennuyerent a peine, parce qu'ils avoient deja seme assezpour recueillir. lis se divertissoient a lire a la recreation, et meme dans le travail, cles livres fort instructifs, et cependant fort amu- sants, en italien, en anglois, en all em and ; ils ne prenoient point de part directe a la conversation des personnes eclairees, mais ils en faisoient leur profit, depuis que leurs etudes les mettoient a portee de la comprendre. Ils pen- soient enfin, et cette vie de l'ame que l'oisivete detruit, cette vie nouvelle pour eux leur sembloit plus douce que l'autre, car ils avoient beaucoup d'esprit naturel. Leur grand'mere etoit d'ailleurs si heureuse de les voir etudier sans y etre contraints, et jouissoit si delicieusement de leurs succes ! Je me rappelle fort bien que le plaisir qu'ils pro- curent a leurs parents est la plus pure joie des enfants. Le ressort joua cependant bien des fois durant la pre- miere moitie de l'annee ; le septieme, le huitieme, le neu- vieme mois on l'exercoit encore de temps a autre. Le_dou- zieme, il etoit rouille. Ce fut alors que le genie revint au chateau comme il s'y etoit engage. Les genies de cette epoque etoient fort ponc- tuels dans leurs promesses. Pour cette nouvelle visite, il CONTES FANTASTIQUES. 131 avoit deploye un peu plus de pompe, celle d'un sage qui use de sa fortune sans l'etaler en vain appareil, parce qu'il sait le moyen d'en faire un meilleur usage. II sauta au cou de ses jeunes amis qui ne se formoient pas encore une idee bien distincte du bonheur dont ils lui etoient redeva- bles. Ils l'accueillirent avec tendresse, avant d'avoir re- capitule dans leur esprit ce qu'il avoit fait pour eux. La bonne reconnaissance est comme la bienfaisance : elle ne compte pas. " Eh bien ! enfants, leur dit-il gaiement, vous m'en avez beaucoup voulu, car la science est aussi de l'ennui. Je l'ai entendu dire souvent, et il y a des savants par le monde qui m'ont dispose a le croire. Aujourd'hui plus d'etudes, plus de science, plus de travaux serieux ! Du plaisir, s'il y en a, des jouets, des spectacles, des fetes ! Saphtr, vous m'enseignerez le pas le plus a la mode. Mademoiselle, j'ai l'honneur de vous retenir pour la premiere contredanse. Je me suis reserve de vous apprendre que vous etiez plus riches que jamais. Ce maudit lac s'est retire, et le sejour de ces conquerants importuns decuple la fertilite des terres. On a deblaye les ruines du palais, et on a trouve dans les fondations un tresor qui a dix fois plus de valeur ! . . ." — Les voleurs pourroient le prendre, dit Amethyste. — Le lac regagnera peut-etre le terrain qu'il a perdu ! dit Saphie. Le genie avoit perdu leurs dernieres paroles, ou il en avoit l'air. II etoit dans le salon. — Ce brave homme est bien frivole pour un vieillard ! dit Saphir. 132 CONTES FANTASTIQUES. — Et bien bete pour un genie, dit Amethyste. II croit peut-etre que je ne finirai pas le vase de fleurs que je peins pour la fete de grand'maman. Mon maitre dit qu'il vou- droit l'avoir fait, et qu'on n'a jamais approche de plus pres du fameux monsieur Rabel. — Je serois fache, bonne petite soeur, reprit Saphlb, d'a- voir quelque a vantage sur toi ce jour-la ; mais j'espere qu'elle aura autant de joie qu'on peut en avoir sans mourir, en comptant mes six couronnes. — Encore faudra-t il travailler pour cela, repartit Ame- thyste, car tes cours ne sont pas finis. — Aussi faudra-t-il travailler pour finir ton vase de fleurs, repliqua Saphir, car il n'est pas fini non plus. — Tu travailleras clone ? dit Amethyste d'une voix cares- sante, comme si elle avoit voulu implorer de l'indulgence pour elle-meme. — Je le crois bien, dit Saphir, et je ne vois aucune raison pour ne pas travailler, tant que je ne saurai pas tout. — Nous en avons pour long-temps, s'ecria sa sceur en bondissant de plaisir. Et en parlant ainsi, les jeunes gens arriverent aupres de Tkopbonne, qui etoit alors trop heureuse. Saphtr s'avanca le premier comme le plus determine, pour prier sa grand'- mere de leur permettre le travail, au moins pour deux on trois annees encore. Le genie, qui essayoit les entrechats et les ronds de jambe, en attendant sa premiere lecon de danse, partit d'un eclat de rire presque inextinguible, an quel succeclerent pourtant quekpies douces larmes. " Travaillez, aimables enfants, leur clit-il, votre bonne COXTES FAXTASTIQUES. 133 aieule le permet, et vous pouvez reconnoitre a son emotion le plaisir quelle eprouve a vous contenter. Travaillez avec moderation, car un travail excessif brise les meilleurs esprits, comme line culture trop exigeante epuise le sol le plus pro- ductif. Amusez-vous quelquefois, et meme souvent, car les exercices dn corps sont necessaires a votre age, et tout ce qui delasse la pensee d'un travail suspendu a propos la rend plus capable de le reprendre sans effort. Eevenez an travail avant que le plaisir vous ennuie ; les plaisirs pousses jusqua 1'ennui degoutent du plaisir. Rendez-vous utiles enfin pour vous renclre clignes d'etre aimes, et, comme disoit le talisman, sotez aimes pour etee heueeex. S'il existe un autre bonheur but la terre, je n'en sais pas le secret." Charles Xodler (Contes). PROVERBE DRAMATIQUE. LE POULET PEESONNAGES. Le theatre represente un salon. SCENE I. m. d'oeville, comtois, la beie. M. D'Orville. Parbleu, cette medecine-la m'a bien fa- tigue. Je meurs de faim. Et mon poulet, La Brie ? La Brie. Monsieur, vous allez Pavoir tout-a-Pheure. M. D'Orville. Pourquoi Comtois n'y est-il pas alle ? Comtois. Monsieur, il fallait bien . etre aupres de vous pour vous habiller. ISTous allons mettre le couvert. M. D'Orville. lis n'en finiront pas ! Est-ce qu'il ne peut pas faire tout cela seul ? Allons, va-t'en. Comtois. J'y vais, j'y vais. M. D'Orville. Je tombe d'inanition. Donne-moi un fau- teuil. (Il s'assied) Allons, finis done. La Beie. Je vais mettre la table devant vous. (Il Vap- proche). Je m'en vais chercher du pain. 136 PROVERBE DRAMATIQUE. M. D'Orville. Je crois qu'ils me feront mourir d'impa- tience. La Brie. Deploy ez toujours votre serviette, pour ne pas perdre de temps. SCENE II. m. d'oeville (seul). Je n'en puis plus. Je m'endors de fatigue et de faiblesse. {11 s'endort, et ronfle.) SCENE III. m. d'oeville, la beie, oomtois (portant le poulet). La Brie. Apporte du pain. Comtois. II y en a la. J'apporte le poulet. Quoi ! il dort deja ? La Brie. Je ne fais pourtant que de le quitter. Comtois. Mais son poulet va refroidir. Reveille-le. La Brie. Moi ? je ne m'y joue pas ; il crierait comme un aigle. Comtois. Comment ferons-nous ? La Brie. Je n'en sais rien ; cela nous fera diner a je ne sais quelle heure, et je meurs de faim. Comtois. Et moi aussi ; ma foi, je m'en vais l'eveiller. La Brie. Tu n'en viendras jamais a bout. Comtois {criant). Monsieur ? La Brie. Oui, oui. Yois comme il remue ; il n'en ronfle que plus fort. Comtois. Quel diable d'homme ! Coupe le poulet : en cas qu'il se reveille, ce sera toujours autant de fait. PROVERBE DRAMATIQUE. 137 La Brie. Oui ; et il sera plus froid ; je ne m'y joue pas. Comtois. Eh bien, je m'en vais le couper, moi. {Il coupe une cuisse.) Tiens, vois comixie cela sent bon. La Brie. Je n'ai pas besoin de sentir pour avoir encore plus de faim. Comtois. Ma foi, j'ai envie de manger cette cuisse-la. M. Fremont lui a ordonne de ne manger qu'une aile ; il n'y prendra peut-etre pas garde. {Il mange la cuisse.) Ma foi, elle est bonne. Je m'en vais boire un coup. Donne- moi un verre. {H se verse a boire, et boit.) La Brie. Et s'il se reveille ? Comtois. Eh bien, il me chassera, et je m'en irai. La Brie. Ah ! tu le prends sur ce ton-la ! Oh ! j'en ferai bien autant que toi. Allons, allons, donne-moi l'autre cuisse. Comtois. Je le veux bien : nous serons deux contre lui ; il ne saura lequel renvoyer. Tiens. {Il lui donne V autre cuisse.) La Brie. Donne-moi done du pain. Comtois. Tiens, en voila. La Brie. Ma foi, tu as raison, ce poulet est excellent. Mais je veux boire aussi. Comtois. Eh bien, bois. Je songe a une chose : comme il ne doit manger qu'une aile, il ne m'en coutera pas da- vantage de manger l'autre. Je m'en vais en mettre une sur son assiette. {Il mange.) La Brie. C'est bien dit. Donne-moi le corps. Comtois. Ah ! le corps ! c'est trop ; je m'en vais te don- ner le croupion. {Us mangent tous les deux.) La Brie. Cela ne vaut pas 1'aile. 138 PROVERBE DRAMATIQUE. Comtois. Mange, mange toujours. La Brie. Buvons aussi. Comtois. Allons, a ta sante. La Brie. A la tienne. {lis hoivent.) Comtois. Ce vin-la est bon. Quoi ! tu manges le haut du corps ? La Brie. Ma foi, oui. Comtois. Oh ! je m'en vais manger son aile. La Brie. Attends done. Comtois. Je suis ton serviteur : je veux en avoir autant que toi. La Brie. Tu es bien gourmand. Comtois. Tu ne l'es pas, toi ? Ah ca, buvons, buvons. La Brie. Prends ton verre. {lis loivent.) Comtois. A present, que ferons-nous quand il s'eveillera ? La Brie. Je n'en sais rien. Buvons pour nous aviser. Comtois. II ne reste plus rien dans la bouteille. La Brie. Non ? Et que dira dame Jeanne quand elle verra la bouteille vide ? Comtois. Et les restes du poulet ? La Brie. Ma foi, elle dira ce qu'elle voudra. Attends, le voila qui remue. Comtois. Comment ferons-nous ? que dirons-nous 1 La Brie. Tiens, mets tous les os sur son assiette, et dis comme moi. Comtois. Oui, oui ; ne t'embarrasse pas. La Brie. Paix done ! M. D'Orville {ce frottant les yeux). Eh bien, qu'est-ce que vous faites la, vous autres ? PKOVERBE DRAMATIQUE. 139 La Brie. Monsieur, nous attendons. (A Comtois.) Rince son verre, et mets de l'eau dedans. M. D'Orville. Eh bien, ces coquins-la ne veulent done pas me donner mon poulet ? La Brie. Yotre poulet, monsieur ? M. D'Orville. Oui. Comment ! depuis deux heures que j 'attends ! La Brie. Que vous attendez, monsieur ? Vous badinez ; il est bien loin. M. D'Orville. Comment bien loin ? Qu'est-ce que cela veut dire ? La Brie. Tenez, monsieur, regardez devant vous. M. D'Orville. Quoi ! La Brie. Yous ne vous souvenez pas que vous l'avez mange ? M. D'Orville. Moi ! La Brie. Oui, monsieur. Comtois. Monsieur a dormi depuis. M. D'Orville. Je n'en reviens pas ! Je l'ai mange ? La Brie. Oui, monsieur, et vous n'avez rien laisse; voyez. M. D'Orville. Je l'ai mange ! C'est incomprehensible ! et je meurs de faim ! Comtois. Cela n'est pas etonnant, vous n'aviez rien dans le corps ; cela a passe tout de suite en dormant. . M. D'Orville. Mais je voudrais boire un coup, du moins. La Brie. Yous avez tout bu. Nons ne vous avons jamais vu une soif et un appetit pareils. 140 PROVERBE DRAMATIQUE. M. D'Orville. Je le crois bien ; car je l'ai encore. Comtois. C'est surement la medecine qui fait cela. Mon- sieur veut-il son verre d'eau ? M. D'Orville. Un verre d'eau? Comtois. Oui, pour vous rincer la bouche ; parce que nous irons diner, nous, apres cela. M. D'Okville. Je n'y comprends rien. (11 se rince la ftouche.) La Brie (a Comtois, has). Tu vois bien que dame Jeanne n'aura rien a dire non plus. SCENE IV. m. d'oeville, m. feemont, la beie, oomtois. La Brie (annongant). M. Fremont. M. Fremont. Eh bien, la medecine depuis ce matin ? M. D'Orville. Ah, monsieur, elle m'a donne un appetit devorant. M. Fremont. Tant mieux ; cela prouve qu'elle a balaye le reste des humeurs. Comtois. C'est ce que nous avons dit a monsieur. M. D'Orville. Mais, monsieur, je meurs de faim. M. Fremont. N'avez-vous pas mange votre aile de poulet, comme je vous l'avais ordonne ? La Brie. Bon ! monsieur a bien mieux fait, il a mange le poulet tout entier. M. Fremont (en colere). Le poulet entier ? Comtois. Et bu sa bouteille de vin. M. Fremont. Sa bouteille de vin et un poulet ! PROVERBE DRAMATIQUE. 141 M. D'Oeville. Eh, monsieur, je niourais de faim. M. Feemont {en cohere). Yous mouriez de faim ! Yous n'etes pas phis raisonnable que cela ? M. D'Oeville. Eh, monsieur, c'est comme si je n'avais rien mange ! je me sens toujours le meme besoin. M. Feemont {en colere). Le meme besoin ! N'etes-vous pas honteux ? JSe voyez-vous pas que ce sont vos entrailles qui sont irritees ? M. D'Oeville. Mais, monsieur, considerez. . . M. Feemont {en colere). Je vous ordonne une aile de poulet, et allez, allez, monsieur ; avec une intemperance comme celle-la, vous ne meritez pas qu'on s'attache a vous, et qu'on en prenne soin. M. D'Oeville. Mais, je vous prie. . . M. Feemont. Non, monsieur ; il faut vous mettre a la diete : pendant huit jours. M. D'Oeville. Ah ! monsieur Fremont ! M. Feemont. A l'eau de poulet. M. D'Oeville. A l'eau de poulet ? M. Feemont. Oui, si vous ne voulez pas avoir une mala- die epouvantable, une inflammation ! . . . ou bien je ne vous verrai plus, je ferai mieux. M. D'Oeville. Quoi, monsieur Fremont, vous pourriez m'abandonner ? M. Feemont. Oui, monsieur, si vous ne faites tout ce que je vous dirai. M. D'Oeville. Mais, monsieur, rien que de l'eau de poulet ? M. Feemont. Ah ! vous ne voulez pas ! Adieu, monsieur. 142 PROVERBE DRAMATIQUE. M. D'Orville. Et non, monsieur, j'en prendrai. Allez- vous-en tons deux, dire qu'on en fasse tout-a-1'heure. La Brie. Oui, monsieur. M. Fremont. Non pas pour aujourd'hui ; de l'eau de chien-dent seulement. M. D'Orville. De l'eau de chien-dent ? M. Fremont. Oui, monsieur, il faut laver. M. D'Orville. Et vous reviendrez ? M. Fremont. A cette condition-la. M. D'Orville. Si vous me le promettez, je ferai tout ce que vous voudrez. Je vais vous suivre jusqu'a ce que vous m'ayez donne votre parole. M.Fremont. Nous verrons comment vous vous condui- rez. {lis sortent.) Caemontelle (1117-1806). UNE REFORME SCENE DIALOGUfiE, EN VERS. La scene se passe a la Nowvelle Orleans, dans un Pensionnat de demoiselles. ETTPHEOSYNE. Deux, quatre, six, moi sept, nous voila reunies En nombre impair, de quoi former un comite, Aller aux voix, et faire une majorite Or, si vous m'en croyez, nous allons, mes amies, Deliberer un peu : nous sommes entre nous, Nos Mentors sont absents, et, ne leur en deplaise, Nous pouvons sans temoins causer tout a notre aise, II n'est personne iei pour dire : " taisez-vous !" AMANDA. Bonne idee ? un meeting ! COEALIE. Jouons a l'assemblee. FELICIE. Mais il faudrait d'abord savoir qui parlera. AMANDA. Peuketre il vaudrait mieux savoir qui se taira. 144: SCfcNE DIALOGUES. PAULINE. Nommez-moi Presidents, et la chose est reglee. ALICE. Non pas, c'est illegal ! Chacmie votera. CORALIE. C'est dit : allons aux voix. A qui la Presidence ? PAULINE. Moi, je vote pour moi. FELICIE. Pour moi, CORALIE. Pour moi, LEONIDE. Pour moi. Alice, d Euphrosyne. Moi, je hais les grandeurs, et je vote pour toi. FELICIE. Bon ! chacune voudrait pour soi la preference, Par bonheur, Euphrosyne a reuni deux voix ; C'est sur elle qu'il faut arreter notre choix, Mais j'ai vu le moment oii, folles que nous sommes, Nous faisions comme on fait aux reunions d'hommes. ALICE. C'est a toi de parler. SCfcNE DIALOGUES. 145 AMANDA. Ecoutons. CORALIE. Chut ! Silence ! euphrosyne (avec une gravite plaisante). Mesdames ! (On rit.) J'apprecie un accueil si natteur. . . . PAULINE. Mais qui dit President, ne dit pas Orateur, Je demande a parler Depuis que. . Non ! non ! qu'elle commence. EUPHROSYNE. PAULINE. Je proteste. FELICIE. Allons, que de debats ! PAULINE. Je demande a parler, je parlerai quand meme. ALICE. Bon debut ! a ce compte, on ne finira pas. 10 146 SCfcNE DIALOGUEE. euphrosyne, d Pauline. Je te cede mon tour, et d'un plaisir extreme. AMANDA, LEONIDE, CORALIE. JSfon. EUPHKOSYNE. Depuis que, laissant les bonbons, les jouets, Qui, lorsque petals jeune, etaient tous mes souhaits, J'ai du tenir en main, (le ciel nous en delivre !) Ce maussade fardeau que Ton appelle un livre, J'ai beaucoup reflechi, tout en ne lisant pas. Je me suis dit souvent : pourquoi tant d'embarras ? Que sert-il de savoir toutes sortes de choses % Et, comme Ton nous dit, les effets et les causes ? Qu'est ceci ? qu'est cela ? qu'est-ce que l'Univers ? Eh bien ! qu'il aille droit ou marche de travers, JS"ous n'y pouvons rien, nous ! ce n'est pas notre affaire. La lune, le soleil, l'un et l'autre hemisphere, Sont-ils done faits pour nous ? en quoi les elemens, Nous interessent-ils ? e'est le lot des savans. Tous ces mots qu'on nous fait apprendre de memoire, Et dont j 'ai, quant a moi, depuis long-temps assez, Pourquoi les entasser, comme au fond d'une armoire, Ou l'on met les chiffons et les rubans passes % FELICIE. A-t-on jamais besoin, dans la vie ordinaire, De syntaxe, d'accord, d'ar-gu-men-ta-ti-on, De syllepse, d'ellipse ou de gra-da-ti-on ! Laissez-les done dormir dans le dictionnaire. SCfcNE DIALOGU&E. 147 AMANDA. Mais non ! il faut apprendre, et puis encore apprendre, Et reciter toujours, et noircir du papier. . . . COKALIE. Et se noircir les doigts. AMANDA. Tel est notre metier ; Tel est le sort auquel on a droit de pretendre, Quand on a ses huit ans ! Et c'est la Page heureux ! . . COKALIE. Les parens feraient bien de le garder pour eux. ALICE. Je consens qu'on travaille un peu dans la journee. C'est fatigant aussi de jouer trop long-temps ; Puis il faut bien, enfin, contenter les mamans ; Tres bien ! Mais, sans avoir d'heure determinee, Qu'on lise, mais un conte, et non ces gros bouquins, Pleins de noms biscornus et dont je me mefie. PAULINE. Oui, les livi*es d'histoire et de geograpbie. ALICE. Justement Tamboukis, Patagons, Algonquins, Gingiro, Zangnebar, Magadoxo, Melinde, Toil:- noms qui dans la boucbe ont grand'peine a tenir, Ke sont-ce pas des mots cbarmans a retenir ? 148 SC&NE DIALOGUEE. AMANDA. Peut-etre . . . pour les gens de PAfrique on de l'Inde .... Mais nous, qui n'irons pas sans doute au Senegal, M dans E"ou-ka-hi-va, pays ou l'on se mange, Qui ne boirons jamais par gout de l'eau du Gange, Tout ce detail nous est parfaitement egal. Et l'histoire ! Avez-vous jamais tres bien compris Comment Rome et la Grece, aujourd'hui bien changees, Puisque plus d'une fois on les a ravagees, Peuvent develo23per nos coeurs et nos esprits ? Que sont done a present pour tout ce qui respire, Tant de gens, morts si loin, et depuis si long-temps ? Pendant que de nos jours si fort on les admire, De vivre parmi nous ils seraient bien contents ! Des siecles precedens l'ennuyeux catalogue Nous est connu ; prenez, feuilletez au basard ; Aimez-vous Sesostris, Alexandre, Cesar ? COEALIE. Pour Cesar, passe encor^e'est un beau nom de clogue. {On rit) AMANDA. Ciceron ! Marc-Antoine ! eux qui parlaient si bien ! On nous le dit, toujours, car nous n'en savons rien, Et Socrate, et Platon, et le grand Demosthenes ? Kessusciteront-ils ? Yivons-nous dans Athenes, Pour nous etudier a penser avec eux ? Est-on dans notre siecle ou muet, ou sans yeux, SCENE DIALOGUEE. 149 Pour que nous dedaignions les gens qui sont sur terre, Kecherchant l'entretien de ceux que l'on deterre ? . . . . EUPHKOSYNE. Voila done, selon moi, si nous pouvions choisir, Si de nous consulter on avait l'habitude, Au lieu de nous forcer a telle ou telle etude, Des livres que long- temps je laisserais moisir : Qu'en pense l'assemblee ? COKALIE. Oh moi ! c'est l'orthographe, La grammaire surtout que je ne puis souflrir ; Regie ici, regie la, regie a ne pas finir, Et qui se contredit a chaque paragraphe. Le nom et l'adjectif sont faits pour s'accorder, Et cette meme loi regit le participe ; Yous comptez la-dessus, yous suivez le principe : Pas du tout. On vous dit : II fallait regarder S'il est place derriere ou devant son regime, C'est bien : on recommence, on travaille, on s'escrime, Tout pour s'entendre dire : eh ! n'auriez-vous pu voir Que e'etait le verbe etre, et non le verbe avoir FELICIE. Que n'a-t-on adopte ce systeme de Marie ! Avec lui, c'est commode : on ecrit comme on parle. Ainsi l'on peut gagner deux lettres dans bateau, O remplace e, a, u ; l'on ecrit v, o, vo, 150 SCfcNE DIALOGUES Sans accent circonflexe encore. On n'a que faire De surcharger les mots de tout cet attirail. LEONIDE. Mais, c'etait d'un seul coup supprimer le travail ! FELICIE. Comme un tel professeur eut ete notre affaire ! Yoyez quel avantage ! ecrire en raccourci 1 C'est malheureux, vraiment, qu'il n'ait pas reussi. AMANDA. D'ou provient done cela ? CORALIE. C'eut ete trop facile Les pedants aiment mieux que tout soit difficile, Pour avoir le plaisir de vous gronder bien haut Lorsque sur une regie ils vous voient en defaut. EUPKROSYNE. Ainsi, d'un meme trait, si l'on voulait nous croire, JSTous ferions du programme a la fois effacer Trois choses dont on peut aisement se passer : Plus de geographie ! adieu, grammaire, histoire ! Connaissances de trop, et dont l'usage est nul. PAULINE. A ce compte on peut bien aj outer le calcul. LEONIDE. Pendant qu'on est en train, joignons-y Pecriture. SCfcNE DIALOGU&E. 1 51 PAULmE. Devant les chifires, moi, je fais triste figure. LEONIDE. Moi, je n'ecris pas bien, c'est bon pour les commis ; On est toujours lisible aux yeux de ses amis. PAULINE. Et la femme n'a pas besoin d'arithmetique : C'est son mari qui prend le soin si prosaique De payer les marchands : ce qu'elle doit savoir, C'est le nombre de gens qu'elle peut recevoir, De ceux qui, dans un bal, pour une contredanse, Lui demandent la main ; c'est toute sa science. Mais les nombres entiers, avec les fractions, Et les regies de trois, et les proportions, Les cubes, les carres, tous ces mots de grimoire, On n'en a pas besoin pour regler sa maison, Elever ses enfants ou ranger son armoire. FELICIE. C'est exact, yous avez toutes les deux raison. EUPHROSYNE. Aux voix done Pecriture ! aux voix Parithmetique ! Celles qui votent contre, allez de ce cote. {Tout le monde passe du meme cote.) Le vote est decisif, c'est l'unanimite. Tres bien ; mais a present l'affaire se complique ; 152 SCENE DIALOGUEE. Ce plan que nous voulions seulement reformer, Nous voila sur le point de tout le supprimer. Je ne mets pas aux voix les clioses d'importance, Telles que le dessin, la musique, la danse, Mais bornerons-nous la nos occupations ? ALICE. Pourquoi pas ? LEONIDE. Oh ! ce sont des recreations. C'est apprendre bien peu que de ne rien apprendre ; Les prejuges sont la ; ceux qui ne savent rien On les nomme ignorants : cela ne fait pas bien, C'est un titre, apres tout, qu'on n'aime pas a prendre. AMANDA. Je crois qu'il vaudrait mieux revenir sur nos pas, Et soumettre le plan a de nouveaux debats. Un second examen nous montrera peut-etre Des cboses qu'il n'est pas ennuyeux de connaitre ; Car vous ne croyez pas que Dieu ne nous crea Que pour peindre des fleurs ou danser la Polka. {On rit) FELICIE. Cette reflexion, au fond, est serieuse ! LEONIDE. Oui, de plus elle est juste : ainsi, je conviendrai, Que certaine lecon me rend toute joyeuse ; SCENE DIALOGUEE. 153 Et ie vivrais cent ans, que je me souviendrai D'avoir ri cle bon coeur, lorsque mon petit frere Un jour me demanda combien le Pont-Euxin Avait d'arcbes. (On rit.) PAULINE. Cbarmant J AMANDA. E. n'etait pas malin. LEONIDE. Je l'ai bientot tire de cette erreur grossiere. " Ce pont, c'est une mer : elle est je ne sais ou," Lm dis-je, en reprimant un air de raillerie : Le pauvre enfant n'a yu que le Pont du Bayou. (On rit.) Depuis lors je m'applique a la geograpbie : Je voyage de l'ceil sur la carte, et vraiment, Je le fais sans fatigue, et non sans agrement. Je visite l'Europe, ou Ton fait les clentelles, La gaze, le velours, les rubans, les bijoux, Les etoffes, qu'un bomme appelle bagatelles, Qu'un jour quel qu'un peut-etre acbetera pour nous. Je vois Londres, Paris, d'ou. nous viennent les modes, Et ces futilites pour vivre si commodes. Sans me mouiller les piepls, je traverse la mer, Ce qu'on ne ferait pas, meme en cbemin de fer ; C'est tres-interessant. Je suis long-temps en route, Sans m'en apercevoir, sans jamais m'ennuyer. 154 SCfcNE DIALOGU&E. CORALIE. J'en ferais bien autant ; moi, ce que je redoute, Ce n'est pas de savoir ; mais c'est d'etudier. AMANDA. II faudrait que l'on n'eut qu'a se baisser et prendre, Mais malheureusement, il n'en est pas ainsi, Personne n'est cite pour avoir reussi A savoir une chose a moins que de l'apprendre. Ce ne serait pas juste, et s'il est des savans, C'est parce que sans doute il est des ignorants. FELICIE. Mais nous ! n'avons-nous pas le droit d'etre ignorantes ? AMANDA. Pas plus que nous n'avons celui d'etre savantes. Ce n'est pas sur ce point qu'on nous doit remarquer, Et nous pourrions nous faire egalement moquer, Si nous connaissions trop, comme trop peu de choses. EUPHROSYNE. C'est bien dit. Mais enfin, qu'est-ce que tu proposes? ALICE. Je demande a parler. • PAULINE. Parle. SCfcKE DIALOGUE. 155 FELICTE. Bis. ALICE. Franchement, Je voiis repeterai ce qu'on m'a dit souvent : Que le temps employe se passe le plus vite ; Que la plus dure tache est celle qu'on evite, Par l'ennui de rester sans occupation, Ou le soin de trouver une distraction. D'ailleurs, parfois l'etude est bien peu meritoire Quancl elle est amusante ; ainsi, prenez l'histoire. Que toutes nous avons rejetee un peu loin. Je veux bien que, pour yivre, on n'en ait pas besoin ; Mais ne devons-nous pas un peu de sympathie, Aux vertus d'autrefois, au courage, an genie ? Pom* reprendre les noms que nous avons cites : Ces grands morts ne sont pas pour nous ressuscites ? C'est vrai ; mais Ciceron, Socrate et Demosthenes Peuvent plaire aujourd'hui, sans que l'on soit d'Athenes. On peut, sans renoncer a vivre de son temps, Yivre encor par Pesprit, en une heure, cent ans. LEONIDE. Pour moi, ce qui me plait, c'est, dans le moyen-age, Ces fetes, ces tournois, qu'on trouve a chaque page. Ce devait etre alors bien belle chose a voir, Et qu'apres l'avoir lue, on peut bien concevoir, 10 156 SCfcNE DIALOGU&E. Que ces fetes de rois a surprendre des fees ; L'or qui brillait partout, les amies, les trophees ; Les bannieres flottant avec mille couleurs ; Les niurs des grands chateaux tout revetus de ileurs, Les trones eleves ou. s'asseyaient en reines, De vingt Etats divers les nobles souveraines, Brillantes de brocard, de soie et de velours, Et plus belles encor que leurs pompeux atours : Les pages, les varlets, ce bruit, ces chants de fete. . . . FELIOIE. On dirait qu'elle en vient ! ALICE. C'est qu'elle en perd la tete. EUPHROSYNE. Yoila deux livres done retablis d'un seul coup. CORALIE. Passe pour ces deux-la, si l'on y tient beaucoup. Quant a ce qui concerne ecriture et grammaire, Et calcul, je soutiens que l'on n'en a que faire. On peut, a toute force, appliquer, en causant, Une citation, un recit amusant, Bien que je pense, moi, qu'une femme qui cite ISTe peut etre jamais agreable en visite. SC&NE DIALOGUES. 157 EUPHROSYNE. Quoique Ton ait appris, qui nous force a, citer ? Parce qu'on sait beaucoup, faut-il done reciter ? Tu paries de l'exces, comme toi je le blame. AMANDA. Soit ; passons au calcul : le chiffre eleve Pame. La logique est tres bonne a former la raison, Et la grammaire apprend l'ordre d'une maison. ALICE. !N"on sans donte, nn senl mot snffirait pour repondre, Parmi tons ces objets il ne faut pas confondre, Et les trois derniers sont une necessite. Sonvent on se repent pour n'avoir pas compte, Pour avoir mal ecrit, on mal mis l'orthographe. II fandrait ici faire un trop long paragraphe, Si l'on vonlait parler de chaque occasion Ou l'on se tronve bien d'nn peu d'instrnction. Car enfin, on n'est pas toujours petite fille, Un bean jonr on est femme et mere de famille ; Et, quant a moi, plus tard, si j'avais des garcons, Je voudrais leur donner les premieres lecons, Et les soustraire aux mains de ces maitres d'ecoles Qui les punissent tant pour des causes frivoles. Je trouverais mon temps suffisamment paye S'il etait pour eux seuls constamment employe. Chacun a ses devoirs, et nous aurons les notres : Qui sont pour l'avenir de savoir amasser 158 SCENE DIALOGUES. Ce dont, a la rigueur, nous pourrions nous passer ; Si ce n'est pas pour nous, ce sera pour les autres. AMANDA. On n'eut pas mieux parle devant l'Areopage. FELICTE. C'est parle comme un livre. CORALIE. Eh bien, tournons la page ; Nous sommes deja loin de notre question. Voyons ! qui veut defendre et Bezout et Lhomond ? PAULINE. Revenons au moyen que M. Marie donne Pour economiser et voyelle et consonne. Sa methode peut bien causer quelque embarras ; Car lui-meme aisement ne distinguerait pas Une ancre de vaisseau de Venere pour ecrire ; Les canaux d'un canot, lespalais qu'on admire, Wunpalet a jouer; les tentes d'un bivouac Que l'on fait et defait, qui sentent le tabac, De la tante qu'on aime, et dont on est la niece. Quand on voudrait vanter les hauts faits de la Grece, Yoyez quelle equivoque ! Et la datte, un bon fruit, Serait le temps qui passe et qui toujours detruit. En parlant de croisee, on ne pourrait connaitre, S'il s'agit d'un guerrier ou bien d'une fenetre. SCtoE -DIALOGU&E. 159 Enfin on confondra V hotel avec autel, Et nous serions en plein dans la Tour de Babel ! Ainsi comme on ne peut bien parler de naissance, De l'orthographe il faut faire la connaissance. EUPHROSYNE. Et de trois ! FELICIE. Le calcul n'est pas plus ennuyeux Que le reste, apres tout. CORALIE. Et moi je l'aime mieux ; Le calcul a du bon, et ce serait injuste, De nier que Ton aime a faire un compte juste. FELICIE. Le fait est qu'a la longue on doit trouver genant De demander toujours : " Combien font tant et tant V 9 EUPHROSYNE. Yous retablissez done aussi l'aritbmetique ? COKALIE. II le faut bien, ma chere, autrement la critique, Dont nous ne parlions pas, et qu'il faut craindre un peu, La critique sur nous pourrait avoir beau jeu. FELICIE. Resterait l'ecriture ! 160 SCfcNE DIALOGUE E. AMANDA. Ecrire pour ecrire, Mieux vaut le faire bien que mal, a vous vrai dire. FELICIE. Et puis, si peu de soin que Ton veuille y donner II faut toujours du temps, meme pour griffonner. AMANDA. A tout prendre on ecrit pour etre lu. FELICIE. Que coute Un jamb age de plus, un seul trait ? LEONIDE. Kien sans doute. EUPHROSYNE. Mais vous n'y pensez pas : vous avez retabli Ce qu'au commencement vous aviez aboli. AMANDA. Oh ! ce que j'avais dit a propos de l'bistoire, IST'etait pas ma pensee, et n'allez pas me croire Plus que vous paresseuse ! PAULINE. Et moi, si j'ai parle Contre l'arithmetique, au fond, c'est pour vous plaire. SCfcNE DIALOGU&E. 161 CORALIE. Devant la question je n'ai pas recule, J'en conviens, mais j'apprends toujours bien ma grammaire. ALICE. Moi, je vous imitais, quand j'avais entrepris De maudire 1' Atlas ! c'etait un parti pris. LEONIDE. Et moi, si j'ecris mal, bientot je vous l'assure J'aurai completement change mon ecriture. EUPHROSYNE. Comment ! Ce grand recri, ce vote universel, Tout cela n'etait pas le sentiment reel ? Mais alors, tout est dit, nous voila condamnees A travailler, tout comme ont fait nos soeurs ainees. Dans Pordinaire plan, si rien ne nous deplait, C'est fini, taisons-nous : tout est bien comme il est. Mais pourtant, une chose a present me chiffonne ; Je crains les medisants. coralie. IST'en parlons a personne. ALICE. Pourquoi ? plus d'une fois n'est-il pas arrive Qu'en meeting serieux on se soit separe Sans pouvoir rien conclure ! eb bien ! si la critique, Nous blame, nous dirons : c'est comme en politique. 11 SCtaE DIALOGUES. FELICIE. C'est facheux! la refbrme allait d'abord si hi si bien ! AMANDA. Tout passer en revue, et reformer quoi* rien! EUPHEOSYNE. A toute force on pent supprimer quelque chose. ^ . COEALIE. SJuoi, vraiment ? PAULINE. Dans le plan ? D'abolir la paresse. EUPHEOSYNE. Mais oui, je vous propose COEALIE. Aux voix ! PAULINE. Non! adopte. ALICE. C'est dit: plus de paresse. EUPHEOSYNE. A Punanimite ! Louis Sirkt (1847). FABLES l'aeaignee et le ver a soie. L'aeaignee en ces mots raillait le ver a soie : Bon Dieu ! que de lenteur dans tout ce que tu fais ! Yois combien peu de temps j'emploie A tapisser un mur d'innombrables filets ? — Soit, repondit le ver ; mais ta toile est fragile, Et puis a. quoi sert-elle ? A rien. Pour moi, mon travail est utile ; Si je fais peu, je le fais bien. Le Bailly (1756-1832). II. LA EENONOULE ET l'(EILLET. La renoncule un jour dans un bouquet, Avec l'oeillet se trouva reunie : Elle eut le lendemain le parfum de l'oeillet. On ne peut que gagner en bonne compagnie. L. p7Berenggr (1749-1822). 164 FABLES. III. LE VER LUISANT. Un ver luisant errait sous de vertes charmilles ; La fleche d'un serpent lui dechire le sein : " Que t'ai-je fait, dit-il, miserable assassin ?" — Tubrilles. Ch. L. Mollevaut (1716-1845). IV. LE CRIME ET LA VERTTJ. Le crime s'ecriait : Je regne sur la terre. Mais, d'une voix austere, La vertu lui repond : Je regne dans le ciel. Choisis, homme immortel. V. L'ENFANT ET L'OMBRE. La nuit, un jeune enfant croit voir marcher une ombre : II s'elance aussitot, et, domptant sa terreur, II saisit un rideau, brillant dans la nuit sombre. S'il fut demeure coi, l'enfant mourait de peur. Mollevaut (Fables, 1820). FABLES. 165 VI. LE SATJLE ET LA PLANTE GEIMPANTE. Le saule dit un jour a la plante grimpante : " Aux passants pourquoi t'accrocher ? Quel profit, pauvre sotte, en comptes-tu tirer?" " Aucun, lui repondit la plante ; Je ne veux que les dechirer." Le Bailly. VII. LE VILLAGEOIS ET LE CHAT. Un rustre en son armoire avait mis un fromage, Lorsque par une fente il apercoit un rat. Yite, il fait entrer son chat Afin d'empecher le dommage ; Mais l'animal, mis aux aguets, Mange le rat d'abord et le fromage apres. Le Baillt. VIII. LE VIOLON CASSE. Un jour tombe et se brise un mauvais yiolon : On le ramasse, on,le recolle, Et de mauvais il devient bon. L'adversite souvent est une heureuse ecole. Theveneau (1759-1821). 166 FABLES. IX. LES DEUX ECREVISSES. Ma fille, marchez droit, dit l'ecrevisse mere, Aller a reculons ! fi, cela n'est pas bien. — Ma mere, je ne veux vous contredire en rien, Je vous suivrai ; marchez, s'il vous plait, la premiere. F. B. Hoffman (1760-1828). Mourant de faim, un pauvre se plaignait : Rassasie de tout, un riche s'ennuyait. Qui des deux sounrait davantage ? Ecoutez sur ce point la maxime d'un sage : De la douleur et de l'ennui Connaissez bien la difference : L'ennui ne laisse plus de desirs apres lui, Mais la douleur pres d'elle a toujours l'esperance. Hoffman (Poesies fugitives). FABLES. 167 XL Un grain d'ambre exhalait de suaves odeurs. H tomba par hasard aux mains d'un solitaire : " D'ou proviennent, dit-il, ces parfums seducteurs ? Je ne voyais qu'un peu de terre !" L'ambre lui repondit : " Je suis un peu de terre, Mais j'ai touche souvent et le miel et les fleurs." Ch. Nodier (Contes en vers). XII. LE COLIMAgON Sans ami, comme sans famille, Ici-bas vivre en etranger ; Se retirer dans sa coquille An signal du moindre danger ; S 'aimer d'nne amitie sans bornes ; De soi seul emplir sa maison ; En sortir, suivant la saison, Pour faire a son pro chain les comes ; Signaler ses pas destructeurs Par les traces les plus impures ; Outrager les plus belles fleurs Par ses baisers ou ses morsures ; 168 FABLES. Enfin, chez soi comme en prison, Yieillir, de jour en jour plus triste ; O'est l'histoire de l'egoiste, Et celle du colimacon. A. V. Arnault (IT 66-1 834). XIII. LE CHIEN ET LE CHAT. Patatjd jouait avec Raton ; Mais sans gronder, sans mordre, en camarade, en frere. Les chiens sont bonnes gens, mais les chats, nous dit-on, Sont justement tout le contraire. Raton, bien qu'il jurat toujours Avoir fait patte de velours, Raton (et ce n'est pas une histoire apocryphe), Dans la peau d'un ami, comme fait maint plaisant, Enfoncait, tout en s'amusant, Tantot la dent, tantot la griffe. Pareil jeu dut cesser bientot. " Eh quoi ! Pataud, tu fais la mine : Ne sais-tu pas qu'il est d'un sot De se facher quand on badine ? Ke suis-je pas ton bon ami?" " Prends le nom qui convient a ton humeur maligne, Raton, ne sois rien a demi : J'aime mieux un franc ennemi Qu'un bon ami qui m'egratigne." A. V. Arnault. FABLES. 169 XIV. l'ecolier, l'abeille et l'absinthe. Que fais-tu done sur cette plante ? Disait un ecolier, paresseux et mutin, A l'ouvriere diligente Qui butinait de grand matin. — Du miel. — Y penses-tu? quoi, du miel de 1' Absinthe? — Sans doute. — Ah ! pour le coup e'est se moquer de moi ! De ton rare talent, a te parler sans feinte, Tu fais, ma chere, un sot emploi. — Ainsi Page de l'ignorance Toujours juge a tort, a travers ! Quand mon utile prevoyance De cette plante aux sues amers Tire un miel aussi doux que celui de la rose, Du travail, mon ami, e'est la metamorphose. Mets a profit, crois-moi, la lecon d'aujourd'hui : Pour la trop paresseuse enfance L' Absinthe est la peine et Pennui Qu'un long travail traine apres lui ; Le miel e'est le doux fruit que produit la science. A. Naudet (Fables, 1829). 170 FABLES. XV. Jeunes enfants ont toujours eu la rage De denicher et merles et pinsons Et toutes sortes d'oisillons. Sur trente qu'ils mettent en cage A peine un seul survit, et certes c'est dommage. Moins d'oiseaux et moins de chansons, Moins de plaisir dans le bocage ; Mais aux enfants qu'importe le ramage.? C'est l'oiseau qu'ils veulent tenir : C'est lenr maniere de jouir, Et plus d'un homme fait n'en sait pas davantage. Un marmot s'en vint done app'orter, tont joyeux. Un nid de fauvette a sa mere. Jamais il ne fat plus heureux. Bonheur si grand ne dure guere : Le meme soir un jeune chat Fit son souper de la nich6e. L'enfant pleura, cria, fit tel sabbat Qu'on aurait cru la maison saccagee ; Et la mere de dire alors : Pourquoi ces pleurs, cette colere ? De quel cote sont done les torts ? Le chat n'a fait, mon fils, que ce qu'il t'a vu faire. Tu fus bien plus cruel a l'egard des parents De ces oisillons innocents : FABLES. 171 Juge de leur douleur amere Par la peine que tu ressens ! Les maux que nous causons doivent etre les notres. Mon ills, quand tu voudras jouir Fais en sorte que ton plaisir ~Ne soif pas le tourment des autres. Antoine Yitalis (Fables, 1795). XVL LE CAMELIA ET LES VIOLETTES. Un camelia blanc, au centre d'un bouquet, D'un beau bouquet de violettes, Se prelassait, faisait le fier et le coquet. — Comme aupres de moi, mes pauyi'ettes, L 5 entendait-on leur repeter, Yous faites une humble figure ! En verite, pour vous j'augure Un triste sort, et la Nature M'a voulu par trop bien traiter ! J'ai pour moi tous les avantages : Jeunesse, eclat, beaute, distinction, paleur, De quoi tourner la tete aux fous ainsi qu'aux sages. — Fort bien, mais tu n'as point d'odeur, Eepondirent les violettes. Beau camelia blanc, nous toutes, que tu traites Avec un superbe mepris, 172 FABLES. A toi dans un moment nous verrons preferees : Les fleurs et les vertus a jamais adorees Par un discret parfum revel ent tout leur prix. GUSTAVK ChOUQUET. XVII. JEUNE ENFANT ET VIETJX CHAT Fillette de neuf ans, Alerte et gracieuse, Tenait, toute joyeuse, Dans ses bras caressants, Un chat aux yeux luisants, A la mine grondeuse ; Et sa petite main Glissait, legere et fine, Sur la robe d'hermine Du sournois patelin Qu'elle excitait en vain, De sa voix enfantine, A donner en retour Un seul signe d'amour. Oh ! pourquoi, disait-elle, Etre ainsi serieux, Quand maitresse t'appelle A partager ses jeux? Autrefois, si mignonne, Ta patte de velours, FABLES. 173 Sans offenser personne, Jouait, jouait toujours. Une robe qui frole, TTne niouche qui vole, ITn insecte qui fuit. LVombre la plus legere Qui glisse srar la terre, On le plus petit bruit, Tout excitait ta joie, Et te faisait bondir Sur le fauteuil cle soie ! Te fallait-i] grandir Pour ainsi devenir Un triste persounage Qui. dans sa dignite, Repousse la gaite. Et croit etre bieu sage ? Bien autrement que vous, Bonne maman est vieille ; Pourtant, lorsqu'elle reille, Elle joue avec nous. Ce n'est point la vieillesse Qui rend sombre et mechant, C'est le hideux penchant D'une ame sans noblesse. Soyez libre. beau chat, Dormez sur votre housse, M ait r esse vous repousse. Vou> ete*in ingrat. 174 FABLES. XVIII. LE FRERE ET LA SCEUR. Debout, pres de sa sceur, un frere donnait cours A sa temeraire eloquence Et tenait les plus longs discours : Tour a tour embrassant beaux-arts, vers et science, II parlait, il pari ait toujours, Et sa sceur lui pretait une oreille attentive. Cette charmante enfant, sage autant que craintive, Se taisait volontiers, mais savait parler d'or. Aussi le discoureur, en la vojant sourire, S'arrete enfin dans son essor : — En tes yeux, lui dit-il, ma sceur, que dois-je lire? — Que je t'aime, mon frere. — Allons, ajoute encor Que plus d'un, comme moi, parle pour ne rien dire. Merci de la lecon, ma sceur ; Pen saurai profiter. — Embrasse-moi, mon frere. Juge, moraliste severe, Yeux-tu nous corriger ? Eecours a la douceur : Tu vois ce que peut faire un aimable censeur. GlJSTAVE CHOUQUET. FABLES. 175 _ XIX. LE TEONE DE NEIGE. Qui n'aime a voir folatrer des enfants % Nous le fumes aussi. C'est une jouissance De pouvoir quelquefois se rappeler ce temps Si regrette toujours, bien qu'il ait ses tourments. Un rien suffit pour amuser l'enfance ; Mais dans ses jeux, plus qu'on ne pense, S'introduisent deja les passions des grands. Un jour, echappes du college, Des ecoliers d'onze ou douze ans, Apercurent un tas de neige . . . Le plus age, qu'on avait nomme roi, Bit que de son pouvoir il en faisait le siege, Le trone enfin ; et le cortege Donne a ce voeu force de loi. Le trone etait froid comme glace ; N'importe, avec plaisir s'y piace Cette ephemere majeste. On s'enivre de la puissance . . . Peut-on impunement avoir Pautorite ? Chez notre prince, l'insolence Surpasse encor la durete : Des malheureux sujets la moindre negligence Est reprimee avec severite. De Tarquin le Superbe il avait Farrogance ; Et de Eeron, plus tard, selon toute apparence, 176 FABLES. II aurait eu la cruaute. Pourtant le soleil le derange : Le trone, qui se fond d'une maniere etrange, Avant la fin du jour s'abat. Bientot l'orgueilleux potentat Se voit au milieu de la fange. Profitez de cette lecon, Yous que la fortune protege ; Yous etes sur un tas de neige . . . Du soleil gare le rayon ! Jos. Aug. de Stassart (1780- * XX. LE FIGUIER STERILE. Un jour, sur la montagne annoncant l'Evangile, Jesus fut surpris par la faini ; S'ecartant de la foule, il apercut enfin Un figuier . . . un figuier sterile. Apprends, dit le Seigneur, apprends, figuier maudit, Que tout arbre sterile est indigne de vivre, Et qu'aux feux eternels il faut que je te livre. En tremblant aussitot le figuier repondit : Eevoquez, 6 Seigneur, la fatale sentence ! Sur l'aride roeher je recus l'existence ; Je courbai mille fois mes rameaux agites FABLES. 1Y7 Sous le vent des hivers, sous le feu des etes ; Jamais une onde fecondante N'infiltra sous rues pieds une seve abondante ; Jamais la main du vigneron JSe detruisit la ronce attachee a mon front : Or, n'ayant rien recu, que pourrais-je vous rendre ! II dit ; alors, sans ]?lus attendre, Jesus, de sa justice apaisant la rigueur, L'arrache et le transporte au pied de la montagne, Ou, prosperant bientot sur un sol producteur, II donna par milliers des fruits au voyageur. Combien de parias que la honte accompagne, Sur le roc du malheur, rameaux abandonnes, A vegeter sans fruits semblent predestines ! Loin de les condamner au vent de Panatheme, De la manne des arts qui pleut sur vos elus, Eiches, versez sur eux l'ineffable bapteme : Cultivez-les, vos soins ne seront pas perdus. Pierre Lachambaudie (1807 ). XXI. LE PREMIER LAECIN. N'abandonnez jamais le sender de l'lionneur, Enfants, je vous le dis, malheur, cent fois malheur A qui fait un pas dans le crime ! 178 FABLES. Le chemin est glissant ; on n'y peut s'arreter : Qui se laisse une fois tenter Est tot ou tard entraine dans l'abime. Pres d'un clos entoure d'epineux arbrisseaux, Un jeune voyageur, passant par aventure, Yit un poirier dont 1* verdure S'effacait sous les fruits qui chargeaient ses rameaux. Une poire le tente ; il franchit la barriere ; Et deja de ce fruit savoure la douceur, Quand un chien se reveille, et ce gardien severe S'elance sur le voyageur. Contre cet ennemi qui deja le terrasse, Le jeune homme est contraint de defendre ses jours : II redouble d'efforts, lutte, se debarrasse ; Et sa main, d'une beche empruntant le secours, Etend le dogue sur la place. Aux aboiments du chien, le maitre est accouru. II voit son cher Azor sur la terre sanglante ; Et d'un destin pareil menacant l'inconnu, Du tube meurtrier il presse la detente. Le coup part, le plomb siffle a l'oreille tremblante Du voyageur, qu'il n'a point abattu. Mais cet infortune, qu'emporte la colore, De la beche a son tour frappe son adversaire ; Et pres de son Azor le maitre est etendu. Du criminel bientot s'empare la justice. H pleure vainement son malheur et ses torts. FABLES. 179 Malgre ses pleurs et ses remords, Le jeune voyageur est conduit an supplice. " Helas !" s'ecriait-il, " que inon sort est cruel ! Je legue a ma- farnille une afireuse memoire ; Je meurs comme un vil criminel ; Et ne voulais pourtant derober qu'une poire." M. VlENNET (1111- XXII. LES DEUX BTTISSONS. Dans un jardin, cote a cote plantes, Devisaient deux buissons d'especes differentes. L'un offrait aux yeux enchantes Un feuillage charmant et des neurs odorantes ; L'autre, au bois dur et raboteux, Quoique doue pom-tant de qualites utiles, De ses rameaux a la taille indociles Jetait de tous cotes les grapins epineux. " Comment fais-tu ? disait-il a son frere, Chacun a ton aspect prend un air avenant, T'aborde avec plaisir, te caresse, te flaire, Te quitte avec regret et te revient souvent ; Tandis qu'on me regarde a.j>eine. On me laisse en mon coin ; on n'ose me toucher ; On craint meme de m'approcber. D'ou te vient tant d'amour ? D'ou me vient tant de haine ?" 180 FABLES. L'autre repond : " Ami, soyons de bonne foi ; Personne impunement ne passe aupres de toi. De ton bois herisse l'inflexible rudesse Oppose a tout venant quelque dard qui le blesse ; Et tn n'es qu'un objet d'effroi ; Tandis qu'a la main qui me presse, J'offre partout un feuillage moelleux ; Et le doux parfum que j'y laisse, Loin d'ecarter les gens, est un attrait pour eux. Apprends a vivre seul, ou sois plus sociable. Le monde rend ce qu'on lui fait : II fuit ce qui repousse, il cherche ce qui plait ; Et qui veut etre aime doit au moins etre aimable." M. Yikmkd (Fables, 1843). XXIII. LA MAEEE MONTANTE. Sue le bord de la mer des enfants s'amnsaient. Rien n'alterait reel at de la voute azuree; Mais contre les rochers en montant se brisaient Les flots bouleux de la maree. Pensant la faire devier, Les bambins entassaient, d'ime main impuissante, Des digues de cailloux cimentes de gravier Contre la vague envakissante. Un pecbeur au front chauve apercut par hasard FABLES. 181 Ces fous, qui se croyaient les maitres du rivage. Amis, leur cria le vieillard, Pretez l'oreille an bruit de l'ocean sauvage. En batissant des murs de sable et de galets, Yons n'arreterez pas sa march e sure et prompte. Les lames viennent ; voyez-les ! Prenez garde a vous ! la mer monte. Ce conseil fut perdu. Les jeunes etourdis Par un vain espoir enhardis, Ne Pecouterent point. Mais deja sur le sable S'allongeait autour d'eux un cercle infrancbissable. Que pouvait le pecheur ? H etait vieux et seul . . . A leur niveau present les vagues arrivees, Dans leurs plis ecumeux, comme dans un linceul, Koulerent les enfants qui les avaient bravees. L'exemple doit vous avertir, Ennemis des progres que le temps nous amene ; Yous n'entendez point reteutir Le sourd mugissement de la maree humaine : Yous voulez entraver par de faibles remparts L'irresistible flux que votre orgueil affronte : O vous que l'avenii* presse de toutes parts, Prenez garde a vous ! la mer monte. Emile de la Bedolliere (1812 182 FABLES. XXIV. L'ENFANT ET I/ECHELLE. Des enfants, l'autre jour, jouaient a la cachette, J'en vis un qui monte dans un grenier a foin, De peur qu'elle ne fit decouvrir sa retraite, Poussait a coups de pieds et rejetait au loin, Au risque presque sur de la briser, l'echelle Dont il venait d'avoir besoin Pour grimper dans sa citadelle ; Et cela ne m'etonna point, Car plus d'un liomme fait lui ressemble en ce point. II est meme fort ordinaire D'en trouver qui, combles d'honneurs, de dignites, Meconnaissent la main qui fit leur sort prospere : Ingrats qui vont jetant leur ecbelle par terre Pour qu'on ne sache pas comment ils sont montes. Cl. Th. du Chapt (Fables, 1850). REFLEXIONS ET MORALITfiS. i. LE SOTTVENIK Le souvenir, present celeste, Ombre des biens que l'on n'a plus, Est encore un plaisir qui reste Apres tous eeux qu'on a perdus. Comte L. Ph. de Segur (Memoires). II. Il n'est rien ici-bas qui ne tronve sa pente : Le fleuve jusqu'aux mers dans les plaines serpente, L'abeille sait la fleur qui recele le miel, Toute aile vers son but incessamment retombe : L'aigle vole au soleil, le vautour a la tombe, L'hirondelle au printemps, et la priere au ciel. Victor Hugo (Feuillea d'automne, 1831), 184: REFLEXIONS ET MORALIT^S. III. J'etjs toujours de l'amour pour les choses ailees. Lorsque j'etais enfant, j'allais sous les feuillees, J'y prenais dans les nids de tout petits oiseaux ; D'abord je leur faisais des cages de roseaux Ou je les elevais parmi des mousses vertes. Plus tard je leur laissais les fenetres ouvertes ; lis ne s'envolaient point : ou, s'ils fuyaient aux bois, Quand je les rappelais ils venaient a ma voix. Une colombe et moi, longtemps nous nous aimames. Maintenant je sais Part d'apprivoiser les ames. V. Hugo (Les rayons et les ombres). IV. ESPOIK EN DIEU. Espeke, enfant ! demain ! et puis demain encore ! Et puis toujours demain ! croyons dans l'avenir. Espere ! et chaque fois que se leve Paurore, Soyons la pour prier comme Dieu pour benir ! Nos fautes, m.on pauvre ange, ont cause nos souffrances. Peut-etre qu'en restant bien long-temps a genoux, Quand il aura beni toutes les innocences, Puis tous les repentirs, Dieu finira par nous % V. Hugo (Chants du Crepuscule). REFLEXIONS ET MORALITfiS. 185 V. VERS ECEITS SUE UN ALBUM. Le livre de la vie est un livre supreme Qu'on ne peut ni fermer ni rouvrir a son choix : Le passage attachant ne s'y lit pas deux fois ; Mais le fenillet fatal se tourne de lui-meme. On voudrait revenir a la page ou l'on airne, Et la page ou l'on meurt est deja sons nos doigts. A. de Lamartine (Poesies diverses). VI. l'idee eteenelle. Qu'il est doux pour l'ame qui pense Et notte dans l'immensite Entre le donte et l'esperance, La lumiere et Pobscnrite, De voir une idee eternelle Luire sans cesse an dessus d'elle, Conime une etoile aux feux constants, La consoler sous ses nnages, Et lui montrer les doux rivages Blanchis de l'ecume dn temps ! A. de Lamartine (Podsies diverses). 186 REFLEXIONS ET MORALIT&S. VII. LES DEUX SEMEUES. Comme je traversais la p ame, Le sein gonfle de nouveaux chants, Un laboureur d'une niain pleine, Repandait la semence aux champs. " Salut, au nom du Christ, mon frere, Car nous sommes tous deux semeurs : Vous allez semant dans la terre, Moi, je vais semant dans les coeurs. " Des graines que votre main jette, Le coeur de l'homme se nourrit ; Et les paroles du poete Sont la pature de l'esprit." N. Martin (l'Ecrin