LA FRANCE ET LA PFyUSSE DEVANT L'EUROPE ]^etti\e adrpessee aux Journaux de Pafçis PAR LE COMTE D'HAUSSONVILLE De l'Académie française. m M v'»/y m s rl a 0/ PARIS A. SAUTON, LIBRAIRE 41, RUE DU BAC. ! tr? * f% /i .çv; V#p* O-'- ' 1870 1 LA FRANCE ET LA PRUSSE DEVANT L'EUROPE 7 novembre, 1870. Monsieur le rédacteur, Vous avez sans doute trouvé, comme moi, que M. Jules Favre avait eu cent fois rai¬ son lorsque, prenant la direction des affai¬ res' étrangères, il a commencé par recon¬ naître de bonne foi ce principe du droit des gens : « qu'une nation est toujours res¬ ponsable du gouvernement qu'elle s'est donné. » Les cabinets européens n'ont pas, en effét, à s'informer aujourd'hui si, par¬ mi nous, les uns ont accepté, les autres subi le coup d'Etat du 2 Décembre. Victimes, dupes ou complices, nous ne sommes pas admis à plaider, devant eux, les circonstances atténuantes. Ils ne sont pas tenus de savoir si nous avons, au fond de nos consciences, approuvé ou blâmé la politique éxtérieure de Napoléon III. Que nous ayons, de gaieté de cœur, souhaité la présente guerre, ou que nous nous y soyons laissé entraîner avec tristesse, cela ne les regarde point. Nous avons, à nos risques et périls, fait de Napoléon III notre maître. Il ne nous a point convenu de mettre obstacle à la polititique des vingt dernières années. Nous nous sommes lais sé mener en guerre il y a trois mois. Gett- politique et cette guerre nous sont donc justement imputables. Les cabinets de Londres, de Saint-Pétersbourg, de Vien¬ ne et de Turin ont bien consenti à inter¬ venir amiablement entre la Prusse et nous; mais si la Prusse n'est point raisonnable, si elle met â l'armistice des conditions con¬ traires au bon sens, et à notre donneur, que peut y faire l'Europe? Nous avons créé cet état des choses, et c'est à nous d'en supporter toutes les consé¬ quences. Théoriquement, jenevoisrien àrépondre, monsieur le rédacteur, à cette assertion des puissances étrangères. Leur façon d'appré¬ cier notre situation est certainement se vère, etleurlangage estimpitoyable. Somme toute, elles ont raison. Humilions-nous, puisqu'il le faut, et frappons-nous la poitrine. Ce¬ pendant, après avoir courbé la tête, comme il est juste, sous le sentiment de nos fau- les, redressons-là un peu pour regarder en face, et pour juger nous-mêmes, à no¬ tre tour, ceux qui, dans notre infortune, nous jugent aussi cruellement. Vous savez si j'ai ménagé les vérités à notre cher pays, alors que dans un moment de folle terreur, il s'est jeté au bras du prétendu sauveur qui ne pouvait, hélas ! que le conduire à sa ruine. Mais justement parce que, d'une voix un peu rude, je lui ai tant de fois re- {iroché ses fatales complaisances envers e despote aujourd'hui déchu , justement Sarce que je l'ai pris alors à partie etren- u responsable des actes d iniquité que, par sa molle indifférence il a laissé s'ac¬ complir, peut-être trouverez-vous, que j'ai acquis le droit de me retourner du côté de ses accusateurs, etdeleurdemander s'ils sont bien sûrs que nous ayons été les seuls coupables. Oui, nous nous sommes trom¬ pés, et ce fut une sottise ; oui, nous avons été faibles, et ce fut une faute. Oui, nous avons consenti à être conduits jusqu'au bord de l'abîme, et c'est une honte ; mais les alliés du vainqueur de Sébastopol et de Soiférino, n'ont-ils pas, eux aussi, leur quart d'heure d'illusion et de fâ~ cheuse connivence. Vraiment, on dirait qu'ils n'ont pas tour à tour choyé, et courtisé à l'envi l'homme étran¬ ge qui n'est plus désormais pour eux que le vaincu de Sedan. Ni les appro¬ bations ni les encouragements ne lui ont pourtant manqué quand il a fait son ap¬ parition sur la scène du monde. Il lui en est arrivé en foule de toutes parts, aussi bien des rivages de la Manche que des pays d'au- delà duRhin.C'est pourquoi,parmi ces cabi¬ nets si unanimes pour nous appliquer au- j ourd'hui, à toute rigueur,les loisd'un e inexo¬ rable justice, je veux chercher quel est celui qui, n'ayant jamais failli, osera bien nous je- terla premièrepierre. Après quoi j'examine¬ rai, si vous le voulez bien, la question de sa¬ voir si les cabinets étrangers suivent une sage politique en se montrant aussi faibles aujourd'hui vis-à-vis du roi Guillaume qu'ils étaient complaisants naguères pour l'empereur Napoleon III. Ou je me trompe, ou l'imprévoyance est un défaut capital chez un individu, plus fâcheux quand il s'agit d'une nation tout entière, complètement impardonnable chez les personnages politiques qui s'inti¬ tulent hommes d'Etat, et se mêlent, par profession, de gouverner les autres. A coup sûr, la France a manqué de sagacité lors- fu'elle a remis le soin de ses destinées un Bonaparte, et l'événement n'a que trop démontré combien elle était mal inspirée lorsque, afin de se procurer la paix, elle a voté pour l'empire. Soyons justes toute¬ fois, et convenons, qu'au nombre des souvenirs réveilléspar le nom de Napoléon, il y en avait plus d'un, mmsieur le rédac¬ teur, qui rendaitassez excusable l'erreur de la majorité de nos concitoyens. Si les amis de l'ordre à tout prix, si les partisans d'une administration régulière se sont de préférence rappelé les sages mesures du premier consul, quoi d'étonnant ! Si les imaginations éprises avant tout de gloire militaire ont surtout songé aux immor¬ telles victoires du premier empereur, quoi de plus naturel encore ? Ce qui est moins naturel, ce qui est, au contraire, bien sin¬ gulier, ce dont, pour ma part, je ne pour¬ rai jamais me rendre compte, c'est que l'Europe ait paru se complaire â subir elle- même, et non moins que la France, cette fascination rétrospective du Consulat et du premier Empire Pour elle, c'était renier sa propre histoire, rompre avec tout son passé, tourner le dos à toutes ses traditions, mettre sous ses pieds je ne sais combien d'anciens griefs, et des rancunes qu'on croyait in¬ curables . Cela ne lui a pourtant rien coûté. La plupart des puissances étrangères avaient, en 1830, fait tant soitpeu languir, avant dele reconnaître, le pacifique roi Louis-Philip¬ pe. Elles avaient également consulté leurs aises avant d'entrer en rapports officiels avec l'moffensive république de 1848. Mais dès qu'il leur fut possible d'aller saluer sur son trône, en 1852, le restaurateur de la redoutable dynastie des Napoléon, ces mêmes puissances ont été toutes pleines d'ardeur et de feu. Entre les membres du corps diplomatique, l'émulation fut extrême à qui remettrait le premier ses lettres de créance, et l'on vit â ce propos s'engager à Paris une véritable course au clocher. Avez-vous jamais su quel heureux ministre eut la bonne fortune de devancer tous ses collègues ? Ce fut le représentant de Sa Majesté le roi de Naples. Pour se procurer un avantage aussi envié, il n'y avait sans doute pas de moyens qui ne fussent légitimes. Voici celui dont s'avisa M le baron Antonini : pré¬ voyant que l'empire était proche, il s'était fait envoyer d'avance par sa cour de nouvelles lettres de créance avec la date en blanc. A l'heure voulue, il l'avait mise lui-même de sa main ; et c'est ainsi qu'au grand désespoir de ses collègues, le ministre napolitain avait pu se présenter triomphant, dès le 3 décembre, à 1 audience officielle des Tuileries, tandis que, malgré toute sa diligence, le ministre d'Angleter¬ re, lord Cowley, n'y fut reçu que trois jours après lui. Il y eut cependant une puissance, en Europe, qui fit mieux encore. Se jeter h⬠tivement à la tête de l'empire, quand il était déjà fondé, cela n'eût pas suffi au zèle de l'Autriche. Elle crut habile de pren¬ dre par avance sous sa protection les am¬ bitieux desseins du prince-président. A geine-Louis-Napoléon, fatigué de la répu- lique, eut-il laissé tomber, à ce sujet, quelques vagues et nonchalantes paroles, que les saisissant au vol, le prince de Schwarzenberg s'en faisait, auprès des autres cabinets, le complaisant commenta¬ teur. On ne laissa pas que d'être un peu surpris, en Angleterre et ailleurs, par la chaleur extraordinaire que mettait le ministre d'Autriche à faire valoir la cause de son client. Brusquement en¬ levé par la mort, avant le rétablissement de l'empire, le prince de Schwarzenberg n'a pas eu la satisfaction de savoir à quel point ses éloquents plaidoyers avaient eu le don de persuader l'Europe. Cette joie, l'ancien chancelier de la cour d'Autriche, le vieux prince de Metternich eut le bonheur de là savourer tout entière. Il avait peine à s'en taire, et ce fut l'entretien favori de ses dernières années. Voyez, cependant, à quoi mènent l'expérience d'une longue vie, et le continuel maniement des gran¬ des affaires de ce bas monde ! Aux yeux du premier promoteur de la -Sainte- Alliance, et du fanatique partisan des traités de 1815, non-seulement l'avéne- ment de Napoléon III était une garantie de paix pour l'Europe, mais l'Autriche de- vaity trouver la plus sûre sauvegarde de ses intérêts. Il n'y avait pas de brillantes des¬ tinées que, dans son enthousiasme, ce pa¬ triarche de la diplomatie ne prévit et ne souhaitât pour le nouvel empereur des Français. Une seule chose l'inquiétait : ce serait le cas où, cédant à de funestes exci¬ tations, il songerait un jour à se mêler des affaires de l'Italie. A coup sûr, cela serait sa perte; mais une telle nypothèse était si peu probable, qu'il ne valait pas la peine de s'y arrêter. Ce qu'on disait à Vienne, on le pensait à Rome, La façon dont l'ex-président s'était emparé du pouvoir en renversant une Con¬ stitution qu'il avait solennellement jurée n'avait pas causé, au Vatican, le moindre scandale. La république de 1848 avait réta¬ bli le saint-père sur son siège aoostolique; mais il est si pénible de rien dévoir à une république ! La protection du pouvoir ab¬ solu parut sans doute autrement efficace et autrement sûre à Pie IX. On était au 1er janvier 1853. La nouvelle de la proclamation de l'empire venait d'arriver a Rome, et le pape recevait, suivant l'usage, les félicita¬ tions du commandant de l'armée française, le général Gemeau. Avec une ouverture de cœur, qui rie tenait certes pa6 du don de prophétie, Pie IX voulut saisir cette occa¬ sion d'exprimer publiquement ce qu'il pen¬ sait de la résurrection, à Paris, de cet an¬ cien gouvernement impérial, qui avait na¬ guère tenu en si longue captivité l'un de ses plus vertueux prédécesseurs. Chose étran¬ ge ! ses paroles respiraient la plus entière confiance : « Le sentiment de joie qu'éprou¬ vait toujours Sa Sainteté, en se voyant en¬ touré de l'armée française, s'accroissait encore en ce jour, quand elle reportait sa pensée vers les événements récemment accomplis. Ces événements ajoutaient, en effet, aux titres de reconnaissance si natu¬ rellement due à la vaillante armée qui a préservé la France et l'Europe des excès funestes et sanguinaires tramés par les hommes d'anarchie. C'est pourquoi, avec une effusion toute particulière, il se plaij sait à bénir la nation française, son armée et son chef. » Quelle puissanteironie du sort, M. le rédacteur, dans le rapprochement qui nous montre au premier rang, parmi les souverains les plus empressés â saluer l'avènement au trône de Napoléon III, un empereur d'Autriche, un roi de Naples et le pape Pie IX ! Aux yeux des personnes mal informées, la Russie avait eu l'apparence d'un peu de froideur. On attribuait à sa réserve les re¬ tards apportés à la remise des lettres de créance de son ministre, M. de Kisseleff. En réalité, il n'en était rien. Autant et plus gue les autres potentats de l'Europe, le czar avait été charmé de l'heureux chan- fement qtû allait faire connaître aux tur- ulents habitants de Paris les agréments du régime dont ses sujets jouissaient à Saint- Pétersbourg et à Moscou. C'était une ques¬ tion de protocole qui avait arrêté un instant la bonne volonté de l'empereur Nicolas. Entre les deux monarchies, la différence d'origine était si grande, qu'il était impos¬ sible de n'en pas faire séntir quelque chose parlateneurmême delalettreque M. de Kis- seleff serait chargé de porter aux Tuile¬ ries. Le czar de toutes les Russies était un prince de droit divin. L'empereur des Français ne tenait sa couronne que de la souveraineté populaire. Il était un produit de l'élection. Comment, dès lors, s'adresser à lui en l'appelant «monsieur mon frère ! » La chancellerie moscovite reculait avec effroi devant une pareille énormité. Ce¬ pendant, les cabinets de Vienne et de Ber¬ lin, par suite de leur déférence de vieille date pour la cour de SaintrPétersbourg, avaient promis de l'attendre et de ne pas¬ ser qu'après elle. S'ils ne se gênaient guère pour traiter tout bas de ridicule la fantai¬ sie du czar, ils n'osaient pas la contrarier en prenant d'eux-mêmes les devants sur leur collègue de Russie. Dieu sait le temps qu'aurait traîné cette importante affaire, sans le sage parti auquel s'arrêta le nou¬ veau gouvernement français. Que lui im¬ portait une puérile question d'étiquette, quand, au fond, il avait obtenu tout ce dont il avait, réellement besoin? Le 5 janvier, M. de Kisseleff fut donc admis à.présenter ses lettres de créance, sur lesquelles l'em- Sereur ne jeta, à dessein, qu'un coup d'œil istrait, et tout heureux de pouvoir remet¬ tre aussi les leurs, les ministres de Prusse et d'Autriche se précipitèrent après lui aux Tuileries. Ainsi que je l'ai indiqué plus haut, le ministre d'Angleterre les avaient précé¬ dé. Lord Palmerston n'avait rien eu de plus pressé, aussitôt après le coup d'Etat, que d'adresser ses plus vives félicitations à son auteur, sans avoir seulement pris le temps de consulter ses collègues. Il arriva même que cette précipitation lui fut plus tard imputée à mal. Elle figura parmi les griefs qui amenèrent sa chute, si bien que lord Normanby put s'écrier en toute vérité, et assez plaisamment : « C'est une drôle de politique que la nôtre! On m'a ôté mon ambassade parce que je n'étais pas assez bien avec Pempereur des Fran¬ çais, et voici que Palmerston quitte le ministère, parce qu'il est trop bien avec lui. » Cette inconsistance qu'un diplomate an¬ glais reprochait aux hommes d'Etat de sa nation a, pendant vingt ans, présidé, il faut le reconnaître, à la politique de tous les ministres des grandes puis¬ sances du continent. Au lieu de pren¬ dre pour règle les intérêts sérieux et permanents de leur pays, on les a vus n'écouter le plus souvent que leurs inclinations personnelles, ou bien céder à l'aveugle aux fantaisies passa¬ gères des peuples qu'ils étaient censés conduire, et qu'ils n'ont jamais pris la peine d'éclairer ; toujours flottant, sans di¬ gnité et sans principes, au gré des circon¬ stances, et se rapprochant ou s'écartant de Napoléon III, suivant les incidents du jour. Cette attitude incertaine des cours éti an gères n'était point de nature à commander à l'empereur beaucoup de considération pour leurs représentants à Paris. Aussi les membres du corps diplomatique ne lui en imposaient guère. Volontiers, il prenait sa revanche avec eux. Ses pro¬ cédés, non moins changeants que les leurs, étaient infiniment plus brusques. M. de Hïibner, le représentant du che¬ valeresque empereur a Autriche (ce sont les termes dont l'empereur se servait quelques jours auparavant), eut occasion de s'en apercevoir, lorsqu'à la réception du 1er janvier 1859, l'empereur lui fit, en pleine cour des Tuileries, cette vive alga- rade, qui étonna si fort l'Europe, et qui fut le prélude de la campagne d'Italie. Après tout, pourquoi l'empereur s'en serait-il gêné? Quelques mois seulement après les sanglantes batailles livrées dans les plai¬ nes de la Lombardie, l'heureux empereur des Français n'avait-ilpas le plaisir défaire derechef les honneurs des fetes de sa cour au nouvel envoyé d'Autriche et à son élé¬ gante compagne, portant encore tous deux le deuil de leurs braves compatriotes morts à Magenta et à Solférino. Il n'y a qu'heur et malheur en ce monde; et Napoléon III a toujours eu cette bonne fortune que ses alliés ont toujours cru, ou se sont toujours conduits, comme s'ils croyaient à ses paroles, et que ses ennemis, quand il les a battus, ne lui ont point gardé longtemps rancune de leurs défaites. La pri¬ se de Sebastopol n'a pas empêché le czar d'envoyer son frère complimenter à Paris le puissant prince qui lui avait détruit sa flotte et confisqué les clefs des Dardanel¬ les. Cette même guerre de Grimée ne pou¬ vait manquer de raviver l'amitié de l'An¬ gleterre, et vous n'avez sans doute pas oublié les tendresses ineffables de la reine Victoria pour le couple impé¬ rial. Elle n'avait risqué que de cour¬ tes visites au Tréport pendant le règne du roi Louis Philippe. Nous avons eu l'hon¬ neur de la posséder en 1855 dans notre ca¬ pitale. Depuis lors, elle n'a plus cessé d'é¬ changer avec l'impératrice Eugénie la plus intime correspondance. La politi¬ que n'était pas étrangère à ces roya¬ les effusions. Lorsque l'empereur inaugura l'ouverture du port militaire de Cherbourg, que nos voisins d'outre-mer ont toujours, à tort ou à raison, considéré comme une menace à leur adresse, le cabinet britan¬ nique, voulut que sa gracieuse souveraine figurât en personne à l-'imposante cérémo¬ nie. Il est vrai qu'en termes fort irrévéren- tieux, le radical M. Rœbuck lui reprocha alors assez durement d'avoir laissé souiller sa joue par l'impur contact des lèvres im¬ périales. Mais voyez la chance de Napo- - 10 - léon III ! A quelques années de distance, M. Roebuck était complètement appri¬ voisés et c'est lui qui, ayant eu l'non- neur de gravir l'escalier des Tuileries et de causer dix minutes avec le chef de la France, se portait, vis-à-vis de ses conci¬ toyens, le garant du grand esprit politique et de la parfaite candeur de son auguste interlocuteur. Whigs ou torys, tous les mi* nistres des affaires étrangères delà Grande- Bretagne, si l'on exGepte lord John Russell, se sont également complus à faire son éloge, soit en public, soit en particulier. Pour lord Malmesbury, c'était une con¬ naissance de vieille date, presque un ami. Lord Clarendon ne l'avait entièrement ap¬ précié que plus tard, mais il n'en pensait pas moins de bien. Lord Palmerston avait été jusqu'à compromettre, pour lui être agréable, sa carrière ministérielle, Dâns l'opinion dé tous ces hommes con¬ sidérables, jamais l'Angleterre n'avait eu affaire à un prince aussi distingué, aussi loyal, et mieux disposé pour elle. Des goûts et des couleurs il ne faut pas discuter, dit- on. line réflexion me frappe seulement, et c'est là que j'en veux revenir. Puis¬ que l'empereur Napoléon III avait dé telles qualités, puisqu'il a réussi à mettre tour à tôur sous son oharme tous les souverains de l'Europe et tous leurs ministres, est-il tout à faithienséant à ces mêmes souverains, à ces mêmes ministres, de dégager si com- Ïilétement leur responsabilité et de vou- oir nous faire porter, sans partage, les conséquences de la crise affreuse à la¬ quelle l'Europe est présentement en proie ? Mais je m'aperçois que je ne vous ai point encore parié de la Prusse. Ii vaut la peine de lui ouvrir un compte à part, Véritablement, on tombe de son haut quand on lit les orgueilleuses proclama¬ tions du roi Guillaume, ses amères diatri¬ bes contre la France et les incroyables circulaires de son ministre, M. de Bis¬ marck. Se figurent-ils tous deux que la terre entière ait perdu la mémoire, ou bien dans l'enivrement de leur triomphe, se se -li¬ raient-Ils flattés de supprimer l'Histoire. Quel contraste, grand Dieu, entre les arrogantes prétentions qu'ils étalent au¬ jourd'hui, et iè passé de tous ces Hohen- zollérn. Ce soht les plus petits princes de l'Europe. Il n'y eut jamais si médiocre li¬ gnée. ÛOfltttie maison royâle, il§ sont d'hier. M. de Bismarck a osé parler de ramener lâ France aux frontières qu'elle possédait avant ce qu'il appelle » les injustes con¬ quêtes de LoUlS XlY ». AVèC fâisôn M. Ju- les Fâvre lui a demandé si son maître en¬ tendait Sè reconstituer, de son côté, l'hum¬ ble vassal de iâ Couroniie de Pologne. Qu'étaiênt,fen ëttêtjil y a déhxoU trois cents ans,les possesseurs du Brandebourg, sinon d'insignifiants principicuies a moitié sau¬ vages et presque inconnus. Remonterons- nous plus loin? Alors, C'est le néant. Leur nom né se prononcé même pas en dehors de ieur pays. Sous ie rapport de la nais¬ sance, de la richesse, de l'illustration, ou seulement de la bonne renommée, combien de familles dans l'Italie de la renaissance, et dans lâ France du moyen-âgé n'auraient jamais consenti à échanger leur grande si¬ tuation territoriale contre les destinées en¬ core incertaines d'un margrave de Afihalt. La belle perspective qu'eussent offerte à leurs héritières les Yisconti de Milan, les Colonna de Rome, les Tallèyrand du Pé- rigord, les Harcourt de Normandie, les Rohan de la Bretagne, ou les Montmo¬ rency de l'Ile-de-France, s'ils leur avaient proposé, ait 12° siècle, d'épouser un Al¬ bert de Brandebourg, vulgairement ap¬ pelé l'Ours, et d'aller passer leur Vie dans lôs tanières enfumées d'Aschersleben, ou de Ballenstadt. Les Hohefizollérn né font figure de rois en Europe que depuis le grand Frédéric. Quand on les compare aux autres souverains dont ils voudraient sé dire les pareils, ils font l'effet de parve¬ nus; et C'est bien en parvenus qu'ils se comportent aujourd'hui. Résister aux en¬ traînements de la victoire est chose natu¬ relle pour les descendants dès vieilles mai¬ sons de France ou d'Autriche, câr leurs — 12 — dynasties sont, depuis nombre de siècles, habituées à faire face à toutes les extrémi¬ tés de la fortune humaine, et la modération dans la prospérité est la véritable pierre de touche des nobles races. Gomment les successeurs de l'électeur de Brande¬ bourg ne se seraient-ils pas laissés eni¬ vrer par leurs derniers succès. C'est une coupe à laquelle ils n'avaient pas encore bu à si longs traits. Quoi d'extraordinaire s'ils imitent, sans le vouloir, sans s'en douter peut-être,les procédés du plus grand des par¬ venus, nous voulons dire de Napoléon Ier. Ces Allemands du Nord ont toujours eu soif d'imiter ce qui se passait de ce côté du [Rhin. Frédéric lui-même , le glo¬ rieux inventeur de la s stratégie moderne, était plagiaire en littérature ; et nous sa¬ vons quelle peine il donnait à Voltaire pour raccommoder ses médiocres petits vers. A l'heure où je vous parle, M. de Bismarck et les hobereaux prusssiens de son école, malgré leurs prétentions à l'originalité, ne cherchent-ils pas à prendre exemple sur notre ancienne société française? Seule¬ ment ce sont des copistes maladroits, qui ne reproduiront jamais qu'imparfaitement les bons modèles. S'ils arrivent à singer la rudesse d'un Montluc, ils n'atteindront ja¬ mais à l'esprit d'un d'Aubigné; s'ils savent s'inspirer de l'insolence d'un Louvois, ils ne sauraient nous rendre les bonnes gr⬠ces d'un Mortemart, d'un Gramont ou d'un La Ferté-Senneterre. Mais laissons cela, et, pour en revenir à des faits précis, voyons quelle a été, en des temps plus ré¬ cents, l'attitude de la monarchie prussien¬ ne vis-à-vis de notre pays qu'elle affecte de mépriser, et particulièrement à l'égard de la première et de la deuxième républi¬ que, au premier et du second empire fran¬ çais. La Prusse est entrée avec ardeur dans la coalition européenne de 1792, mais elle s'est montrée encore plus pressée d'en sortir. Dès le printemps de 1795, elle avait faussé compagnie à ses alliés, et, pour assurer sa paix avec nous, elle nous avait, par traité — 13 — secret, garanti la possession de la rive ganclie du Rhin. Depuis lors, elle s'est te¬ nue tranquille, vivant en bons termes avec le Direcloire, professant une amitié pleine de déférence pour le premier consul et, plus tard, pour l'empereur. La tentation de l'or anglais la fit, en 1806, sortir de sa quié¬ tude. On sait le résultat. Naguère on eût dit qu'Iéna était le plus grand désastre militaire des temps modernes, mais depuis, hélas ! nous avons eu Sédan! D'Iéna, voici ce que j'ai retenu : A cette époque néfaste de son histoire, l'honneur de la nation vaincu s'incarna tout entier, pour ainsi dire, dans la personne d'une jeune, belle et noble fem¬ me ; et que les Prussiens s'en souviennent, l'opinion publique de la France, celle de tou¬ te l'Europe et la postérité que rien n'a¬ buse, et qui un jour jugera aussi les évé¬ nements de notre temps, ont, d'un commun accord, pris alors parti contre l'insolent vainqueur et pour leur touchante reine. Cependant la blessure était restée sai¬ gnante au fond des cœurs. Elle explique¬ ra, nous le voulons, les fureurs vengeres¬ ses de 1814 et de 1815. Mais ne pensiez- vous pas, monsieur le rédacteur, que tant de haine, si légitime qu'elle fût, avait trou¬ vé moyen de s'apaiser pendant la Restau¬ ration, et sous le règne de Louis-Philippe. Nous l'avions tous cru. En tous ca«, il faut reconnaître qu'elle a été bien habilement dissimulée. Serait-ce l'établissement de la république de 1848 qui l'aurait fait renaî¬ tre? Point du tout. Demandez à M. Bastide. Il vous dira que, parmi les membres du corps diplomatique qui se pressaient dans son cabinet au lendemain de la révoluti n de février, il n'y en avait pas de plus assi¬ du, de plus affectueux et de plus cordial que M. le comte de Halzfeldt. Ce qui le charmait dans le changement qui venait de s'accomplir, c'est qu'il allait resserrer étroitement les liens de la France et de la Prusse, et que leur intime union ne pou¬ vait manquer d'avancer partout en Euro¬ pe la grande œuvre de la paix, de la civili¬ sation et du progrès. Est-ce l'avènement — 14 - de l'empire qui aurait contrarié le cabinet de Berlin? Pas davantage. Il n'a pas dépen¬ du de M. le baron de Manteuffel qu'il n'eût lieu beaucoup plus tôt. Le ministre du roi Guillaume avait ostensiblement applaudi au coup d'Etat du 2 Décembre, tandis que le parti des piétistes {Nouvelle Gazette de Prusse), s'y montra plutôt opposé. Lors¬ que parut certaine brochure sur la Ré¬ vision de la Constitution, brochure qui fut attribuée au prince président, et en tout cas publiée sous ses auspices, M, le baron de Manteuffel n'eut rien de plus pressé que de la faire traduire en allemand avec une préface élogieuse, et, pour que personne ne s'y trompât, de la donner a imprimer à la typographie intime et supérieure de la cour de Berlin. Quand se fit avec une cer¬ taine solennité l'ouverture du chemin de fer de Strasbourg, le roi de Prusse se hâta d'envoyer le général commandant les trou¬ pes des provinces rhénanes, M. de Hirchfeld, pour féliciter le prince-président à Nancy, M. de Hirchfeld l'accompagna jusquà Strasbourg ; et nous n'avons pas ouï dire, qu'à Nancy ni à Strasbourg, M. de Hirsch- feld ait alors parlé des droits éventuels de la Prusse sur la Lorraine et sur l'Alsace, Nous avons même souvenance que la Ga¬ zette de la Croix ayant laissé échapper, à cette occasion, quelques paroles mal son¬ nantes, M. le baron de Manteuffel la fit avertir d'avoir à parler avec plus de me¬ sure des affaires de France. Le second empire définitivement établi, quelle allait être la politique du cabinet prussien ? Ah ! combien il s'en faut qu'elle se montra fière à notre égard, ou vis- à-vis de qui que ce soit au monde. Dans le conflit survenu à propos de la ques¬ tion d'Orient, et dans la campagne mi¬ litaire de Crimée de 1855, elle n'ose être ni pour ni contre personne. Mais quoiqu'elle fut restée si parfaitement inactive pendant que les autres se bat¬ taient, quoiqu'elle eût complètement aban¬ donné, alors qu'il y avait quelques risques à courir, son rôle de grande puissance — 15 — continentale,ilen coûtait à son amour-pro¬ pre d'être laissée de côté quand il ne s'agis¬ sait plus que de s'asseoir autour d'un tapis vert,et de mettre son nom au bas d'unproto- cole. A qui s'adresser, cependant. L'Angle¬ terre et la Russie avaient gardé contre elle une assez naturelle mauvaise humeur. Ce ne fut jamais l'inclination de l'Autriche de faire le jeu de la puissance qu'elle consi¬ dérait alors comme sa rivale en Allema¬ gne. Restait la France. Le roi Guillaume n'avait, depuis son règne, rendu aucun service, petit ni grand, à l'empereur Napo¬ léon III. N'importe. Il n'en coûta point à son orgueil de s'aller mettre sous la pro¬ tection du souverain, dont le crédit pou¬ vait seul lui ouvrir les portes du congrès de Paris. Napoléon III s'y prêta de bonne grâce. Dans la séance du 28 février 1856, le comte Valewskyproposa à ses collègue s d'ad¬ mettre la Prusse à prendre part à la négo¬ ciation qui s'ouvrirait pour le renouvelle¬ ment de la convention des Détroits. La re¬ commandation du ministre français était chaleureuse, et ne rencontra point de dif¬ ficultés. Sur le signal envoyé du quai d'Or¬ say, le baron de Manteuffel s'empressa aussitôt de quitter Berlin, et, tout plein de reconnaissance envers son obligeant in¬ troducteur, il prit enfin séance, le 18 mars 1866, avec le ministre de Prusse, le comte de Halzfeld, dans le congrès de Paris. En ffit de service à demander, il n'y a que le premier pas qui coûte. Dans l'au¬ tomne de 1856, la Prusse se trouva em¬ pêtrée dans une assez sotte aventu¬ re. Une conspiration avait éclaté dans le canton, ou plutôt dans la ville de Neufchatel, ancienne possession de la maison de Brandebourg. Encouragés ou non de Berlin, les conjurés avaient pris les armes pour rétablir l'ancien état des choses tel qu'il existait, avant les événe¬ ments de 1848, lorsque leurs concitoyens n'avaient pas encore rompu les liens de vassalité qui les rattachaient à la cour de Postdam. Leur tentative avait misérable¬ ment avorté; ils avaient tous été faits pri- — 16 — sonniers. Le gouvernement suisse ne se re¬ fusait pas absolument à les relâcher; il se bornait à demander, comme condition préa¬ lable à leur mise en liberté, une assurance formelle donnée par la Prusse qu'elle renon¬ cerait à faire désormais valoir ses anciens droits. Cette condition déplaisait fort au roi Guillaume. Volontiers, il promettait de ne les plus remettre sur le tapis ; mais s'en désister publiquement, sur la sommation d'une insolente petite république, il ne fal¬ lait pas lui en parler. Cependant, les hom mes de Berne tenaient ferme. Ils avaient même armé quelques troupes fédérales qui attendaient assez fièrement, dans leurs montagnes, le moment où, mettant ses me¬ naces à exécution, le cabinet prussien viendrait les y chercher. Mais de Berlin à Schaffouse et à Bâle, par où passer? L'em¬ barras était grand. Le roi Guillaume se souvint qu'il avait à Paris, dans l'empe¬ reur des Français, un ami de bonne volon¬ té, lié lui-même avec le général républi¬ cain, M. Dufour, de Genève. Prenant alors sa meilleure plume, et s'adressant d'hom¬ me à homme à son très cher et très affec¬ tionné correspondant, il lui demanda s'il ne pourrait pas intervenir et le tirer de cette mélancholique affaire de Neuchatel. L'empereur et M. Dufour s'en mêlant, la mélancholique affaire fut, en effet, ar¬ rangée. Nous voici presque arrivés à l'époque où la querelle intentée par l'Allemagne au ?>etit royaume de Danemark allait sor- ir de la phase des protocoles et des sim- Sles menaces diplomatiques, pour entrer ans la voie des violences inqualifiables. La guerre était au moment d éclater. En prévision des éventualités qui s'ou¬ vraient devant son ambition, comment le roi Guillaume n'eût-il pas redoublé de prévenances envers la France. Il n'y manqua point. De toutes les puissances de l'Europe, la Prusse fut presque la seule qui prit tout à fait au sérieux, et se doma la peine de répondre de la façon la plus sympathique à l'invitation de Napcléon — 17 — rêvant alors la réunion d'un grand congrès au sein de sa capitale. Dans sa lettre, le roi Guillaume offrait à l'empereur « son con¬ cours impartial et désintéressé. » S'il fallait venir de sa personne à Paris, cette perspective n'avait rien poui* lui que de séduisant, « sûr qu'il était d'y retrouver l'accueil cordial qui lui rendait si cher le souvenir de son précédent séjour à Compiè- gne. » On ne pouvait s'exprimer plus obli¬ geamment. Les actes se joignaient d'ail¬ leurs aux paroles. Revenant de Vienne, où il avait été faire visite à son autre bon frère et bon ami l'empereur d'Autriche, le roi de Prusse se détourna exprès de son itiné¬ raire pour aller, au mois de septembre, à Schwalbach présenter ses hommages à l'impératrice Eugénie. Lorsque son maître se donnait tant de mal pour se rendre agréable, comment M. de Bismarck anrait-il eu la mauvaise grâce de demeurer, de son côté, parfaitement tranquille; cela n'eût pas été convenable. C'est pourquoi il sentit tout à coup le be¬ soin de venir en France respirer l'air for¬ tifiant de Biarritz. Pendant les loisirs qu'à Biarritz comme partout donne la vie oisive des bains de mer, à quoi passer le temps sinon à causer, et quelle plus bel endroit pour causer librement, que la plage de Biarritz , où se trouvaient alors Napoléon III, quelques-uns de ses ministres, et la plus fine fleur de la cour impériale? Le vent n'a pas emporté toutes les paroles alors jetées au hasard de la conversation, car nous les avons depuis, à notre grand étonnement, retrou¬ vées presque mot pour mot reproduites dans des documents signés du nom même de l'empereur. Il semblait qu'à Biarritz M. de Bismarckn'eùtpas d'autre préoccupation que de bien faire comprendre àtout venant qu'il n'était pas un homme à préjugés, mais un politique de l'école moderne. L'empereur et M. de Cavour, voilà, parmi les personnages des. temps présents, ceux qu'il admirait le plus. Il parlait volontiers de la mission piémontaise de la Prusse. - 18 — Cependant une chose la gênait pour jouer le grand rôle qui lui appartenait dans le monde. « Elle avait une configuration im¬ possible. Elle manquait de ventre du côté de Cassel, Elle avait l'épaule dé¬ mise du côté du Hanovre, Elle était trop en l'air, et cette situation pénible la con¬ damnait nécessairement à suivre en tout la politique de Vienne et de Saint-Péters¬ bourg et à tourner sans relâche dans l'orbite de la Sainte-Alliance. Mieux configurée, plus solidement assise, ayant tous ses membres au complet, elle serait rendue à elle-même. Elle aurait alors la liberté des al¬ liances, et quelle alliance plus désirable a- lorspour elle, que celle de l'empire français. Si les agrandissements possibles de la Prusse semblaient être excessifs, et rompre la balance des forces, qu'est ce qui empêcherait la France de s'arrondir à son tour? Pourquoi n'irait-elle pas prendre la Belgique, et y écraser un nid de démagogues. Ce n'est pas le cabinet de Berlin qui s'y opposerait. Suum cuique ; telle était l'an¬ tique et vénérable devise de la monarchie prussienne. De quelle façon inattendue celte vénéra¬ ble devise de la monarchie prussienne de¬ vait trouver son application après la guer¬ re du Danemark, vous ne l'avez peut-être pas oublié, monsieur le rédacteur. Le du¬ ché du Sleswig-Hoisteiri avait été arraché aux mains de l'usurpateur, et plu¬ sieurs prétendants, dont les titres re¬ montaient au quinzième siècle, s'en dispu¬ taient la possession. C'étaient un auc d'Oldenbourg, un prince de Hesse, etc., etc,.. Plus tard, la maison de Brandebourg avait fini par découvrir qu'elle avait elle-même des droits sur ce duché. La question ne laissait pas que d'être embarrassante. M. de Bismarck avait des scrupules. Il ne se serait jamais con¬ solé de remettre le territoire en litige en d'autres mains qu'en celles de son légitime propriétaire.Afin de se bien éclairer, il prit donc le parti de consulter les légistes, c'est- à-dire les syndics mêtnes de la couronne. - 19 - L'arrêt solennel rendu au mois de juillet 1805 mit enfin un terme à ses conscien¬ cieuses perplexités. Ces messieurs déclarè¬ rent que les prétentions de toutes les par¬ ties étaient évidemment mal fondées ; ils déboutèrent, à la fois, la Hesse, l'Olden¬ bourg , le Sonderbourg-Augustenbourg ; et la maison de Brandebourg elle-même, tant leur impartialité était grande! Ils reconnais? aient enfin publiquement que le roi de Danemark avait seul des droits sur le Sleswig-Holstein. Oh ! la belle sentence prononcée par les juges de Berlin! et quelle merveilleuse conclusion en tire aussitôt M. de Bismarck! Puis¬ qu'il ne s'agissait plus d'une question de succession, pnisqu'en définitive, et mal¬ gré ce que la Prusse et l'Autriche en avaient cru jusque là, il se trouvait que le roi de Da¬ nemark était le vrai etlégifime souverain du Sleswig-Holstein, la consé quen ce éta it claire et forcée. Ce territoire leur appartenait à toutes deux par droit de conquête, ce droit si cher à M. de Bismarck, à ses yeux, le premier et le plus fort de tous les droits. Mais pourquoi l'emperenr François- Joseph irait-il s'embarrasser d'une pro¬ vince si éloignée de ses domaines? et que pourrait-il faire mieux que de la céder à son bon frère et bon ami le roi Guillau¬ me Ier? Les deux bons frères et bons amis eurent toutefois grand'peine à se mettre d'accord sur l'honnête partage. La conven¬ tion provisoire signée entre eux à Gastein, le 14 août 1865, n'avait été qu'un méchant replâtrage. La guerre avec l'Autriche de¬ venait imminente ; c'est pourquoi, au mois d'octobre suivant, afin de retremper ses forces avant la lutte, le président du con¬ seil de Prusse éprouva le besoin de se ren - dre de nouveau à Biarritz, où, par hasard encore, l'empereur se trouvait résider en ce moment. Plombières, petite ville, cachée au fond d'une sombre vallée des Vosges ; Biarritz étagée en plein soleil sur les col¬ lines sablonneuses qui bordent le fond du golfe de Gascogne, quelles scènes eu- — 20 — rieuses se sont passées dans vos murs? L'histoire les racontera un jour. Déjà, car son but une fois atteint,M. de Gavour était le moins mystérieux des hommes, nous connaissons les paroles que le mi¬ nistre du roi Victor-Emmanuel échan¬ gea dans la modeste auberge lorraine avec le futur fondateur de l'unité ita¬ lienne. On sait moins ce qui s'est passé â la villa Eugénie. A Biarritz, c'était l'habitude de l'empereur d'arpenter à pas lents avec son hote la longue terrasse, d'où la vue s'étend au loin sur l'Océan et sur la chaîne des Pyrénées. Tous les yeux pouvaient à leur aise suivre les deux pro¬ meneurs, mais aucune oreille ne pouvait les entendre. Si, comme il est probable, M. de Bismarck prit soin de développer, dans ses intimes entretiens avec le maître,les mêmes thèses dont il faisait part aux personnes de l'entourage, la curiosité de 1 empereur dut être fortement excitée. Plus que jamais le ministre de Prusse se posait en libre esprit, en novateur intrépide. Il était dif¬ ficile de se montrer plus amusant, plus sarcastique, plus affranchi de préjugés et plus volontairement indiscret. Il ne se con¬ tentait pas de chanter les éloges delà France; il se plaisait à faire lui-meme les honneurs de son pays. Il ne tarissait pas de plaisan¬ teries sur les vieux politiques attardés de la cour de Postdam, enparticulier, sur la Cham¬ bre, des seigneurs, « composée de respecta- la\esperruques,»sxiv laChambredes députés, également composée de perruques, mais pointdutout respectables. Ilnecraignait mê¬ me pas de faire allusion à un hautpersonna- ge, le plus respectable mais aussile plus per¬ ruque de tous. Celui-là lui donnait plus de mal à lui seul que tous les autres ensem¬ ble ; c'était une vieille pendule qu'il lui fal¬ lait remonter tous les matins. Ah ! pour son compte, il savait bien ce qu'il aurait à faire : malheureusement, son roi était trop honnête. » Tout en se promenant sur la terrasse de Biarritz, M. de Bismarck cher¬ chait-il, de concert avec l'empereur, les — 21 — moyens de rendre le roi Guillaume un peu moins perruque et un peu moins honnête? C'est probable, mais personne ne l'a ja¬ mais su. Il paraît d'ailleurs démontré que s'il débita beaucoup de paroles que l'empe¬ reur n'écouta point sans plaisir, M. de Bis¬ marck n'en recueillit en retour que d'assez rares et de fort énigmatiques. Après avoir exposé à satiété, avec maints détails, ses plans divers pour l'agrandissement de son pays, c'était sa coutume de s'arrêter court, et de demander à son interlocuteur : « Si nous prenons ceci, ou bien cela, vous, que prendrez-vous. — Nous ! mais nous ne voulons rien.» Alors M. de Bismarck, sans se décourager, recommençait sur de nou¬ veaux frais. Puis terminait par la même question et recevait encore la même ré¬ ponse. Voilà, à peu près, si je suis bien infor¬ mé, tout ce qui s'est passé à Biarritz. Le président du conseil de Berlin ne re¬ tourna point dans son pays sans avoir causé avec notre ministre des affaires étrangères ; mais il ne rencontra point une beaucoup plus grande ouverture chez M. Drouyn de Lbuys. Le souverain n'avait point parlé, parce qu'il n'avait rien voulu dire.Le ministre se taisait, peut-être, parce qu'il ne savait rien, et M. de Bismarck dut partir un peu contrarié de ce double si¬ lence, inquiet de savoir comment il lui fallait l'interpréter, et n'emportant, je le crois, qu'une demi-confiance dans le per¬ sonnage indéchiffrable qu'il avait tant pressé de questions, et auquel ses ennemis ont souvent fait ce reproche : de ne ja¬ mais parler et de toujours mentir. Somme toute, M. de Bismarck en avait cependant assez appris pour aller désormais de l'a¬ vant. Avec sa finesse ordinaire, il avait deviné les motifs de la réserve impériale ; et sans doute il se rappelait qu'en certai¬ nes circonstances, comme dit le proverbe arabe : Si la parole est d'argent, le silence est d'or. Vous savez ce qui s'ensuivit, et com¬ ment, dépouillant en effet, le vieil bom- — 2* — nie, M. de Bismarck prit subitetneht, pendant l'hiver de 1865 a 1866, les allu¬ res dé la politique la plus moderne et là plus révolutionnaire. Il avait apparem¬ ment réussi à défriser un peu lés perru¬ ques à marteau de là Gourdes seigneurs, et à CàlMer tant soit peu les seruptilés de trôp honnête souverain, car oh vit dès cë moment la diplomatie prussienne s'enga¬ ger â fond dans les mêmes voies où s'était jeté naguère l'entreprenant M. de Cavour. Le premier gagé fut l'alliance offensive contractée, sous le patronage de la Fran¬ ce, aveë le successeur de l'illustre mi¬ nistre italien. M. de Bismarck ne Se cohtentait pas de lui emprunter sâ politique , il copiait servilement tous ses anciens procédés d'attaque contre l'Autriche. C'est ainsi qu'il faisait inviter le Vainqueur de Mârsâla à s'aller jeter avec ses hommes à chemise rouge sur les côtes de la Balmatie. Il appelait pareillemmént en Hongrie lé générai Klapka. Quant â lâ Roumanie, il n'était pas besoin de s'en Oc¬ cuper. On y avait d'avance placé,grâce en¬ core à l'initiative dé la France, uû de ces princes de la famille multiple des Hohen- zollern, qui semblé vouloir remplacer, pour ia fourniture de canditats aux trônes de l'Europe, lâ pépinière aujour¬ d'hui un peu épuisée des Cobourg. Tout étant prêt, alors la guerre éclata. Pour qui tenait la France sur ce grand champ de bataillé de la Bohême ? Fa¬ vorisait-elle ou la Prusse ou l'Autri¬ che? J'aurais grand'pêiné â vous le dire. Il faut croire que les choses avaient tourné selon nos souhaité, car le soir du jour où nous arriva la nouvelle de lâ paix , l'ordre fut donné d'illuminer Paris., afin de cé¬ lébrer, comme il convenait, le nouveau succès obtenu par la profonde habileté de i'emperéUf Napoléon III. Le câs ne laissait pas toutefois quê d'être em¬ barrassant. Nous avions fondé l'unité dé l'Italie : à Sôù toùr, la PrUSsë fondait l'u¬ nité de l'Aliemagiie. Qu'avions-nous a dire? - & - Nous primes le parti de ne rièn dire dû tout : sinon, que cela était bien glorieux pour nous d'avoir fait école, et que le roi de PruSsè vôulût bien nous ifiïitêr. imité ! je me trompé. Ah! qne de son premier pas l'honnête roi Guillaume nous avait super¬ bement dépassé ! Ënfâûts que nous som¬ mes. Nous avions, après la guerre d'Italie, laissé prendre les grosses parts â d'autres. Pour notre compte, nous ne nous étions rien ou presque rien adjugé : Nice et la Savoie, tout au plus. Encore y avons-nous mis toutes sortes de façons, en consultant, par la voie du suffrage" universel, le vœu des populations. C'était bien mesquin, et digne d un pays révolutionnaire comme le nôtre. Combien pius dignes les façons d'a¬ gir du roi Guillaume, ôê monarque de droit divin, et combien plus conformes sur¬ tout aux doctrines de la Sainte Alliance, aux maximes de i'ÈVângilé et de lâ vrâie charité chrétienne. Le tout-pûissant Sei¬ gneur de qui dépend le sort des batailles, auquel il appartient de donner ou de re¬ tirer lâ victoire, avait daigné pronon¬ cer lui-même dans cette grande cause. Il avait ordonné à son pieux serviteur d'abaisser devant lui l'orgueil des rois de saxe, de Wurtemberg et de Bavière, de remettre à lêur place l'électeur de Hesse- Darmstadt et le grand-duc de Baden : il lui avait commandé de s'approprier les territoires du duc de Nassau et de l'élec¬ teur de Hesse, de prendre Francfort, de mettre enfin sur sa tête la couronne de son très cher frère le roi de Hanovre. C'étaient là des arrêts bien pénibles à êxéCutêr. Mais quoi ! les voies de Dieu sont tou- jeurs droites et ses desseins sont insonda¬ bles. Eclairé par la grâce d'en haut, et Srêehé tout bas par son ministre, le roi •ulllâume se résigna. Il était prêt à se sa¬ crifier; rien ne lui coûtait plus; il était même prêt à devenir, s'il le fallait, le tout-puis- sant empereur d'une magnifique Allema¬ gne. Comme lui, nous aussi, nous nous étions résignés â ces Brusques changements. Ré- - 24 - signés n'est pas non plus assez dire. Est- ce que l'empire a jamais pu convenir qu'il eût, en quelque occasion que ce fût, éprou¬ vé le moindre déboire? Nous nous som¬ mes , au contraire, publiquement ré¬ réjouis des modifications apportées à la carte de l'Europe. Elles furent" alors solen¬ nellement placées, parle neveu et le succes¬ seur de Napoléon Ier, sous la protection de le grande mémoire de l'illustre prisonnier de Sainte-Hélène, zélé partisan, comme chacun sait, des grandes agglomérations, mais qui n'avait point passé, jusqu'alors, Iiour s'être occupé , de son vivant, de es constituer au profit de la Prusse. Quoi qu'il en fût, ces grandes agglomé¬ rations, à lire la fameuse circulaire de M. de La Valette, ne pouvaient que nous être ex¬ trêmement favorables. C'est ainsi que s'en étaient exprimés à l'avance, dans leurs journaux, les représentants les plus atti¬ trés de la démocratie impériale. « Plus des Etats limitrophes sont puissants, s'était écrié l'un d'eux, au mois de mai 1866, plus il y a d'égalité dans leurs forces, moins il y a de chances de guerre... Une politique qui, par le seul fait d'une entente morale et purement diplomatique, permettrait de compléter l'unité de l'Italie, de reconsti¬ tuer l'Allemagne et de briser le faisceau de la coalition européenne, une telle politique ne manquerait, après tout, ni de fécondité, ni de grandeur. À chercher dans cette voie, on peut se tromper sans rougir.» Evidemment on s'était trompé, puis- qu'au printemps de 1870, Napoléon III s'est cru oblige d'entrer en campagne, pré¬ cisément pour combattre la Prusse, qui a- vait reconstitué l'Allemagne, et pour dé¬ truire, les armes à la main, cette belle œu¬ vre à laquelle, quatre années auparavant, on se vantait si haut d'avoir puissamment contribué. Sur les causes apparentes ou réelles de la rupture avec la Prusse, sur les incidents de la candidature Hohenzol- lern, à quoi bon insister. Volontiers, je mettrai (est-ce bien juste?) tous les torts de notre côté; volontiers, j'oublierai que — 25 — les hommes sensés de Prance ont été d'ac¬ cord pour déplorer cette folle guerre: je m'en tiendrai strictement, s'il le faut, a la lettre de la défunte Constitution impé¬ riale ; je reconnaîtrai que la majorité du Corpslégislatif, cette majorité,issue des can¬ didatures officielles, et qui ne représentait que le gouvernement lui-même, a voté la guerre, et l'a ainsi prise à son compte ; je confesserai même, la rougeur au front, qu'il s'est trouvé à Paris des braillards in¬ sensés (combien étaient de la police?) qui se sont mis à parcourir nos boulevards, en criant à tue-tête : A Berlin ! à Ber¬ lin ! Mais le gouvernement d'alors, mais la majorité du Corps législatif, mais ces brail¬ lards des rues, où sont-ils maintenant? Tout cela a disparu, et c'est justice. Nous ne sommes pas allés à Berlin, et ce sont les Prussiens, hélas ! qui sont autour de Paris. Combien la situation est changée de¬ puis trois mois! Mais elle n'est pas seule- mentchan géepour nous; ellel'est également pour l'Europe entière. Nous étions alors les agresseurs, et nous avions le droit contre nous; le droit a repassé de notre côté, depuis qu'ayant déposé le coupable auteur de tant d'odieux méfaits, notre pays n'entend plus combattre désormais que pour son hon¬ neur et pour l'intégrité de son territoire. Convenons-en, nous avons réussi à nous rendre, pendant vingt ans, parfaitement désagréables à tous les autres peuples de la terre, particulièrement à nos voisins d'Allemagne. Le régime auquel nous ve¬ nons d'échapper a puissamment contribué à développer chez certaines classes de la société les côtés tapageurs et vaniteux de notre vieux caractère gaulois. La parole était aux bateleurs ; ils ont été les favoris du dernier règne. Seuls, ils ont pu parler sans aucun e entrave à la foule i gnorante et légère. Mais quoi! l'Europe intelligente s'y serait- elle laissé tromper? S'est-elle figurée, quand elle prêtait l'oreille à cet étrange concert , qu'elle entendait la voix de la France? Derrière les effrontés qui se démenaient pour attirer ses regards, est-ce — 26 — qu'elle n'aurait pas su découvrir à distance une autre France, muette, voilée, et comme recueillie dans sa tristesse, la véritable France enfin, celle qui, n'ayant pas perdu le respect d'elle-même, se flatte d'avoir con¬ servé quelques droits à la sympathie des âmes honnêtes et libérales? Sans fanfaron¬ nade, sans jactance, mais non sans quelque confiance dans la bonté de sa cause, c'est cette France qui, à cette heure douloureuse de son histoire, se dresse aujourd'hui devant le monde attentif, et lui demande d'être juge entre elle et ses farouches adversaires. Elle a failli, elle en convient, et, s'il faut expier ses torts, elle les expiera. Mais que l'Eu¬ rope considère à son tour ces vengeurs inattendus de la justice outragée et du droit des gens méconnu. Qu'elle les regarde donc en face, elle reconnaîtra en eux les héritiers du grand politique retors qui a tramé le partage de la Polo¬ gne et porté la première atteinte à l'é¬ quilibre de la visille Europe. Principes et caractères changent, de règne en règne, dans cette race ambitieuse. On y est cruel ou débonnaire, athée ou religieux, suivant les temps; la rapacité seule reste toujours la même. G'est bien la dynastie qui, après avoir pris les armes, en 1814, pour rétablir, disait-elle, les princes légitime» sur leur trône, venait demander au congrès de Vienne de lui abandonner le royaume de Saxe pour récompense de ses exploits. Professer la théorie du désintéresse¬ ment ne lui coûte rien, mais ne la mettez pas à l'épreuve. « La Prusse ne doit faire en Allemagne que des con¬ quêtes morales, » s'écrie le 8 novembre 1852, le roi Guillaume, au moment où il accepte la régence des mains de son frère; mais vienne l'occasion, et il trouvera tout simple de s'emparer de Nassau, de Franc¬ fort et du Hanovre. « Je ne fais la guerre qu'à l'empereur, et nullement à la France, » dit encore le même prince dans sa procla¬ mation du mois de juillet dernier. Mais que la fortune le favorise, et l'empereur tombé, le roi Guillaume n'hésitera pas - 27 - à réclamer l'Alsace et la Lorraine, Ah! que son honnêteté lui pèse peu désor¬ mais ! et combien vite il a adopté la devise de son digne ministre : La force prime le droit. Oui, la force prime le droit. Voilà bien la vérité que les plus faibles doivent s'habituer à entendre sans cesse résonner à leurs oreilles. Cette cruelle vérité, elle a été {iroclamée tour à tour en Italie, après Sol- erino, sur les bords de la Baltique après Duppel, en Allemagne, après Kœmgsgraetz. Elle est présentement en train de faire son tour d'Europe ; et ce ne sera pas la faute des Prussiens si elle n'entre, enseignes dé¬ ployées, dans les murs de Paris. Alors, n'en doutez pas, son règne est assuré pour longtemps sur la surface de la terre. C'est à quoi les nations, même les plus .puissan¬ tes à l'heure où j'écris, feraientpeut-etre bien de songer. Qu'elles ne s'imaginent pas avoir rempli toutes leurs obligations lorsqu'el¬ les sont intervenues pour conseiller pla- toniquement la paix. Il ne s'agit pas de la souhaiter; il faudrait avoir la hardiesse de l'imposer à qui la re¬ fuse. Ne pensez pas, monsieur le rédacteur, qu'en donnant ces avertissements aux ca¬ binets étrangers, je veuille faire appel à leur compassion. Je n'y crois pas; et je ne m'en soucie guère. Il ne me déplaît pas que les Prussiens viennent s'essayer con¬ tre nos murailles. Je les crois de force à les recevoir ; j'ai la fierté de penser que nous sommes capables de nous sauver par nous-mêmes, et que la fortune de la France ne sombrera pas dans le duel à mort qu'elle soutient seule aujourd'hui et sans nul as¬ sistant. Mais, croyez-moi, la molle attitude des puissances étrangères nous est moins préjudiciable à nous-mêmes qu'elle ne leur est honteuse, et, j'ose dire, contraire à leur véritable intérêt, car c'est de leurs in¬ térêts bien entendus qu'il s'agit ici. De gé¬ nérosité, il n'en peut guère être question de peuple à peuple ; et puisque nous som¬ mes nécessairement hors de cause, puis¬ que la nation polonaise a cessé de comp- — 28 — ter parmi les Etats européens, peut- être faut-il ajouter qu'il n'existe plus une seule race d'hommes sous le soleil capa¬ ble de céder, sans autre stimulant, à un pur mouvement d'honneur. S'imposer quelques sacrifices, courir volontairement quelques risques, afin d'en tirer plus tard certains avantages, c'est une règle de conduite que suivaient jadis les cabinets les moins puis¬ sants etles pluscirconspects,c'était la tradi¬ tion constante de la diplomatie, etpour ainsi dire l'A B G du métier. Combien tout cela est changé ! L'égoisme international est à l'ordre au jour et domine sans partage. Quel égoïsme, bon Dieu! un égoisme in¬ conscient et stupide, pareil à celui de l'homme qui verrait brûler la maison deson voisin sans lui porter secours. Mais rassu¬ rez-vous, monsieur le rédacteur, notre maison ne sera point brûlée, jusqu'à terre du moins, et nous arrêterons nous-mêmes les ravages de l'incendie. Je suis convain¬ cu que nous n'aurons pas à faire le sacri¬ fice d'aucun de nos départements, et que nous ne serons pas réduits à démolir une seule de nos forteresses. Fallut-il en déta¬ cher quelques pierres, je m'en console¬ rais, car les pierres se remplacent. Qui donc nous empêcherait d'ailleurs, de construire, loin de nos frontières, de nouvelles cita¬ delles qui ne nous donneraient pas accès chez les autres, ce que, pour ma part, je ne désire guère, mais qui empêcheraient les autres d'entrer trop avant chez nous, ce dont je me soucie beaucoup? En tous cas, nous garderons toujours nos beaux vais¬ seaux , et leurs braves matelots si pro¬ pres à faire partout, sur terre et sur mer, de la si bonne besogne. Avec cela, croyez- moi, monsieur le rédacteur, il faudra tou¬ jours compter un peu avec nous. Ambi¬ tieux, pourquoi le serions-nous ? il nous a si mal réussi de nous mêler des affaires des autres. Tenez pour certain que le gouver¬ nement, quel qu'il soit, gui héritera avec un titre parfaitement régulier, du régime aujourd'hui tombé, sera un gouvernement essentiellement pacifique, qui aura pour — 29 — principale occupation de combler les rides de nos finances, de panser les plaies morales de notre société, de pourvoir équitablement au bien-être physique et à l'avancement intellectuel des classes déshéritées de la fortune. Ce n'est pas lui qui se mêlera d'a- fiter en dehors des questions irritantes et e courir les lointaines aventures. Pour longtemps, soyez-en persuadé, il se sentira indifférent et comme désintéressé dans ces rivalités d'influence extérieure, qui sont, pour ainsi dire, la vie de luxe des nations. Forcément de sang-froid, et nécessaire¬ ment impartiaux, en serons-nous, pour cela, réduits à l'impuissance? Bien au con¬ traire; n'ayant, pendant la durée de nos rudes épreuves, contracté d'obligations en¬ vers aucun cabinet de l'Europe, ne préten¬ dant à rien, sinon à vivre tranquilles, li¬ bres et respectés, quelle aisance d'allures n'aurons-nous pas dans nos relations avec les cabinets étrangers; car,pour eux,le cours des affaires européennes ne sera point arrêté. De quel droit cependant viendraient- ils nous demander de nous en mêler? A quel titre l'Italie nous prierait - elle de l'aider contre l'Autriche , ou l'Autriche contre la Prusse. Vienne à éclater la ques¬ tion d'Orient! Que nous importera le|sort de Constantinople ? Si par nasard la Russie s'entend avec la Prusse et les Etats-Unis pour s'emparer du Bosphore, qu'aurons- nous à y voir? Nos anciens compagnons d'ar mes de Crimée, auxquels nous avons été assez heureux pour rendre quelques services aux journées d'Inkermann et de Balaclava, sentiront bien, en gens sensés et positifs qu'ils sont, que le temps est passé de nous demander d'aller dépenser, à leur profit, un seul homme ou un seul écu. Si la nouvelle Allemagne désire s'annexer un jour les Pays-Bas, qui lui donneraient de si beaux ports sur la mer du Nord, en quoi cela nous regardera -1 - il ? et comment se¬ rions-nous embarrassés de répondre à nos voisins d'outre-Manche, que c'est à eux de défendre les intérêts de leur commerce? Ah! sans doute, un jour viendra, dans com- — 30 — bien de temps je ne le saurais dire, où les puissances étrangères s'apercevront, les unes après les autres, ou toutes à la fois, que l'abstention de la France cause un cer¬ tain vide parmi elles, et que cette grande machine un peu compliquée de l'équili¬ bre européen n'est plus d'aplomb quand nous n'y tenons pas la main. Alors les plus avisés nous solliciteront peut-être de vouloir bien rentrer au jeu. Faudra-t-il y consentir? au profit de qui conviendra-t-il reprendre les cartes, et quels seront nos partenaires ? Il sera temps d'y songer plus plus tard. Présentement, devant la Prusse victorieuse, c'est un désarroi général et un véritable sauve-qui-peut européen. Si vous voulez vous rendre compte, mon¬ sieur le rédacteur, de ce qu'est devenu l'es S rit politique des cabinets étrangers, consi- érezcequi s'est passé il y a six semaines, à Paris, et ce qui se passe aujourd'hui â Ver¬ sailles. Dès avant le commencement du siège, les membres du corps diplomatique se sont divisés en deux groupes. Les repré¬ sentants des quatre grandes puissances, la Russie, l'Angleterre, l'Autriche et l'Italie, ont été les plus pressés de partir pour Tours, avant même que Paris ne fût in¬ vesti, se privant ainsi de la possibilité de communiquer avec notre ministre des af¬ faires étrangères, et d'informer leur cour de ce qui se passait dans notre capitale. L'autre groupe est demeuré ici, ayant à sa tête le nonce, son doyen. Parmi les mi¬ nistres demeurés à Pans, on comptait, et l'on compte encore, les envoyés de la Bel¬ gique et de la Suisse. Tous ensemble ils représentaient dans nos murs les droits incontestés des neutres. Quel neutre, par excellence, qu'un nonce du pape, ce délégué ecclésiastique d'un souve¬ rain aujourd'hui privé de ses Etats, et ne possédant qu'une autorité toute morale ! La neutralité de la Belgique et celle de la Suisse ne résultent pas seulement, vous le savez, de ce qu'ils ne sont pas les alliés d'au¬ cune des deux nations belligérantes. Cette neutralité est virtuellement reconnue par — 31 — des traités spéciaux gui portent la signa¬ ture de toutes les puissances européennes, en particulier, celle de la Prusse. Quant à la Hollande, elle avait accepté, si je ne me trompe, de prendre sous son patronage quelques-uns des sujets de la Confédéra¬ tion germanique. Dans une position si forte, que pen¬ sez - vous qu ait imaginé le nonce du pape , agissant en son privé nom , ou par délégation de ses collègues? on n'est pas bien d'accord sur ce point ? Il a commencé par mettre lui-meme en doute son propre droit. et il est allé deman¬ der , à qui? à M. Jules Pavre, le minis¬ tre de la puissance belligérante par excel¬ lence, de vouloir bien s'adresser à M. de Bismarck, l'autre ministre de l'autre puis¬ sance belligérante, afin de s'informer si la Prussevoudraitbien reconnaître aux>repré- sentants des puissances neutres, la per¬ mission d'écrire à leurs cours et d'en recevoir les dépêches. C'était renverser absolument les situations, et faire soi-mê¬ me le jeu de M. de Bismarck. M. de Bis¬ marck l'a parfaitement compris. Il a com¬ mencé par rester dix jours sans répondre, et puis, tout naturellement aussi, comme on lui demandait une faveur, il l'a refusée. Grand a été le récri parmi les membres du corps diplomatique. Alors il a bien voulu leur permettre d'expédier leurs dépêches, à la condition qu'il pourrait en prendre lecture. C'était les traiter en écoliers, ilsont refusé. L'affaire en est restée là pendant quelques jours. A l'heure où je vous écris, je crois que les ambassadeurs des puissan¬ ces neutres ont obtenu de pouvoir cacheter leurs dépêches. La complaisance de M. de Bismarck n'a pu aller plus loin, et jamais il n'a voulu leur permettre de recevoir direc¬ tement les ordres de leur cour. Mais ce refus, si hautain n'a été lui même que le pré¬ lude de l'accueil que le cabinet de Ber¬ lin réservait à la proposition d'armistice des quatre grandes puissances. Nous a- vons appris, depuis quarante-huit heures, quelle estime M. de Bismarck professe — 32 — pour l'intervention des neutres dans les affaires de l'Europe, et quel rôle il leur ménage dans l'avenir. Aujourd'hui tout est clair. Nous savons, nous, quel est notre devoir; et Dieu aidant, nous l'accomplirons. Les cabinets étrangers peuvent prévoir de leur côté le sort qui les attend; auront-ils le courage de leur pré¬ voyance? Voilà toute la question. Imprimerie Ch. Schiller, faub. Montmartre, ii. M 378 |