CORNELL UNIVERSITY LIBRARY Cornell University Library arV14901 Mezzofanti's system of learning language 3 1924 031 680 584 olin,anx The original of tliis book is in tine Cornell University Library. There are no known copyright restrictions in the United States on the use of the text. http://www.archive.org/details/cu31924031680584 OLLENDORFF'S NEW METHOD OF LEARNING TO READ, WRITE, AND SPEAK THE FKENOH LAl^GUAGE, A/iUl kn Appendix, containing the Cardinal and Ordinal Numbers, and full Paradigms of Uu Regular and Irregular, Auxiliary, Reflective, and Impersonal Verhs Br J. L. Jewett. One volume, 12mo. $1. ■ New Method of Learning the French Language.— Thia grammar must supersedo 1,11 (j:her3 now used for instruction in the French language. Its conception and arrangement are admirable, — the work evidently of a mind familiar with the deficiencies of ihe systems, the place of which it is designed to supply. In all the works of the kind that have fallen under our notice, tliere has been so much left unexplained or obscure, and so many things have been omitted— trifles, perhaps, m the estimation of the author, but the cause of great embarrassment to the learner — that they have been comparatively valueless as self-instructors. The student, deceived by their specious pretensions, has not proceeded far before he has felt himself in a condition similar to that of a mariner who should put out to sea without a compass to direct him. lie has encountered difficulty after difliculty, to which his grammar afforded no clue; when, disappointed and discouraged, he has either abandoned the study in disgust, or if hia means permitted, has resorted to a teachlr to accomplish what it was not in his power to effect by the aid of his 'self- instructor.' " Ollendorff has passed his roller over the whole field of I^ench instruction, and the rugged inequalities formerly to be encountered, no longer discourage the learner. What were the difficulties of the language, are here mastered m succession; and the only surprise of the student, as he passes from lesson to lesson, is, that he meets none of these ' lions in the way.* "The value of the work has been greatly enhanced by a careful revision, and the addition of ui appendix containing matter essential to its compeleteness either as a book *br the use of teachers or for self-instruction." — New-York Commercial Advertiser. OLLENDORFF'S FIRST LESSONS IN FRENCH, OR ELEMENTARY FRENCH GRAMMAR, [NTRO DUG TORY TO OLLENDORFF'S LARG-ER GRAMMAR, BY Q. W. GREENE, Instructor of Modem Languages in Broion University. One volume, l6mo. 38 cents. ; with a Key, 50 cents. This volume is intended as an introduction to " Ollendorff's complete French Method," b- ' is published in accordance with a very general demand made for a more elementary work ^m the larger Grammar. "It is believed that the student who shall take the pains to go carefully through this volume, In the manner suggested in the Directions for studying it, will come to the study of the ' Complete Method ' with a degree of praparation which will render his subsequent progreso •asy and agreeable." OLLENDORFF'S NEW METHOD OF LEARNING TO READ, TRANSLATE, WRITE, AND SPEAK THE FRENCH LANGUAGE. Preceded by a Treatise on French Pronunciation., by which that difficult part of a spoken language can be easily acquired in 12 Lessons. TOOBTHER WITH A COMMERCIAL CORRESPONDENCE, A COMPLETE GKAMMATIOAL Synopsis, and a Correct Index. BY V. VALUE, Professor of the French Language. One vol. I2mo. T ^Blltlf. THE STANDARD PRONOUNCING DICTIONARY OF THE FRENCH AND ENGLISH LANGUAGES. IN TWO P ARTS . PahtI. FRENCH ANL ENGLISH.— Part U. ENGUSH AND FRENCH. The First Part comprehendiug words in commoQ ose — Terms connected with Scieac»— erms belonging to the Fine Arts — 4000 Historical Names — 4000 Geographical Name*— llOO temu lately published, with the pronuncixtion of kvert word, according to the F?»ack Academy and the moat eminent Lexicographers and Grammarians ; together with 750 Oritieak Remarks, in which the various methods of prononncing employed by difierent aathois are invei' tigated and cumpared with each other. The Second Part containing a copious vocabulary of English words and expressions, witk the pronunciation according to Walker. THE WHOLE PRECEDED BT A Practical and ComprehesslTe Systjin of French Fronnneiation. By G^^mel Surenwe, F. A. S. E., n-fwA Teacher in Edinburgliff Cgfresjfbndi-nff Member of the French OrammcAScai Soeieti of Paris, ^c, ij-c. tf the stereotype plat One stout volume, l3mo., of nearly SOO pages. Price $1 50. Reprinted from a duplicate cast of the stereotype platss of the last Edinburgh edition. " ■ -" " irly SOO " *. .« A FEW CRlTir:'E ToOKE. — Diversions of Purley. Hakeis. — Hermes, or a Philosophical Inquiry conceiTiing XJniveraal Grammar. Comparative Study of Languages. W. VoN HraiBOLDT. — Ueber die Verschiedenheit des menschKchen Sprachbaues. F. Adehjng. — Uebersicht aller bekannten sprachen. De Jenish. — Phflosophisch-Kj-itische Vergleichung von vierzehn altem vmd neuern Sprachen Europas. Bechee. — Clavis convenientiee linguarum. Roman Language. Ratnouaed. — Elements de grammaire de la langue romane, avant I'an miL RoQnEFOET. — Glossaire de la langue romane. CoENEWALL Lewis. — An Essay on the Origin and Formation of the Ro- man Languages. SisMONDi. — Litt^rature du midi de I'Europe. SeHLEGEL. — Observations sur la langue et la Utt^rature proven9ale. History of the French Language. Ampeee. — Histoire de la formation de la langue franfaise. Maey-Lafon. — Tableau historique et htt^raire de la langue parl^e dan3 le midi de la France. Genin. — Des variations de la langue frangaise depuis le XIII' ei^cle. RivAEOL. — De I'universalit^ de la langue £ran9aise. French Grammar. CoNBiLLAO. — CEuvres de. 5™ vol. grammaire franjaise. Besoheeelle. — Grammaire nationale. Dictionaries. Lacombe. — Dictionnaire du vieux langage. Menage. — Dictionnaire etymologique. Besoheeelle. — Dictionnaire national. Dictionnaire de I'Acad^mie. Eichaedson's 'Sew Dictionary. Booth. — Analytical Dictionary of the English language. The most important of the above works may be found m the Astor Library, New York. 3* PROGRESSIVE READER. PROGRESSIVE READER. PART I. REFLEXIONS MORALES. L'amour-propre est le plus grand des flatteurs. L'hypocrisie est un hommage que le vice rend a la vertu. L'ennui est une maladie dont le travail est le remede. L'oubli de la religion conduit a celui de tous les devoirs. La crainte et la honte accompagnent presque toujours le mal que I'on fait. Le mensonge decele une ame faible, un esprit sans ressource, un caraotere vicieux. La plus grande partie des incommodites de la vieillesse ne viennent ordinairement que du mauvais usage qu'on a fait de sa jeunesse. L'habitude est le principal moderateur des actions humaines ; faisons done en sorte de contracter et de conserver de bonnes habitudes. Levez-vous matin, si vous voulez vous enricbir ou vaincre un ennemi. Ne remettez point a demain ce que vous devez faire auiour- d'hui. Frequentez les gens de bien, et vous le deviendrez. On ne doit pas juger du merite d'un homme par ses grandes qualites, mais par I'usage qu'il en sait faire. Dans les grandes choses, les hommes se montrent comme il leur convient de se montrer ; dans les petites, ils se montrent comme ils sont. 34 L'EVEaUE BT l'eNFANT. SWIFT. On ne saurait conserver I'amitie, si I'on ne se pardonne reci- proquement plusieurs defauts. Qm est ami de tous ne Test de personne. La verite, la justice et la raison perdent toute leur force quand elles ne sont pas accompagnees de manieres agreables. La politesse ne donne pas le merite, mais elle le rend plus aimable. Quand on court aprfes I'esprit, on attrape la sottise. C'est le caractere des grands esprits de faire entendre en peu de paroles beaucoup de choses ; les petits esprits, au contraire, ont le don de parler beaucoup, et de ne rien dire. Bien ecouter et bien repondre est une des plus grandes per- fections qu'on puisse avoir dans la conversation. Le silence est le parti le plus sur pour celui qui se defie de soi-m6me. II est plus ais6 de s'abstenir que de se contenir. Ce qui fait qu'on n'est pas content de sa condition, c'est I'idee chimerique qu'on se forme du bonheur d'autrui. Si vous observez avec soin qui sont les gens qui ne peuvent louer, qui blSment toujours, qui ne sont contents de personne, vous reconnaltrez que ce sont ceux mfemes dont personne n'est content. Un ooeur parfaitement droit n'admet pas plus d'accommode- ment en morale qu'une oreille juste n'en admet en musique. n'tytqus ET l'enfant. Un 6v6que fit cette question a un jeune enfant : " Mon petit ami, dites-moi, oh est Dieu, je vous donnerai une orange. — Monseigneur, repondit I'enfant, dites-moi ou il n'est pas, et je vous en donnerai deux." Swift 6tant pr6t a monter a cheval demanda ses bottes ; son domestique les lui apporta. " Pourquoi ne sont-elles pas net- toyfies ? lui dit le doyen de Saint-Patrice. — C'est que vous allez les salir tout a I'heui-e dans les chemins, et j'ai pense que ce SAGESSE d'uN MANDARIN. 35 n'6tait pas la peine de les decrotter." Un instant apr^s, le domestique ayant demand^ a Swift la clef du buflFet : " Pourquoi faire ? Im dit son maitre. — Pour dejeuner. — Oh ! reprit le doc- teur, comme vous aurez encore faim dans deux heures d'ici, ce n'est pas la peine de manger a present." CHARLEMAGNE BT UN JEUNE OLERC. Un jour on vint annoncer a Charlemagne la mort d'un ev6que. II demanda combien il avait legu6 aux pauvres en mourant ; on repondit qu'il n'avait donn6 que deux livres d'argent: " C'est un bien petit viatique pour un si grand voyage," dit un jeune clerc, qui etait present. Le prince, satisfait de cette reflexion, donna I'evfeche a celui qui I'avait faite, et lui dit : " N'oubliez jamais ce que vous venez de dire, et donnez aux pauvres plus que celui dont vous venez de bldmer la conduite." SAaESSE D UN MANDARIN. Le cheval favori de I'empereur Tsi etant mort par la negli- gence de I'ecuyer ; I'empereur en colore voulut percer cet officier de son epee. Le mandarin Yemt-se para le coup en disant : " Seigneur, cet homme n'est pas encore convaincu du crime pour lequel il doit mourir. — Eh bien ! fais-le-lui connaftre. — ficoute, scelerat, dit le ministre, les crimes que tu as commis : D'abord tn as laisse mourir un cheval que ton maitre avait confix k tes soins ; ensuite tu es cause que notre prince est entre dans une telle colere qu'il a voulu te tuer de sa main ; enfin tu es cause qu'il a ete sur le point de se deshonorer aux yeux de tout le monde en tuant un homme pour un cheval. Tu es coupable de tout cela, scelerat. — Qu'on le laisse aller, dit I'empereur, je lui pardonue son crime." HENRI VIII. BT I'tvtqVE. Henri VIII., roi d'Angleterre, s'etant brouille avec le roi de France, Francois I", resolut de lui envoyer un ambassadeur, et de le charger pour ce prince de paroles fieres et menagantes : il choisit pour cela un ev6que anglais, dans lequel il avait beaucoup de confiance, et qu'il croyait tr^s propre k I'execution de ce dessein. Le prelat ayant appris le sujet de son ambassade, et 36 CONSULTATION GRATUITE. craignant pour sa vie, s'il traitait FranQois I" avec la fierte que son maltre exigeait, lui representa le danger auquel il I'exposait, et le pria instamment de ne pas lui donner cette commission. " Ne craignez rien, lui dit Henri VIII., si le roi de France vous faisait mourir, je ferais couper la t6te a tous les Fran9ais qui seraient dans mes etats. — Je vous crois, Sire, repondit I'eveque ; mais permettez-moi de vous dire, que de toutes les tetes que vous auriez fait couper, il n'y en a pas une qui revlnt si Hen sur men corps que la mienne." LE RICHARD ^RUDIT. n J avait, dans une grande ville, un homme fort riche (et I'histoLre ajoute qu'd etait plus ignorant encore) ; son hotel ma- gnifique 6tait om6 des plus beaux meubles. " Quel dommage, lui dit un de ses amis, que dans des appartemens si precieux il n'y ait point de bibliotheque ! c'est im omement utile et m6me indispensable. — Certainement, lui r6pond I'autre; et comment cette idee ne m'est-elle pas venue! Mais j'ai le temps encore. Je destine a cela le salon du nord. Que I'ebeniste vienne sur-le-cbamp, et qu'il fasse, n'importe a quel prix, des tablettes spacieuses et belles ; je songerai ensuite & faire emplette de livres. Fort bien, j'ai deja les tablettes ; mais a present, dit le bonhomme, m'occuper a chercher douze mille volumes ! c'est un exercice penible ; j'y perdrai la t6te, U m'en coutera fort cher, et ce sera I'affaire d'un siecle. Ne vaudrait-il pas mieux y placer des livres postiches? Oui sans doute. Eh! pourquoi pas ? j'ai a cat eflfet un mauvais peintre qu'il s'occupe a en peindre, et qu'il n'oublie pas les titres." On mit la main k I'ceuvre : il fit peindre Hvres anciens, livres modemes, et de plus differens manusorits. Notre imbecile repassa si souvent ses volumes postiches, qu'en apprenant par coeur les titres de chacun d'eux, il se crut un homme savant. CONSULTATION GRATUITE. Scene tiree deM.de Pourceatignac, de Moliere. Fersomiagea. — Un M^bbcin ; Un Paysam ; Une Paysanne. Le paysan, (a.u midecin.) Monsieur, il n'en peut plus; et il dit qu'il sent dans la t6te les plus grandes douleurs du monde. Le m^decin. Le malade est un sot ; d'autant plus que, dans la maladie dont il est attaque, ce n'est pas k la t6te, selon G-alien, mais ^ la poitrine qu'il doit avoir mal. UN HONNfiTE HOMME. AMOUR FILIAL. 37 La paysanne, (au m^decin.) Mon pere, monsieui-, est tou- jours malade de plus en plus. Le midecin. Ce n'est pas ma faute. Je lui donne des re- medes ; que ne guerit-il ? Combien de fois a-t-il 6te saigne ? La paysanne. Quinze, monsieur, depuis vingt jours. Le m^decin. Quinze fois saign6 ? La paysanne. Oui. Le m^decin. Et il ne guerit point ? La paysanne. Non, monsieur. Le medecin. Cast signe que la maladie n'est pas dans le sang. UN HONNfiTE HOMME. Un )n capitaine de cavalerie commande pour aller au fourrage, se rendit, a la t6te de sa troupe, dans le quartier qui lui etait assigne. C'6tait im vallon solitaire oil Ton ne voyait guere que des bois. II y aperqoit une pauvre cabane, il y frappe ; il en sort un vieux hernute a barbe blanche. " Mon pere, lui dit I'offi- cier, montrez-iBoi un champ ou je puisse faire fourrager mes cavaliers. — Tout a I'heure," reprit le hernute. Ce bon homme se met a leur tete, et remonte avec eux le vallon. Apres un quart d'heure de marche, ils trouvent un beau champ d'orge. " Voila ce qu'il nous faut, dit le capitaine. — Attendez un moment, repond le conducteur; vous serez contents." lis continuent 4 marcher, et ils arrivent a un autre champ d'orge. La troupe aussitot met pied a terre, fauche le grain, le met en trousse et remonte a cheval. L'officier de cavalerie dit alors a son guide : — Mon pere, vous nous avez fait aller trop loin sans necessite ; le premier champ valait mieux que celui-ci. — Cela est vrai, mon- sieur, reprit le bon vieillard, mais il n'etait pas a moi." Atme-Maktin. AMOUR FILIAL. Les paiens ont recommand6 d'honorer les auteurs de nos jours. Solon decerne la mort aux mauvais fils. Dieu promet la vie a la piete filiale. Ce commandement est pris a la source meme de la nature. Dieu fait un preoepte de I'amour filial ; il n'en fait pas un de I'amour patemel : il savait que le fils, en qui viennent se reunir les souvenirs et les esperances du pere, ne serait sou- vent que trop aime de ce dernier ; mais au fils il commande d'aimer, car il connaissait I'inconstance et I'orgueil de la jeunesse. Ohateadbeund. 4 38 AMOUR FILIAL CHEZ LES JAPONAIS. AMOUR FILIAL CHEZ LES JAPONAIS. C'est dans les annales-japonaises qu'on lit cet exemple extra- ordinaire d'amour filial. Una femme etait restee veuve avec trois gardens, et ne subsistait que de leur travail. Quoique le prix de cette subsistance fut peu considerable, les travaux n6an- moins de ces jeunes gens n'etaient pas toujours suffisants pour y subvenir. Le spectacle d'une mere qu'ils cherissaient, en proie au besoin, leur fit un jour concevoir la plus etrange resolution. On avait pubM depuis peu que quiconque livrerait a la justice le voleur de certaias effets, toucherait une somme assez con- siderable. Les trois freres s'accordent entre eux qu'un des trois passera pour ce voleur, et que les deux autres le mfeneront au juge. lis tirent au sort, pour savoir qui sera la victime de Tamour filial, et le sort tombe sur le plus jeune, qui se laisse Ler et conduire comme un criroinel. Le -magistrat I'interroge ; il repond qu'il a vole ; on I'envoie en prison, et ceux qui I'ont conduit touchent la somme promise. Leur coeur s'attendrit alors sur le danger de leur frere ; Us trouvent le moyen d'entrer dans la prison, et, croyant n'6tre vus de personne, ils I'embras- sent tendrement et I'arrosent de leurs larmes. Le magistrat, qui les apergoit par hasard, surpris d'un spectacle si nouveau, donne commission a un de ses gens de sui\Te ces deux delateurs ; il lui enjoint expressement de ne point les perdre de ^Tie qu'U n'ait decouvert de quoi eclaircir un fait si singulier. Le domes- tique s'acquitte parfaitement de la commission, et rapporte qu'ayant vu entrer ces deux jeunes gens dans une maison, il s'en etait approche, et les avait entendus raconter a leur mere ce qu'on vient de lire ; que la pauvre femme k ce recit avait jete des cris lamentables, et qu'elle avait ordonne a ses enfants de reporter I'argent qu'on leur avait donne, disant qu'elle aimait mieux mourir de faim que de se conserver la vie au prix de son cher fils. Le magistrat, pouvant a peine concevoir ce prodige de piete filiale, fait venir aussitot son prisonnier, I'interroge de nouveau sur ses pretendus vols, le menace mfeme du plus cruel supplice ; mais le jeune homme, tout occupe de sa tendresse pour sa mere, reste immobile. " Ab ! e'en est trop, lui dit le magistrat en se jetant a son cou, enfant vertueux, votre conduite m'6torme." II va aussitot faire son rapport a I'empereur, qui, charme d'lme affection si heroique, voulut voir les trois freres ; il les combla de caresses, et assigna au plus jeune une pension considerable, et une moindre a chacun des deux autres. JUGEMBNT EN CHINE. 39 TRADITION DES JAPONAIS SUE L HISTOIRE DE LEUR ORIGINB. En remontant a la plus haute antiquite, la terre entiere etait couverte d'eau ; elle demeura en cet etat pendant une suite in- nombrable d'annees, sans que le Createur tout-puissant, que les Japonais nomment Tenko-Sama (souverain du ciel), daignat s'en occuper. Enfin il permit a Kami, I'aine de ses fils, de rendre la terre feconde et de la peupler. Kami prit done un baton d'une longueur extraordinaire pour sonder la profondeur des eaux, et D. les trouva moins basses, precisement a I'endroit ou le Japon s'eleve aujourd'hui bors de la mer. En soulevant la terre avec le meme b&ton, il forma I'ile de Niphon, qu'il enrichit de tous les dons naturels qu'elle possede aujourd'hui ; puis, il crea la population qui s'est perpetuee sur le sol japonais. Les autres enfants du dieu, ayant vu oela, en firent autant cbacun de leur cote dans d'autres parties du monde. Quoiqu'ils parvinssent a creer des terres et des hommes, ils n'avaient pas toutes les qualites de leur alne, et de la il resulte que les autres pays et leurs habitants ne presentent pas un degre de perfection egal au Japon et aux Japonais. Aussi meprisent-ils tous les autres habitants du globe et preferent-ils a toutes choses les productions de leur pays. Beaucoup de Japonais assurent qu'une partie du baton qui fut employe par leur createur pour tirer le Japon de la profondeur de I'abime, a pris racine en terre, et qu'il forme un arbre to uj ours vert sur I'une des plus hautes montagnes de I'lle de Niphon. En racontant cette fable aux etrangers, les savants laissent voir qu'ils n'y ajoutent pas, pour leur part, une grande foi. BlOABD. JUGEMENT EN CHINE. Etant sur le point de faire une longue toximee, un riohe in- speoteur des manufactures de la Chine donna un gouverneur a ses deux fils, dont I'ajne n'avait que neuf ans, et qui tous deux annonpaient d'heureuses dispositions. Le pere fut a peine parti, que le gouverneur, abusant de I'autorite qu'on lui avait confiee, devint le tyran de la maison. II eloigna les honnetes gens qui pouvaient declarer ses demarches, et fit ohasser ceux d'entre les domestiques qui avaient le plus a cceur les interets de leur mattre absent. On eut beau I'instruire de oe desordre, il n'en voulut rien croire ; parce qu' ayant une belle ame, il ne s'imagi- nait pas qu'on put en agir ainsi. Ce n'eut ete encore que demi- mal, si ce mechant pedagogue eut pu donner a ses eleves quelques 40 EFFICACIT6 DE LA PElftEE. vertus et des talents: mais comme il en manquait lui-m6me, il n'en fit que des enfants grossiers, imperieux, faux, cruels, liber- tins et ignorants. Apres cinq ans de course, I'inspecteur, de retour, vit enfin la verite, mais trop tard ; et, sans autrement punir le serpent qu'il avait rechauflFe dans son sein, il se contenta de le renvoyer. Ce monstre eut I'impudence de citer son maltre au tribunal d'un Mandarin pour qu'on eut a lui payer la pension qu'on lui avait promise. " Je la paierais volontiers et m6me double (repondit-il en presence du juge), si ce malheureux m'avait rendu mes enfants tels que je devais naturellement I'esperer. Les voici (poursui- vit-il en s'adressant a I'homme de la loi), examinez-les, et pro- nonoez." En effet, apres les avoir interroggs et avoir reconnu leur ineptie, le Mandarin porta cette sentence memorable: "Je condamne ce gouverneur a la mort, comme homicide de ses eleves, et leur pere a I'amende de trois livres de poudre d'or, non pour ravoir choisi mauvais, car on pent se tromper, mais pour avoir eu la faiblesse de le conserver si longtemps. II faut qu'un homme, ajouta-t-U par reflexion, ait la force d'en reprendre un autre quand U le merite, et surtout si le bien de plusieurs I'exige." EFFICACITfi DE LA PRltlRE. Quand vous avez prie, ne sentez-vous pas votre coeur plus leger et votre ame plus contente ? La priere rend I'affliction moins douloureuse, et la joie plus pure : elle m&le a I'une je ne sais quoi de fortifiant et de doux, et a I'autre un parfum celeste. Que faites-vous sur la terre, et n'avez-vous rien k demander k celui qui vous y a mis ? Vous 6tes un voyageur qui cherche la patrie. Ne marchez point la t6te baissee : il faut lever les yeux pour reconnaltre sa route. Votre patrie, c'est le ciel ; et quand vous regardez le ciel, est-ce qu'en vous il ne se remue rien ? est-ce que nul d6sir ne vous presse ? ou ce desir est-il muet ? n en est qui disent : A quoi bon prier ? Dieu est trop au- dessus de nous pour ecouter de si chetives creatures. Et qui done a fait ces creatures chStives ? qui leur a donne le sentiment, et la pensee, et la parole, si ce n'est Dieu ? Et s'il a ete si bon envers elles, etait-ce pour les delaisser en- suite et les repousser loio de lui ? En verite, je vous le dis, quiconque dit dans son coeur que Dieu meprise ses oeuvi-es, blaspheme Dieu. ORAISON DOMINICALE. l'aBENAKI. 41 II en est d'autres qui disent : A quoi bon prier Dieu ? Dieu ne sait-il pas mieux que nous ce dont nous avons besoin ? Dieu sait mieux que vous ce dont vous avez besoin, et c'est pour cela qu'il veut que vous le lui demandiez ; car Dieu est lui-mume voire premier besoin, et prier Dieu, c'est commencer a posseder Dieu. Le pere connalt les besoins de son fils ; faut-il d cause de cela que le fils n'ait jamais une parole de demande et d'actions de graces pour son pfere ? II passe quelquefois sur les campagnes un vent qui desseche les plantes, et alors on voit leurs tiges fletries pencher vers la terre ; mais, humectees par la roses, elles reprennent leur fraicheur, et relevant leur t6te languissante. II y a toujours des vents brulants, qui passent sur I'ame de I'homme, et la dessechent. La priere est la rosee qui la rafraichit. T^ t „ ORAISON DOMINIOALE. Notre Pere qui es aux cieux, tom nom soit sanctifie. Ton regne vienne. Ta volonte soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien. Et nous quitte nos dettes, comme nous quittons aussi les dettes a nos debiteurs. Et ne nous induis point en tentation ; mais delivre-nous du mal. Car a toi est le regne, et la puissance, et la gloire a jamais. Amen. L ABENAKI. Pendant les demieres guerres de I'Amerique, une troupe de sauvages Abenalris defit un detachement anglais ; les vaincus ne purent echapper a des ennemis plus legers qu'eux a la course, et achames a les poursuivre ; ils furent traites aveo une barbarie dont il y a peu d'exemples, m6me dans ces contrees. Un jeune officier anglais, presse par deux sauvages qui I'a- bordaient la hache levee, n'esperait plus se derober a la mort. II songeait seulement a vendre cherement sa vie. Dans le mfime temps un vieux sauvage arme d'un arc s'approche de lui, et se dispose a le percer d'une fieche ; mais apr^s Favoir ajuste, tout d'un coup il abaisse son arc, et court se jeter entre le jeune oflBcier et les deux barbares qui allaient le massacrer ; ceux-ci se retirerent avec respect. Le vieiUard prit I'Anglais par la main, le rassura par ses caresses, et le conduisit a sa cabane, oil il le traita toujours avec 4* 42 L ABENAKI. une douceur qui ne se dementit jamais ; il en fit moins son esclave qiie son compagnon ; il lui apprit la langue des Abena- kis, et les arts grossiers en usage cliez ces peuples. lis yivaient fort contents I'un de I'autre. Une seule chose donnait de I'inquietude au jeune Anglais ; quelquefois le vieUlard fixait les yeux sur lui, et apres I'avoir regarde, U laissait tomber des Cannes. Cependant, au retour du printemps, les sauvages reprirent les armes, et se mirent en campagne. Le vieillard, qui etait encore assez robuste pour supporter les fatigues de la guerre, partit avec eux, accompagnS de son prisonnier. Les Abenakis firent une marclie de plus de deiix cents lieues a travers les for^ts ; enfin Us arriverent a une plaine ou ils decouvrirent un camp d' Anglais. Le vieux sauvage le fit voir au jeune homme en observant sa contenance. " VoUa tes freres, lui dit-il, les voila qui nous attendent pour nous combattre. Ecoute ; je t'ai sauve la vie ; je t'ai appris a faire un canot, un arc, des fleches, a surprendre I'orignal dans la forfit, a manier la hache, et a enlever la chevelure k I'ennemi. Qu'etais-tu, lorsque je t'ai conduit dans ma cabane? tes mains Staient celles d'un enfant, elles ne servaient ni a te nourrir, ni a te defendre ; ton ame etait dans la nuit, tu ne savais rien ; tu me dois tout. Serais-tu assez ingrat pour te r6unir a tes freres, et pour lever la hache centre nous '?" L'Anglais protesta qu'il aimerait mieux perdre nulle fois la vie, que de verser le sang d'un AbenaH. Le sauvaa^e mit les deux mains sur son visage en baissant la t6te, et apres avoir ete quelque temps dans cette attitude, U regarda le jeune Anglais, et lui dit d'un ton mele de tendresse et de douleur : " As-tu un pere ? — II vivait encore, dit le jeune homme, lorsque j'ai quitte ma patrie. — Oh ! qu'U est malheu- reux !" s'ecria le sauvage; et apres un moment de silence, il ajouta : " Sais-tu que j'ai ete pere ?. . . .Je ne le suis plus. J'ai vu mon fils tomber dans le combat ; il etait a mon cote, je I'ai vu mourir en homme ; U etait convert de blessures, mon fils, quand il est tombe. Mais je I'ai venge. . . .Oui, je I'ai venge." II pronon9a ces mots avec force. Tout son corps tremblait. II etait presque etoufie par des gemissements qu'il ne voulait pas laisser echapper. Ses yeux 6taient egares, ses larmes ne cou- laient pas. II se calma peu a peu, et se tournant vers I'orient, ou le soleil allait se lever, il dit au jeune Anglais : " Vois-tu ce beau ciel resplendissant de lumiere ? As-tu du plaisir a le regar- der ? — Oui, dit 1' Anglais, j'ai du plaisir a regarder ce beau ciel. — Eh bien !. . . .je n'en ai plus," dit le sauvage en versant un tor- rent de larmes. Un moment apres, il montra au jeune homi. LE DOCTEUR YOUNG. 43 un manglier qui gtait en fleur. " Vois-tu ce bel arbre ? lui dit- il ; as-tu du plaisir a le regarder ? — Oui, j'ai du plaisir a le re- garder. — Je n'en ai plus," reprit le sauvage avec precipitation ; et il ajouta to^t de suite : " Pars, va dans ton pays, afin que ton pere ait encore du plaisir a voir le soleil qui se leve, et les fleurs du printemps." „ t LE DOCTEDR TOUNG. Ce grand ecrivain allait un jour en bateau, avec quelques dames au Vauxhall, et chercliait a les amuser en jouant un air de flute. II J avait deniere eux quelques ofiiciers qui allaient au m6me endroit. Le docteur cessa de jouer des qu'il les vit s'approcher. Un d'eux lui demanda par quelle raison il met- tait sa flute dans sa pocbe ? " Par la mfime raison que je Ten ai tiree, parce que cela me fait plaisir," repliqua le docteur. L'eleve de Mars lui repliqua d'un ton imperieux, que, s'il ne re- prenait pas aussitot sa flute, il allait a I'instant le jeter dans la Tamise. Le docteur, dans la crainte d'effrayer les dames, digera cette insulte de la meilleure grace qu'il put, prit sa flute, et continua d'en jouer pendant tout le temps qu'ils furent sur I'eau. II aperqut dans la soiree I'offioier, qui en avait agi si cavalierement envers lui, se promenant seul ^ I'ecart ; il fut droit a lui, et lui dit avec beaucoup de sang-froid: " C'etait, monsieur, pour eviter de troubler ma compagnie et la voire que j'ai acqui- esce a votre arrogante injonction; mais afin que vous soyez bien convaincu qu'on pent avoir autant de coiu-age sous un habit noir que sous un uniforme, j'espere que vous vous trouverez demain a tel endroit, sans second, la querelle etant absoliunent entre nous." Le docteur stipula en outre que cette affaire se vide- rait I'epee a la main. L'officier consentit implicitement a toutes les conditions. Les dueUistes se rencontrerent le lendemain a I'heure et au lieu dont ils etaient convenus ; mais au moment que I'ofiicier se met- tait en garde, le docteur lui presenta un pistolet : " Quoi ! dit I'oflBcier, avez-vous le dessein de m'assassiner ? — Non, dit le docteur, mais il faut qu'a I'instant vous dansiez un menuet, au- trement vous 6tes \m homme mort." Une courte altercation s'ensuivit ; mais le docteur parut si furieux et si determine, que I'ofiicier fut oblige de se soumettre. " Bien, dit le docteur, vous me forcates hier de jouer malgre vous : nous sommes a deux de jeu, et je suis pr6t a vous aocorder toutes les satisfactions que vous me demanderez." L'officier embrassa le docteur, reconnut son impertinence et le supplia de lui accorder desormais son amitie. 44 MIEUX aUE fA. MIEnX QUE fA. L'empereur Josept II. feignait de n'aimer ni la representation ni I'appareil, et de se plaire aux aventures o\X *il n'etait pas reconnu. Un jour que, revStu d'une simple rediogote boutonnSe, accom- pagne d'un seul domestique sans livree, il 6tait alle, dans una caleche a deux places qu'il conduisait lui-meme, faire una pro- menade du matin aux envii-ons de Vienna, il fut surpris par la pluie, comme U repranait la chemin de la ville. II en gtait encore floigne, lorsqu'un pieton, qui regagnait aussi la capitale, fait signe au conductaur d'arreter, ce qua Joseph II. fait aussitot. " Monsieur, lui dit le nulitaire (car c'etait un sergant), y aurait-U de I'indiscretion a vous demander une place a cote de vous ? cala ne vous gfenerait pas prodigieuse- mant, puisque vous etes seul dans votre caleche, et menagerait mon uniforme que je mats aujourd'hui pour la premiere fois. — Menagaons votre umfonne, mon brave, lui dit Joseph, et mat- tez-vous la. D'oii vanez-vous ? — Ah ! dit la sergant, je viens da chaz un garde-chasse de mes amis, ou j'ai fait un fier dejeu- ner. — Qu'avez-vous done mang6 da si bon ? — Davinez. — Que sais-je, moi, une soupe a la biere? — Ah! bien oui, une soupe ; mieux que pa. — Da la choucroute ? — ^Mieux que pa.- — Une longe de vaau ? — Mieux que ga, vous dit-on. — Oh ! ma foi, je ne puis plus deviner, dit Joseph. — Un faisan, mon digne homme, un faisan tire sur les plaisirs de Sa Majeste, dit le camarade en lui frappant sur la cuisse. — Tire sur les plaisirs da Sa Majeste, il n'en devait toe que meilleur ? — Je vous en reponds." Comme on approchait de la ville, et que la pluie tombait tou- jours, Joseph demanda a son compagnon dans quel quartiar U logeait, et oil il voulait qu'on la descendtt. " Monsieur, c'est trop de bonti, ja craindrais d'abuser da. . . . — Non, non, dit Joseph, votre rue ?" Le sergent, indiquant sa demeure, deman- da a connaltre celui dont U recevait tant d'honn6tetes. "A votre tour, dit Joseph, devinez. — Monsieur est militaire, sans doute? — Comme dit monsieur. — Lieutenant ? — Ah ! bien oui, lieutenant ; mieux que 9a. — Capitaine ? — Mieux que 9a. — Colonel, peut- 6tre ? — Mieux que 9a, vous dit-on. — Comment diable ! dit I'au- tre en se rencognant aussitot dans la caleche, seriaz-vous feld- marechal ? — Mieux que 9a. — Ah ! mon Dieu, c'est l'empereur ! — Lui-m6me," dit Joseph se deboutonnant pour montrer ses decorations. H n'y avait pas moyen de tomber a genoux dans la voiture ; I'invalide se confond en excuses et supphe l'empe- reur d'arrfiter pour qu'd puisse descendre. " Non pas, lui dit Joseph ; apres avoir mang6 mon faisan, vous seriez trop heureux NOCES ET PESTINS. 45 de vous d6barrasser de moi aussi promptement : j'entends bien que vous ne me quittiez qu'a votre porte." Et il I'y descendit. NOOKS ET FESTINS. Scenes tiries de VEnrage de Carmontelle, PERSONNAGES. Le Comte D'Ermont, LieutenantrOin^al. Madame Thomas, TJiaitresse d^auberge, M. Hachis, cuisinier. ie thHtre repr^ente une cMmbre d?miberge de campagne, SCfcNE I. LE OOMTE, MADAME THOMAS. Madame Thomas (entrant la premiire et fermant lafenHre). Monsieur le comte, voila votre chambre. Le comte. EUe n'est pas trop bonne ; mais une ntdt est bien- tot passee. Madame Thomas. Monsieur, c'est la meilleure de la maison, et personne n'a encore couche dans ce lit-la depuis que les ma- telas ont ete rebaftus. Le comte. Voulez-vous bien mettre cela quelque part ? (II lui donne son chapeau, son ipee et sa canne, et il s'assied.) Ah ga, madame Thomas, qu'est-ce que vous me donnerez a souper ? Madame Thomas. Tout ce que vous voudrez, monsieur le comte. Le comte. Mais encore ? Madame Thoma,s. Vous n'avez qu'a dire. Le comte. Qu'est-ce que vous avez ? Madame Thomas. Je ne sais pas bien ; mais si vous voulez, je m'en vais faire mbnter M. I'ecuyer ? Le comte. Ah ! oui, je serai fort aise de causer avec M. I'e- cuyer. Madame Thomas {criant). Marianne, dites a M. I'ecuyer de monter. Le comte. Avez-vous bien du monde en ce temps-ci, madame Thomas ? Madame Thomas. Monsieur, pas beaucoup, depuis qu'on a fait passer la grande route par . . . chose . . . Le comte. Je passerai toujours par ici, moi; je suis bien aise de vous voir, madame Thomas. Madame Thomas. Ah, monsieur! je suis bien votre ser- vante, et vous avez bien de la bonte. 46 NOOES ET FESTINS. Le comte. II y a long-temps que nous nous connaissons. Madame Thomas. Monsieur m'a ru bien petite. Le comte. Et vous m'avez toujours vu grand, vous : c'est bien different. SCfcmE n. LE COMTE, MADAME THOMAS, M. HACHIS. Madame Thomas. Tenez, monsieur I'ecuyer, parlez a M. le comte. Ze comte. Ab ! monsieur I'ecuyer, qu'est-ce que vous me donnerez a manger ? M. Hachis. Monsieur, dans ce temps-ci, nous n'avons pas de grandes provisions. Le comte. Mais, qu'est-ce que vous avez ? M. Hachis. Qu'est-ce que monsieur le comte aime ? Le comte. Je ne suis pas difficUe ; mais je veux bien souper. Voyons. M. Hachis. Si monsieur le comte avait aime le veau . . . Le comte. Oui, pourquoi pas ? M. Hachis. Ce matin, nous avions ime noix de veau excel- lente. Le comte. Eb bien, donnez-la-moi. M. Hachis. Oui ; mais il y a deux messieurs qui I'ont man- gee. Cela ne fait rien, on donnera autre cbose a monsieur le comte. Le comte. Mais quoi? M. Hachis. Madame Thomas, si nous avions cette outarde de I'autre jour . . . Le comte. Est-oe qu'il y en a dans ce pays-ci ? Madame Thmnas. Oui, monsieui', quelquefois. Le comte. Et vous ne pourriez pas en avoir une ? M. Hachis. Ob ! mon Dieu, non. Le comte. Pourquoi dit-il que vous en aviez une I'autre jour? Madame Thomas. Ce n'est pas nous, ce sont des voyageurs qui passent par ici, et qui nous en font vou- quand ils en ont ; et quand il dit I'autre jour, il y a plus de six mois. M. Hachis. Six mois ! U n'y en a pas trois. Madame Thomas. Je dis qu'il y a six mois, puisque c'etait le jour du mariage de M. le baUli. M. Hachis. Vous croyez ? Madame Thomas. J'en suis sure. Le comte. Oui; mais avec tout cela, je meurs de faim, et je ne sais pas encore ce que j'aurai a souper. Madame Thomas. II n'y a qu'a commencer par faire une fricass6e de poulets. NOCES ET FESTINS. 47 M. HacMs. Oui, cela se peut faire, et cela n'est pas long. Le comte. Eh bien, allez done toujours. Nous verrons apres. M. HacMs. Allons, allons. (/^ s'en va et il revient.) Je pense a une chose : nous n'en avons pas de poulets ; nous n'a- vons que ceux qui sont eclos ce matin, et ils sont trop petits. Madame Thomas. Eh bien, nous donnerons autre chose a monsieur. Le comte. Mais, depSchez-vous. Madame Thomas. II n'y a qu'a faire une compote de pi- geons. M. HacMs. Vous savez bien que depuis qu'on a jete vm sort sur le colombier, il n'y en revient plus. Madame Thomas. C'est vrai, je n'y pensais pas. Le com.te. Mais donnez-moi de la viande de boucherie, et finissons. Madame Thomas. Monsieur I'ecuyer n'est pas long, il est accoutume a servir promptement. Le comte. Donnez-moi des cotelettes. M. Hachis. On a mange les dernieres a diner. Le comte. N'y a-t-il pas ici un boucher ? Madame Thomas. Oui, monsieur; mais c'est aujourd'hui jeudi, et il ne tuera que demain. Le comte. Quoi, je ne pourrai done rien avoir ! M. Hachis. Pardonnez-moi ; mais c'est qu'il faut savoir le gout de monsieur. Le comte. Mais j'aime tout, et vous n'avez rien. M. Ha,chis. Si monsieur voulait un gigot, par exemple ? Le comte. Oui ; et vous n'en aurez pas ? M. Hachis. Je vous demande pardon, nous en avons un. Le comte. Ah ! voila done quelque chose ! Et il sera bien dur? M. Hachis. Non, monsieur, il sera fort tendre, j'en rfiponds. Le comte. Eh bien, mettez-le a la broohe tout de suite. M. Hachis. Allons, allons, il sera bientot cuit. Le comte. Yous n'avez pas autre chose ? M. Hachis. Non, monsieur, pour le present ; mais si vous re- passiez dans huit jours . . . Le comte. Eh ! va te promener. Allons, ne perdons pas de temps. M. Hachis. J'y vais, j'y vais. Madame Thomas. Et moi, je m'en vais mettre le couvert, en attendant. Le comte. Allons, depeohez-voiis tous les deux. Madame Thomas. Vous n'attendrez pas. (Hlle sort.) 48 LE VOLEUR ET LE SAVANT. sciiM: in. Le comte (seul, prenant du tabac). Quelle diable d'auberge ! {M se promine.) On ne m'y rattrapera plus. (12 regarde a la fenHre, et il lit Venseigne.) "Ici Ton fait noces et festins, a pied et a cheval." Ce sont de jolis festins, je crois ! LE VOLEUR ET LE SAVANT. L'abbe de Molieres etait iin homme simple et pauvre, etranger a tout, bors a ses travaux sur le systeme de Descartes ; il n'avait point de valet, et travaillait dans son lit, faute de bois, sa culotte sur sa tfite par-dessus son bonnet, les deux cotes pendant a droits et a gauche. TJn matin il entend frapper a sa porte : " Qui va la ? — Ouvrez..." II tire un cordon et la porte s'ouvre. L'abbe de Molieres, ne regardant point : " Qui etes-vous ? — Donnez-moi de I'ai-gent. — De I'argent ? — Oui, de I'argent. — Ah ! j'entends, vous 6tes un voleur? — Voleur ou non, il me faut de I'argent. — Vraiment oui, il vous en faut ? eh bien ! cherchez la dedans..." 11 tend le cou, et presente im des cotes de la culotte ; le voleur fouille. " Eh bien ! il n'y a point d'argent. — Vraiment non ; mais il y a ma clef. — Eh bien ! cette clef... — Cette clef, prenez-la. — Je la tiens. — Allez-vous-en a ce secretaire, ouvrez..." Le voleur met la clef a un autre tiroir. "Laissez done, ne de- rangez pas ! ce sont mes papiers. A I'autre tiroir, vous trou- verez de I'argent. — ^Le voila. — Eh bien ! prenez. Fermez done le tiroir..." Le voleur s'enfuit. "M. le voleur, fermez done la porte ! il laisse la porte ouverte !...Quel chien de voleur ! H faut que je me leve par le froid qu'il fait ! maudit voleur !" L'abbe saute en pied, va fermer la porte, et revient se remettre a son travail, sans penser, peut-fetre, qu'U n'avait pas de quoi payer son diner. „ Chamfort. STSTilME SOLAIRE. Jjunivers ou le monde est I'ensemble des etres. Les 6tres les plus apparents sont ces globes isoles que nous designons, les uns sous le nom d'etoiles, les autres sous le nom de planites. Les 4toiles sont des corps lumineux ; la plus grande a nos yeux se nomme soleil ; on connalt a cet astre deux mouvements i'un de translation dans I'espace, mais trSs-peu sensible ; I'autre SYSTftME SOLAIEE. 49 de rotation en vingt-cinq jours seize, heures quarante-buit minutes ; ce dernier a ete observe par le moyen des taches du soleil. Les plandtes sent des corps obscurs ; elles executant deux mouvements, I'un sur elles-mfimes, c'est le mouvement de rota- tion ; I'autre autour du soleil, c'est le mouvement de revolution. Le plan que decrivent les planetes dans leur orbite a la forme d'une ellipse. On donne le nom d'^cliptique au plan dans lequel se trouve I'orbite de la terre, paroe que les Eclipses, c'est-a-dii-e, robscurcissement momentane du soleil ou de la lune, ne peuvent arriver que lorsque ces deux corps se trouvent sur la m6me ligne centrale dans le m6me plan. Le soleil ne se trouve pas au centre de Vellipse, mais a un point que Ton nomme/oye»', de sorte que la terre n'est pas tou- jours egalement Sloignee du soleil. Les planetes sent ou principales ou secondaires. Les planetes principales toument autour du soleil. Les planetes secondaires toument autour des planetes princi- pales ; on les appelle satellites ou lunes. Les planetes principales observees jusqu'a ce jour sont au nombre de onze ; elles gravitent dans I'ordre suivant : Mercure, V^nus, la Terre, Mars : de ces quatre premieres la Terre est la plus grande ; Vesta, Junon, Ceris, Pallas, qu'on n'aper9oit pas a roeil nu, et que Ton appelle tilescopiques ; Jupiter, Saturne, Uranus, toutes trois beaucoup plus grosses que la terre. Les planites secondaires sont au nombre de quatorze : la lune qui toume autour de la Terre ; les quatre lunes de Jupiter ; les sept de Saturne, entoure d'un anneau immense qui est double, et que Ton croit opaque ; les deux, et non les six d'Uranus, d'apres les recentes observations d'Herschel fils. Ces lunes ou satellites, en executant leurs deux mouvements autour de leurs planetes principales, se presentent sous differents aspects auxquels on donne le nom de phases. L'ensemble de ces planetes, gravitant autour du soleil, se nomme syst&me planetaire ou systeme solaire. On entend par systhne planetaire un certain ordre de planetes d'apres lequel les astronomes expliquent les phenomehes celestes. On oompte trois principaux systemes. 1° Celui de Ptolemie d'Alexandrie, qui supposait la terre au centre du mouvement des autres corps qu'il faisait mouvoir au- tour d'elle en vingt-quatre heures. 2° Celui de Copemic de Thorn en Prusse, qui, d'apres une opinion conforme a quelques philosophes de I'antiquite, tels que Philolaus, disciple de Pythagore, et CUantes de Samos, place le soleil au centre, et les planetes executant autour de lui leur double mouvement. 5 50 REFLEXIONS SUR l'hARMONIE DE l'uNIVEES. S° Celui enfin de Tycbo-Bi-ahe, de Knucksturp en Norw^ge, laisse, comme Ptolemee, la terre au centre, mais fait tourner le soleil autour d'elle, et Mercure, Venus, Mars, Jupiter et Satume, autour du soleil lui-m6me. Le systeme de Copemic est generalement adopte. Les etoiles sont a des distances immenses de I'espace o& se meuvent les planetes. Celles qui conservent entre elles la m6me distance prennent le nom Hitoiles fixes. On appelle constellation un groupe forme 6.' etoiles fixes. Les constellations apparentes sont au nombre de 108. On donne le nom de constellations zodiacales aux 12 sui- vantes qui forment le zodiaque : le Belier, le Taureau, les Ge- meaux ; — ^I'Ecrevisse, le Lion, la Vierge ; — ^la Balance, le Scor- pion, le Sagittaire ; — ^le Capricome, le Verseau, les Poissons. — EUes se composent de 1,144 etoiles. Parmi les astres, outre ces corps, U y en a d'autres qui appar- tiennent a notre systeme planetaire ; lis ne paraissent qu'a des 6poques differentes et ont une marche irreguliere ; ils sont souvent accompagnes d'une lumiere brillante, qu'on appelle queue ou dievelure : ce sont les comites. Generalement tous ces differents corps obeissent avec une exactitude, une regularite constante, a des lois dont la cause, pour fitre impenetrable a notre intelligence, n'en est pas moins digne de notre admiration. De ces lois deux sont connues : c'est le mouvement de projec- tion et le mouvement d! attraction. La projection tend a eloigner les planites du soleil. Jj attraction tend a dinger les planetes vers le centre du soleil. La combinaison constante de ces deux forces ou mouvements fait que les planetes, au lieu de suivre I'impulsion attractive qui les amait bris§es sur le soleil, des la formation des mondes, sui- vent un cours entre ces deux directions, et decrivent, en plus ou moins de temps, une ligne courbe autoitt du soleil. j . rEfuexioxs sur l'habmonie de l'univees. Je ne puis ouvrir les yeux sans admirer I'art qui eclate dans toute la nature : le moindre coup d'oefl sufiit pour apercevoir la main qui fait tout Qu'est-ce qui a donne a toute la natui-e des lois tout ensemble si constantes et si salutaires ; des lois si sim- ples, qu'on est tente de croire qu'elles s'etablissent d'elles-mfimes et si fecondes en eflFets utiles, qu'on ne pent s'empficher d'y re- DE LA TERKE ET DE LA MER. 51 connaitni \m ctre morveilleux ? D'ou nous vient In, conduite de cette machine universellc qui ti-a\'aille sans cesse pour nous, sans que nous y pensions '? A qui attribuerons-nous I'assemblage de tant de ressorts si profonds et si bien concertes, et de tant de corps, grands et petits, visibles et invisibles, qui conspirent ega- lement pour nous servir ? Le moindre atome de cette machine qui viendrait a se d&anger demonterait toute la nature. Les ressorts d'une montre ne sont point lies avec tant d'industrie et de justesse. Quel est done ce dessein si etendu, si suivi, si beau, si bienfaisant? La necessite de ces lois, loin de m'empfecher d'en chercher I'auteur, ne fait qu'augmenter ma curiosite et mon admiration. II fallait qu'une main Sgalement industrieuse et puissante mit dans son ouvrage un ordre egalement simple et fecond, constant et utile Plus on contemple sans prevention toute la nature, plus on y trouve partout un fonds inepuisable de sagesse qui est comme Tame de I'univers. Feni5lon DE LA TERRB BT DE LA MER. Le globe immense de la terre nous ofFre, a la surface, des hauteurs, des profondeurs, des plaines, des mers, des marais, des fleuves, des cavernes, des gouffres, des volcans ; et, a la pre- miere inspection, nous ne decouvrons en tout cela aucune regu- larite, aucun ordre. Si nous penetrons dans son interieur, nous y trouvons des metaux, des mineraux, des pierreries, des bitumes, des sables, des terres, des eaux, et des matieres de toute espece placees comme au hasard et sans aucune regie apparente. En examinant avec plus d'attention, nous voyons des montagnes afFaissees, des rochers fendus et brises, des contrees englouties, des iles nouvelles, des terrains submerges, des cavernes comblees; nous trouvons des matieres pesantes souvent posees sur des ma- tieres legeres, des corps dm-s environnfis de substances molles, des choses s^ches, humides, chaudes, froides, tiedes, friables, toutes mglees et dans une espece de confusion qui ne nous pre- sente d'autre image que celle d'un amas de debris et d'lm monde en ruine. Cependant nous habitons ces mines avec une entiere temerite ; les generations d'hommes, d'animaux, de plantes, se succedent sans interruption ; la terre fournit abondamment a leur subsis- tance ; la mer a des limites et des lois, ses mouvements y sont assujetis ; I'air a ses courants regies, les saisons ont leurs retours periodiques et certains, la verdure n'a jamais manque de succe- der aux frimas. Tout nous paralt 6tre dans I'ordre ; la terre, 52 DE LA TEREE ET DE LA MER. qui tout a I'heure n'etait qu'un chaos, est un sejour delicieux ou regnent le calme et rharmonie, ou tout est anime et conduit avec uue puissance et une intelligence qui nous remplissent d'admira- tion et nous elevent jusqu'au Createur. La mer. — La premiere chose qui se presente, c'est I'immense quantite d'eau qui couvre la plus grande partie du globe. Ces eaux cherchent toujours le niveau, et elles tendent perpetuelle- ment a I'equilibre et au repos. Cependant nous les voyons agitees par une forte puissance qui, s'opposant a la tranquillite de cet element, lui imprime un mouvement periodique et regie, souleve et abaisse alternativement les flots, et fait un balance- ment de la masse totale des mers en les remuant jusqu'a la plus grande profondeur. Nous savons que ce mouvement est de tous les temps, et qu'U durera autant que la lune et le soleil qui en sont les causes. Considerant ensuite le fond de la mer, nous y remarquons autant d'inegajites que sur la surface de la terre ; nous trouvons des hauteurs, des vallees, des plaines, des profondeurs, des ro- chers, des terrains de toute espece. Nous voyons que toutes les lies ne sont que les sommets de vastes montagnes qui sont presque a fleur d'eau ; nous y remarquons des courants rapides qui semblent se soustraire au mouvement general ; on les voit se porter quelquefois constamment dans la mfime direction, quelquefois retrograder et ne jamais exceder leurs limites, qui paraissent aussi invariables que celles qui boment les efforts des fleuves de la terre. La sont ces contrees orageuses oii les vents en fureur precipitent la tempfite, oii la mer et le ciel egalement agites se choquent et se confondent ; ici sont des mouvements intestins, des bouillonnements, des trombes, des agitations extra- ordinaires causees par des volcans dont la bouche submergee vomit le feu du sein des ondes, et pousse jusqu'aux nues une epaisse vapeur melee d'eau, de soufre et de bitume. Plus loin je vois ces gouffres dont on n'ose approcher, qui semblent atti- rer les vaisseaux pour les engioutir ; au dela j'aperpois ces vastes plaines toujoiu^ calmes et tranquUles, mais tout aussi dange- reuses, oii les vents n'ont jamais exerce leur empire, oii I'art du nautonnier devient inutUe, oii il faut rester et perir ; enfin, por- tant les yeux jusqu'aiix extremites du globe, je vois ces glaces enormes qui se detachent du continent des poles, et viennent comme des montagnes ilottantes voyager et se fondre jusque dans les regions temperees. Voila les principaux objets que nous offre le vaste empire de la mer : des milhers d'habitants de differentes especes en peu- plent toute I'etendue ; les uns, couverts d'ecailles leo-eres en traversent avec rapidite les differents pays ; d'autres, charges LEVER DU SOLEIL. 53 d'une epaisse coquille, se tralnent pesamment et marquent avec lenteur leur route sur le sable ; d'autres, a qui la nature a donn6 des nageoires en forme d'ailes, s'en servant pour s'elever et se soutenir dans les airs ; d'autres enfin, a qui tout mouvement a ete refuse, croissent et vivent attaches aux roohers ; tous trouvent dans cet element leur pature. Le fond de la mer produit abon- damment des plantes, des mousses et des vegetations encore plus singulieres ; le terrain de la mer est de sable, de gravier, souvent de vase, quelquefois de terre ferme, de coquillages, de rocbers ; et partout il ressemble a la terre que nous habitons. BUFFON. THfiORIE DE l'aITROBE. Les rayons qui se plient pour s'approcber de nous, passent au-dessus de nos tdtes avant de nous atteindre ; ils se refle- chissent sur les particules grossieres de Fair pour former d'abord une faible lueur, incessamment augmentee, qui annonoe et de- vient bientot le jour. Cette lueur est I'aurore. La lumiere decomposee peint les nuages, et forme ces couleurs brillantes qui precedent le lever du soleil : c'est dans ce phenomene colore de la refraction que les poetes ont vu la deesse du matin ; elle ouvre les portes du jour avec ses doigts de rose, et la fille de Fair et du soleil a son trone dans I'atmosphere. Si cette atmos- phere n'existait pas, si les rayons nous parvenaient en ligne droite, I'apparition et la disparition du soleil seraient instanta- nees ; le grand eclat du jour succSderait a la profonde nuit, et des tenebres epaisses prendraient tout a coup la place du plus beau jour. La refraction est done utile a la terre, non-seule- ment parce qu'elle nous fait jouir quelques moments de plus de la presence du soleil, mais parce qu'en nous donnant les cre- puscules, elle prolonge la duree de la lumiere ; et la nature a etabli des gradations pour preparer nos plaisirs, pour diminuer nos regrets. Nous voyons poindre le jour comma une faibla esperance ; il s'echappe sans qu'on y songe, et la lumiere se pard comma nos forces, comma la sante, las plaisirs, la vie meme, sans que nous nous en apercevions. Baillt LEVER DU SOLEIL. On le voit s'annoncer de loin par des traits de feu qu'il lance au-devant de lui. L'incendie augmente, I'orient paralt tout en flammes : a leur eclat, on attend I'astre long-temps avant qu'il 5* 54 LE d:6sert en AMfiRiauE. se montre ; a chaque instant on croit le voir parattre : on le voit enfin. Un point brillant part comme un 6clair, et remplit aussi- tot I'espace ; le voUe des tenebres s'efface et tombe ; I'homme reconnalt son sejour, et le trouve embelli. La verdure a pris, durant la nuit, une vigueur nouvelle ; le jour naissant qui I'eclaire, les premiers rayons qui la dorent, la montrent cou- verte d'un brillant reseau de rosee, qui refl§chit a I'oeil la lumiere et les couleurs. Les oiseaux en choeur se reunissent et saluent de concert le pere de la vie ; en ce moment pas un seul ne se tait. Leur gazouillement, faible encore, est plus lent et plus doux que dans le reste de la journee : il se sent de la langueur d'un paisible reveU. Le concours de tous ces objets porte aui sens une impression de fraicheur qui semble penetrer jusqu'a I'ame. II y a la une demi-heure d'enchantement auquel nul homme ne resiste : un spectacle si grand, si beau, si delicieux, n'en laisse aucun de sang-froid. t t u ° J. J. KOCSSEAU. LE DESERT EN AMlfeRIQTTE. Souvent dans les grandes chaleurs du jour, nous cherchions un abri sous les mousses du cedre ; presque tous les arbres de la Floride, en particulier le cedre et le ch6ne vert, sont couverts d'une mousse blanche qui descend de leurs rameaux jusqu'a terre. Quand la nuit, au clair de la lune, vous apercevez sur la nudite d'une savane une 3'euse isolee revfitue de cette draperie, vous croiriez voir im fantome trainant apres lui ses longs voiles. La scene n'est pas moins pittoresque au grand jour ; car une foule de papillons, de mouches brillantes, de colibris, de pemi- ches vertes, de geais d'azur, vient s'accrooher 4 ces mousses qui produisent alors I'efFet d'une tapisserie en laine blanche, oil I'ouvrier europeen aurait brode des insectes et des oiseaux eclatants. C'etait dans ces riantes hotelleries, prepares par le Grand- Esprit, que nous nous reposions a I'ombre. Lorsque les vents descendaient du ciel pour balancer ce grand cedre, que le cha- teau aerien bati sur ses branches allait flottant avec les oiseaux et les voyageurs endormis sous ces abris, que mille soupirs sor- taient des corridors et des voutes du mobile edifice ; jamais les merveiCes de I'ancien monde n'ont approche de ce monument du desert. Chaque soir nous allumions un grand feu et nous batissions la hutte du voyage avec une ecorce elevee sur quatre piquets. Si j 'avals tui une dinde sauvage, un ramier, un faisan des bois . LA CATAKACTE DU NIAGARA. 55 nous le suspendions devant le ch6ne embrase, au bout d'une gaule plantee en terre, et nous abandonnions au vent le soin de tourner la proie du chasseur. Nous mangions des mousses appelees tripes de roches, des ecorces sucrees du bouleau et des pommes de mais, qui ont le gout de la p6che et de la framboise. Le noyer noir, le sumac, I'erable, fournissaient le vin a notre table. Quelquefois j'allais chercher parmi les roseaux une plante dont la fleur allongee en cornet contenait un verre de la plus pure rosee. Nous benissions la Providence qui, sur la faible tige d'une fleur, avait place cette source limpide au milieu des marais corrompus, comme elle a mis I'esperanoe au fond des coeurs ulceres par le chagrin, comme elle a fait jaillir la vertu du sein des miseres de la vie. Chateaubeiand. LA CATARACTE DTI NIAGARA. Cette cataracte est formee par la riviere Niagara qui sort du lac Erie et se jette dans le lac Ontario. Sa hauteur perpendi- culaire est de cent quarante-quatre pieds. Depuis le lac Erie jusqu'au saut, le fleuve arrive toujours en declinant par une pente rapide, et, au moment de sa chute, c'est moins un fleuve qii'une mer dont les torrens se pressent a la bouche blante d'un goufire. La cataracte se divise en deux branches, et se oourbe en fer a cheval. Entre les deux chutes s'avance une lie, creusee en-dessous, qui pend avec tous ses arbres sur le chaos des ondes ; la masse du fleuve qui se precipite au midi s'arrondit en un vaste oylmdre, puis se deroule en nape de neige, et brille au soleil de toutes les couleurs. Celle qui tombe au levant descend dans une ombre effrayante : on dirait une colonne d'eau du deluge. Mille arcs-en-oiel se courbent et se croisent sur I'ablme. L'onde, frappant le roc ebranle, rejailht en tourbillons d'ecume qui s'elevent au-dessus des forSts, comme les fumees d'un vaste embrasement. Des pins, des noyers sauvages, des rochers tallies en forme de fantomes decorent la scene. Des aigles entratnes par le courant d'au- descendent en tournoyant au fond du gouffre, et les carcajoux se suspendent par leurs longues queues, au bout d'une branche abaissee, pour saisir dans I'abime les cadavres brises des elans et des ours. j^^ ^^^^^ felTPTION DU VfismrE. Le feu du torrent est d'une couleur funebre ; neanmoins, quand il brule les yignes ou les arbres, on en voit sortir une 56 LE CHEVAl.. flamme claire et brillante ; mais la lave meme est sombre, telle qu'on se repr6sente un fleuve de I'enfer ; elle roule lentement comme un sable noir de jour, et rouge de nuit. On entend, quand elle approche, un petit bruit d'etincelles, qui fait d'autant plus de peur qu'il est 16ger, et que la ruse semble se joindre k la force : le tigre royal arrive lentement, secretement, a pas comptes. Cette lave avance, avance, sans jamais se hater, et sans perdre un instant ; si eUe rencontre un mur eleve, un edi- fice quelconque qui s'oppose a son passage, elle s'arrete, elle amoncelle devant robstacle ses torrents noirs et bitumineux, et I'ensevelit enfin sous ses vagues brulantes. Sa marche n'est point assez rapide pour que les hommes ne puissent pas fuir devant elle ; mais elle atteint, comme le temps, les impnidents et les vieillards qui, la voyant venir lourdement et sUencieuse- ment, s'imaginent qu'il est aise de lui echapper. Son eclat est si ardent, que, pour la premiere fois, la terre se reflechit dans le ciel, et lui donne I'apparence d'un eclair contmuel ; ce ciel, a son tour, se reflete dans la mer, et la nature est embrasfie par cette triple image de feu. Le vent se fait entendre et se fait voir par des tourbUlons de flamme dans les gouffres d'oii sort la lave. On a peur de ce qui se passe au sein de la terre, et Ton sent que d'etranges fureurs la font trembler sous nos pas. Les rochers qui entourent la source de la lave sont couverts de soufre, de bitume, dont les couleurs ont quelque chose d'infemal. Un vert livide, un jaune brun, un rouge sombre, forment comme une dissonance pour les yeux et tourmentent la vue. Tout ce qui entoure le volcan rappelle I'enfer, et les descrip- tions des poetes sont sans doute empinmtees de ces heux. Mme. de StA£L. LB CHEVAl. La plus noble conqu^te que I'homme ait jamais faite, est celle de ce fier et fougueux animal, qui partage avec lui les fatigues de la guerre et la gloire des combats : aussi intr6pide que son maitre, le cheval voit le peril et I'afironte ; il se fait au bruit des armes, il I'aime, il le cherche, et s'anime de la m6me ardeur. II partage aussi ses plaisirs ; a la chasse, aux toumois, a la course, il brille, U etincelle. Mais, docile autant que courageux, il ne se laisse pas emporter i son feu ; U salt re- primer ses mouvements : non seulement il flechit sous la main de celui qui le guide, mais 11 semble consulter ses desirs ■ et LB CHIEN. 57 obeissant toujours aux impressions qu'il en reqoit, il se pr6cipite. se modere ou s'arrSte, et n'agit que pour y satisfaire. O'est une creature qui renonce si son 6tre pour n'exister que par la volonte d'un autre; qui sait meme la prevenir; qui, par la promptitude et la precision de ses mouvements, I'exprime et I'execute ; qui sent autant qu'on le desire, et ne rend qu'autant qu'on veut ; qui, se livrant sans reserve, ne se refuse a rien, sert de toutes ses forces, s'exc^de, et mfime meurt pour mieux obeir. BUFFON. LE CHIEN. Le chien, fidele a I'liomme, conservera toujours une portion de I'empire, un degre de superiorite sur les autres animaux ; il leur commande, il regne lid-m6me a la tSte d'un troupeau, il s'y fait mieux entendre que la voix du berger; la surete, I'ordre et la discipline sont le fruit de sa vigilance et de son activite ; c'est un peuple qm lui est soumis, qu'il conduit, qu'il protege, et contre lequel il n'emploie jamais la force que pour y maintenir la paix. Mais c'est surtout a la guerre, c'est cen- tre les animaux ennemis ou independants qu'eolate son courage, et que son intelligence se deploie tout entiere. Les talents naturels se reunissent ici aux qualites acquises. Des que le bruit des armes se fait entendre, des que le son du cor ou la voix du chasseur a donne le signal d'une guerre prochaine, bru- lant d'une ardeur nouvelle, le chien marque sa joie par les plus vifs transports ; il annonce, par ses mouvements et par ses cris, I'impatience de combattre et le desir de vaincre ; marchant en- suite en silence, il cherche a reconnaitre le pays, a decouvrir, a surprendre I'ennemi dans son fort ; il recherche ses traces, il les suit pas a pas, et, par des accents diflferents, indique le temps, la distance, I'espece, et meme I'age de celui qu'il pour- suit. Le chien, independamment de la beaute de sa forme, de la vivacite, de la force, de la legerete, a par excellence toutes les qualites interieures qui peuvent lui attirer les regards de I'homme. Un naturel ardent, colere, m6me feroce et sangui- naire, rend le chien sauvage redoutable a tous les animaux, et cede, dans le chien domestique, aux sentiments les plus doux, au plaisir de s'attacher et au desir de plaire ; il vient en rampant mettre aiix pieds de son mattre son courage, sa force, ses ta- lents ; il attend ses ordres pour en faire usage ; il le consulte, il I'interroge, il le supphe : un coup d'oeil suffit, il entend les 58 LE CHAT. signes de sa volontS. Sans avoir, comme I'homme, la lumi^re de la pensee, il a toute la chaleur du sentiment ; il a de plus que lui la fidelite, la Constance dans ses afifections ; nuUe ambition, nul inter6t, nul desir de vengeance, nulle crainte que celle de deplaire ; il est tout zele, tout ardeur et tout obeissance ; plus sensible au souvenir des bienfaits qu'a celui des outrages, il ne se rebute pas par les mauvais traitements ; il les subit, les oubUe, ou ne s'en souvient que pour s'attacher davantage ; loin de s'irriter ou de fuLr, U s'expose de lui-m6me a de nouvelles epreuves ; il lecbe cette main, instrument de douleur qui vient de le frapper ; U ne lui oppose que la plainte, et la desarme enfin par la patience et la soumission. j Le chat est un domestique infid^le, qu'on ne garde que par necessite, pour I'opposer a un autre ennemi domestique encore plus incommode, et qu'on ne peut chasser ; car nous ne comp- tons pas les gens qui, ayant du gout pour toutes les betes, n'ele- vent les chats que pour s'en amuser ; I'un est I'usage, I'autre I'abus ; et quoique ces animaux, surtout quand ils sont jeimes, aient de la gentillesse, ils ont en mfime temps une malice innee, un caractere faux, im naturel pervers, que I'age augmente encore, et que I'education ne fait que masquer. De voleurs determines ils deviennent seulement, lorsqu'Us sont bien eleves, souples et flatteurs comme les fripons ; ils ont la m6me adresse, la m6me subtilite, le meme gout pour faire le mal, le mfime penchant a la petite rapine ; comme eux, Os savent couvrir leur marche, dissimuler leur dessein, epier les occasions, at- tendre, choisir, saisLr I'instant de faire leur coup, se derober ensuite au chatiment, fuir et demeurer eloignes jusqu'a ce qu'on les rappelle. lis prennent aisement des habitudes de socifite, mais jamais des moeui-s ; ils n'ont que I'apparence de I'attache- ment ; on le voit a leurs mouvements obliques, a leurs yeux equivoques ; ils ne regardent jamais en face la personne aimee ; soit defiance ou faussete, ils prennent des detours pour en ap- procher, pour chercher des caresses auxquelles ils ne sont sensi- bles que pom- le plaisir qu'elles leur font. Bien different de cet animal fidele dont tous les sentiments se rapportent a la per- sonne de son maitre, le chat paraft ne sentu- que pour soi, n'aimer que sous condition, ne se prater au commerce que pom- en abuser ; et, par cette convenance de naturel, il est moins in- LE SERIN ET LE ROSSIGNOL. 59 compatible aveo I'homme qu'aveo le chien, dans lequel tout est sincei-e. Les jeunes chats sont gais, vifs, jolis, et seraient aussi tr^s- propres a amuser les enfants, si les coups de pattes n'etaient pas a craindre; mais leur badinage, quoique toujours agreable et 16ger, n'est jamais innocent, et bientot il se tourne en malice habituelle ; et, comme ils ne peuvent exercer ces talents avec quelque avantage (fae sur les plus petits animaux, ils se mettent a I'affut pres d'une cage, ils epient les oiseaux, les souris, les rats, et denennent d'eux-m^mes, et sans y 6tre dresses, plus habiles a la chasse que les chiens les mieux instruits. Leur naturel, ennemi de toute contrainte, les rend incapables d'une education suivie. Ils n'ont aucune docilite, ils manquent aussi de la finesse de I'odorat, qui, dans le cbien, sont deux qualites eminentes ; aussi ne poursuivent-ils pas les animaux qu'ils ne voient plus ; ils ne les chassent pas, mais ils les attendent, les attaquent par surprise, et, apres s'en etre joues long-temps, ils les tuent sans aucune neoessite, lors meme qu'ils sont le mieux nourris, et qu'ils n'ont aucun besoin de cette proie pour satis- faire leur appetit. t LE SERIN ET LE ROSSIGNOL. Si le rossignol est le chantre des bois, le serin est le musicien des chambres ; le premier tient tout de la nature, le second par- ticipe a nos arts. Avec moins de force d'organe, moins d'eten- due dans la voix, moins de variete dans les sons, le serin a plus d'oreille, plus de facilite d'imitation, plus de memoire ; et comme la difference du caractere, surtout dans ces animaux, tient de tres pres a celle qui se trouve entre leurs sens, le serin, dont I'ouie est plus attentive, plus susceptible de recevoir et de con- server les impressions etrangeres, devient aussi plus social, plus doux, plus familier : il est capable de connaissance, et meme d'attacbement ; ses caresses sont aimables, ses petits depits in- nocens, et sa colore ne blesse ni n'offense. Ses habitudes natu- relles le rapprochent encore de nous : il se nourrit de graines comme nos autres oiseaux domestiques ; on I'elSve plus aisement que le rossignol qui ne vit que de chair ou d'insectes, et qu'on ne peut nourrir que de mets prepares. Son education, plus facile, est aussi plus heureuse ; on I'eleve avec plaisir, parce qu'on I'instruit avec succes ; il quitte la melodie de son chant naturel, pour se prfiter a I'harmome de nos voix et de nos instru- mens. II applaudit, il accompagne et nous rend au dela de ce qu'on peut lui donner. 60 LE POULBT. Le rossignol, plus fier de son talent, semble vouloir le con- server dans toute sa purete ; au moins parait-il faire assez peu de cas des n6tres : ce n'est qu'avec peine qu'on lui apprend a repeter quelques unes de nos chansons. Le serin pent parler et siffler ; le rossignol meprise la parole autant que le sifflet, et re- vient sans cesse £i son briUant ramage. Son gosier, toujours nouveau, est un chef-d'oeuvre de la nature auquel I'art humain ne peut rien changer ni ajouter ; celui du serin est un modele de graces, d'une trempe moins ferme, que nous pouvons modifier. L'lm a done bien plus de part que I'autre aux agremens de la soci6t6 : le serin chante en tout temps, il nous recree dans les jours les plus sombres, il contribue m6me a notre bonheur, car il fait I'amusement de toutes les jeunes personnes, les deUces des recluses ; il charme au moins les ennuis du clottre, porte de la galt6 dans les &mes innocentes et captives. -r^ meme LE POULET : PAR CARMONTELLE. PEK80NNAGES. M. D'Orville. I La Brie, } , ■ j mr jy^ •„ M. Fremont, midecin. \ Comtois, ( '"«"<■" "^ ^- ^Orville. Le tlUdtre reprdsente un salon, SCilNE I. M. d'oetille, comtois, la bkie. M. If Orville. Parbleu, cette medecine-la m'a bien fatigue. Je meurs de faim. Et mon poulet, La Brie ? Za Brie. Monsieur, vous allez I'avoir tout-a-l'heure. M. D' Orville. Pourquoi Comtois n'y est-il pas alM ? Comtois. Monsieur, il fallait bien 6tre aupr^s de vous pour vous habiller. Nous allons mettre le convert. M. i>' Orville. lis n'en finiront pas ! Est-ce qu'il ne peut pas faire tout cela seul ? Allons, va-t'en. Comtois. J'y vais, j'y vais. M. D' Orville. Je tombe d'inanition. Donne-moi im fauteuil, (77 s'assied.) Allons, finis done. La Brie, Je vais mettre la table devant vous. (Il Vapproche.) Je m'en vais chercher du pain. M. V Orville. Je crois qu'ils me feront mourir d'impatience. La Brie. D^ployez toujours votre serviette, pour ne pas perdre de temps. LE POULET. 61 SCENE IL M. b'oktille {seul). Je n'en puis plus. Je m'endors de fatigue et de faiblesse. (77 a'endort, et rcmjle.) SCfcNE III. M. d'ortille, la bro:, comtois {portant le poidef). La Brie. Apporte du pain. Comtois. II y en a la. J'apporte le poulet. Quoi ! il dort deja? La Brie. Je ne fais pourtant que de le quitter. Comtois. Mais son poulet va refroidir. Reveille-le. La Brie. Moi ? je ne m'y joue pas ; il crierait comme un aigle. Comtois. Comment ferons-nous ? La Brie. Je n'en sais rien ; cela nous fera diner k je ne sais quelle heure, et je meurs de faim. Comtois. Et moi aussi ; ma foi, je m'en vais I'eveiUer. La Brie. Tu n'en viendras jamais a bout. Comtois {criant). Monsieur ? La Brie. Oui, oui. Vois comme il remue ; il n'en ronfle que plus fort. Comtois. Quel diable d'homme ! Coupe le poulet : en cas qu'il se reveille, ce sera toujours autant de fait. La Brie. Oui ; et il sera plus froid ; je ne m'y joue pas. Co7ntois. Ell bien, je m'en vais le couper, moi. {II coupe une cuisse.) Tiens, vois comme cela sent bon. La Brie. Je n'ai pas besoin de sentir pour avoir encore plus de faim. Comtois. Ma foi, j'ai envie de manger cette cuisse-la. M. Fremont lui a ordonne de ne manger' qu'une aile ; il n'y prendra peut-6tre pas garde. (// mange la cuisse.) Ma foi, elle est bonne. Je m'en vais boire un coup. Donne-moi un verre. {II se verse a boire, et boit.) La Brie. Et s'il se reveille ? Comtois. Eh bien, il me chassera, et je m'en irai. La Brie. Ah ! tu le prends sur ce ton-la ! Oh ! j'en ferai bien autant que toi. Allons, allons, donne-moi I'autre cuisse. Comtois. Je le veux bien : nous serons deirx centre lui ; il ne saura lequel renvoyer. Tiens. {II lui donne V autre cuisse.) La Brie. Donne-moi done du pain. 6 62 LE POULET. Comtois. Tiens, en voila. La Brie. Ma foi, tu as raison, ce poulet est excellent. Mais je veux boire aussi. Comtois. Eh bien, bois. Je songe a une chose : comme il ne doit manger qu'une aile, il ne m'en coutera pas davantage de manger I'autre. Je m'en vais en mettre une sur son assiette. {II mange.) La Brie. C'est bien dit. Donne-moi le corps. Comtois. Ah ! le corps ! c'est trop ; je m'en vais te donner le croupion. {lis mangent tous les deux.) La Brie. Cela ne vaut pas I'aile. Comtois. Mange, mange toujours. La Brie. Buvons aussi. Comtois. Aliens, a ta sante. La Brie. A la tienne. {lis boivent.) Comtois. Ce vin-la est bon. Quoi ! tu manges le haut du corps ! La Brie. Comtois. La, Brie. Comtois. toi. La Brie. Comtois. La Brie. Comtois. La Brie. Comtois. La Brie. Ma foi, oui. Oh ! je m'en vais manger son aile. Attends done. Je suis ton serviteur : je veux en avoir autant que Tu es bien gourmand. Tu ne I'es pas, toi ? Ah 9^, buvons, buvons. Prends ton verre. {Us boivent.) A present, que ferons-nous quand il s'eveillera ? Je n'en sais rien. Buvons pour nous aviser. II ne reste plus rien dans la bouteille. Non ? Et que dira dame Jeanne quand elle verra la bouteUle vide ? Comtois. Et les restes du poulet ? La Brie. Ma foi, eUe dira ce qu'elle voudra. Attends, le voila qui remue. Comtois. Comment ferons-nous ? que dirons-nous ? La Brie. Tiens, mets tous les os sur son assiette, et dis comme moi. Comtois. Oui, oui ; ne t'embarrasse pas. La Brie. Paix done ! M.B'Orville {se frottant les yeux). Eh bien, qu'est-ce que vous faites la, vous autres ? La Brie. Monsieur, nous attendons. {A Comtois.) Rince son verre, et mets de I'eau dedans. M. D' Orville. Eh bien, ces coquins-la ne veident done pas me donner mon poulet ? LE PODLET. 63 La Brie. Votre poulet, monsieur ? M. D' Orville. Om. Comment I depuis deux heures que j 'attends ! La Brie. Que vous attendez, monsieur ? Vous badinez ; il est bien loin. M. D' Orville. Comment bien loin ? Qu'est-ce que cela veut dire ? La Brie. Tenez, monsieur, regardez devant vous. M.B' Orville. Quoi! La Brie. Vous ne vous souvenez pas que vous I'avez mange ? M. B' Orville. Moi ! La Brie. Oui, monsieur. Comtois. Monsieur a dormi depuis. M. Z*' Orville. Je n'en reviens pas ! Je I'ai mange ? La Brie. Oui, monsieur, et vous n'avez rien laisse ; voyez. M. D' Orville. Je I'ai mang6 ! C'est incomprehensible ! et je meurs de faim ! Comtois. Cela n'est pas etonnant, vous n'aviez rien dans le corps ; cela a passe tout de suite en dormant. M. D' Orville. Mais je voudrais boire un coup, du moins. La Brie. Vous avez tout bu. Nous ne vous avons jamais vu une soif et un appetit pareils. M. D' Orville. Je le ci-ois bien ; car je I'ai encore. Comtois. C'est surement la medecine qui fait cela. Mon- sieur veut-il son verre d'eau ? M. B' Orville. Un verre d'eau ? Comtois. Oui, pour vous rincer la bouche ; parce que nous irons diner, nous, apres cela. M. D' Orville. Je n'y comprends rien. {II se rince la bouclie.) La Brie {d Comtois, has). Tu vois bien que dame Jeanne n'aura rien a dire non plus. SCfcN"E IV. M. d' ORVILLE, M, FEEMONT, LA BBIE, COMTOIS. La Brie (annonfant). M. Fremont. M. Fremont. Eh bien, la medecine depuis ce matin ? M. B' Orville. Ah, monsieur, elle m'a donne un appetit devorant. M. Fremont. Tant mieux ; cela prouve qu'elle a balaye le reste des humeurs. Comtois. C'est ce que nous avons dit a monsieur. M. B' Orville. Mais, monsieur, je meurs de faim. 64 LE POULET. M. Frimont. N'avez-vous pas mange votre aile de poulet, comme je vous I'avais ordonne ? La Brie. Bon ! monsieur a bien mieux fait, U a mange le poulet tout entier. M. Fremont {en colire). Le poulet entier ? Comtois. Et bu sa bouteille de vin. M. Fremont. Sa bouteille de vin et un poulet ! M. D' Orville. Eh, monsieur, je mourais de faim. M. Fremont (en colire). Vous mouriez de faim ! Vous n'fetes pas plus raisonnable que cela ? M. D' Orville. Eh, monsieur, c'est comme si je n'avais rien mange ! je me sens toujours le m6me besoin. M. Fremont (en colire). Le meme besoin ! N'fites-Tous pas honteux ? Ne voyez-vous pas que ce sont vos entrailles qui sont irritees ? M. V Orville. Mais, monsieur, consid6rez. . . M. Frimont (en colire). Je vous ordonne une aile de poulet, et aUez, aUez, monsieur ; avec une intemperance comme celle-la, vous ne meritez pas qu'on s'attache a vous, et qu'on en prenne soin. M. B' Orville. Mais, je vous prie. . . M. Frimont. Non, monsieur ; il faut vous mettre a la diets pendant huit jours. M. B' Orville. Ah! monsieur Fremont! M. Frimont. A I'eau de poulet. M. B' Orville. A I'eau de poulet ? M. Frimont. Oui, si vous ne voulez pas avoir une maladie epouvantable, une inflammation ! ou bien je ne vous verrai plus, je ferai mieux. M. B' Orville. Quoi, monsieur Fremont, vous poiuriez m'a- bandonner ? M. Frimont. Oui, monsieur, si vous ne faites tout ce que je vous dirai. M. B' Orville. Mais, monsieur, rien que de I'eau de pou- let?.... M. Frimont. Ah I vous ne voulez pas ! Adieu, monsieur. M. B' Orville. Et non, monsieur, j'en prendrai. AUez- vous-en tous deux, dire qu'on en fasse tout-a-l'heure. La Brie. Oui, monsieur. M. Frimont. Non pas pour aujourd'hui ; de I'eau de chien- dent seulement. M. Z>' Orville. De I'eau de chien-dent ? M. Fremont. Oui, monsieur, U faut laver. M. B Orville. Et vous reviendrez ? M. Fremont. A cette condition-la. LE SIPPLET. 65 M. -D' Orville. Si vous me le promettez, je ferai tout oe que vous voudrez. Je vais vous suivre jusqu'a ce que vous m'ayez donne votre parole. M. Fremont. Nous verrons comment vous vous conduirez. {lis sortent.) LB SIFFLBT. J'etais enfant, j'avais sept ans au plus lorsqu'un beau jour da fete je sentis, grace a mes parents, ma poche pleine de gros sous. Je me dirige droit vers une boutique ou Ton vendait des joujoux ; un autre petit garpon me croise en chemin; il tenait un sifflet dont le son me cbarma ; aussitot je lui ofire en echange tout mon petit pecule. Je reviens a la maison, et je cours sifflant de chambre en chambre enchante de mon sifflet, qui produisait un eflfet beau- coup moins agreable sur le reste de la famille. Ce fut a qui de mes freres, de mes soeurs, de mes cousins, en apprenant mon marche, me repeterait que j'avais paye quatre fois plus qu'il ne fallait ; ce fut a qui me detaillerait avec le plus de complaisance toutes les belles choses que j'aurais pu avoir avec I'argent que j'avais perdu la. lis se moquerent si bien de ma sottise, que je pleural de depit, et la reflexion me donna plus de chagrin que le sifflet ne m'avait donne de plaisir. Cat accident, qui fit impression sur mon esprit, me fut pour- tant dans la suite de quelque utilite. Chaqua fois que je me sentais la tentation d'acbeter quelque babiole suparflue, je me disais a part moi : ce serait payer trop eher le sifflet, at je sauvais ainsi mon argent. Devenu grand gar9on, et lance dans le monde, j'obsarvai les actions des hommes, et je m'aper^us qua de tamps en tamps j 'an rancontrais qui avaient pay 6 trop cher le sifflet. Lorsque je voyais un courtisan pourchasser une miserable distinction, at dans ce but consumer son temps a assister assi- dument a des levers, pardre repos, liberte, vertu et paut-etre ses amis, ja repetais a part moi : cet homme paie trop cher son sifflet. En rancontrai-je un autre avida da popularite, se jetant k corps perdu dans las luttes politiques, negligeant pour elles ses propres aifaires, et conduit a la misSre par catte negligence, je me disais encore : il paie trop cher son sifflet. Sa presantait-il un avare, se refusant jusqu'aux necessit6s de la vie, renonpant au bonheur de faire du bien, a I'estima de sas concitovens et aux doucaxirs da I'amitie, pour la plaisir d'entasser 6* 66 l'^difice social. un tresor : pauvre homme ! disais-je ; en virite, vous payez trop cher votre sifflei. Avais-je au contraire affaire a un homme de plaisir, sacrifiant tout noble perfectiomiement de I'Sme, et meme jusqu'au soin de sa fortune a des jouissances grossieres : vous vous trompez, mon cher, lui disais-je ; vous vous procurez des peines au lieu de plai- sirs ; vous payez trop cher votre sifflet. Si j'en voyais un autre courir apres de beaux habits, de beaux meubles, de beaux equipages, tout cela au-dessus de sa condi- tion, et pour se les procui-er contractant des dettes et allant mourir en piison: Mla^! disais-je, il a pay6 cher, Men cher son sifflet. Enfin j'ai concju que les plus grands malheurs qui assiegent les hommes ne proviennent que de la fausse estimation qu'ils font de la valeur des choses, et de ce qu'ils paient trop cher leurs dfflets. ^EA^•KLIN. L'ilDIFICE SOCIAL. PROPRlfir^ DES BIENS. Quand le monde ne coraptait que peu d'habitants, chacun se contentait, pour tous biens, de ce qui suffisait a ses besoins du jour : les fruits que la terre avait donnes d'eUe-mfime, la proie qu'd rapportait de la chasse. PROPKI^Tfi TERRITORIALE. Mais la terre ne donne pas des fruits en toute saison ; toute saison n'est pas favorable a la chasse. Les hommes durent songer a s'assurer des moyens de subsistance plus reguliers. lis apprivoiserent certains animaux : le boeuf, le mouton, la chevre, le lapin, le oochon, la poule, le canard, I'oie, le pigeon, etc. II les rassemblerent autour d'eux, en prirent soin, les ele- verent pour se nourrir de leur chair, en tirer du lait, de la laine, des oeufs. Ce fut le commencement de la vie pastorale. Bien- tot cette vie errante de paturage en paturage leur parut penible ; ils se mirent a defricher des champs, a les labourer, a les ense- mencer, a taiUer les arbres, a les greffer, a cultiver les legumes ; d^s lors ils s'attacherent au m6me lieu ; ils apprirent a conserver pour I'hiver une partie de leurs recoltes ; Us construisirent des maisons, continrent les fleuves dans leur lit, ouvrirent des routes. E etait juste que I'homme qui avait defriche un champ en coa- serv&t I'usage pour lui et sa famille, c'est-a-dire en acquit la l'^difice social. 67 proprieU, et put, apres sa mort, le laisser en heritage a ses enfants. PROPRI^Tfe INDUSTRIKLLE. L'agrioulture n'est pas le seul moyen d'acquerir la propriety ; a I'exception de quelques fruits, les biens de la nature nous sont donnes dans un Stat brut. lis reclament encore un long tra- vail avant de pouvoir servir a nos besoins. Le chanvre, par exemple, dans I'etat oii le champ le donne, ne serait bon qu'a bruler. L'homme le recolte quand il est mur, I'etend sur un pre ou le met dans I'eau pour le faire rouir, apr^s quoi il fait secher les tiges au soleil. II les teille sous le brisoir, et les bat, de maniere que les chenevottes tombent et qu'il ne reste que la fibre depouillee. On peigne cette fibre afin de separer la partie grossiere et ligneuse de la partie fine et moelleuse. On reunit celle-ci en masses, dont les femmes chargent leurs quenouilles et qu'elles filent. Le tisserand dispose ce fil sur son metier et en fait de la toile. D'autres personnes consent cette tode en draps de lit et autres objets de lingerie. Cette suite de preparations que tous les produits reclament plus ou moins, est I'ouvrage de I'mdustrie. Ceux qui ont mis la leur travail doivent en trouver la compensation. La fileuse, le tisserand, la lingere, aoquierent un droit de propriety sur le chanvre travaille par eux, aussi bien que le laboureur qui I'a seme et recolte. LES ARTS MfiCANIQUES ET LES METIERS. A I'epoque ou I'industrie etait dans I'enfance, chacun devait faire chaque chose lui-mSme, cultiver son champ, fabriquer un hoyau, une faux, preparer la charpente de sa maison, coudre ses habits, enfin tout faire. C'etait de quoi I'exceder. Ayant trop a faire il ne pouvait rien faire de bien. A peine avait-il le temps de pourvoir a ses besoins, il ne lui en restait point pour faire quelques progres dans les arts et moins encore dans les sciences. Cependant, peu a peu, certains hommes s'appliquerent £i cer- tains metiers. L'un s'ocoupa de culture, I'autre de fabrication. Celui-ci se chargea de la preparation des ahments, cet autre de I'habillement, cet autre du logement, cet autre de ce qui pent assurer la security. Plus une societe se civilise, et plus on voit se subdiviser le travail. Chacun gagne davantage et le travail lui-mSme est mieux fait, car celui qui fait constamment la mSme chose, apprend a la bien faire. De la ce grand nombre de metiers que vous voyez parmi nous. Quiconque exerce un de ces metiers a droit a une com- 68 l'bdIFICE SOCIAIi. pensation. C'est avec justice qu'il acquiert droit de propriete sur I'objet auquel U a applique son travail. LB COMMERCE. Mon champ produit du bl6 ; vous possedez une vigne. Je vous cede une partie de mon ble, et vous me donnez en 6change une partie de votre vin, et de la sorte nous avons I'un et I'autre le pain et la boisson. La France produit beaucoup de vins, I'fle de la Martinique beaucoup de cafe ; la France envoie des tonneaiix de vin a la Martinique, qui lui envoie en retour des ballots de cafe. J'ai recueilli la laine de mon troupeau, mais je ne sais pas la tra- vaUler. Je vous la cede ; vous la lavez, la cardez, la filez, la tissez, et vous en faites un manteau pour vous et un pour moi. Le commerce ne consista d'abord qu'en echanges. Lorsque dans votre enfance il vous anivait de donner i un camarade une pomme en echange d'lm jouet, vous faisiez le commerce. Au- jourd'hui, au lieu de la pomme et du jouet, vous vous servez de I'argent. Pour faciliter les echanges, on a invente les monnaies, pieces de metal d'un poids et d'une forme determines et qui doivent porter telle .empreinte. Elles servant de mesure com- mune pour determiner la valeur de tous les objets et des travaux en tout genre. Je veus du drap, mon argent a la main je vais chez le marchand pour Vacheter. Nous convenons du prix, et il me le vend. J'ai besoin que quelqu'un me rende tel ou tel service auquel il n'est point oblige ? Je conviens avec lui d'un salaire ; il me rend le service, et je le paie. Celui qui m'a vendu le drap ou qui m'a rendu le service, acquiert la propriitA du prix ou du salaire. Si, apres avoir re9U de lui le drap ou le service, je refuse de le payer, je commets un vol. Si le marchand me trompe sur la qualite de la mar- chandise ou sur sa valeur, il vole. Celui qui n'accorde pas un salaire proportionne a la peine qu'a coutee le service rendu commet im vol. LES PROFESSIONS. II reste encore d'autres fonctions a remph'r dans la societe. Elle a besoin du medecin pour gueiir, de I'avocat pour faire valoir notre bon droit, du professeur pour nous donner de I'in- struction, de I'ecclesiastique pour presider au culte, du magistrat pour decider qui a tort ou raison, du soldat pour veiller a la defense commune et d'autres encore. Ne travaillent-Us pas tous a I'utihte commune ? il est done juste que tous obtiennent une compensation. l'^difice social. 69 „. * Les diiKrents travaux qui donnent droit t la propri^t6 peuvent se diviser en arts ou metiers et en professions. Les arts ou m(5tiers peuvent se repartir en trois dasses ; 1°. Ceux qui s'appliquent a, la production dea matitoes premiferes ; la chasse, la p6che, I'agriculture, les travaux des mines, c'est-ii-dire I'extrac- tion de la pierre, du sel, de la houille, des m^taux. 2°. Ceux qui s'appliquent aux besoins, aux commodit^s, aux objets d'agr^ment. 3°. Le commerce, qui comprend la vente, le transport, ou I'tehange des marchandises ou de I'argent. Parmi les professions, certaines exercent una action diri<;eante, comma ceUes qui tiennent & I'enseignement, k la legislation, aux sciences, ii I'Slo- quence, aux belles-lettres. D'autres exercent une action i'assistance, comma la m^decine, la chirur- gie, la pharmacie. D'autres exercent una action de repression, comme callas qui tiennent k la magistrature et k la force pubUque. An sommet de I'^difica social, 11 faut placer la religion avec les ministres du culte. LES CONTRATS. La loyaute est la base des promesses et des contrats. La promesse est la declaration de vouloir faire ou dormer quelque chose. La promesse exprimee de vive voix ou par ecrit et acceptee par celui a qui Ton promet, prend le nom de contrat ; on appelle conventions ou clauses les conditions qui reglent le contrat. Je promets de te faire present d'une montre : c'est une donation. Je promets de te donner un paquet de plumes si tu me donnes un canif : c'est un ichange, un tree, un marchi. Je promets de t'abandonner mon champ a cultiver, ma mai- son a habiter, mon cheval ou mon bateau pour que tu t'en serves en voyage, a condition que tu me donneras la moitie de la recolte de mon champ, ou tant par jour ou par annee. C'est ce qu'on appelle affermer, louer, noliser. Je te promets vingt metres de drap a condition que tu me paieras quinze francs pour chaque metre : c'est une vente. Je te donne un hvre que tu me rendras quand tu I'auras lu, c'est un prit. Souvent on prfite de I'argent, tu le repois et tu t'en sers, tu fais vm benefice; moi oependant qui te I'ai prfite j'aurais pu en tirer profit ; il est done juste que tu me paies un loyer pour mon argent ; ce loyer revolt le nom A'int^rH. Quand I'homme a qui je pr6te mon argent ne m'inspire pas une con- fiance parfaite, j'exige qu'il me donne quelque objet en gage ; ou, s'il possede un champ, une maison, j'inscris sur les registres publics ma creance a prelever sur le prix de son champ ou de 70 l'^difice social. sa maison, c'est ce qu'on appelle hypotMque ; ou j'exige qu'un autre soit rupondant ou caution, c'est-a-dire promette de payer si le debiteur vient a faillir. Les contrats peuvent aussi avoir poxir objet un service per- sonnel. Tu me serviras de domestique, et je te paierai des gages ; je t'emploie comme ouvrier, je te pais un salaire. Je donne des honoraires a mon maitre pour qu'il me donne le plus grand des biens, I'instruction. L'employe regoit des appointe- menis en echange de son temps qu'il donne au bien public ; le soldat revolt une paye ou solde pom- assurer la tranquillite do I'Etat. LA SOCI^Tfi CIVILE. Le but des bommes en se rfiunissant en soci^t6 est d'assurer la tranquillite et la prosperite commune. lis y consacrent leurs forces physiques et morales. Pour que ces forces conoourent toutes au mfeme resultat, elles ont besoin d'une direction uni- que : cette direction s'appelle gouvemement, action de gou- vemer. Parmi les bommes, U y en a de bons et de mecbants, de faibles et de forts, d'instruits et d'ignorants, de simples et de fripons. II importe done de reoompenser les sages et de re- primer les malfaiteurs, de proteger les faibles contre les puis- sants, de repandre les connaissances, de dejouer les fraudes, de punir les crimes. C'est la ce qui s'obtient par la society civile, reunion d'hommes foi-mee dans le dessein de s'entr'aider recipro- quement et de prevenir le mal. L'homme qui fait partie de la societe civile s'appelle citoyen ; dans cet etat, les bommes gagnent cbaque jour en faculte et en bien-6tre, grace a la direction don- nee par le gouvemement. LE GOUVERNEMENT. On appelle gouvemement la reunion des bommes en qui reside le droit de faire les lois et de veiller a leur execution. La loi est une regie publi^e par I'autorite legitime, et qui oblige tons les citoyens a certaines choses ou qui leur en defend d'autres, dans le but d'assurer la conservation et le perfectionne- ment de tous. On appelle code le livre qui contient la reunion des lois. Le pouvoir qu'a le gouvemement de faire les lois reQoit le nom de pouvoir Ugislatif. La loi menace celui qui la viole d'un chatiment qui reqoit le nom de condamnation ou peine, et que Ton inflige a celui qui fait mal pour I'empeober de recommencer et detourner les autres de I'envie de I'imiter. Afin de proteger les citoyens et punir quiconque a viole leui-s droits, le gouvemement a besoin d'une l'^difioe social. 71 force, c'est-a-dire de soldats,. de prisons, de miiisons de d6ten- tion. Le pouvoir qu'cxeroe alors le gouvernement re9oit le nom de pouvoir exicutif. Quand ime loi a ete violee, il faut rechercher celui qui a viole la loi, s'il I'a violee mechamment ou sans intention et quelle peine il a m6ritee. Lorsqu'entre deux citoyens s'eleve une con- testation au sujet du droit de propriSte, ou au sujet d'un contrat, et que tous deux croient avoir raison, ils sentent le besoin de recourir a un tiers qui prononce sans passion et avec connais- sance de cause, et qui puisse faire executer le jugement rendu. Ce pouvoir reqoit le nom de pouvoir judiciaire et s'exercent dans les tribunaiix par des^M^'e* qui rendent des arrets ou juge- menis. On qualifie les jugements de criminels quand ils appli- quent une peine, de civils quand ils prononcent sur une question d'interSt. Powr aocomplir sa tache, le gouvernement a besoin d'argent, et, coirime la depense toume a I'utilite de tous, il est juste que tous contribuent a I'acquitter. Cet argent se preleve sur cta- que citoyen en proportion de sa fortune. Ce sont les contribu- tions, tant fonciire que mobiliire (o'est-a-dire celles qui sont etablies sur les fonds de ten-e, les maisons, et celles qui le sont sur le mobilier que Ton evalue en raison du loyer de I'apparte- ment) ; les impdts indirects, droits de douanes et d'octroi, qui se prelevent sur les denrees et marchandises prinoipales, au lieu de fabrication, a I'entree ou a la sortie du royaume, et a I'entree des prinoipales villes. DROIT DES GENS. Le gouvernement a plus a faire que veiller a la paix interieure, il defend I'Etat contre les ennemis et traite avec les gouveme- ments des pays etrangers. La rSgle de oonduite d'un peuple vis-a-vis un autre peuple doit 6tre celle de tout simple partiou- lier vis-a-vis son prochain, ne pas faire a autrui ce qu'on ne voudrait pas qu'il vous fut fait, et faire ce qu'on voudrait qu'il vous fit ; 6tre juste, bienveillant, fidele a sa parole. Les devoirs et les droits des nations entre elles constituent ce qu'on appelle le droit des gens. Chaque gouvernement envoie des ambassadeurs aux autres nations, conclut des traites avec elles, fait la guerre et la paix. La guerre est la plus triste des necessites. Elle n'est juste que lorsqu'on la fait pour se defendre dans un danger extrfime, ou pour eviter d'y tomber. Le gouvernement qui la fait pour satis- faire un caprice, pour etendre sa domination, pour ravii' les droits a un autre gouvernement, ou s'opposer a leur exeroioe, est un assassin. Le sang des milliers de victimes, le cri de tant 72 LIBERTY. IND^PENDANCE. de veuves, de tant d'orphelins, I'afjiiction des parents prives du soutien de leur vieillesse, la misere de tant de malheureux qui ont \'u leurs champs devastes ; leurs maisons consumees, la paix du monde troublee, sont autant de voix qui orient sur le conque- rant: "Malediction! malediction!" DBS DIFP:fiRENTS GOUVERNEMENTS. Quand le pouvoir de faire les lois est confie a un seul, le gouvernement prend le nom de mmiarchie ; et le chef de I'Etat reijoit le nom d'empereur, de roi, de due, de prince. Si le pouvoir reside dans I'ensemble des citoyens, ou dans des repr6sentants elus par eux, le gouvernement prend le nom de democratie, r^puhlique dirrwcratiqv£. Si le pouvoir reside dans une partie seulement des citoyens, ou dans des classes privHegiees, par exemple, les nobles, les commerpants ou les proprietaires, le gouvernement prend k nom i'arisiocratie. n y a des rois et des princes qui ne peuvent faire les lois qu'avec le concours d'un parlement, c'est-i-dire d'une assemblee de representants du peuple ; on leur donne le nom de souve- rains constitutionnels. Mms. Tastit LIBERIjg. La liberte est le premier droit de I'homme, le droit de n'obeir qu'aux lois et de ne craindre qu'elles. Malheur a I'esclave qui craindrait de prononcer son nom ! Malheur au pays oii le pro- noncer serait un crime ! On pent combattre ce sentiment, mais on ne peut le detruire; il subsiste partout ou il y a des ames fortes ; il se conserve dans les chalnes ; il vit dans les prisons, renait sous la hache des licteurs. L'homme, ne hbre, mais avec le besoin d'6tre gouveme, s'est soumis a des lois, jamais aux ca- prices d'un mattre : nul homme n'a le droit de commander arhi- trairement a un autre ; qui usurpe ce pouvoir, detruit son pouvoir m6me. „ THOJliS. INDfiPENDANCB. L'independance est la Uberte de fau-e ou d'entreprendre tout ce qui peut tendre k son bien-6tre, sans enfreindre le droit des nations, ou le pacte de la society, ou de la religion. Le caraotere de l'homme qui sent son independance acquiert LB PRlSSBNT ET l'aVENIR. 73 une fermete et une decision qui lui sont particulieres. II n'est pas excite par le desir de plaire, ni retenu par la crainte de de- plaire ; point de pusillanimite, il agit d'apres sa conscience ; tant qu'il est dans son droit, et qu'il ne nuit a personne, peu lui im- porte I'approbation ou le blame des autres. Lorsque I'independance est nationale, elle donne au peuple qui en jouit une decision de caractere qui le rend prompt et ferme. Elle lui inspire un courage qui lui fait braver tout dan- ger plutot que de se soumettre a I'esclavage, une perseverance qui le rend fidele a ses engagements et une tenacite qui le fait revenir a la charge, jusqu'a ce qu'il soit arrive a son but. Ce mfime courage, cette perseverance, cette tenacity, le peuple les retrouve, dans le commerce, dans I'etude des sciences et des arts. Enfin, c'est I'independance qui donne a un peuple les qualites propres a en faire une grande nation, a la rendre heureuse dans ses foyers, et formidable a ses ennemis. L'independance, toute noble, et toute precieuse qu'elle est, pent devenir un bien pernicieux ; le moindre exces peut la faire degenerer en licence : la licence amene ranarcMe, et I'anarcliie est I'infaillible preourseur de la tyrannic. La veritable independance est done un juste milieu entre la licence et I'esclavage. Si cette liberte, tant desiree, tant mecon- nue, semble fuir des pays od le peuple est trop faible pour con- server ses droits, ou trop turbulent pour respecter I'autorite des lois, nous devons en conclure qu'il faut que le peuple sache s'opposer, non avec une aveugle fureur, mais avec une fermet6 inebranlable, a la tyrannic, et en meme temps obeir scrupuleuse- ment aux lois. LE PRESENT ET l'aVBNIE. Les honjmes passent comme les fleurs qui s'epanouissent le matin, et qui le soir sont fletries et foulees aux pieds. Les ge- nerations des hommes s'ecoulent comme les ondes d'un fleuve rapide ; rien ne peut arrSter le temps qui entraine apres lui tout ce qui paralt le plus immobile. Toi-m6me, 6 mon filst mon cher fils, toi-m6me qui jouis maintenant d'une jeunesse si vive et si feconde en plaisirs, souviens-toi que ce bel fige n'est qu'une fleur qui sera presque aussitot sechee qu'eclose : tu te verras changer insensiblement ; les graces riantes, les doux plaisirs qui t'accompagnent, la force, la sante, la joie s'evanouiront comme un beau songe ; il ne t'en restera qu'un triste souvenir ; la vieillesse languissante et ennemie des plaisirs viendra rider ton vi- sage, courber ton corps, afifaiblir tes membres, faire tarir dans ton 74 LE PRESENT ET l'aVENIR. cceiir la source de la joie, te degouter du present, te faire crain- dre Tavenir, te rendre insensible a tout, excepte a la douleur. Ce temps te paralt eloigne. Helas ! tu te trompes, men fils, il se hate, le voila qui arrive : ce qui vient avec tant de rapidite n'est pas loin de toi, et le present qui s'enfuit est deja bien loin, puisqu'U s'aneantit dans le moment que nous parlons, et ne pent plus se rapprocher. Ne compte done jamais, mon fils, sur le present; mais soutiens-toi dans le sentier rude et elpre de la vertu, par la vue de I'avenir. Pr6pare-toi, par des moeurs pures et par I'amour de la justice, une place dans I'heureux sejour de la paix. Fenblon. PEOGEESSIVE READEK. PART 11. LES INSBCTES D UN JOUB SUR L HYPANIS, Et diacours de Pun d'eux, qui, en mourant vers le soir, donne ses derniera ayis a sea descendants et a ses amis. Aristote dit qu'il y a sur la riviere Hypanis de petites bStes qui ne vivent qu'un jour. Celle qui meurt ^ huit heures du ma- tin, meurt en sa jeunesse ; celle qui meurt a cinq heures du soir, meurt en sa decrepitude. Supposons qu'un des plus robustes de ces Hypaniens fijt, selon ces nations, aussi ancien que le temps mfime ; il aura com- mence a exister a la pointe du jour, et, par la force extraordi- naire de son temperament, il aura 6te en 6tat de soutenir une vie active pendant le nombre infini de secondes de dix ou douze heures. Durant une si longue suite d'instants, par I'experience et par ses reflexions sur tout ce qu'il a vu, il doit avoir acquis une haute sagesse ; il voit ses semblables qui sent morts sur le midi, comme des creatures heureusement delivrees du grand nombre d'incommodites auxquelles la vieillesse est sujette. II pent avoir a raconter a ses petits-fils une tradition etonnante de faits anterieurs a tous les memoires de la nation. Le jeune essaim, compose d'etres qui peuvent avoir deja veou une heure, approche avec respect de ce venerable vieillard, et eooute avec admiration ses discours instruotifs. Chaque chose qu'il leur raoontera, paraitra un prodige a oette generation dont la vie est si courte. L'espace d'une journee leur paraitra la dur6e entiere des temps, et le crepusoule du jour sera appele dans leur chro- nologie la grande ere de leur creation. Supposons maintenant que ce venerable insecte, ce Nestor de I'Hypanis, un peu avant sa mort, et environ k I'heure de couoher du soleil, rassemble tous ses descendants, ses amis et ses con- naissanoes, pour leur faire part en mourant de ses derniers avis, lis se rendent de toutes parts sous le vaste abri d'un champi- gnon ; et le sage moribond s'adresse a eux de la maniere sui- vante : "Amis et compatriotes, je sens que la plus longue vie doit avoir une fin. Le terme de la mienne est arrive ; et je ne re- 76 LES INSECTES d'uN JOUE SUR l'hYPANIS. grette pas mon sort, puisque mon grand age m'etait devenu un fardeau, et que pour moi il n'y a plus rien de nouveau sous le soleil. Les revolutions et les calamites qui out desole mon pays, le grand nombre d'accidents particuliers auxquels nous sommes tous sujets, les infirmites qui affligent notre espece, et les mal- heurs qui me sont arrives dans ma propre famUle, tout ce que j'ai ru dans le cours d'une longue vie, ne m'a que trop appris cette grande verite, qu'aucun bonheur, place dans les choses qui ne dependent pas de nous, ne peut etre assure, ni durable. Una generation entiere a peri par un vent aigu ; une multitude de notre jeunesse imprudente a ete balayee dans les eaux par un vent frais et inattendu. Quels terribles deluges ne nous a pas causes une pluie soudaine ! Ifos abris meme les plus solides ne sont pas a I'epreuve d'un orage de grfile. Un nuage sombre fait trembler tous les coeurs les plus courageux. " J'ai vecu dans les premiers ages, et converse avec des in- sectes d'une plus haute taille, d'une constitution plus forte, et je puis dire encore d'une plus grande sagesse qu'aucun de ceux de la generation presente. Je vous conjure d'ajouter foi a mes dernieres paroles, quand je vous assure que le soleil qui nous parait maintenant au dela de I'eau, et qui semble n'etre pas eloigne de la terre, je I'ai vu autrefois fixe au milieu du ciel, et lancer ses rayons directement sur nous. La terre etait beau- coup plus eclairee dans les ages recules, I'air beaucoup plus cbaud, et nos ancetres plus sobres et plus vertueux. " Quoique mes sens soient afFaiblis, ma memoire ne Test pas ; je puis vous assurer que cet astre glorieux a du mouvement. J'ai vu son premier lever sur le sommet de cette montagne, et je commenpai ma ^"ie vers le temps on il commen^a son immense carriere. 11 a, pendant plusieurs siecles, avance dans le ciel avec une chaleur prodigieuse, et un eclat dont vous ne pouvez avoir aucune idee, et que surement vous n'auriez pu supporter ; mais maintenant, par son declin, et une diminution sensible dans sa vigueur, je pre\'ois que toute la nature doit finir en peu de temps, et que ce monde va 6tre enseveM dans les tenebres en moins d'une eentaine de minutes. " Helas ! mes amis, combien ne me suis-je pas autrefois flatte de I'esperance trompeuse d'habiter toujours cette terre ! quelle magnificence dans les cellules que je me suis moi-meme creu- sees ! quelle confiance n'avais-je pas mise dans la fermete de mes membres et les ressorts de leurs jointures, et dans la force de mes ailes ! Mais j'ai assez vecu pour la nature, et pour la gloire, et aucun de ceux que je laisse apres moi n'aura la mfime satisfaction en ce siecle de tenebres et de decadence que je vols commencer." DE l'utilitS de l'histoire. 77 DE L'uTILITfi DE l'hISTOIRE. L'histoire, quand elle est bien enseignee, devient une eoole de morale pour tous les hommes. Elle decrie les vices, elle de- masque les fausses vertus, elle detrompe des erreurs et des prejuges populaires, elle dissipe le prestige enchanteur des richesses et de tout ce vain eclat qui eblouit les hommes, et demontre par mQle exemples plus persuasifs que tous les rai- sonnements, qu'il n'y a de grand et de louable que I'honneur et la probite. De I'estime et de radmiration que les plus oor- rompus ne peuvent refuser aux grandes et belles actions qu'elle leur presente, elle fait conclure que la vertu est done le veri- table bien de I'homme, et qu'elle seule le rend veritablement grand et estimable. Elle apprend a respecter cette vertu, et a en demeler la beaute et I'eclat a travers les voiles de la pauvrete, de I'adversite, de I'obscuritg, et mSme quelquefois du deori et de I'infamie : comme au contraire elle n'inspire que du mepris et de riiorreur pour le crime, fut-il rev6tu de pourpre, tout brillant de lumiere, et place sur le trone. Mais pour me borner a ce qui est de mon dessein, je regarde l'histoire comme le premier maltre qu'il faut donner aux en- fants, egalement propre a les amuser et a les instruire, a leur former I'esprit et le coeur, a leur enrichir la memoire d'une infinite de faits aussi agreables qu'utiles. Elle pent meme beau- coup servir, par I'attrait du plaisir qui en est inseparable, a piquer la curiosite de cet age avide d'apprendre, et a lui donner du gout pour I'etude. Aussi, en matiere d'education, c'est un principe fondamental, et observe dans tous les temps, que I'etude de l'histoire doit preceder toutes les autres, et leur pre- parer la voie. Plutarque nous apprend que le vieux Caton, ce celebre censeur, dont le nom et la vertu ont tant fait d'lionneur a la republique romaine, et qui prit un soin partiouher d'elever par lui-m6me son fils sans vouloir s'en reposer sur le travail des maitres, composa expres pour lui, et ecrivit de sa propre main, en gros caracteres, de belles histoires ; afin, disait-il, que cet enfant, des le plus bas age, fut en etat, sans sortir de la maison patemelle, de faire connaissance avec les grands hommes de son pays, et de se former sur ces anciens modeles de probite et de vertu. ^^^^^_ 78 FRAGMENTS DE l'hISTOIEE DE FRANCE. FRAGMENTS DE L'HISTOIRE DE FRANCE Racontie a la Jeunesse. PAB LAME FLEUKT. LA GAULE ET LES GAULOIS. Depuis Tan 50 avant J. C. jusqu'd I'an 406 de I'ere chr^tieime. Parmi les evenements importants que vous a fait connaitre I'Histoire Romaine, vous aurez remarque, sans doute, la con- qu6te des Gaules par Jules Cesar, conqufite qui placa sous la domination de Rome les vastes provinces qui forment k present le royaume de France. Cependant avant de faire passer sous vos yeux les personnages celebres auxquels cette belle contree a donne naissance, U deviant indispensable que vous appreniez a distinguer siu- une carte g6ographique les fleuves principaux, les chaJnes de montagnes, les villes importantes de ce gi'and Etat, afin d'etre mieux a mfime de comprendre les evenements dont il a ete le theatre. Je dois d'abord vous faire observer, que les anciens donnaient le nom de Gaule a tout le vaste territoire compris entre le Rhin, rOc6an, la Mediterranee, les Alpes et les Pyrenees ; qu'elle renfermait plusieurs provinces qui ne font plus partie de la France actuelle, et qu'elle est arrosee par un grand nombre de fleuves et de rivieres dont plusieurs meritent une attention par- ticuliere. Parmi ces fleuves, remarquez surtout le Rliin, qui coule au nord-est de la Gaule et la separe de la Germanie, que Ton nomme aujourd'hui V Allemagne. A peu de distance du Rhin, vous apercevrez sur la carte la Meuse, grande riviere qui coule du sud au nord, et va se jeter comme ce fleuve dans I'Ocean. Autrefois le cours de cette riviere etait entierement compris dans I'interieur de la Gaule, mais aujourd'hui une partie des provinces que traverse la Meuse appartient au royaume de Belgique. En descendant du nord au midi, vous rencontrerez la Seine, cette riviere remarquable qui traverse Paris, et dont les bords sont a present couverts d'une multitude de villes, de \Tllages et de maisons de campagne. n en est de m6me de la Loire, autre fleuve dont le cours a beaucoup plus d'etendue que celui de la Seine, puisqu'il traverse la majeure partie des provinces gauloises et les di\ise presque entierement en deux parties a peu pres egales. Les Romains FRAGMENTS DE l'hISTOIEE DB PRANCE. 79 donnaient le nom d'Aquitaitie k toute la partie de la Gaule comprise entre la Loire, rOc6an et les Pyrendes. La Loire, qiii prend naissance dans de hautes montagnes situees vers le midi de la Gaule, n'offre d'abord qu'un simple ruisseau, qu'un homme peut aisement franchir ; mais en s'eloi- gnant de sa source, elle re(;oit suocessivement un grand nombre d'autres cours d'eau, et se trouve ainsi transformee en une large riviere, qui porte mfime de grands vaisseaux, lorsqu'elle approche des cotes de I'ouest, oir elle se jette dans rOc6an. II me serait impossible de vous nommer ici tous les fleuves qui traversent la Gaule en differents sens ; mais je vous prie de distinguer le Rhbne et la Sadne, qui, apres avoir pris leur source dans les montagnes que vous voyez a Test de ce pays, se reunis- sent en un seul lit, pour suivre vers la Mediterranee leur cours rapide et majestueux. C'est a I'embranchement de ces deux fleuves que se trouve situee la ville de Lyon, I'une des plus an- ciennes et des plus commer(jantes de notre pays. La plupart de ces montagnes, situees dans cette partie de la France, ne font plus aujourd'hui partie de ce royaume : I'une des chatnes qu'elles foruient entre elles porte le nom de Jura, et elles appartiennent 4 la r6publique Suisse, que le RMn separe de I'Allemagne actuelle. L'ancienne Gaule, que les Romains divisSrent en dix-sept provinces, renfermait un grand nombre de villes riches et popu- leuses, qui portaient le titre de cMs, parce que leurs habitants se gouvernaient eux-memes, a I'exemple des citoyens de l'an- cienne Rome, qui, comme vous savez, se reunissaient frequem- ment dans le Forum pour elire leurs magistrals, et deliberer en commun sur les affaires publiques. Ces cites, a I'imitation de cette antique capitale du monde, etaient ornees de somptueux monuments, tels que des bains publics, des aqueducs, des palais, des temples, des theatres et des cirques, ou se celebraient des combats de gladiateurs ou de bStes feroces, et des jeux de difFerentes especes. C'etaient les Romains qui avaient introduit chez les Gaulois I'usage de ces monuments et le gout de ces spectacles, auxquels ils se portaient avec autant de passion que les peuples de I'ltalie. Vers le mfime temps a peu pres, il arriva que des pr6tres Chretiens se repandirent dans les Gaules, et propagerent la con- nafesance de I'Evangile parmi la population de ces provinces, jusqu'alors adonnee au culte des faux dieux. Malgre les perse- cutions que plusieurs empereurs romains dirig^rent avec acharne- ment contre ceux qui embrassaient le Christianisme, cette sainte religion fit de rapides progres dans les Gaules ; et son premier eflfet fut de changer totalement les moeurs et le caractere.des 80 FRAGMENTS DE l'hISTOIRE DE FRANCE. peuples de cette contr6e. De sauvages et guerriers qu'ils avaient 6te jusqu'alors, les Gaulois se montrerent en peu d'annees doux et humains : dans cette nation, recemment r6generee par le baptgme, on eut difBcilement reconnu les descendants de ces terribles devastateurs qui avaient autrefois mis Rome elle-m6me a deux doigts de sa perte, et dont une armee formidable, sous la conduite de Brennus, avait p6ri exterminee par la foudre et les tempfites, au moment oil elle se preparait a saccager le temple de Delpbes. Avant leur conversion au christianisme, les anciens peuples de la Gaule, auxquels on donnait originairement le nom de Celtes, professaient une grande veneration pour les prfitres de leurs faux dieux, auxquels ils donnaient le titre de Druid.es. Ces Druides, qui habitaient de preference les vastes forets dont la Gaule 6tait alors couverte, sacrifiaient a leurs divinit6s des vic- times humaines, et surtout de pauvres petits enfants, dont ils s'imaginaient que le sang devait 6tre plus agreable a ces dieux, qu'ils supposaient feroces comme leurs adorateurs. L'usage de ce culte afFreux avait entretenu cbez la nation Celtique une bumeur farouche et oruelle que la religion chre- tienne seule put faire disparattre. II ne resta de ces moeurs barbares des Celtes que leur langage, qui ne fit place qu'apres plusieurs siecles a la langue latine, alors fort r6pandue parmi les peuples soumis a I'empire remain, et dont un grand nombre de mots, en se melant successivement a d'autres idiomes, ont con- tribue a former la langue frangaise. l'invasion des baebares. Depuis Tan 406 jusqu'i I'an 481. II y avait d6ja plusieurs centaines d'ann6es, que les Remains s'6taient rendus maltres de la Gaule, et ils avaient couvert ce pays d'une multitude de monuments dont les debris excitent encore aujourd'hui notre admiration, lorsque des nations bar- bares, presque toutes originaires des contrees orientales de I'Eu- rope, franchirent le Rhin, et se r6pandirent de proche en proche sur toute la surface des provinces gauloises, oil elles exercerent de terribles ravages. Quoique ces Barbares ne fussent pas tous sortis du m6me pays, on croit qu'ils appartenaient pour la plupart a la metae race que les Teutons, ces nations sauvages que Marius vainquit autrefois en Italie, et leur aspect repandit la terreur au milieu de la population des Gaules. Parmi ces Barbares, on remarquait les Visigoths, les Bur- ffondes, dont les anc6tres 6taient originaires des bords de la FRAGMENTS DE l'hISTOIRE DE PRANCE. 81 Vistula, et enfin les Francs, peuple qui avait quitt6 par troupes les forSts de la G-ermanie, pour venir de I'autre cote du Rhin, chercher uii climat plus doux et surtout du butin k enlever : ces derniers n'avaient point de demeures fixes, et ils se plaisaient a parcourir tantot un pays, tantot un autre, comme le font encore aujourd'hui, dans I'empire de Russie, quelques tribus tartares, ou, en Afrique, certaines peuplades arabes qui ne vivent que de pillage. Maintenant il faut que je vous dise quel etait le butin qui attirait ainsi cette multitude de Barbares dans les Gaules : c'e- taient des esolaves, des troiipeaux, des 6tofFes et des meubles d'or et d'argent, dont ils depouillaient les Gaulois pour les trans- porter dans leurs deserts, car U etait bien rare alors de voir un Franc rester en arriere, lorsque ses compagnons regagnaient leurs solitudes, et preferer les douceurs d'une vie paisible a cette existence guerriere et perilleuse. Si je vous expliquais quelle 6tait la figure et le costume de ces aventuriers terribles, lorsqu'ils parurent, poiu' la premiere fois, dans les Gaules, vous comprendriez aisement I'effroi que leur apparition repandit dans toute cette contree. De longs cheveux retrousses sur le sommet de leur tete, et d'enormes moustaches, couvrant leurs levres epaisses, leur donnaient une physionomie etrange : ils portaient sur leur epaule une espece de pique garnie de fer et armee de crochets, dont ils se servaient comme d'un grapin pour entrainer les hommes ou enlever les ohoses qu'ils jugeaient a leur convenance. Enfin, ils etaient armes d'une " Francisque," sorts de hache a double tranchant, qu'ils maniaient dans les batailles avec autant de force que d'adresse. Le reste de leur accoutrement repondait a cette figure sau- vage. Vetus d'un habit de grosse toile serre autour du corps et sur les membres, et les jambes chaussees d'une espece de gufitres de peau de cheval, le plus souvent ils combattaient la tSte nue ; et une longue chevelure graissee de beurre ranee etait a leurs yeux la plus belle de toutes les coiffures. Je vous laisse a penser, ce que devinrent les malheureux Gaulois lorsqu'ils se virent assaillis par des bandes d'hommes d'un aspect aussi etrange ; leur terreur fut si grande qu'ils ne chercherent m6me pas a se defendre, et se laisserent emmener en esclavage pele-mele avec leurs troupeaux, a la suite des chariots sur lesquels les Barbares chargeaient tout oe qu'ils en- levaient dans les campagnes. Dans ce temps-la les empereurs remains 6taient si faibles et si decourages, qu'ils n'avaient point de soldats a opposer a ces hordes sauvages dont les courses se renouvelaient a tout mo- 82 FRAGMENTS DE l'hISTOIEE DE FRANCE. ment dans les provinces gauloises ; aussi furent-ils obliges de souffrir que des troupes de Francs, apres avoir devaste une partie de ce beau pays, s'etablissent enfin entre le Rhin et la Meuse, d'ou ils se livrerent plus facilement encore a des incursions dans le reste des Gaules. Les premiers Francs qui s'arrfiterent ainsi dans cette contree, re9urent le nom de Saliens parce qu'ils se fixerent a peu de distance de I'Ocean, sur les bords d'une riviere que Ton nommait alors Ysala, qui arrose une partie de la Belgi- que actuelle : les autres Francs qui s'etablirent apres eux a peu de distance du Rbin, furent designes sous celui de Hipuaires, ce qui voulait dire alors Homines de la rive, dans leur langue teu- tonique. Ces tribus de Francs Saliens et de Francs Ripuaires devinrent par la suite les maitres de toute la Gaule, et furent les aieux de la nation fran9aise. Mais il s'ecoula bien des annees avant qu'ils se decidassent a s'etablir definitivement de I'autre cote de la Meuse, parce que la plupart d'entre eux preferaient ne pas s'eloi- gner de la Germanic, ou ils avaient conserve des rapports fre- quents avec un grand nombre de tribus de la mfime nation. Quant aux autres Barbares qui trainaient aprSs eux leurs femmes, leurs enfants, leurs troupeaux et tout ce qu'ils posse- daient, ils s'avancerent a travers les Gaules, ou les Visigoths formcrent de I'autre cote de la Loire un puissant Etat, dont Toulouse dev-int la capitale ; tandis que les Burgondes, s'appro- chant des montagnes de Test, fonderent aussi un royaume qui reput d'abord le nom latin de Burgwndia, et plus tard celui de Bourgogne. CHARLEMAONE. Si Ton vous disait, qu'il y eut autrefois un roi qui portait habituellement une epee si longue et si pesante qu'aucun hom- me aujourd'hui ne serait assez fort pour la soulever ; que ce prince, qui n'avait pas moins de courage et de vertu que Pepin le Bref dont il etait le fils, avait une stature si elevee que la longueur de son pied est la mesure que Ton a nommee depuis le Pied de roi : si Ton ajoutait qu'il reunit sur sa tfete plusieurs couronnes aussi puissantes que celle de France, vous croiriez peut-6tre que tout cela n'est qu'un conte de fees, et cependant rien n'est plus vrai que cette histoire, qui est ceUe de Charle- magne. Lorsque Charlemagne parvint au trone apres la mort de Pepin (Y68), il se vit environne d'ennemis. Les Barbares de Germanie, devenus plus hardis, s'etaient rapproches des bords du Rhin qu'ils s'apprfitaient a franchir; les dues des Prisons, des Bavarois et des Saxons, mena^aient encore xme fois d'en- FRAGMENTS DE l'hISTOIRE DE FRANCE. 83 vahir les Gaules, pour en chasser les Francs ou les soumettre k leur obeissance. En mSme temps les Sarrasins, restes raattres de I'Espagn* depuis que Charles Martel les avait ohasses du midi de la Gaule, se pr6paraient de nouveau a passer les Pyr6- n6es ; et les Lombards, vainous en Italie par P6pin le Bref, etaient prfets a reprendre les arrnes, pour deposseder le pape des provinces que ce prince de I'Eglise tenait de la munificence des rois Francs. Entoure de tant d'ennemis, le vaillant Charlemagne sut les combattre et les vaincre tous successivement. Ce fut d'abord contre les Saxons, ses ennemis les plus redoubtables, qu'il tourna ses armes. Vitikind, leur due, lui susoita de longues guerres, et quoique sans cesse vaincu, il renouvela vingt fois cette lutte sanglante. Ce peuple germanique etait le seul dont les missionnaires ohr6tiens n'eusseht pu encore aohever la con- version ; et saint Boniface, ce pieux evfeque qui avait couronn6 Pepin le Bref a Soissons, etant retourne au milieu d'eux, a un &ge tres-avance, fut egorge par ces Barbares, que tant de cou- rage et de vertus n'avaient pu toucher de respect. Vous vous etonnerez peut-6tre, que de saints vieillards s'ex- posassent ainsi a une mort presque certaine, pour r6pandre la religion chretienne parmi les nations idolatres. Mais si vous avez appris I'histoire du Nouveau Testament, vous devez vous souvenir que Jesus-Christ envoya ainsi ses apotres dans les divers pays de la terre, pour y propager sa parole et leur faire oonnaitre le vrai Dieu. Les missionnaires qui s'avangaient ainsi en Germanie et dans les autres contr6es barbares, etaient animes du meme esprit de patience et de charite que les apotres du Christ ; et ce sont eux qui, sans autre appui que leur ferme confiance en Dieu, ont fini par convertir successivement au Christianisme tous les peuples de I'Europe. Charlemagne, lasse de combattre les Saxons et de lutter sans cesse contre les nations germaines qui reprenaient les armes aussitot qu'il s'en eloignait, s'empara de leur pays et fit trans- porter un grand nombre de Barbares dans I'interieur des Gaules, ou il les for9a de s'etablir avec leurs femmes et leurs enfants: en m6me temps, pour etre mieux a portee de les con- tenir dans I'obeissance, il batit a peu de distance du Rhin, dans un lieu ou existait une source d'eaux chaudes, autrefois oonnue des Romains, une ville qu'il appela Aix-la-Cha.pelle : ce fut la qu'il etablit la oapitale de son vaste empire, et qu'il passa tout le temps que lui laisserent les guerres lointaines qu'il fut oblige d'entreprendre. Apres cela, Charles passa comme son pere en Italie ou les Lombards ne se soumirent i lui qu'aprfes plusieurs ami6es de 84 FRAGMENTS DE l'hISTOIHB DE FRANCE. combats et de defaites ; mais au lieu de disposer, a I'exemple de Pepin, des provinces qu'il conquerait sur les Barbares, ce fut sur sa propre tfete qu'U plapa la couronne de Lombardie, qui etait toute de fer et armee de pointes aigues. Quant aux Sarrasins, il les chassa entierement des Gaules ; et, franchissant les Pyrenees, il s'empara mfime de I'une des provinces d'Espagne qu'Us occupaient, et que Ton nomme au- jourd'hui la Catalogne. Charles se trouvait done deja le plus puissant roi du monde, puisqu'U regnait a la fois sur la Gaule, sur la plus grande partie de ritalie, sur toute la Germanic jusqu'a YElbe, et enfin sur une province d'Espagne que la riviere d.'Ebre separe du reste de cette peninsule ; lorsque le pape Leon III, qui regnait alors k Rome, profitant d'un moment oil le monarque s'etait mis a genoux pour faire sa priere, lui couvrit les epaules d'un riche manteau de pourpre, en lui decemant le titre d'EMPEREOi d'OcciDEXT, que les successeurs des Cesars avaient porte depuis le partage de I'empire de Constantin le Grand. Cependant, au milieu de tant de grandeurs et de prosperites, Charles n'oubhait pas que Dieu ne I'avait place si haut que pour assuier le bonheur de ses peuples. Au printemps et a I'automne de chaque annee, il convoquait des assemblees d'evfi- ques, des seigneurs francs et de chefs des nations qu'il avait reunies a son empire ; et, de concert avec ces personnages qu'il se plaisait a consulter, U publiait des lois qui, sous le nom de Ca- piiulaires, demeurerent observees en France pendant une longue suite de siecles. En meme temps, pour s'assurer que les dues et les comtes executaient fidelement ses ordres, il chargeait des officiers, que Ton nommait Envoyis du mattre, de lui rendre compte de tout ce qui viendrait a leur connaissance en parcou- rant les provinces. Aussi, comme les jours eussent ete trop courts pour accom- plir tant de choses a la fois, il employait une partie des nuits a travailler sans relache avec ses secretaires; et souvent U lui arriva de voir I'aurore reparaitre, avant qu'U eut encore songe a prendre du repos. Du temps de ce grand monarque, tres-peu de personnes encore apprenaient a lire et a ecrire ; les seigneurs francs pour la plupart ne savaient que manier une epee ou un cheval de bataille, et ne faisiiient aucim cas des autres connaissances qu'ils ne croyaient bonnes au plus que pour des vaincus. Peu d'entre eux se doutaient alors que la force brutale dut ceder le pas aux moindres efforts de I'intelligence ; et Charlemagne, dont le g^nie avait devance son siecle, entreprit de dissiper leur ignorance, en appelant a, sa coui- des savants de divers pays qu'il chargea de FRAGMENTS DE L HISTOIRE DE FRANCE. 85 propager parmi les Francs les sciences qui leur 6taient famili^res. L'empereur ordonna meme que oes savants eussent leur demeure dans son palais, ou il se plaisait a prendre part a leurs travaux. L'accueil honorable qu'il fit a oes doctes personnages devint mfime, dit-on, rorigine de V Universite de France, ce corps illus- tre qui depuis tant de siecles s'est entierement vou6 a I'instruc- tion de la jeunesse, et dont ce grand prince doit, par consequent, etre regarde comme le premier fondateur. Ainsi ce n'6tait pas seulement par des exploits militaires et par de glorieuses conqu6tes sur les Barbares, que Charlemagne avait pretendu fonder sa vaste puissance ; il voulait en meme temps rendre ses peuples heureux en repandant parmi eux les connaissances dont les Francs jusqu'a lui n'avaient eu aucune idee : aussi le monde entier etait-il rempli de la gloire de son nom; et I'un des plus grands princes de I'Asie, nomme Harohn-al-Raschid, qui portait le titre de Calife de Bagdad, lui envoya-t-il des ambassadeurs charges de mettre k ses pieds, ime multitude de presents magnifiques, consistant en pierres precieuses, en etofFes de sole brodees d'or ou d'argent, et en parfums exquis de 1' Arable ; mais ce qui frappa le plus la vue de Charlemagne et de tous les seigneurs qui I'entouraient, ce fut une horloge qui sonnait les heures (chose inouie a cette epoque), et dans laqiielle, lorsque le douzieme coup de midi se faisait entendre, douze cavaliers armes de toutes pieces ouvraient autant de petites portes, et defilaient aux yeux charmes des spectateurs. Charles, apres une existence remplie de tant de gloire, mourut a un Eige avance, (814) dans cette m6me ville d'Aix-la-Chapelle dont il etait le fondateur. Une basilique qu'il avait elevee en rhonneui' de la ssdnte Vierge fut choisie pour 6tre son tombeau. Ce fut dans un des caveaux de ce monument qu'il fut depose, apres sa mort, assis sur un trone de marbre, vetu de ses habits d'empereur, la tete ceinte d'une couronne, et les pieds poses sur un sceptre et un bouclier d'or que lui avait donnes le pape Leon III. Sa longue et pesante epee fut attachee a son cote, et siir ses genoux on pla(ja le livre d'Evangiles dont il se servait habituellement. Enfin, pour que rien ne manquat a la pompe de cette sepulture, le caveau entier fut pave de pieces d'or ; et la porte de bronze de ce monument funSbre fut fortement scellee dans la muraille, comme pour derober aux generations a venir la vue du neant de toutes les grandeurs de la terre. II y a eu en France, depuis Charlemagne, un homme qui a porte encore plus loin que ce grand homme la gloire de notre nation, et dont le nom, comme celui de ce monarque, retentira dans le monde entier pendant bien des siecles ; celui-ci ne refut 8 86 FRAGMENTS DE l'hISTOIRE DE FRANCE. point d'abord d'autre sepulture qu'un tombeau creuse dans le roc mfeme qui lui avait servi de prison, a trois cents lieues en mer de toute contree habitee ; mais vingt ans apr^s sa mort, les plus somptueuses funerailles que jamais un grand peuple ait decemees a aucun de ses souveraias, devinrent un hommage so- lennel rendu a sa memoire ; et ses restes mortels reposent aujourd'hui a Paris, sous le dome des Invalides, qu'il avait autrefois tapisse d'une multitude de drapeaux conquis sur les champs de bataiUe, oii, pendant un quart de siecle, les armes francaises ont vaincu successivement toutes les puissances de I'Europe. NAPOLEON. Apres le mort de Louis XVI la France avait supporte bien des infortunes, et ceux qui s'etaient empares alors du pouvoir public, avaient decide que la ■('ieiUe monarchie de Charlemagne formerait desormais une H^publique (1793). De grands malheurs resulterent de cette nouvelle forme de gouvemement. La Convention Nationale elle-mfime, dominee par quelques hommes qu'egarait une funeste ambition, se trouva bientot la proie de terribles divisions : une fraction de cette assemblee, qui se designait elle-mSme par le titre de Montague (parce qu'elle occupait les bancs les plus eleves du heu oil eUe se reunissait), entierement composee d'hommes sanguinaires et affectant im patriotisme farouche, substitua les mesures les plus violentes au regne des lois, qui avait ete le but unique des premiers amis de la Revolution. Des milliers d'infortunes de tout age, de tout sexe et de toute profession, jetes dans les prisons sous les plus legers pretextes, furent impitoyablement egorges par la fureur populaire, que soulevaient a leur gre les fougueuses declamations de quelques orateurs de carrefour. Un nombre infini de tfetes innocentes tomba sur les echafauds dresses en permanence sur les places publiques ; et la plupart de ceux meme qui, dans la Convention, avaient embrasse avec le plus d'ardeur et de SLucerite le parti de la Republique, dont lis etaient loin de pre- voir les exces, de^Tnrent les premieres victimes de ce regime afFreux, que ses auteurs eux-memes nommerent le regne de la Terreur. Cependant le recit de tant de catastrophes avait produit une profonde impression sur toute I'Europe ; plusieurs rois rassem- blerent des armees considerables, et penserent qu'il leur serait aise de penetrer en France et de se partager ce malheureux pays dechire par les discordes civUes. Mais dans tons les temps, les Frangais ont aime leur patrie par-dessus toute chose. En pr6- FRAGMENTS DE l'hISTOIRE DE FRANCE. 87 sence de ce peril imminent pour tous, la France presque entiere prit les armes ; la Republique presenta a la fois quatorze armees sur les difFerents champs de bataille de I'Europe ; leurs victoires inattendues renverserent la plus formidable des coalitions qui eut jamais menace I'ind^pendance Rationale ; et notre patrie, alors si malheureuse au dedans, fut au moins triomphantc au dehors. A cette epoque, le drapeau que suivaient nos soldats etait le drapeau tricolore, c'est-a-dire bleu, blano et rouge ; et c'est pour cette raison qu'il est si cher aux Frangais, auxquels il rappelle une des plus brillantes pages de leur histoire. Cependant, du milieu de tant de desastres, de combats, de triomphes et de miseres, il sortit tout a coup un homme que Ton appelait Napoleon Bonaparte, et dent I'histoire est certaine- ment la plus extraordinaire que Ton puisse raconter. Bonaparte avait ete eleve a I'Ecole militaire, autrefois fondee a Paris par Louis XV, pour I'education de la jeune noblesse du royaume. Des son enfance, il manifesta une intelligence supe- rieure et une aptitude remarquable pour le travail ; ot lorsque, pour la premiere fois, il parut dans les guerres que la France eut a soutenir pour sa defense, il s'y distingua par son sang-froid dans les perils, et des talents militaires qu'il est bien rare de ren- contrer dans un jeune officier. Mais si Bonaparte etait doue d'un merite eminent, il avait en mdme temps une ambition qui ne connaissait point de bornes. En peu de temps il devint general-en-chef des armees de la Republique, a la tete desquelles il remporta d'eclatantes vic- toires sur presque toutes les nations de I'Europe ; il les conduisit mfeme en Egypte (1798), ou nos soldats acquirent une gloire immortelle ; bientot apres il se fit nommer Consul, pour imiter les magistrats de I'ancienne Rome (1800) ; et lorsqu'il vit que le peuple et I'armee, enivres de sa gloire et temoins de ses grandes actions, s'etaient accoutumes a lui obeir, il concut la pensee de relever le trone de Charlemagne, et de placer sur son propre front la couronne imperiale qu'avait portee ce puissant monarque. A cette epoque, a la verite, il n'y avait pas un Frangais qui ne regardat Bonaparte comme le sauveur de la patrie ; sa pre- sence seule avait fait cesser tous les maux qui avaient desole la France depuis tant d'annees ; la prospeiite publique semblait son ouvrage, et sa gloire rejaillissait sur toute la nation. Cependant ceux qui avaient proscrit la famille de Louis XVI pour ne plus obeir a un roi, ne pou\'aient voir sans indignation un homme sorti des rangs de I'armee devenin leur maltre, et re- tablir la monarchie dont les ruines avaient ete arrosees de tant 88 FRAGMENTS DE l'hISTOIRE DE FRANCE. de sang ; ils craignirent m6me qu'il ne rappelat les princes de I'ancienne famille royale. Mais Bonaparte ne les laissa pas longtemps croire qu'il ne fut pas comma eux I'ennemi des Bourbons, et pour leur oter toute defiance a ce sujet, U fit enlever secretement un jeune prince de cette famille, dans un pays voisin ou il se croyait en siirete, et le fit condamner a mort par des juges vendus a ses volontes, comme s'il eut ete coupable de quelque complot centre la Re- publique. Le bruit du meurtre du dvA: d'Enghien (c'est ainsi que se nommait ce malheureux prince, qui etait le dernier re- jeton de I'illustre maison de Conde), retentit dans le monde entier ; beaucoup de Frangais se reunirent aux autres ennemis de Bonaparte, et des ce moment on put prevoir que sa puissance ne serait pas de longue duree. Quelques mois seulement apres ce deplorable evenement, Bonaparte decida le pape a venir de Rome a Paris pour lui poser la couronne sm' la tfite : il prit le titre d'EjiPEBEUR des Franqais, et ne se fit plus nommer que Napoleon I". Cependant ce grand capitaine, que la guerre avait eleve si haul, aimait par-dessus toute chose les combats et la gloire des armes : a la t6te des soldats intrepides qu'il avait tant de fois conduits a la victoire, il combattit successivement toutes les puissances de I'Europe, dont presque toutes les capitales tour a tour se virent envahies par ses armees victorieuses ; il prit et garda le royaume d'ltalie, a I'exemple de Charlemagne ; fatigue de couronnes, il ne les conquit bientot plus que pour les donner ; il crea des royaumes pour tons ses parents, et I'Europe entiere parut devoir 6tre le partage de cette nouvelle dynastie. Napoleon lui-m6me devint I'epoux de la fiUe de I'empereur d'Autriche, et il en eut un fils, auquel il donna le titre imposant de Roi de Rome : tout semblait alors reussir au gre de ses desirs. En meme temps il faisait entreprendre des travaux immenses, creait un grand nombre d'etablissements" utiles, et ordonnait plusieui's monuments magnifiques, dont le moindre eut suffi pour, immortaliser un prince moins insatiable de gloire. La colonne A'Austerlitz, qui s'eleve au milieu de la place Vendome a Paris, et siir laquelle on voit maintenant la statue de cet homme celebre, dans le costume mfime qu'U portait habituellement, fut construite par son ordre, en memoii-e d'une celebre bataille de ce nom, dont le resultat fut de dissoudre une nouvelle eoaUtion formee contre la France par les principals puissances du continent ; et le bronze dont eUe est couverte provient des canons piis aux ennemis dans cette grande journee. FRAGMENTS DE l'hISTOIEE DE PRANCE. 89 A I'une des extremites de I'Europe, se trouve le vaste empire que Ton nomme la Bussie. II n'y avait guere aloi's plus de cent ans que les Russes avaient pris part pour la premiere fois aux affaires du monde, quoique deja, depuis longtemps, ils for- massent une puissance redoutable par sa force et son immense etendue. Napol6on eut la pens6e de conquerir cet empire comme il avait conquis tant d'autres royaumes ; il rassembla sa grande armte (c'etait le nom que Ton donnait alors aux troupes qu'il commandait, non pas a cause du nombre de ses bataillons, mais a cause de la valeur des soldats qui la composaient), et ayant force plusieurs souverains etrangers a joindre leurs forces aux siennes, il marcha sans hesiter vers cette contree lointaine, ou I'attendaient des revers encore inouis (1812). D'abord il vainquit les armees russes partout ou il les rencon- tra, livra de terribles batailles, et reduisit ces peuples tellement au desespoir, qu'ils fuyaient devant nos troupes, brulant eux- memes leurs villes et leurs villages, et detruisant tout ce qu'ils laissaient derriere eux. Les Russes occupent une partie des contrees qu'habitaient les Soytbes de I'antiquite ; et, comme chez leurs anctees, leur pays n'ofirit bientot de tout cote que I'aspect d'une vaste solitude. Ce fut a travers les ruines fumantes dont les Russes, en fuyant, couvraient les steppes de leur patrie, que Napoleon s'avancja jusqu'a Moscou, qui etait la plus grande et la plus ancienne ville de cet empire ; mais il ne s'en rendit maitre, apres I'une des plus sanglantes batailles des temps modemes, que pour 6tre temoin d'un eflfroyable incendie que les habitants allumerent de leurs propres mains, et qui reduisit en cendres cette immense cite, qu'ils nommaient pourtant leur Ville Sainte. Cependant le Conquerant n'avait pas songe au plus redouta- ble ennemi qu'il aurait a combattre : I'hiver approchait, et per- sonne n'ignore qu'en Russie cette saison est tellement rigoureuse, que, pendant cette partie de I'annee, les champs demeurent plu- sieurs mois converts d'une couche epaisse de neige, et les rivieres entierement glacees. Les hommes, eux-m6mes, qui voyagent alors sur des tratneaux legers que des chevaux font glisser sur la glace, y mourraient infailliblement de froid, s'ils ne s'envelop- paieut de peaux de bStes lorsqu'ils sont dehors, et s'ils n'habi- taient des maisons chauffees au moyen de pofeles enormes. Lorsque Napoleon vit qu'au lieu de se soumettre a sa domina- tion, les Russes avaient brule Moscou, k laquelle se rattachaient pour eux leurs plus anciens souvenirs nationaux, il comprit I'im- prudence qu'il avait commise, et voulut retourner sur ses pas avant que les rigueurs de ce terrible hiver qui s'avan^ait vinssent 8* 90 FRAGMENTS DE l'hISTOIEE DE FEANCE. fondre sur son armee ; mais il etait d^ja trop tard, et un froid excessif eut bientot assailli ces intrepides soldats que rien jus- qu'alors n'avait pu arrfiter. II est impossible de dire quel incroyable courage montrerent nos Franfais au milieu d'une si affireuse calamite. Mourant de froid et de misere, ils n'abandonnerent leurs armes que lorsque leurs mains engourdies refuserent de les porter davantage ; les larmes que leur arracbait la douleur se gla9aient aussitot sur leurs joues desseohees ; puis lorsque, epuises de fatigue et de faim, ils tombaient entierement geles, la neige recouvrait leurs corps ; et ce fut la I'unique sepulture de plus de cent mille braves. La grande armee n'existait plus ; Napoleon avait perdu les plus fermes soutiens de sa puissance, et toutes les nations de I'Europe s'etaient coalisees de nouveau pour aocabler a leur tour I'homme qui avait si longtemps pese sur elles. Cependant, le grand Capitaine se flattait encore qu'il lui serait possible de faire tete a I'orage ; et assemblant de nou- velles armees, il les conduisit sur des champs de bataille ou nos jeunes soldats lutterent encore avec gloire centre des troupes aguerries, et vingt fois plus nombreuses (1814). Mais les Franpais etaient las de ces longues guerres, et le temps 6tait passe oil le monde entier tremblait devant nos armes ; bientot plus d'uu million d'hommes de toutes les nations europeennes envahirent la France, et j porterent a leur tour les malheurs de la guerre. Depuis I'epoque oil, sous Charles VI, la reine Isabeau ouvrit aux Anglais les portes de Paris, cette capitale n'avait point vu d'armee ennemie. II n'est done pas difficile d'imaginer quelle terreur y repandit I'approche des etrangers qui tralnaient apres eux plusieurs de ces hordes sauvages qui, sous le nom de Tartares et de Cosaques, sont originaires des provinces extremes de I'Europe septentrionale. Les habitants des campagnes fuyaient devant leurs ravages, et personne ne doutait alors que les Russes ne vinssent bruler Paris, poui- venger I'incendie de Moscou ; il n'en fut pourtant pas ainsi, et la Providence permit encore que la France sortit de cette douloureuse epreuve. Les freres de Louis XVI, avaient cherche un refuge hors du royaume pour se derober par I'emigration aux premieres catastrophes de la Revolution : apres la mort du jeune Louis XVII, raln6 de ces princes avait pris le titre de Louis XVIII. C'etait un homme deja avance en age, mais prudent et instruit, qui avait consacre le temps de son exil a preparer des lois sages et durables, dont il se proposait de faire usage, si jamais il de- vait etre appele au trone de France. FRAGMENTS DE l'hISTOIRE DE FRANCE. 91 Lorsque les souverains strangers se rendirent mattres de Paris, apres de sanglantes batailles, ou Napoleon, malgr6 ses revers, se couvrit d'une nouvelle gloire, une foule de peuple se porta au-devant de ces monarques; et plusieurs demanderent k grands oris le retour de I'ancienne famille royale. Alors Napoleon, vaincu par le sort, consentit a abdiquer la couronne, c'est-a-dire a declarer publiquement qu'il renoncjait a regner ; ce memorable evenement s'accomplit au chateau de Fontainebleau, pres Paris, oil ce grand homme fit ses adieux a son armee, dont chaque vieux grenadier versa des larmes ameres en se separant de son Empereur. Quelques mois apres cet evenement, Louis XVIII arriva k Paris. Ce retour en France de la famille des Bourbons est ce qu'on nomme ordinairement la Restauration. Cependant le temps des epreuves n'etait pas encore termine, et Napoleon, qui, depuis son abdication, avait 6te relegue dans la petite tie d Elbe, tres-voisine de I'ltalie, debarqua tout a coup en France, oil ses anciens soldats le re9urent avec des transports dejoie (1815). Le roi, qui ne s'attendait point si cette brusque attaque, fut encore oblige de sortir du royaume, et Napoleon r6tablit pour quelques mois seulement la puissance imperiale, en promettant aux Frangais de les faire jouir d'une veritable liberte, s'ils vou- laient le soutenir. A cette nouvelle, toutes les nations de I'Europe, effra^ees, reprenant les armes qu'elles avaient a peine deposees, formerent une nouvelle coalition ; et leurs troupes s'etant encore rassem- blees sur nos fronti^res. Napoleon, autour duquel s'etaient promptement rallies une partie des debris de la Grande armee, marcha au-devant des ennemis en Belgique, et les rencontra pres d'un village de ce pays, nomme Waterloo, oil s'engagea une des plus terribles batailles que Ton cut vues depuis longtemps. L'empereur des Frangais y fut vaincu par le nombre des as- saillants, apres les plus glorieux efforts de son armee, et les coalises, marchant aussitot sur Paris, s'emparerent une seoonde fois de cette capitale. Alors Napoleon comprit que toute re- sistance etait devenue inutile, en presence de I'Europe entiere armee centre un seul homme : il consentit de nouveau a abdi- quer I'empire ; et, brise sous le poids de tant de revers, il ecrivit au roi d'Angleterre, qu'il regardait comme le plus gene- reux de ses ennemis, une lettre memorable par laquelle il lui demandait un refuge dans ses Etats. Mais I'attente de ce grand oapitaine fut trompee : au lieu de I'asile honorable qu'il s'etait flatt6 d'obtenir, ce fut par une dure 92 CHRISTOPHE COLOMB. captivite que les souverains de I'Europe pretendirent faire ex- pier a I'homme le plus prodigieux des temps modernes les hu- miliations dont il les avait abreuves pendant tant d'annees. Cette fois le lieu de son exil fut Vile SainteSmne, qui n'est qu'vm rocher aride situe a plus de trois cents lieues de tous les pays connus, ou cet homme extraordinaire, qui avait vu le monde entier a ses pieds, languit cinq annees dans la captivite, et mourut consume d'ennuis et dedegouts (1821). Son corps a ete rapporte en France en 1840. CHRISTOPHE COLOMB. Christophe Colomb, ne sujet de la republique de G6nes, sans qu'on sache precisement le lieu ni I'annee de sa naissance, em- brassa, des son enfance, la profession de marin. Bien jeune encore, il fit un voyage au pole arctique. Jete, apres un com- bat, sur lescotes du Portugal, U prit du service sur les vaisseaux de ce pays, fit plusieurs voyages aux Canaries, aux AQores et sur la cote de la Guinee. Tous les esprits etaient a cette epoque toumes vers les de- couvertes et surtout vers le passage de I'lnde. Colomb remonta aux principes qui avaient guide les premiers na\'igateurs, medita profondement sur leurs diverses tentatives, et acquit enfin la con\-iction qu'il 6tait possible d'executer par d'autres moyens I'entreprise qu'Os avaient congue. Plusieurs objets trouves en mer a I'ouest de I'Afrique, annonqant des terres et des hommes, I'autorite d'Aristote et de Seneque, qui placent les Indes a Toocident de I'Espagne, celle de Platon, qui suppose son Atlan- tide au mfeme endroit, les probabUites geographiques, et surtout cet instinct secret qui pousse le genie vers le verites cachees, le convainquirent que la navigation vers Touest de I'ancien monde conduirait necessairement vers I'lnde ou vers d'autres terres inconnues. Plein de cette grande idee et jaloux d'en doter s^patrie, il proposa son projet au senat de Genes, qui le rejeta comme chimerique. Les Portugais, auxquels il en fit ensuite hommage, nourris du prejuge que la route de I'lnde devait 6tre ouverte vers I'orient, n'adopterent pas un plan qui bouleversait tout le syst^me recju. Cependant ils en tenterent en secret, mais infruc- tueusement, I'execution. Colomb, irrite de cette perfidie, en- voya son frere Barthelemi en Angleterre pour y proposer son projet a Henri VII, et lui-meme se rendit en Espagne pour le presenter a Ferdinand et a Isabelle, qui gouvemaient alors les royaumes unis de CastUle et d'Aragon. CHRISTOPHE COLOMB. 93 Les retards qu'il 6prouva pendant huit ann6es, les disgraces qu'il eut a supporter, les jalousies dont il fut I'objet, auraient degoute tout autre moins convaincu et d'un caractere moins fort que Colomb. II resista a tout, et, seconde par quelques hommes instruits et amis de leur pays, il obtint enfin le com- mandement d'une petite escadre, avec le titre de grand amiral et de vice-roi de toutes les terres qu'il decouvrirait. Ce fut le 3 aout 1492 qu'avec trois petits batiments mal equipes Colomb mit a la voQe du port de Pahs en Andalousie, a la vue d'une foule de spectateurs : il touoha a Gomera, I'une des Canaries, et en repartit le 6 septembre en tirant vers I'ouest. C'est de ce jour que commence veritablement le voyage pour la deoou- verte du nouveau monde. Les vents alizes le conduisirent rapidement a une grande dis- tance des Canaries ; en francMssant des limites qui n'avaient jamais ete depassees, ses marins se livrerent a de vives inquie- tudes ; pour les dissiper il dissimula une partie du chemin qu'on faisait ; mais les craintes de ses compagnons augmentant chaque jour, il sut en prevenir les consequences en multipliant les fables, les encouragements, les traits de fermete, avec une su- periorite, une force d'ame et une presence d'esprit inconcevables. Enfin la revolte de ses equipages allait le contraindre a renoncer a son entreprise, lorsque, determine par les signes multiplies qui annongaient le voisinage de la terre, et surtout par une con- viction intime et puissante qu'elle ne pouvait 6tre eloignee, il promit solennellement que si dans trois jours on ne la voyait point, il reprendrait la route d'Espagne. Le soir, 11 ootobre, quoiqu'on n''aper(;ut que le ciel et I'eau, il fit prendre a ses vais- seaux des precautions pour qu'ils ne fussent pas jetes a la cote. Tons les equipages veillerent ; vers dix heures du soir, Colomb, place sur le gaillard d'avant de son vaisseau, deoouvrit le pre- mier et fit voir a plusieurs de ses gens une lumiere qui etait en mouvement a peu de distance. Un peu apres minuit, on enten- dit crier : TeiTC ! par un des vaisseaux de I'escadre qui etait en avant. Au jour, on apergut distinctement vers le nord une !le plate et verdoyante, couverte de bois et arrosee par plusieurs ruisseaux. L'Amerique etait decouverte ! Au lever du soleil, les equipages s'avancerent vers I'fle au son de la musique, enseignes deployees. Colomb fut le premier qui mit le pied dans le nouveau monde, le vendredi 12 ootobre, 1492 ; il en prit solennellement possession au nom d'Isabelle et de Ferdinand, pendant qu'un grand nombre de naturels du pays entouraient avec etonnement les Europeens. Ces habitants avaient la peau couleur de cuivre fonce, la pbysionomie douce et le corps bizarrement peint de couleurs 94 CONFIGURATION EXT^EIEURE eclatantes : leur !le porte encore le nom qu'ils lui donnferent, celiii de Guanahani ou San-Salvador : c'est une des Lucayes. Colomb decouvrit, peu de jours apres, Cuba et Saint-Domin- gue, qui a repris son nom originaire, celui d'Ha'iti, et qui a vu, en trois cents ans, trois races d'hommes tour a tour mattresses de son sort. Apres trois voyages consecutifs, Colomb mourut en 1506, charge de gloire, accable d'infirmites et abreuve de disgraces. Levi. CONFIGURATION EXTfiRIEUKB DE l'aM^IRIQTJE DU NORD. L'Amerique du Nord presente, dans sa configuration exteri- rieure, des traits generaux qu'il est facile de discemer au pre- mier coup-d'oeil. Une sorte d'ordre metbodique y a preside a la separation des terres et des eaux, des montagnes et des vallees. Un arrange- ment simple et majestueux s'y revele au milieu mfime de la con- fusion des objets, et parmi I'extreme vari6te des tableaux. Deux vastes regions la divisent d'une maniere presque egale. L'une a pour limite, au septentrion, le pole arctique ; S. Test, a I'ouest, les deux grands oceans. EUe s'avance ensuite vers le midi, et forme un triangle dont les cotes irregulierement trac6s, se rencontrent enfin au-dessous des grands lacs du Canada. La seconde commence oii finit la premiere, et s'etend sur tout le reste du continent. L'une est legerement inclinee vers le pole, I'autre vers I'equa- teur. Les terres comprises dans la premiere region descendent au nord par une pente si insensible, qu'on pourrait presque dire qu'elles forment un plateau. Dans I'intgrieur de cet immense terre-plein, on ne rencontre ni hautes montagnes, ni profondes vallees. Les eaux y serpentent comme au hasard ; les fleuves s'y en- tremfelent, se joignent, se quittent, se retrouvent encore, se per- dent dans mille marais, s'egarent a chaque instant au milieu d'un labjrrinthe humide qu'ils ont cree, et ne gagnent enfin qu'apres d'innombrables circuits les mers polaires. Les grands lacs qui terminent cette premiere region ne sont pas encaisses, comme la plupart de I'ancien monde dans des oollines ou des rochers. Leurs rives sont plates et ne s'elevent que de quel- ques pieds au-dessus du niveau de I'eau. Chacun d'eux forme done comme une vaste coupe remplie jusqu'aux bords ; les plus DE L'AMfiRiaUE DU NORD. 95 legers ohangements dans la structure du globe pr6cipiteraient leurs ondes du cote du pole ou vers la mer des tropiques. La seconde region est plus accidentee et mieux preparee pour devenir la demeure permanente de I'homme ; deux longues chatnes de montagnes la partagent dans toute sa longueur : I'une sous le nom d'Alleghanys, suit les bords de I'ocSan Atlan- tique, I'autre court parallelement a la mer du Sud. L'espace renferme entre les deux chatnes de montagnes com- prend 228,843 lieues carries.* Sa superficie est done environ six fois plus grande que celle de la France. Ce vaste territoire ne forme cependant qu'une seule valine qui, descendant du sommet arrondi des Alleghanys, remonte, sans rencontrer d'obstacles, jusqu'aux cimes des montagnes rocheuses. Au fond de la vallee coule un fieuve immense. C'est vers lui qu'on voit accourir de toutes parts les eaux qui descendent des montagnes. Jadis les Frangais I'avaient appele le fieuve Saint-Louis, en memoire de la patrie absente ; et les Indiens, dans leur pom- peux langage, I'ont nomme le Pere des eaux ou le Mississipi. Le Mississipi prend sa source sur les limites des deux grandes regions dont j'ai parle plus haut, vers le sommet du plateau qui les s6pare. Pres de lui natt im autre fleuve, qui va se decbarger dans les mers polaires. Le Mississipi lui-meme semble quelque temps incertain du chemin qu'il doit prendre : plusieurs fois il revient sur ses pas, et ce n'est qu'apres avoir ralenti son cours au sein des lacs et des marecages qu'il se decide enfin et trace lente- ment sa route vers le midi. Tantot tranquille au fond du lit argileux que lui a creuse la nature, tantot gonfle par les orages, le Mississipi arrose plus de mille lieues dans son cours.| Six cents lieues au-dessus de son embouchure, le fleuve a deja une profondeur moyenne de 15 pieds, et des bfitiments de 300 tonneaux le remontent pendant un espace de pres de deux cents lieues. Cinquante-sept grandes rivieres navigables viennent lui ap- porter leurs eaux. On compte, parmi les tributaires du Missis- sipi, un fleuve de 1,300 lieues de cours, im de 900, un de 600, un de 500, quatre 200, sans parler d'une multitude iimombrable de ruisseaux qui accourent de toutes parts se perdre dans son sein. La vallee que le Mississipi arrose semble avoir ete creee pour * 1,341,649 miles. Darby's View of the United States. f 2,500 miles, 1,032 leagues. 96 CONFIGURATION EXTfiRIEURE, ETC. lui seul ; il y dispense a volonte le bien et le mal, et il en est comme le Dieu. Aux environs du fleuve, la nature deploie une inepuisable fecondite ; a mesure qu'on s'eloigne de ses rives, les forces vegetales s'epuisent, les terrains s'amaigrissent, tout languit ou meurt. Nulle part les grandes convulsions du globe n'ont laisse de traces plus evidentes que dans la valine du Mis- sissipi. L'aspect tout entier du pays y atteste le travail des eaux. Sa sterilite comme son abondance est leur ouvrage. Les flots de I'ocean primitif ont accumule dans le fond de la vallee d'enormes couches de terres vegetales qu'ils ont eu le temps d'y niveler. On rencontre sur la rive droite du fleuve des plaines immenses imies comme la surface d'un champ sur lequel le laboureur aurait fait passer son rouleau. A mesure qu'on approche des montagnes, le terrain, au contraire, devient de plus en plus in6gal et sterile ; le sol y est, pour ainsi dire, perce en mille endroits, et des roches primitives apparaissent 5a et la comme les os d'un squelette apres que le temps a consume a I'entour d'eux les muscles et les chairs. Un sable granitique, des pierres irregulierement taillees couvrent la surface de la terre ; quelques plantes poussent a grand'peine leurs rejetons a travers ces obstacles ; on dirait \m champ fertile couvert des debris d'un vaste edifice. En analysant ces pierres et ce sable, il est facile en effet de remarquer une analogic parfaite entre leui-s substances et celles qui composent les cimes arides et brisees des montagnes rocheuses. Apres avoir pr6cipite la terre dans le fond de la vallee, les eaux ont sans doute fini par entrainer avec elles une partie des roches elles-memes ; elles les ont roul6e sur les pentes les plus voisines ; et apres les avoir broyees les unes contre les autres, elles ont parseme la base des montagnes de ces debris arraches a leuis sommets. La vallee du Mississipi est, a tout prendre, la plus magnifique demeure que Dieu ait jamais preparee pour I'habitation de I'homme, et pourtant on peut dire qu'elle ne forme encore qu'im vaste desert. Sur le versant oriental des Alleghanys, entre le pied de ces montagnes et I'ocean Atlantique, s'6tend une longue bande de roches et de sable que la mer semble avoir oubhee en se retirant. Ce territoire n'a que 48 heues de largeur moyenne, mais il compte 390 lieues de longueur. Le sol, dans cette partie du continent americain, ne se prfete qu'avec peine aux travaux du cultivateur. La vegetation y est maigre et uniforme. C'est sur cette cote inhospitaliere que se sont d'abord con- centres les efforts de I'industrie himiaine. Sur cette lano-ue de terre aride sont nees et ont grandi les colonies anglaises qui devaient devenir un jour les Etats-Unis d'Amerique. C'est FRAGMENTS DE l'hISTOIRE DBS fiTATS-UNIS. 97 encore la que se trouve aujourd'hui le foyer de la puissance, tandis que sur Jes derrieres s'asserablent presque en secret les veritables elements du grand peuple auquel appartient sans doute I'avenir du continent. p^ Tooqueville. FRAGMENTS DE L'HISTOIRE DES fiTATS-UNIS. PAR PELETDE LA LOZEKE. Episodes de la Revolution. BILL DU TIMBRE. RJfiVOLTB CONTRB CE BILL. Les colonies anglaises d'Amerique faisaient, depuis plus d'un siecle, un commerce avantageux avec celles de I'Amerique espa- gnole. Elles j portaient les produits des manufactures an- glaises que leurs negociants 6taient alles chercher dans la metropole, ou ceux de leur agriculture dont la vente les mettait a m6me de consommer une plus grande quantite de marchandises anglaises. L'Angleterre s'avisant tout a coup que ce commerce etait contraire au principe qui ne permet pas de relations directes enti-e les colonies et les marches etrangers, le defendit, et fit sajsir tous les na vires qui furent trouves en contravention : cette mesure etait d'autant plus extraordinaire, qu'elle secondait les vues du gouvemement espagnol, dont les agents s'efforgaient, de leur cote, d'empfioher ce commerce, par le motif qu'il faisait sortir Tor et I'argent de ses colonies. Les colons americains se plaignirent amerement d'une prohibition qui les emp6chait d'ac- querir les especes metalliques dont ils avaient besoin pour faire leurs remises en Angleterre. Ils ne purent obtenir qu'on fit droit a leur plainte. La m6me chose arriva pour le commerce que faisaient les colonies anglaises avec celles de la France, qui oonsistait a en- voyer dans celles-ci les produits de leurs champs et de leurs pfeches, et a les echanger contre le sucre et le cafe dont elles avaient besoin. L'Angleterre, en s'y opposant, les mit dans le plus grand embarras, parce que, sans la vente de leurs poissons, elles ne pouvaient entretenir leurs matelots ; et si elles ne ven- daient leurs grains et leurs farines, il leur etait impossible de continuer leurs dSfrichements et leurs cultures. Mais ce qui mit le comble a leur mecontentement, ce fut la tentative de les imposer sans le consentement de leurs legis- latures. L'Angleterre, pour soutenir la guerre contre la France, avait fait des depenses enormes. Sa dette, en 1763, se trouva monter 9 98 FRAGMENTS DE l'hISTOIRE DES fiTATS-UNIS. a 148 millions sterling, ou plus de 2 milliards et demi de francs, somme considerable pour ce temps. Le parlement, pour I'ac- quitter, adopta diverses mesures de finances, parmi lesquelles etait un bill qui soumettait a I'impot du timbre les treize colonies d'Amerique (1765). Ces colonies, jusqu'alors, n'avaient paye aucun impot direct a la metropole. Le motif de cette innova- tion fut qu'il etait juste qu'elles supportassent une partie des charges dont leur defense avait ete I'occasion. La nouvelle de ce bUl causa, chez elles, une vive irritation. Elles representerent que jamais rien de semblable n'avait eu lieu ; que c'etait bien assez des rigueurs du regime colonial qui leur interdisait la fabri- cation d'lm grand nombre d'objets, pour favoriser les manufac- tures de I'Angleterre, et les obligeait de demander a ceUes-ci les closes dont elles avaient besoin, alors m6me qu'elles pour- raient les obtenir ailleurs a meUleur marche. Si on voulait les imposer, il fallait leur donner des repr&entants au parlement, car c'etait le privilege de tout sujet anglais de ne pouvoir 6tre taxe que de son consentement. Ces representations ne furent pas ecoutees, et le papier timbre fut expedie pour les colonies. Mais quand on le debarqua, le peuple ameuti s'en saisit et le livra aux flammes. II annon^a la ferme resolution de ne point s'en servir, dussent toutes les transactions 6tre suspendues ; des manequins representant I'impot, objet de la haine publiqijp, furent promenes dans les rues et pendus a des arbres, qu'on appela les arbres de la liberty. Les employes qui tenterent de vendre quelques parties de papier timbre echappees a la destruc- tion, eurent leurs maisons assaillies et brulees, et on se porta a des voies de fait contre les magistrats qui voulurent assurer I'exe- cution de la loi. Ce mouvement ne fut pas seulement populaire : toutes les classes de la societe y prirent part. Une assemblee, composee des representants de toutes les colonies, se reunit a New-York pour concerter les moyens de resistance (7 octobre 1765). Elle redigea une declaration des droits semblable a celle qui sert de base a la constitution anglaise, et adopta trois adresses, I'une au roi, I'autre a la chambre des lords, la troisieme a la chambre des communes, qui protestaient de la fidelite des colonies pour la metropole, mais de leur resolution de ne point soufirir qu'on les imposat sans leur consentement. Rl6V0CATI0N DTJ BILL DtJ TIMBRE. Une insurrection qui s'annongait avec tant d'ensemble ne pouvait manquer d'agir fortement sur I'opinion en Angleterre. Les nombreux interfits engages dans le commerce des colonies FRAGMENTS DE l'hISTOIEE DES :6TATS-UNIS. 99 s'en emurent, et de vives discussions eurent lieu dans le parle- ment. L'oppositiofi, qui avait pr^dit cette r&istance, ne craignit pas de soutenir qu'elle §tait legitime, et qu'on devait des eloges a tout citoyen anglais assez courageiix pour defendre ses droits. En vain le ministere defendit le bill. La perspective d'une guerre civile, dont nul ne pouvait prevoir le teiine et les con- sequences, lui fit perdre la majorite, et un autre ministere lui •succeda. La session suivante du parlement devait decider des mesures qui seraient prises. L'illustre Franklin, envoy6 par les colonies pour plaider leur cause, demanda a presenter au parlement I'adresse de I'assemblee de New- York. On refusa de I'admettre dans son caract^re officiel, pour ne pas paraltre autoriser une assemblee illegale ; mais il fut entendu comme particulier, dans I'enquSte ouverte par la chambre des communes, et ses reponses aux questions qui lui furent faites ne contribuerent pas peu a disposer favorablement les esprits. La lutte cependant fut vive. George Grenville, chef du dernier cabinet, defendit eloquem- ment le bill du timbre, qui etait son ouvrage. " S'il ne s'agissait, dit-il, que de mon honneur et de celui de mes collegues, je me tairais, laissant au temps le soin de nous justifier ; mais il s'agit de I'honneur du gouvemement et de la dignite du pays, com- promis par la conduite' du nouveau cabinet, et je ne saurais m'empdcher de protester. Un an s'est ecoule depuis que le bill du timbre a du 6tre mis a execution, et cette loi reste comme non avenue. On brave I'autorite du parlement ; les fonction- naires qui veulent la faire respecter sont indignement mal- traites. Tout ce que savent faire les ministres, qui devraient les soutenir, c'est de leur recommander la prudence et la moderation ; aussi I'audace des revoltes crott-elle de jour en jour, et nul doute qu'apres avoir obtenu la revocation du bill du timbre, ils aspireront a une complete independance. De quel droit, en eflfet, le parlement ferait-il des lois pour restrein- dre le commerce des colonies, s'il ne peut en faire pour les im- poser ■? Ces restrictions ne sont-elles pas une autre forme de I'impot ? C'est le privilege, dit-on, de tout sujet anglais, de n'fitre impose que de son consentement, et les colons ne sont point representes ici. Mais les neuf dixiemes de la population de I'Angleterre, qui ne jouissent point du droit d'elire, y sont-ils representes davantage ? L'ingratitude des colons ajoute a I'odieux de leur rebellion, puisque I'impot n'est demande que pour acquitter les depenses d'une guerre entreprise pour leur defense ; et les ministres, cependant, ne trouvent pour eux que des paroles d'indulgence, et ils sont prfits a sacrifier, par une 100 FRAGMENTS DE l'hISTOIRE DES ftTATS-UNIS. concession imprudente, les droits du pays aux pretentions arro- gantes d'une partie de ses sujets." Guillaume Pitt, depuis lord Chatam, qui n'etait point encore ministre, mais qui soutenait le nouveau ministere, refuta ce dis- cours : " Quel est, dit-il, le conseil qu'on nous donne ? Apres nous avoir places au bord d'un abime, on veut nous persuader de nous pr€cipiter jusqu'au fond ; et quel est le motif qu'on in- voque ? ce n'est point la justice et I'interfit du pays, mais un faux point d'honneur, semblable a celui qui agit trop souvent. sur les individus ; comme si Thonneur, pour un gouvemement, n'etait pas d'etre juste et de sauver le pays ! Non, le parlement n'a pas le droit d'imposer les colonies. L'impot que nous votons est un don volontaire des communes, et nous sommes les repre- sentants des communes d'Angleterre, non point ceux des colonies. Les seuls representants legitimes de ceUes-ci, en matiere d'impot, sont les assemblees coloniales, elues par elles. Qu'on blame, si Ton veut, leurs violences contre le bill qu'elles repoussent, mais qu'on ne conteste pas leurs droits, et qu'on ne nous accuse pas, nous qui les defendons, d'etre des factieux. H faut s'applaudir, au contraire, de ce qu'U y a ici des bommes qui savent, par politique autant que par justice, se depouUler d'un faux orgueil national, pour prevenir, s'il se peut, par des concessions raison- nables, une guerre civile, dont les ennemis de I'Angleterre s'ap- pr6tent a recueiUir le fruit." Le bill du timbre fut revoque (22 fevrier 1776). BILL DU THE. R^VOLTE. MEStTEES CONTRE BOSTON. Le chancelier de I'Echiquier, presse par les besoins du tresor, proposa de nouveaux droits de douane, parmi lesquels etait une taxe sur le the que les colonies recevaient de I'Angleterre, car il ne leur etait pas permis de le recevoir directement de la Chine. Le gouvernement de la metropole, moyennant ce droit, devait se charger de payer ses fonctionnaires dans les colonies et d'acquitter d'autres depenses d'administration, reglees jusqu'a- lors et acquittees par les assemblees locales. II comptait y trouver le double avantage d'une recette plus forte que la de- pense dont il se chargeait, et d'une plus grande independance, assuree a ses fonctionnaires, qui recevraient de lui leur traite- ment. Mais les motifs de cette mesure etaient precisement ce qui devait empScher les colonies d'y adherer. Elles se plaigni- rent d'une double atteinte portee a leure privileges : on les imposait sans leur consentement, et on leur enlevait la juste part d'influence qu'elles avaient toujours exercee dans leur adminis- tration. Les assemblees coloniales protesterent contre le bill du the. Dissoutes par les gouvemeurs, elles furent remplacees par FRAGMENTS DE l'hTSTOIRE DES ^TATS-UNIS. 101 des conventions, sortes d'assemblees extraordinaires, nomm6es par les electeurs, pour un but special. Les journaux coloniaux se deohainerent oontre I'acte du parlement. II fut combattu par de nombreux parapblets. On prit I'engagement de s'abstenir du the taut que le bill subsisterait, comme on avait pris, deux ans auparavant, celui de s'abstenir de I'usage du papier timbre ; et tout se pr6para pour une vive resistance. Le foyer principal de I'insurrection fut, comme la premiere fois, a Boston, ville prinoi- pale de la Nouvelle-Angleterre, ou regnait un esprit plus prononce d'independance. Le nouveau ministere, dont faisait partie lord Chatam, per- suade que la question n'etait pas la m6me que celle du bill du timbre, et que son droit etait plus certain que celui de ses pre- decesseurs, refusa d'eoouter les plaintes des colons, et pensant qu'on n'avait echoue la premiere fois que faute d'avoir pris immediatement des mesures plus vigoureuses centre I'insurrec- tion, il fit embarquer des troupes et les dirigea sur Boston. Leur arrivee, loin d'apaiser les esprits, augmenta I'irritation. Rien ne pouvait 6tre plus odieux aux Amerioains que la vue inaccoutumee de ces nombreux soldats, qui leur faisaient sentir leur servitude. Des rixes eclaterent entre ceux-ci et les habitants, et, a la suite d'une de ces rixes, les soldats, contraints de faire feu pour se defendre, tuerent plusieurs personnes. Ce fut le signal d'un soulevement general dans la ville. On sonna le tocsin ; on courut aux armes. II fallut que les troupes evacu- assent la ville et se renfermassent, pour leur sflrete, dans le fort. Les batiments de la Compagnie des Indes, charges de the, etant arrives, dans ces entrefaites, d'Angleterre, le 'peuple s'y porta en foule, les envahit, et jeta le the a la mer (1773). A la nouvelle de ces violences, le parlement adopta plusieurs mesures pour les r6primer. Tout commerce avec la ville rebelle fut interdit, et le siege du gouvernement de la colonic transporte a Salem. La nomination de tous les fonctionnaires du Massa- chusets, elus par le peuple, fut transportee au gouverneur. Pour assurer a ces fonctionnaires une protection speciale, il fut decret6 qu'au cas oil ils commettraient un meurtre en se defendant, ils ne pourraient 6tre juges que dans une autre colonic. En vain le celebre Burke combattit ces bills, dans la chambre des communes, et soutint qu'ils etaient contraires aux droits d'un peuple libre, et ne pouvaient qu'attiser le feu au lieu de I'eteindre. lis obtinrent une grande majorite dans les deux chambres. De nouvelles troupes furent embarquees pour Boston. Les colonies comprirent que ces mesures, bien que deoretees seulement centre Boston, les menagaient toutes egalement; 9* 102 FRAGMENTS DB l'hISTOIRE DES fiTATS-UNI3. qu'elles avaient pour objet de detruire leurs liberies communes. Les journaux qui les annoncerent furent bordes de noir. On ordonna partout un jour de j6une et de prieres. Chacun sentit la necessite de ne point se diviser et de ne pas abandonner Bos- ton aux vengeances de la metropole irritee. On s'engagea a s'abstenir de tout commerce avec celle-ci tant que le port de Boston serait ferm6, pour ne pas profiter de son malheur. PREMIER CONGRfeS. COMBAT DE LEXINGTON. COMBAT DE BUNKERS-HILL. PRISE DE TICOND^ROGA. Un congres des deputes de toutes les colonies avait ete convo- que a Philadelpbie, pour concerter leurs mesures de defense. Ce congres, destine a jouer un role important danS la suite des evenements, se reunit au jour marque (4 septembre, 1774). Cinquante-cinq deputes s'y trouverent reunis. II tint ses seances a huis clos, pour deliberer avec plus de calme, et les voix j furent prises non par tete, mais par colonic, pour ne pas exciter la jalousie de celles qui, a raison d'une population plus faible, avaient une deputation moins nombreuse. On commenca par lire une adresse du Massachusets, qui exposait les dangers dont Boston etait menacee, et demandait I'assistanoe des autres colonies. L'assemblee decreta que la cause de Boston etait la cause commune, et que rien ne serait epargne pour la defense de cette ville genereuse. Elle redigea trois adresses : I'une au roi, pour demander le redressement de ses griefs ; I'autre au peuple anglais, pour invoquer son appui; la troisieme aux Americains, pour les exciter a faire preuve de perseverance et de courage. Dans son adresse au roi, elle lui rappelait " que la revolution de 1688 n'avait porte sa famUle sur le trone que pour la de- fense des liberies publiques ; que c'etait la le titre en vertu duquel il regnait, et qu'il etait tenu d'y demuerer fidele. Les liberies de ses sujets americains ne devaient pas lui etre moins sacrees que celles de ses sujets anglais. La mer qui les sepa- rait n'apportait entre eux aucune difference. Et cependant de funestes conseils I'avaient porte a attenter aux droits des colo- nies, et une guerre civile deplorable etait sur le point d'eclater entre elles et la metropole. Pouvait-il hesiter a renvoyer les conseUlers qui le perdaient, plutot que de s'aliener la loyale af- fection de ses sujets ?" L'adresse au peuple anglais lui rappelait leur commune ori- gine, et I'obligation qu'elle imposait aux Americains d'etre dignes de lui, en defendant courageusement leur liberie : " que s'il souffrail qu'elle leur ful ravie, U verrait bientot la sienne propre menacee, car les principes sur lesquels eOe reposait FRAGMENTS DE l'hiSTOIKE DES l^TATS-UNIS. 103 seraient detruits, et le pouvoir de la couronne dangereusement aocru. Leur asservissement d'ailleurs ne pouvait s'operer que par une guerre civile, dont le r6sultat, quel qu'il fut, serait funeste a I'Angleterre. Si les colonies triomphaient, elle per- drait son autorite sur elles et les privileges avantageux qui en etaient la suite ; si elles suocombaient, il ne lui resterait qu'une possession affaiblie et ruinee, sans utilite pour son commerce. C'etait au peuple anglais de prevenir de tels maux, et jetant dans la balance le poids considerable de son opinion, et en se faisant representer dans le parlement par des hommes qui com- prissent mieux ses interets." Le parlement, reuni sous ces auspices (1774), delibera sur la situation alarmante des colonies. De nouvelles mesures furent proposees par les ministres pour reprimer leur rebellion. lis demandaient que celles prises contre Boston fussent etendues aux autres colonies, et appuy6es par de nouveaux envois de troupes. Lord Chatam, qui etait sorti du ministere, oombattit ces propositions dans la chambre haute. M. Burke employa contre elles, dans la chambre des communes, toutes les res- sources de son eloquence. lis ne purent empfecher qu'elles ne fussent adoptees. Franklin demanda en vain a 6tre entendu encore une fois avant qu'on prit une si grave resolution. Le parti etait pris de soutenir, a tout risque, la lutte engag6e contre les colonies. Un corps de dix mille hommes fut embarque pour les ramener au devou\ Les Americains, de leur cote, se preparerent partout a la guerre : ils organiserent et armerent leurs milices, s'emparerent de tous les depots d'armes et de munitions qui n' etaient point gardes, et commencerent de se rassembler autour de Boston. II ne fallait plus qu'une occasion pour qu'on en vtnt aux mains. Cette occasion ne tarda pas a se presenter. Le general anglais qui commandait la garnison rassemblee dans cette ville, instruit que les insurges formaient un depot d'armes dans les environs, envoya un detaohement pour s'en emparer. Celui-ci rencontra un poste de miliciens a Lexington, et fit feu sur eux. Plusieurs hommes furent tues. Un corps plus nombreux de mihces survigt, qui poursuivit a son tour les Anglais, et en tua un grand nombre. Le reste ne rentra qu'avec peine a Boston (18 avril, 1775.) Le combat de Lexington fut le commencement de la guerre, et ne laissa plus aucune voie a la reconciliation. II excita I'in- dignation des Americains par I'agression dont ils disaient avoir €te victimes, et leur enthousiasme par la viotoire qu'ils s'attri- buaient. L'assemblee du Massachusets, qui avait transports sa r6sidence en dehors de Boston, publia des proclamations pour 104 FRAGMENTS DE l'hISTORIE DES ^TATS-UNIS. appeler les Americains aux armes. Trente mille hommes de milioes se trouverent bientot rassembles autour de la ville. Boston est situee sur una presqu'ile qui ne tient au conti- nent que par una langue de terre etroite. Les Americains se posterent a I'entrea de celle-ci. lis occuperent egalemant Charlestown, separea de Boston par un bras de mar, et d'oii leur canon pouvait porter sur la ville. Leur projet etait de resserrer de plus en plus la garnison, et de I'obliger, par le de- faut de vivres, a se retirer. Mais le general Gages avait douze mUle hommes de bonnes troupes, avac lesqualles il se flatta da vaincre aisement des milices sans experience. II fit embarquer deux mille hommes qui aborderent pres de Charlestown, s'emparerant de cetta viUe a laquelle ils mirent la feu, et se porterent sur les redoutes des Americains, a Bunkers-Hill. Ceux-ci repousserant deux fois les Anglais, et montrerent un grand courage ; mais attaques une troisieme fois, ils furent obliges de se retirer, non sans avoir fait essuyer une grande perte a I'ennemi. La cause de I'inde- pendance aut, a Bunkers-Hdl, son premier martyr : le docteur Warren, qui, apres avoir servi son pays dans les consails, avait voulu combattre pour lui, y fut tue ; on cSlebra partout I'he- roisme dont il avait fait preuve, et la gloire qui s'attacha a son nom excita I'ardeur de I'imiter. Les Americains, deja fiars da la bravoure deployee par leurs milices a Bunkers-Hill, obtinrent aUlaurs das avantages qui augmenterent leur confiance en elles. Celles du Connecticut, informees que les Anglais avaient forme un depot d'armes et da munitions dans la fort de Ticonderoga, sur la route du lac Champlain et du Canada, se dirigerent de ce cote, sous la con- duite du colonel Arnold, homme entreprenant et aventureux, surprirent la garnison et I'obligerent de se rendre. Elles pous- serent de la jusqu'a Crownpoint, autre fort du New- York, a I'entree du lac, s'en emparerent egalement, et mirent ainsi en la possession des insurges deux forts importants et des ressources en artmaria at an munitions, dont ils etaient depourvus. C0NGR6S de PHILADELPHIE. WASHINGTON EST NOMMfi GtNt- RALISSIME. Telle etait la situation des choses quand le congres de PhUa- delpbie sa reunit pour la saconda fois, dans una session qui devait 6tre decisive (mai 1775.) La guerre, sans avoir ete declaree, existait de fait. II fallait en confier la direction a un homme capable de raUiar las forces eparses, et d'en tirer le meiUeur parti pour I'interfet commun. On aUa au scrutin, et le FRAGMENTS DE l'hISTOIRE DBS ]6TATS-UNIS. 105 nom de George Washington sortit de I'urne. Washington 6tait membre, lui-m6me, du oongres. II s'etait distingue, oomme colonel d'un regiment de milices, dans la guerre de 1756, entre la France et I'Angleterre, ou les Anglo- Am6ricains, unis aux troupes de la metropole, combattaient centre les Franpais du Canada. On avait remarque en lui un melange rare de courage et de prudence, et, dans sa retraite de Mont- Vernon, en Vir- ginie, ou il avait vecu depuis la paix de 1763, il s'etait concilie I'estime et I'afFection de ses concitoyens, par son caract^re hono- rable et I'amenite de ses moeurs. Sa fortune etait independante, son age le plus propre aux fatigues de la guerre, il avait qua- rante-quatre ans. Lui seul ne se croyait pas a la hauteur de la position a laquelle on I'appelait. Quand le president de I'as- semblee proclama son election, il se leva avec tous les signes d'une vive emotion, prenant le oiel a temoin qu'il n'avait point desirfi cet honneur. "Si j'acoepte, dit-il, la mission qui m'est donnee, c'est paroe que des perils y sont attaches, qui pour- raient faire douter de mon courage si je refusals, et parce que, dans de telles oirconstances, c'est le devoir d'un oitoyeii d'obeir aveuglement a I'appel de son pays. Mais j'espSre qu'on me tiendra compte de cette obeissance, pour ne point juger mes actes avec trop de rigueur. J'entends aussi ne recueillir aucun autre avantage du poste oil je suis appele, que I'honneur de servir mon pays ; ma fortune me permet d'en supporter les depenses, et je ne veux pas que mon traitement vienne s'a- j outer aux charges deja trop pesantes dont mes concitoyens sont greves." SfiPABATION DBS COLONIES DE LEUR METROPOLE. La guerre civile entre I'Angleterre et ses colonies durait de- puis plus d'une annee, et cependant celles-ci continuaient de protester de leur fidelite, et deolaraient etre prates a rentrer dans I'obeissanoe, aussitot qu'on respecterait leurs privileges en revoquant le bill dont elles se plaignaient. La justice se rendait, comme par le passe, au nom du roi, et tous les actes entre par- tiouliers se passaient sous le sceau de ses armes. Le congres pensa qu'il etait temps de sortir de cette situation fausse, et d'abdiquer une sujetion qui n'etait plus que nominale. II n'y avait desormais aucun espoir de conciliation ; le sang verse de part et d'autre avait mis un abime entre les deux pays, plus profond que la mer qui les sepai-ait. Cette dependance Active ne servait qu'a entretenir, en Angleterre, de fausses esperanoes, et a soutenir, en Amerique, le zele de ses partisans. EUe emp6- chait les puissances etrangeres, rivales de I'Angleterre, de pr6ter leur appui aux colonies, soit parce qu'elles auraient a regretter 106 FRAGMENTS DE l'hISTOIRE DES £TATS-UNIS. de s'fitre compromises inutileraent, si celles-ci venaient ^ se re- concilier avec leur metropole, soit parce qu'il devait leur repugner davantage de soutenir des rebelles contre leur gouvemement que de s'allier a una nation qui aurait franchement declare son inde- pendance. De nombreux ecrits furent publics dans ce sens, dont le plus marquant fut celui de Thomas Payne, intitule le Sens commun, lequel n'eut pas de peine a montrer que trois millions d'habitants, ayant un territoire aussi riche qu'etendu, de beaux ports et des fleuves magnifiques, etaient en 6tat de former une nation, et qu'ils avaient plus d'avantages de se regir eux-m6mes que d'obeir a un gouvemement dont ils etaient separes par toute la largeur de I'Ocean. La proposition fut done faite dans le congres, par un depute de la Virginia (8 juin 1776), de declarer les colonies indepen- dantes, et de rompre pour jamais le lien qui les attachait a I'AngleteiTe. " Qu'attendez-vous, dit-il, pour vous emanciper completement, at pour prendre le rang qui vous appartient ? Pensez-vous que I'Angleterre, aujourd'hui que son honneur est engage par tant de combats, vous accordera ce qu'elle vous a refuse avant la lutta ? et quand elle vous I'accorderait, vous en contenteriez- vous ? n'auriez-vous verse tant de sang que pour une demi- independance ? Que dis-ja ? celle-ci m6me, pourriez-vous y compter ? oh serait la garantie qu'apres que vous auriez posS les armes, on ne tenterait pas de nouveau da vous soumettre a I'impot ? Le lien qui a existe entre vous et I'AngleteiTe et que les evenements ont rompu nolemment ne saurait 6tre renoue.... Ce ne serait qu'une trfiva pleine de defiances et d'ombrages, qui ferait bientot place a une nouvelle gueri-e, plus achamee encore qua celle-ci, et a laquelle vous seriez peut-etre moins prepares. Vous avez la mesura des sentiments de I'Angleterre pour vous, dans ces hordes etrangeres qu'elle vomit sur votre rivage, dans I'appel qu'elle fait a la ferocite des Indiens, dans les complots dont elle vous entoure. Elle emploie contre ceux qu'elle appeUe ses sujets des moyens dont elle n'oserait faire usage contre un ennemi etranger. Constituez-vous en Etat independant pour pouvoir au moins invoquer, dans la guerre, les principes du droit das gens, et n'acceptez pas plus longtemps le titre de rebelles qui autorise a vous trailer plus cruellement. Loin d'augmenter par la %'os dangers, vous les diminuerez, et vous aurez chance de trouver des allies au dehors. Ceux-ci auront foi dans votre fortune, quand vous montrerez que vous y avez foi vous-memes. Vous avez combattu jusqu'a present pour decider quelle serait la mesure de votre asclavage, combattez franchement pour la liberte. Imitez les Grecs et les Romains, qui vous ont precedes FRAGMENTS DE l'hISTOIRE DES fiTAT3-UNIS. 107 dans cette carriere, les premiers en repoussant I'armee innom- brable des Perses, les seconds en chassant les Tarquins. Imitez les Suisses et les Hollandais, qui ont su conqu6rir leur indepen- dance, et les Anglais eux-mfemes, qui ont detrone les Stuarts parce qu'ils avaient porte atteinte a leurs droits. Soyez les liberateui-s et les legislateurs de votre pays. La gloire des Lyourgue et des Solon vous attend, si vous savez, comme eux, fonder une nation libre et independante." Cette proposition, quelque faveur qu'elle diit rencontrer, ne resta pas, dans le congres, sans contradioteurs. On objecta la diflBculte, si on fermait toute porte a la reconciliation, de resister aux forces redoutables de I'Angleterre, et le danger, si on etait vaincu, de subir un joug plus rigoureux que celui qu'on avait voulu secouer. On representa la difficulte, plus grande encore, de reunir sous un mSme gouvernement, treize colonies acooutu- mees a vivre independantes I'une de I'autre, et qui ne s'etaient associees que momentanement pour repousser I'ennemi commun; ces objections furent ecoutees avec calme, mais ne persuaderent point. Une grande majorite, apres mure deliberation, se pro- non^a en faveur de la proposition, et le 4 juillet 1116, fut adoptee la fameuse declaration qui proclamait I'affranchissement des colonies, et les constituait en nation independante, sous le nom d'JStats- JJnis d' Amirique. Get acte important fut signe de tous les membres du congres presents a la deliberation, des Jefferson, des Franklin, des John Adams, noble elite d'hommes qui avaient prepare I'independance, et qui contribuerent a I'aflFermir. II fut annonce, dans toutes les colonies, par des salves d'artillerie et repu avec enthousiasme. Boston, PliiladelpMe, New- York, Baltimore, se livrerent a des rejouissances. Les troupes, auxquelles on en donna lecture, I'accueillirent par mille acclamations. On se hata de faire dis- parattre des monuments publics les armes de I'Angleterre, et de detruire partout les traces d'une odieuse domination. DECLARATION d'iNdEpENDANCE. Lorsque, dans le cours des choses humaines, il devient n^ces- saire pour un peuple de rompre les liens qui I'attachent a un autre peuple et de prendre, parmi les nations de la terre, le rang qui lui appartient, d'apres le droit naturel et les volont^s du Cr6ateur, il doit, par respect pour I'opinion du genre humain, faite connaitre les motifs qui le determiaent. Nous tenons pour v6rites demontrees que tous les bommes ont ete crees egaux, et qu'ils possedent, en naissant, certains droits que rien ne peut leiir ravir, tels que celui de vivre, et 108 FRAGMENTS DE l'hISTOIRE DES fiTATS-tJNIS. d'etre libres, et d'aspirer au bonheur ; que les gouvemements n'ont ete institues que pour garantir I'exercice de ces droits, et qu'ils ne tiennent leur pouvoir que de la volonte des gouvernes ; que des I'mstant qu'un gouvernement est destructif du but pour lequel il a ete etabli, c'est le droit du peuple de le modifier ou de le detruii-e, et de s'en donner un plus propre a faire son bonheur. La pnidence, a la verite, present de ne point changer le gouvernement etabli, pour des motifs frivoles et passagers, et I'histoire prouve que les peuples sont plus disposes a souffrir avec patience leurs maux, tant qu'ils sont supportables, qu'a renvereer legerement le gouvernement auquel ils sont accou- tumes ; mais quand une longue suite d'actes diriges contre leur liberie montre un dessein arrfite de les soumettre au pouvoir absolu, c'est leur devoir, aussi bien que leur droit, de se sous- traire au sort qui les menace, et de prendre des mesures pour leur surete. Telle a ete la patience des colonies, telle est au- jourd'hui la necessite ou eUes se trouvent de changer leur gou- vernement. Leur histoire n'est qu'une suite de violences et d'usurpations de la part de la metropole pour fonder sa ty- rannie. EUe a refuse de rendre les lois les plus necessaires k leur bien-fetre. EUe a defendu a ses gouvemeurs d'approuver les mesures d'interfit local votees par les legislateurs jusqu'a ce que son consentement eut ete obtenu, et ce consentement elle I'a fait attendre indefiniment. Elle a mis pour condition aux mesures reclamees par certaines localites qu'elles renonceraient au droit d'etre representees dans la legislature, droit sacre qu'elles ne pouvaient abandonner, et dont I'exercice n'est redoutable qu'aux tyrans. Elle a fait convoquer les assemblees legislatives dans des lieux inaccoutumes et incommodes, loin des archives de leurs admi- nistrations, dans le seul but de les harasser et de les rendre plus dociles. Elle a dissous, coup sur coup, ces assemblees, pour s'6tre montrees fermes dans la defense des droits du peuple. Elle a longtemps differe, apres leur dissolution, de faire pro- ceder a des elections nouvelles, laissant le pays sans gouverne- ment, expose aux attaques du dehors, ou aux troubles du de- dans. Elle s'est efforcee d'empficher les colonies de se peupler, en apportant mille obstacles a la naturalisation des etrangers, en refusant tout encouragement a ceux qui voulaient s'etablir parmi nous, et en rendant plus difiBciles les concessions des terres. FRAGMENTS DE l'hISTOIRE DES ^TATS-UNIS. 109 Elle a entrave radministration de la justice, en refusant les lois qui devaient I'organiser. Elle a mis les juges dans sa dependance, pour la duree de leur office et le montant de leur salaire. Elle a crge une multitude d'emplois nouveaux pour y placer ses creatures, qui sent venues devorer la substance du peuple et ropprimer. Elle a maintenu, au milieu de nous, en pleine paix, des armees permanentes, sans le consentement des legislatures. Elle a alFecte de rendre I'autorite militaire independante du ■ pouvoir civil, et superieure a lui. Elle a voulu nous soumettre aux tribunaux militaires, et a assure aux mUitaires de son armee, coupables de meurtre, la faveur d'etre juges par des juges pris parmi eux. Elle a detruit notre commerce avec toutes les parties du monde. Elle nous a soumis k des impots, sans notre consentement. Elle nous a enleve, dans plusieurs cas, le benefice du jugement par jury. Elle a cree des delits pour lesquels nous devious etre trans- portes au dela des mers, pour y 6tre juges. Elle a refuse a la colonie du Canada, qui nous avoisine, les institutions libres de I'Angleterre, afin de se servir de ce pays comme exemple et comme instrument pour etablir le m6me pouvoir arbitraire parmi nous. Elle a aboli nos chartes, annule nos plus precieux privileges et sape les bases de notre forme de gouvernement. Elle a suspeiidu nos legislatures et s'est attribue le droit de nous donner des lois pour toute chose. Elle a abdique de fait tout droit de nous gouverner, en nous pla^ant hors de sa protection et nous faisant la guerre. Elle a pille nos navires, devaste nos c5tes, brule nos villes et fait perir nos citoyens. Elle recrute, en ce moment, une armee de mercenaires etran- gers, pour completer cette oeuvre de destruction dans laquelle ont ete commis des actes de cruaute et de perfidie dignes des temps les plus barbares et qu'aurait du s'interdire le gouverne- ment d'une nation civilisee. Elle a force ceux de nos citoyens qui ont ete pris en mer sur nos vaisseaux, de semr centre leur pays, pour donner la mort a leurs amis et a leurs freres ou pour la recevoir d'eux. ^ Elle a excite des insurrections paiTui nous, et a d6cba{ne, contre les colons de nos fronti^res, la fureur des sauvages, dont la ferocite n'epargne ni le sexe ni I'age. Nous avons, apres cbaque grief, presents d'humbles remon- 10 110 FRAGMENTS DE l'hISTOIEE DES fiTATS-UNIS. trances, et chacune de nos plaintes a ete suivie d'une nouvelle injure. Un gouvemement dont tous les actes presentent ce caractere de tyrannic, ne peut etre le gouvemement d'un peuple libre. Nous n'avons pas 6pargne les appels a nos freres d'Angle- terre. Nous leur avons souvent signale les tentatives faites par leur parlement pour etendre au dela de toute mesure sa prero- gative sur nous. Nous leur avons rappele I'origine et les motifs de notre 6tablissement. Nous avons fait appel a leur justice et a leur magnanimite et les avons supplies, au nom de notre com- mune origine, d'arrfiter ces usurpations dont I'efFet serait in6- vitablement de nous separer les uns des autres. Eux aussi ont ete sourds a la voix de la justice et de la consanguinite. Nous sommes done contraints de leur declarer notre separation et de les accepter pour ennemis dans la guerre, jusqu'a ce qu'il nous soit permis de les avoir pour amis dans la paix. Nous done, en qualite de representants de Etats-Unis d'Ame- rique, assembles en congres, prenant Dieu a temoin de la purete de nos intentions, au nom et par I'autorite de I'excellent peuple des Etats-Unis, declarons solennellement et publiquement que ces colonies unies sont, de fait et de droit, des Etats libres et independants ; qu'eUes sont relevees de tout serment de fidelite envers la couronne d'Angleterre ; et que tout lien politique entre elles et le gouvemement anglais est definitivement rompu ; qu'en leur qualite d'Etats libres et independants, elles ont plein pouvoir de faire la paix et la guerre, de contracter des alliances, de conclure des traites de commerce, et de faire tous les actes qui appartiennent aux nations independantes. Et, pleins de confiance dans la protection du ciel, nous engageons, dans la defense de cette cause, notre vie, notre fortune et notre honneur. Ont sign6, au nom et par ordre du congres. John BLancook, president ; CHiELES Thompson, secretaire. CONSPrEATION d'aRNOLD ET BXlfiCtTTION DP MAJOR ANDRt. Le general Arnold, oblige, par ses blessures, de se retirer du service actif, avait et6 nomme au commandement de Pluladelpliie, poste le plus considerable dont on put disposer en sa faveur. Son activite d'esprit et I'ardeur de ses passions, qui lui avaient fait faire des choses extraordinaires dans la guerre, le perdirent dans une vie moins occup6e. II se livra a un luxe desordonn6, et pour y satisfaire, se servit de tous les moyens que sa place FRAGMENTS DE l'hISTOIEE DES *TATS-UNIS. Ill mettait a sa disposition : inter^t dans les entreprises, requisitions illegales, confiscations a son profit de marchandises prohibees. Son caractere violent le porta a traiter ses concitoyens comme il avait ti-aite les habitants en pays ennemi. Un grand nombre de plaintes s'eleverent contre lui de la part des autorites qu'il bravait et des particuliers qui soufFraient de ses vexations. Le gou- vernement lui fit des remontrances et aurait voulu pouvoir se borner a cela, mais dans sa colere, il donna sa demission, et s'emporta en discours si violents contre le gouvernement et contre ses accusateurs, qu'on fut oblige de I'envoyer, poui' 6tre juge, devant une cour martiale. Cette cour desirait vivement le trouver innocent de tous les faits qui lui etaient imputes ; mais I'evidence de quelques-uns n'ayant pas permis de lui accorder un acquittement honorable, on prit contre lui le parti le plus doux. II fut simplement ren- voye devant le general-en-chef, pour 6tre reprimande. Arnold parut devant Washington ; rien de plus admirable que les paroles que le generalissime lui adressa: "Notre profes- sion, lui dit-il, est la plus chaste de toutes ; la moindre faute conti'e I'honneur la tei'nit, et efface I'eclat de nos plus belles actions. Vous avez oublie que la probite d'un militaire ne doit pas meme fitre soupponnee, et qu'autant vous vous etiez montre terrible a I'ennemi, autant vous deviez 6tre doux et bienveillant pour vos concitoyens. Reparez autant qu'il est en vous ces torts, que votre conduite soit digne des grandes actions qui vous ont mis au rang de nos plus illustres generaux. Je serai heu- reux de vous fournir I'occasion de recouvrer I'estime dont vous avez joui aupres de vos concitoyens." Ces nobles paroles ne purent toucher Arnold, ni d6sarmer son ressentiment. II affecta plus que jamais I'attitude d'un meoon- tent, s'eloigna du gouvernement et de ceux qui le servaient, pour se rapprocher du parti loyaliste, auquel appartenait la famille de sa femme, et noua des intelligences avec lui. On lui parla de I'ingratitude du gouvernement a son egard, de I'honneur qu'il se ferait en mettant un terme a cette longue guerre civile, par un service important rendu a la cause royale ; des recom- penses magnifiques qu'il obtiendrait. II consentit enfin a entrer en rapport avec le general anglais, pour concerter avec lui le moyen de se venger en trahissant la cause de I'independance, pour laquelle il avait tant de fois verse son sang. II fut convenu qu'Arnold ferait en sorte d'obtenir le com- mandement de la forteresse de West-Point, qui etait le boulevard des Amerioains sur I'Hudson, et oil Washington avait son quar- tier general, pour la livrer aux Anglais et les mettre a meme de detruire peut-etre d'un seul coup I'armee americaine. 112 FRAGMENTS DE l'hISTOIEE DES 6TATS-UNIS. West-Point, situe a vingt lieues au-dessus de New- York, sur la rive droite de THudson, etait una position tellement forte par la nature et par I'art, que la trahison seule pouvait la faire tom- ber aux mains de I'ennemi. Le fort etait construit sur un rocher i pic, au pied duquel coulait le fleuve, et plusieurs rangs de batteries en defendaient I'approche ; une chatne de fer, tendue depuis ce rocher jusqu'a une lie placee au milieu du fleuve, fermait le seul bras par lequel les navires ayant un certain tirant d'eau pouvaient passer. C'etait la que les Americains avaient leurs principaux magasins d'armes et de munitions, et ils etaient assures, tant qu'ils possederaient West-Point, d'emp6cher qtie les Anglais ne penetrassent plus haut dans le pays, et de priver leur gamison de New- York des approvisionnements que la partie superieure du fleuve pouvait leur foumir. Quand Arnold se fut engage a livrer cette forteresse impor- tante, il lui restait a en obtenir le commandement, toute sa con- duite fut dirigee vers ce but. II parut 6tre revenu a des dispositions meilleures pour le gouvemement, se rapprocha de ses anciens compagnons d'armes, leur parla de son desir d'efFacer les preventions dont il etait I'objet par de nouveaux services rendus a son pays, et exprima le vceu d'etre appele a un poste qui lui en foumft I'occasion. II nomma West-Point : le com- mandement de cette forteresse I'associerait davantage aux travaux de I'armee que celui de Philadelphie ; il connendrait mieux a ses habitudes militaires, et ne I'exposerait pas aux mSmes ecueUs. Ceux a qui il fit part de son ambition furent touches de ce qu'elle avait de plausible, et des motifs qui semblaient I'inspirer. lis en parlerent a Washington, et le presserent d'y souscrire ; celui-ci hesita longtemps. Confier un poste aussi important a un homme de ce caractere, et qui avait recemment donne prise a des accusations si facheuses, lui paraissait imprudent; mais, vaincu par les instances des generaux les plus dignes de sa con- fiance, qui repondaient d'Amold, et pensant peut-6tre qu'il y avait plus de danger k le rebuter et a I'abandonner aux sugges- tions des ennemis du pays qu'a le satisfaire, U consentit k ce qu'on demandait. Arnold fut nomme au commandement de West-Point. Quelque temps apres, quand le moment parut arrive de s'en- tendre sur les moyens par lesquels la forteresse serait livree aux Anglais, on convint d'une conference, qui aurait lieu entre le general Arnold et un envoye du general Clinton. Celui-ci fit choix pour le representer du major Andre, son aide-de-camp, jeune oflScier plein d'esperance, et qu'il affectionnait beaucoup. Le major s'embarqua a New- York, sur un batiment parlemen- taire, autorise par les Americains a remonter I'Hudson, jusqu'a FRAGMENTS DE l'hISTOIEE DES fiTATS-UNIS. 113 une certaine distance au-dessous de West-Point, pour les 6chan- ges de prisonniers qui se negociaient entre les deux armees enne- mies, et se fit debarquer, a I'entree de la nuit, dans un lieu convenu, en dehors des lignes araericaines, ou Arnold ne tarda pas de se rendre. Celui-ci trouvant le lieu peu favorable, le conduisit vers une habitation, dans I'interieur des lignes, oii ils examinerent les plans de la forteresse, et discuterent les mesures qu'il convenait de prendre pour arriver a leurs fins. Arnold voulait qu'on profitat de I'absence de Washington, qui 6tait all6 conferer avec le marechal de Roohambeau, pour surprendre et attaquer le fort. II annonga qu'il avait deja fait detacher un anneau de la chaine qui fermait le fleuve, sous pretexte de la reparer, afin que les batiments anglais pussent passer sans diffi- culte, et promit qu'au moment oil devrait avoir lieu I'attaque, il occuperait la garnison du fort d'un autre cote. Mais le major Andre exigea qu'on attendit, au contraire, le retour de Wash- ington, parce que celui-ci n'ayant aucun soup(jon, et etant loge dans la maison d' Arnold, il serait aise de s'emparer de sa per- sonne, et de desorganiser ainsi I'insurrection. Arnold y con- sentit, et on convint d'attendre le retour du generalissime, dont Arnold donnerait avis a New- York. Cependant la conference s'etait prolongee touts la nuit, et quand le jour arriva, la prudence ne permettait pas au major de partir. II resta jusqu'a la nuit suivante, et regagna alors, sous son deguisement, le point du rivage oii on I'avait debarque. Le bateau qui devait I'attendre n'y etait plus. L'attention dont il etait devenu I'objet de la part des Americans, I'avait contraint de s'eloigner. Le major soUioita en vain plusieurs bateliers americains de le conduire au batiment anglais, et leur offrit un salaire considerable : cela mSme le leur ayant rendu suspect, ils s'}' refuserent. Sa seule ressource fut de continuer sa route a pied. II passa heureusement devant plusieurs postes des Ame- ricains, et allait se trouver hors de leurs lignes, quand il fit la rencontre d'une patrouille de trois soldats de milices qui I'arre- terent et lui demanderent son nom, le heu d'oii il venait, et le but de son voyage. Ses reponses exciterent leurs soupgons. lis le fouillerent, et trouverent dans ses bottes les plans de la forteresse de West-Point, et tout le detail du complot, 6crit de la main m6me d' Arnold. Le major fit ses efforts pour obtenir d'eux de le laisser aller. II leur offrit une forte somme d'ar- gent, ou de le suivre a New-York, oil ils obtiendraient les plus grandes recompenses. Toutes ses offres ne purent les ebranler; ils le conduisirent k leur olBcier, qui I'envoya, avec tons les papiers dont il etait porteur, au quartier general. Cet oflScier, soit qu'il n'eut pas pris connaissance des papiers, soit qu'U ne 10* 114 FRAGMENTS DE l'hiSTOIRE DES feTATS-UNIS. put se decider a croire Arnold coupable, s'etait Mt6 de I'in- former par un expres de I'arrestation. Celui-ci se voyant d6- couvert, se jeta dans un bateau, et gagna le batiment anglais, qui le conduisit a New- York. Ce jour meme arriva Washington du voyage qu'il avait ete oblige de faire. II apprit avec une vive douleur, par les papiers qui furent mis sous ses yeux, et par les aveux du major, la trahison d' Arnold. Ses informations lui donnerent I'assurance qu'aucun autre officier n'y avait tremp6. Une cour martiale fut convoquee pour juger le major Andre comme espion, et ce proems excita un vii interfit dans I'armee anglaise, et meme dans I'armee americaine. Chacun plaignait ce jeune homme, que I'obeissance militaire, ou un zele aveugle pour le service de son pays, avait entralne dans une entreprise sur le caractere de laquelle il se faisait illusion. II pensait n'avoir rien fait qui ne fut autorise par les lois de la guerre. Le general americain I'avait provoque, disait-il, a une confe- rence, et il y etait venu. II etait venu sous le drapeau parle- mentaire. S'il avait penetre dans les lignes americaines, ce n'etait point par sa volonte, mais par celle d' Arnold. La coxir martiale, dont faisait partie la Fayette, n'accueillit point cette justification. Elle pensa que le deguisement d' Andre, le passe- port que lui avait delivi-e Arnold sous un faux nom, la precau- tion qu'il avait prise de cacher les papiers dont il etait porteur, prouvaient suffisamment qu'il avait la conscience de son action ; que le crime d'Arnold ne couvrait ni ne justifiait le sien ; qu'il avait dii sentir, au contraire, combien on 6tait coupable de favoriser et d'aider un crime aussi odieux ; que I'abus qu'il avait fait du pavilion parlementaire etait aussi une aggravation, puis- qu'il compromettait I'usage legitime d'un moyen de communi- cation necessaire entre les armees ennemies, destine a terminer ou a adoucir les maux de la guerre. Elle condamna done Andre a la peine de mort, et a subir, comme espion, le supplice infame du gibet. Le general Clinton fit les plus grands efforts, pendant le prooes, et apres la condamnation, pour sauver son aide de camp. II envoya un des generaux de son armee offrir, si on le lui ren- dait, la restitution des prisonniere americains, la mise en liberte des citoyens des Carolines detenus pour crime de trahison, et mena^a, en cas de refus, d'user envers ceux-ci de represailles. Toutes ses d-marches furent vaines. Le congres en qui residait le droit de grace, et a qui Washington en refera, fut inflexible. II trouva le crime trop odieux pour ne pas laisser a la justice son cours. Le jeune Andre, quand il avait d6sesp6re d'etre renvoy^ FRAGMENTS DE l'hiSTOIRB DES fiTATS-UNIS. 115 comme parlementaire, ou retenu seulement comme prisonnier de guerre, avait fait, avec courage, le sacrifice de sa vie, at s'6tait borne a demander la faveur de mourir de la mort d'un soldat. L'idee d'etre attache a un gibet lui etait plus cruelle que la mort mdrae, et il suppliait qu'on lui 6pargnat cette honte ; mais quand il vit que cela mfime 6tait impossible a obtenir, il reoueil- lit ses forces et se resigna a ce dernier sacrifice. II 6crivit au general Clinton, pour le remeroier des efforts qu'il avait faits pour le sauver et lui recommander sa mere et ses sceurs qu'il avait laissees en Angleterre, et marcha courageusement a la mort (2 octobre 1780). Le sort funeste de ce jeune homme touoha ses juges mSmes, qui regretterent que la s6- verite des lois mUitaires ne leur eut pas permis d'en adoucu- la rigueur. pk:6sidence de washingtok : discgurs inaugural. Le jour de I'inauguration Washington se rendit dans la salle du senat, oil etaient reunis les membres des deux chambres, et passa avec eux sur une estrade appliquee a la fagade du palais qui donnait sur une place. Une grande foule de peuple etait la rassemblee. Washington, se pla9ant en avant de 1' estrade, posa sa main sur une Bible ouverte que lui presenta le chancelier de I'Etat de New- York, et dit d'une voix forte : " Je jure d'exercer avec fidelite les fonctions de president des Etats-Unis, et de faire tout ce qui sera en mon pouvoir pour la conservation et la defense de leur constitution." Le chancelier, agitant son cha- peau en I'air, proclama George Washington president des Etats- Unis, et les acclamations du peuple, mfilees k une salve de treize coups de canon, accompagnerent cette proclamation. Washington, rentre apres cette ceremonie dans la salle du senat avec les membres du congres, prit place a cote du presi- dent et prononpa le discours suivant : " Concitoyens du senat et de la chambre des representants, " Dans aucune ciroonstance de ma vie, je n'ai eprouve autant d'anxiete qu'en apprenant mon Election a la premiere magistra- ture de cette republique. D'un cote, la voix de mon pays, cette voix que je n'ai jamais entendue qu'avec respect, m'appelait a le servir. De I'autre, ma sante, mes gouts, et une juste defiance de mes forces, me conseHlaient de ne point sortir de ma retraite. J'ai cede a ce que j'ai cru 6tre le cri de mon devoir. Une pen- see m'a encourage, c'est oelle que mes concitoyens ont toujours ete pleins d'indulgence pour moi, et que cette indulgence ne me manquera pas dans une situation oil elle m'est plus que jamais ii6cessaire. 116 FRAGMENTS DE l'hISTOIRE DBS ifeTATS-UNIS. " Mon premier besoin, en inaugurant notre nouveau gouverne- ment, est d'invoquer sur lui la benediction du ciel, afin que la constitution que nous nous sommes donnee tourne au plus grand bien du pays, et que ceux qu'elle rend depositaires du pouvoir en fassent un bon usage. Je m'assure que le congres et la g6neralite des citoyens s'unissent a moi dans cette priere. " Quelle nation cut plus que nous sujet de mettre sa confiance en Dieu et de placer en lui toute son esperance ? Quelle pro- tection ne nous a-t-il pas accordee, dans les dangers qui ont acconipagn6 la guerre de I'independance ? Combien de fois n'a-t-il pas sauve notre cause prete a perir ! Et dans une cir- constance plus recente, lorsque la situation critique du pays nous a obliges de modifier notre constitution, n'est-ce pas lui qui nous a inspire cet esprit d'union et de Concorde par lequel ont ete prevenus les troubles qui accompagnent d'ordinaire ces change- ments ? " La constitution veut que le president, a I'ouverture de cha- que session du congres, rende compte de ce qui s'est passe dans I'intervalle des deux sessions, et qu'il recommande a votre attention les mesures dont la necessite s'est fait sentir. Je ne saurais remplir ce devoir dans cette premiere session. La sa- gesse du congres lui indiquera quels doivent 6tre, en debutant, les sujets de ses deliberations. " Je me bomerai a exprimer le voeu que le congres se montre digne, des ses premiers pas, de servir d'exemple a ceux qui le suivront. Ses membres n'oublieront pas qu'ils sont les repre- sentants de la confederation, non de tel ou tel Etat, et que les interet de localite doivent toujours 6tre sacrifies a I'interfit gene- ral, lis se preserveront, avec le mfime soin, de tout esprit de parti. Fideles, en toute occasion, a la voix de la conscience et de I'hon- neur, ils n'admettront pas qu'il y ait, dans les affaires publiques, une autre morale que dans les affaires priveps, et qu'on puisse 6tre honnfite homme, si on ne Test dans les unes comme dans les autres. Ce n'est que par cette conduite qu'ils se feront res- pecter par leurs concitoyens et par I'etranger, et qu'ils recueille- ront le bienfait de la forme de gouvemement que nous nous sommes donnee. Ce n'est que par elle qu'ils rendront le pays glorieux et prospere ; car s'il est une verite demontree, c'est que, pour les nations comme pour les individus, le bonheur est inseparable de la vertu, et que Dieu pimit tot ou tard la viola- tion des lois qu'il a lui-m6me etablies. " Souvenons-nous, pour nous exciter au bien, que les effets de notre conduite ne seront pas restreints a notre pays, et que toutes les nations vont avoir les yeux fixes sur nous, pour juger jusqu'a quel point I'ordre est compatible avec nos institutions FRAGMENTS DE l'hISTOIRE DES fiTATS-ONIS. 117 libres. Le progres de la liberte dans le monde ddpendra de I'e.xperienoe que nous allons en fairs. " Quelques Etats, en acceptant la constitution, ont recom- mande certains amendements sur lesquels vous aurez k delib6rer. lis ont pour objet de mieux garantir la liberte individuelle et I'independance des Etats. Je ne les ai point assez etudies pour en dire ici mon sentiment ; mais ce n'est pas sans beaucoup de reflexion qu'il faut modifier une constitution si murement m6- ditee. Craignez d'adopter trop ais6ment des theories que I'ex- perience n'a point consacr6es, et rappelez-vous que si la liberte a besoin de garanties contre le pouvoir, I'ordre aussi en a besoin contra I'anarchie ; et qu'O est des conditions sans lesquelles au- cun gouvernement ne pent subsister. " Permettez-moi, en finissant, de parler d'une chose qui me touche personnellement. La penurie du tresor, pendant la guerre de I'independance, m'a port6 a refuser le traitement affecte au grade de general-en-chef. Je serais en contradiction avec moi-m6me, si, dans une situation financiere malheureuse- ment peu difFerente, je consentais a recevoir le traitement de president. Je demande done qu'il me soit permis de le d6oliner. J'espere que mes revenus personnels suffiront a mes besoins. S'ils n'y sufiisaient pas, j'en rendrais compte au congrSs, et lui demanderais d'y pourvoir." Apres ce discours, qui tenmina la c6remonie, les chambres et le president se rendirent a I'eglise anglicane de Saint-Paul, oij le chapelain du senat lut des prieres composees pour la circon- stance. Une illumination generale des Edifices publics et des maisons particulieres termina cette journee. EETRAITB DE WASHINGTON. Huit ans s'etaient ecoules depuis que Washington occupait la magistrature supreme. II avait ete reelu apres quatre ans, avec la m6me unanimite que la premiere fois ; mais o'etait chose arr6tee dans son esprit de ne point se laisser elire une troisieme. Aux approches done de I'election, il fit une adresse a ses con- citoyens, dans laquelle il leur annonga sa resolution de se retirer definitivement, et en prenant conge d'eux, il leur adressa les conseils dictes par son experience. " Souvenez-vous, leur dit-il, que votre premier interfit est le maintien de la confederation. Separes, vous seriez hors d'etat de vous defendre contre I'etranger, et exposes a 6tre en guerre les uns avec les autres. II vous faudrait entretenir chacun une armee sur vos fronti^res, et etablir des impots pour la payer. 118 FRAGMENTS DE l'hISTOIRE DES 6TAT3-UNIS. Get etat militaire ne serait pas moins on6reux pour vos finances que dangereux pour votre liberte. " La nature, en vous faisant dependants les uns des autres, vous a destines a 6tre unis. Aux Etats du sud, elle a donne un territoire propre k produire des objets d'exportation ; aux Etats du nord, des marins qui transportent ces produits dans toutes les parties du monde ; et comme vous aviez besoin d'espace pour vous etendre, elle vous a donne, dans les Etats de Touest, des terres sans limite, ou vous pouvez envoyer sans cesse de nouveaux essaims. " Soyez done, avant tout, enfants de la confederation ; citoyens americains plutot que citoyens de tel ou tel Etat. Que la con- stitution federale soit votre arche sainte. Gardez-vous d'y tou- cher sans une absolue necessity, et de compromettre la liberte par de vaines theories qui out pour but de la mieux garantir. Rappelez-vous qu'elle ne pent subsister sans un pouvoir assez fort pour la proteger centre les factions. " L'esprit de parti est la perte des gouvemements libres. II conduit a I'anarchie, et celle-ci au despotisme. Ne negligez rien pour vous en garantir. " Reglez les depenses publiques avec economie, car leur exage- ration entralne des impots onereux, entretient la frivolite et la corruption, et compromet la fidehte aux engagements, qui est xm devoir sacre pour les Etats. " Que vos rapports avec les nations etrangeres soient toujours empreints de moderation et de justice. N'ayez ni haine, ni en- gouement pour elles. E\-itez de vos mfeler a leurs querelles, et que I'interfit de votre pays soit votre unique regie. " Honorez enfin la religion, sans laquelle il n'est pas plus de prosperite pour les Etats que pour les individus. Aucune so- ciete ne saurait subsister sans elle. " Je voudrais, en me retirant, emporter la pensee consolante d'avoir toujours suivi moi-mfeme les maximes les plus propres a faire le bien du pays, et de ne m'6tre jamais trompe dans les mesures que j'ai prises pour sa gloire ou son bonheur. Mais je n'ose m'en flatter. Je prie done le Tout-Puissant de de- toumer de lui les consequences des erreurs que j'ai pu com- mettre.".... Ce fut un immense bonheur pour les Etats-Unis d'avoir un homme tel que Washington pour inaugurer leur premiere magis- trature, parce qu'il lui concilia, tout d'abord, le respect pubhc, la marqua de son sceau, et lui inspira un caractere qui ne s'est jamais entierement efiace. Aucuu homme ne reunit eI un si haut degre la gloire militaire et la vertu civile : par la premiere, il eut I'autorite necessaire pour I'^tablissement d'un gouveme- HISTOIRE DE LA GlSOGEAPHIE. 119 merit nouveau, par la seconde, il fut detourne de la pensee de faire servir cette gloire a son ambition. Son desinteressement, qui ne s'est jamais dementi, sera un frein pour ses successeurs, et ses maximes gouverneront toujours plus ou moins I'Union. Cette influence qu'il exercera apres lui, jointe a la grande part qu'il a eue dans la conquete de I'independance et dans I'etablis- sement de la constitution, I'a plac6 au rang des fondateurs et des legislateurs des peuples. HISTOIRE DE LA GfiOGRAPHIE* par altabes lett. g:6o(}raphie anoienne. Aux yeux des peuples primitifs, la terre n'etait qu'un grand cercle, dont les extremit6s, ceintes par I'Ocean, se confondaient avec la voute dii ciel ; ils ne connaissaient que le pays qu'ils habitaient ; mais des les premiers temps, des hommes hardis, pousses par le desir de savoir ou par les besoins du commerce, entreprirent de longs voyages a travers les terres, tandis que les premiers na^agateurs parcouraient les cotes. De la resulta une premiere connaissance de la forme du globe et de la position des diverses regions. Les Egyptiens paraissent Stre les premiers qui se soient livres au commerce maritime. Peu de temps apres I'etablissement de leur monarchie, ils trafiquerent sur le g'olfe Arabique et sur la cote occidentale de I'Inde. ffais bientot leizrs institutions reli- gieuses et la fertilite de leur sol, concentrant leur industrie dans leur propre pays, leur firent abandonner les expeditions lointaines. Les Phiniciens, au contraire, dont la patrie ne pouvait acquerir de rimportance que par le commerce, etendirent promptement leurs relations dans toutes les mers, et devinrent les principaux marchands du monde. Ils oserent franchir le detroit de Gades (Cadix), et visiterent les cotes ocoidentales de VHespirie. On dit m6me qu'ils ont fait le tour de I'Afrique. La prosperite des PMniciens eveilla I'attention des Juifs, leurs voisins; mais les institutions singulieres que leur prophete-16gislateur avait eta- blies, empScherent longtemps I'esprit de commerce de s'intro- duire parmi eux. Ce peuple se borna a quelques expeditions. * To be studied with a map. 120 HISTOIEE DE LA G60GEAPHIE. Instruits a leur tour par les Pheniciens leurs fondateurs, les Carlhaginois s'adonnerent avec activite a la navigation. Tandis que leur metropole etendait son commerce dans I'Orient, on les vit diriger leurs expeditions vers le Nord et I'Occident. lis pas- serent le detroit de Gadis et firent le tour de I'Espagne. Us descendirent aussi le long des cotes de I'Afrique, jusqu'au tropi- que du Cancer. C'est k eux qu'on doit la decouverte des lies Canaries, qu'ils appelerent Fortuities, et qui furent pendant plusieurs siecles la demiere limi ts de la navigation dans I'Ocean occidental. Bientot les recits des navigateurs ^veHlerent la curiosite et I'esprit d'observation. On tenta des decouvertes dans le seul but de connaitre mieux la terre. Les premiers voyages de ce genre dont I'histoire ait conserve le souvenir, sont ceux A'Hannon et de Himilcon, vers I'an 1000 avant J. C. Le periple d'Hannon nous apprend qu'il suivit la cote occidentale de I'Afrique, qu'il decouvrit I'ile de Cerne, aujourd'hui Gor^e, et qu'il poussa jus- qu'au cap des Trois-Pointes, sur la cote de Guinee. Herodote rapporte qu'une flotte, equipee par Nicho, roi d'Egypte, partit de la mer Rouge, environ 604 ans avant I'ere chretierme, fit le tour de I'Afrique et revint par le detroit de Gades. Pline pre- tend o;^Eudoxe de Lyzique esecuta aussi ce perilleux voyage. Mais toutes ces relations paraissent 6tre fabuleuses. Les Crrecs a leur tour se Uvrerent a la navigation ; leurs expe- ditions furent toutes dirigees vers I'Orient et eurent pour but des entreprises mUitaires. Alexandre considera comme un des plus grands evenements de son regne le voyage de N^arque dans I'Lide. Les Romains furent les premiers qui, dans leur navigation, abandonnerent les cotes et se livrSrent au cours regulier des vents. Leur commerce de I'lnde leur apprit a suivre la mousson, et a naviguer en pleine mer durant son mouvement periodique. C'est le pas le plus considerable qui ait ete fait dans la naviga- tion pendant toute la dui-ee de la puissance romaine. Telle etait cependant I'imperfection de I'art et I'etat des con- naissances humaines, que les anciens se figuraient la terre divisee en zones, dont les seules convenables a I'homme, selon eux, etaient les temperees ; les zones glaciales et la zone torride leur paraissaient egalement inhabitables. Cette opinion retarda m6me les decouvertes des plus hardis marins jusqu'a la fin du moyen age. Les anciens ne connaissaient du monde, en Europe, que les Etats situes a I'ouest de I'Allemagne at au midi de I'Angleterre ; en Afrique, que ceux qui bordent la Mediterranee et le golfe Arabique ; en Asie, que les pays situes entre I'Europe, la grande HISTOIRE DE LA GfiOGRAPHIE. 121 Tartarie et le Gange. Cependant ils se livrerent avec pers6v6- rance a I'etude de la geographic, et vers le second siScle de I'ere chretienne, Ptoleiuee publia une description du globe terrestre qui a servi de guide a tous les voyageurs modernes, et que les Arabes furent les premiers a traduire et a s'appro- prier. COMMERCE DES ANCIENS PE0PLES. Au premier rang de ceux dont I'histoire a conserve le souvenir se placent les Egyptiens, mattres du commerce de I'Orient par la mer Rouge, et les Pheniciens, de celui de I'Oocident par la mer Mediterranee. Le port de Berenice surla mer Rouge, le canal de jonction du Nil avec cette mer, I'heureuse position d'Alexandrie, qui donna une physionomie nouvelle a I'Egypte, sont des temoignages irre- cusables de I'etendue du commerce et de la richesse des Egyptiens. lis portaient aux Indes des etoffes de laine, du fer, du plomb, du cuivre et de I'argent. Ils en recevaient en 6change de I'ivoire, de I'ebene, de I'ecaille, des soieries, des epiceries, et surtout de I'encens. Les Pheniciens avaient a peine un territoire, et ils ocoupent le premier rang dans I'histoire des peuples. Ils envoyaient des vaisseaux sur toutes les cotes de la Mediterranee ; ils franchirent les premiers les colonnes d'Hercule. Le Liban leur fournissait des bois de construction, et Salomon leur demanda des ou- vriers pour son temple de Jerusalem. On vantait I'elegance de leurs etoffes et de leurs ouvrages en bois, en fer, en or et en argent. Sidon et Tyr, surnommees les reines des mers, etaient les vdles les plus commer(;antes et les plus riches du monde. Des colonies de Pheniciens leur donnerent bientot une nvale et une heritiere ; oe fut Carthage, qui dominait sur les cotes de I'Afrique et possedait I'Espagne, la plus riche contree de I'Europe ancienne par ses mines d'or et d'argent. Les bois de Carthage etaient tres-estimes a Rome, et ses cuirs, qui ont survecu a sa ruine, nous viennent encore des mfimes riva- ges, sous le nom de maroquins. v *f • Les Carthaginois, assis sur la cote septentrionale de 1 Alnque, depuis la grande Syrthe jusqu'au detroit de Gad^s, faisaient face a I'Europe entiere, avec leurs trois cents villes et leur capitale peuplee de "700,000 ames. Ils s'etaient assures de la Numidie, de la Sardaigne, d'une partie de la Sicile, des ties Baleares ; Syracuse, Agrigente et Messine etaient en leur pouvoir et les rapprochaient de Rome. Rome vainquit Carthage, et cette villa 122 HISTOIRB DE LA GfiOGRAPHIE. celebre, qui comptait 700 ans d'existence, fut livree aux flammes. Marseille avait et6 fondee plus de trois siecles avant la ruine de Carthage ; elle avait servi d'entrepot aux Romains et fut leur allies fidele. Cette ville etait remplie de magasins, d'arsenaux, de machines dc guerre, la plupart de son invention ; les Pho- ceens, ses fondateurs, y avaient developpe de bonne heure I'es- prit d'industrie et d'aotivite qui les distinguait. La chute de Corinthe parut mettre le oomble a sa fortune ; elle accrut pro- digieusement son commerce, et elle cultiva avec tant de succ^ les arts et les sciences, que Ciceron I'appelle VAiMnes des Gaules. Aprfes les Egyptiens, les Pheniciens et les Marseillais, deux peuples c61ebres reclament notre attention : ce sont les Grecs et les Romains. La Gr^ce, ouverte de toutes parts a la mer, devait prosp6rer par le commerce. L'ile de Rhodes, par son heureuse position, lui servait de communication avec I'Egypte. Corinthe, separant deux mers, ouvi-ait et fermait le Peloponese. Elle fut une ville de la plus haute importance, dit un auteur celebre (Montesquieu), dans un temps ou la Grece etait un monde et les villes grecques des nations. Athenes, victorieuse de XercSs, devint sur mer I'arbitre de toutes les republiques rivales. Les flottes de la Syrie, de Chypre, de Phenicie, disparurent devant elle. Les cotes de I'Afrique, de I'Asie Mineure, de la Sicile, de I'ltalie, furent peuplees par ses colonies. Les decouvertes des Romains et leurs progres dans la navi- gation furent moins considerables que ceux des Grecs. Ilteur g6nie, leur education militaire, leurs lois contribuerent a les de- tourner du commerce et de la marine. Cependant, a la chute de Carthage, le commerce prit une plus grande activite ; le peu- ple-roi se laissa approvisionner par les nations vaincues. L'Afrique lui apportait de Tor, du ble, des animaux f6roces, devenus presque aussi necessaires pour ses plaisirs ; L'Espagne, du fer, de la laine et des fruits ; La Perse, des etoffes et des perles ; La Syrie, des lins, de la poudre et des bois de cedre ; L'Arabie, de I'encens, de la myrrhe et des parfums ; la Gaule et la Germanie, des esclaves et des gladiateurs : en retour, Rome donnait des lois. Les Romains n'eurent pas plutot pris goiit aux d61ices de rOrient, que le commerce avec I'lnde par la voie de I'Egypte reprit une vigueur nouvelle. La botanique et I'agriculture s'en- richirent d'une foule de vegetaux jusqu'alors inconnus. Le p6- cher, rabricotier, le grenadier, le cerisier, le citrounier furent naturalises en Europe. HISTOIRE DE LA GlSOGRAPIItE. 123 Les provinces de rintorieur subsistaient de la ventc du ble et de la fabrication des objets de luxe, dont les Ronaains se montraient si avides. Les fourrures dc la Scytliie, les soies de la Perse, I'ambre de la Baltique, etaient devenus indispensables aux dames romaines, malgre la severite des lois somptuaires. Des routes magnifiques partaient de Rome, rayonnaient dans toutes les directions jusqu'a Jerusalem, Yorok, Reims, Brindes, Byzance. Des relais de 40 1 chevaux, 6tablis de cinq en cinq milles, permettaient aux voyag-eurs de faire cent milles par jour ; enfin la Mediterranee n'etait plus qu'un lae dont Ostie etait le port essentiel, a cause de sa position a I'embouchure du Tibre. GfiOGRAPHIB DU MOTEN AGE. Dans le v' siecle, les nations barbares paraissent, I'empire re- main s'ecroule : de la race des Gotlis, des Francs, des Huns, des Slaves, sortent un autre monde et d'autres voyageurs. Ces peuples etaient eux-m6mes de grandes caravanes armees, qui, des roohers de la Scandinavie et des frontieres de la Chine, marcherent a la decouverte de I'empire remain ; ils venaient ap- prendre a ces pretendus maltres du monde qu'il y avait d'autres peuples, d'autres nations, qu'ils n'avaient pas subjugues. Trois sources reprodmsirent les voyages parmi les peuples eta- blis sur les mines du monde romain : le zele de la religion, I'ar- deur des conquetes, I'esprit d'aventures et d'entreprises mele a I'avidite du commerce. Parmi les peuples du moyen age qui ont fait faire des progres a la geographie, nous distinguerons les Arabes et les Scandinaves. Les Arabes, dont le gout pour les sciences, et prinoipalement pour la geographie, donne lieu a une foule d'observations ourieuses sur la forme du globe, signalerent dans la mer des Indes des rivages inconnus aux anciens ; leurs decouvertes furent aussi tres-importantes en Afrique vers I'an 715 ; sous le calife Walid, ils penetrerent en Chine, oij ils envoyerent des marchands et des ambassadeurs ; ils formerent des colonies a Madagascar, aux Moluques. Les Scandinaves, pendant ce temps, faisaient des decouvertes importantes : les uns decouvraient la mer Blanche, la mer Balti- que, qu'ils appelaient le lac SaU de Vest ; les autres decouvraient les lies Schetland, les Orcades, les Hebrides, VIslande devenue les archives de I'histoire du Nord, et enfin le GroSnland (au ix° siecle) : ils avaient done decouvert, pour ainsi dire, VAm^ri- que, qui ne devait 6tre connue que six slecles plus tard. 124 HISTOIRE DE LA G^OGEAPHIE. Au xi° sieole commencerent les croisades, et avec elles on voit renaltre les historiens voyageurs, dont I'antiquite avait ofFert les modeles. Les Europeens acquirent de nouvelles connaissan- ces en geographie ; Test de I'Europe, I'Asie et le nord de I'Afri- que sont mieux connus. Benjamin de Tudele, dans le xii^ siecle, et le noble venitien Marc-Paul, dans le xiii% raniment I'esprit des recherches et Tamour des expeditions lointaines, le dernier surtout merite une mention particuliere ; il ne cessa de parcourir I'Asie pendant pres de vingt-six annees ; il fut le premier Europeen qui pene- tra dans la Chine, dans I'lnde au dela du Gange, et dans quel- ques lies de I'ocean Indian (1271 — 95) ; son ouvrage devint le manuel de tons les marchands en Asie et de tous les geographes en Europe. II rapporta, dit-on, la boussole, qu'il avait apercjue en Chine, et declara que I'Asie ne tient a I'Afrique que par I'isthme de Suez ; il fit concevoir I'idee d'aller de I'Espagne aux Indes en doublant la pointe meridionale de la peninsule afrioaine. Cependant le temps marchait, la civilisation faisait des pro- gres rapides ; des decouvertes dues au hasard ou au genie de I'homme separaient a jamais les siecles modemes des si^oles antiques. La boussole, la poudre a canon, riraprimerie 6taient trouvees pour guider le navigateur, le defendre et conserver la trace de ses perilleuses expeditions. Les republiques formees en ItaUe des mines de Rome ou des delsris des royaumes des Goths, des Vandales, des Lombards, avaient continue et perfectionne I'ancienne navigation de la Mediterranee ; les flottes v^niiiennes et g^noises avaient porte les croises en Egypte, en Palestine, a Constantinople, dans la Grece ; elles avaient ete chercher, a Alexandrie et dans la mer Noire, les rares productions de I'lnde. Enfin les Portugais poursuivirent en Afrique les Maures deja chasses des rives du Tage ; I'infant de Portugal don Henri, fils de Jean d'Avis, seconde de tous ses moyens I'enthousiasme qui se communique. Jil'mnez double le cap Nunez ; I'ile de Madire est retrouvee ; les Acjores sont decouvertes, et comme on etait toujours persuad6, d'apr^s PtoUm^e, que I'Asie s'ap- proohait de I'Afrique, on prit ces iles pour celles qui, selon Marc-Paul, bordaient I'Asie dans la mer des Indes. On a pre- tendu qu'une statue 6questre, montrant I'oocident du doigt, s'elevait sur le rivage de I'fle de Corvo ; des monnaies phenicien- nes ont ete aussi rapportees de cette He. Du cap Nunez, les Portugais allerent au Senegal ; ils long^- rent successivement les iles du- cap Vert, la cote de Guinee, le cap Mesurade ; au midi de Sierra-Leone, le Benin et le Congo. HISTOIRE DE LA G:fiOGRAPHIE. 125 Barthelemy Diaz atteignit, en 1486, le fameux cap des Tour- mentes ou des Tempetes, que Jean II nomnia cap de Bonne- Espei-ance ; ainsi fut reconnue cette extremite meridionale de I'Afrique qui, d'apres les geographes grecs et remains, devait se reunir k I'Asie. G^OGBAPHIE MODERNE. Presque toutes les decouvertes faites sur les limites occiden- tales du monde connu, avaient pour objet la recherche d'un passage pour aller dans I'lnde, en faisant le tour de I'Afrique. Toutes les t6tes rdvaient ce but, lorsque le bruit se r6pand tout a coup qu'un navigateur avait touche a un continent, en suivant la route precisement opposee et en marchant toujours vers I'occident. Cet homme, dent le puissant genie s'etait di- rige hors des voies communes avec une confiance absolue, une audace inouie, c'etait Christophe Colomh ; mais le continent qu'il avait decouvert n'etait pas I'lnde, c'etait \ Amerique, a laquelle un aventurier donna son nom ! Ce ne fut que six ans plus tard que Vasco de Q-ama, navigateur portugais, doubla le cap de Bonne-Esperance, et aborda a Calicut, sur la cote du Malabar ! C'est a la fin du xv' siecle qu'on doit rapporter la naissanoe de la veritable science geographique. Cette epoque a jamais memorable par la decouverte du nouveau monde, est aussi oelle ou I'esprit humain fit avec succes les plus grands efforts pour sortir de la barbarie du moyen age : et c'est de la que date la regeneration des sciences, dont les progres, s'accroissant suc- cessivement avec rapidite, vinrent etendre de toute part le domaine aujourd'hui si vaste des connaissances humaines. Le grand Colomb donna une impulsion puissante ; son exem- ple fut suivi par une foule de navigateurs, dont les voyages donnerent les premieres notions raisonnables sur la geographie et sur la structure du globe ; les expeditions les plus hasardeu- ses, les entreprises les plus hardies furent tentees depuis ce grand homme, et couronnees souvent du succes le plus incroya- ble, le plus inespere, si Ton consid^re surtout I'insuffisance extreme des moyens d'execution, a une epoque oij la construca- tion navale 6tait dans I'enfance, oil I'art du pilotage etait a peine sorti des ten^bres. Au xvi" siecle, I'esprit chevaleresque dominait encore en Europe, et avec lui le gout des aventures et I'esprit de oonqu6te. Decouvrir de nouveaux mondes, les soumettre, y fonder de nou- veaux empires, tels furent les motifs qui animerent alors les navi- gateurs portugais et espagnols. L'heroisme et I'ambition firent decouvrir la route des Indes a Vasco de Gama, a Emmanuel Souza, a Alphonse d' Albuquerque. Mus par de pareils motifs, IX* 126 LA MACHINE A VAPEUE. Magellan fait le premier le tour du monde, Alvares Cabral decouvre le Bresil, Pizarre fait la conqu6te du Perou, Cortez ceUe du Mexique. Au xvii' sieole, le genereux mobile de tant de faits dignes d'une etemelle m6moire, s'eteint et fait place k un nouveau genre d'ambition. Ce n'est plus I'amour de la gloire qui va guider sur Timmensite des mers des aventuriers intrepides, c'est la soif de Tor qui servira de boussole a d'avides mercenaires ; c'est I'interSt du gain qui va les entrainer vers ces contrees inconnues oil ils esperent trouver des tresors; les valeureux Portugais, le^ braves enfants de la Castille disparaissent alors du theatre des grandes navigations et des decouvertes lointaines ; lis V sont remplaces par le mercantile Hollandais. C'est alors que paraissent Tasman, Nugis, Carpenterie, dont les voyages, entrepris principalement dans le but de ravir exclu- sivement les tresors des Moluques, eurent le resultat plus glorieux de faire connaitre cette immense contree, sur laquelle se porte aujourd'hui le plus vif interSt des savants de I'Europe, la JS^ouvelle-HoUande. Au ivm* siecle, les expeditions de decouvertes se multiplient, et la geographic se perfectionne sur tous les points ; ce n'est plus alors une inquiete ambition qui les dirige, pour faire cueUler dans de nouvelles regions des lauriers trop souvent ensan- glantes ; ce n'est pas non plus un interSt sordide ni I'amour deregle du luxe ; des motifs plus nobles et plus purs animent les souverains qui ordonnent ces expeditions, et les mains qui les executent ; le desir de contribuer aux progres des sciences, ainsi qu'au bonheur et a la civilisation de peuples nouveaux, ces genereux motifs, ces sentiments si honorables, Ulustreront a ja- mais la memoire de Louis xvi et de Georges ui, et rendront eternellement recommandables les noms des navigateurs Cook et La Perouse, qui, par leurs onlres. accomplirent les premieres expeditions veritablement savantes et philanthropiques. LA MAC HIKE A VAPEUB. Rien n'egale les merveilles de la machine a vapeur. Depuis que la theorie approfondie et mathematique de Tac- tion de la chaleur en a fait, dans les mains de M. Watt, le mo- teur a la fois le plus puissant et le plus mesure, il nest rien dont elle ne soit capable ; on dirait de la geometric et de la mecanique vivifiees. Elle fQe, elle tisse, et plus egalement qu'aucun ouvrier, car eUe n'a ni distraction ni fatigue. En trois coups eUe fait des souhers ; un premier cylindre garni LE G^NIE DE l'hoMME. 127 d'un emporte-pi^oe d^coupe la semelle et I'empeigne ; un se- cond y fait les trous dans lesquels un troisieme enfonce les pe- tits clous prepares qu'il rive ausitot, et le Soulier est fait. Elle tire de la cuve des feuilles de papier que I'on prolongerait de plusieurs lieues s'il etait necessaire. Elle imprime. Quelle ad- miration n'eprouverait pas Guttemberg, cet heureux inventeur des caracteres mobiles, s'il voyait sortir par milliers, dans une nuit, d'entre deux cylindres, sans interruption, presque sans intervention de la main, ces longues pages de journaux qui courent ensuite jusque dans le centre des forets de I'Ameri- que, porter les leqons de I'experience morale et la lumiere des arts ! Une machine a vapeur sur une voiture dont les roues s'engrenent dans un cliemin prepare, traine une file d'autres voitures : on les charge ; on allume, et elles vont seules et en toute hate se faire decbarger a I'autre bout de la route. Le voyageur qui les voit ainsi de loin traverser la campagne, en croit a peine ses yeux. Mais qu'y a-t-il de plus surprenant, et d'ou puissent naftre un jour des consequences plus fecondes, que ce dont nous venons tous d'etre les teraoins ? Un vaisseau a franchi les mers sans voile, sans rames, sans matelots. Un homme pour entretenir le foyer, un autre pour diriger le gou- vernail, c'est tout son equipage. II est pousse par une force interieure, comme un 6tre anime, comme un oiseau de mer voguant sur les flots : c'est I'expression du capitaine. Chacun voit combien cette invention simplifiera la navigation de nos fleuves et tout ce que I'agriculture gagnera d'hommes et de chevaux, qui reflueront vers les champs ; mais ce qu'il est per- mis aussi d'apercevoir dans I'eloignement et qui sera peut-etre encore plus important, c'est le changement qui en resultera dans la guerre maritime et dans le pouvoir des nations. II est extremement probable que nous aurons encore la une de ces experiences que Ton peut placer dans la liste de celles qui ont change la face du monde. Cuviek. LE G^NIE DE l'hOMME. Que I'homme est grand, et que I'auteur de son 6tre I'a eleve par son intelligence au-dessus de tous les ouvrages sortis de ses mains ! II dompte toutes les puissances de la nature, il les maitrise, il les reunit ou les separe selon ses besoins et quelquefois selon ses caprices. Roi de la terre, il la couvre a son gre de villes, de villages, de monuments, d'arbres et de moissons ; il force tous les ani- 128 LE GfiNIE DE l'hOMME. maux de la cultiver pour lui, de reconnaltre son empire, de le senir, de I'amuser ou de disparaltre. Roi de la mer, il se balance en riant sur ses abimes ; il pose des digues a sa furie ; il pille ses tresors et il commande a ses vagues ecumantes de transporter au loin les produits de son In- dustrie, ou de servir de route a ses decouvertes. Roi des elements, le feu, I'air, la lumiere, I'eau, esclaves doc lies de sa volonte souveraine, se laissent emprisonner dans ces ateliers et ces manufactures, et m6me atteler a ces chars qu'ils entrainent, coursiers invisibles, aussi vite que la pensee. Que de grandeur et de puissance dans un etre fra^e qui ne vit qu'un jour, et qui ne semble qu'un atome imperceptible au milieu de cet univers qu'il gouveme avec tant d'empire ! ilais cette creature si petite et si faible a repu une ame intel- ligente et rai^onnable, elle est animee d'un souffle divin, et seule, entre toutes les autres, eUe jouit de I'etonnant avantage de puiser la lumiere au foyer de la lumiere, et de briller de I'eclat de I'esprit au milieu des mondes qui ne brillent que des pales reflets de la matiere. L'empire du monde lui a 6te donne, parce que son ame, plu? grande que le monde, le mesure, I'admire, I'explique et le comprend. La natiu-e lui a ete soumise parce qu'il sait penetrer le mer- veilleux mecanisme de ses lois, decou\"rir ses plus impenetrables secrets et lui arracher tous les tresors qu'eUe renferme dans son sein. Place a cette hauteur, I'homme devait j rencontrer une ten- tation perilleuse ; la t^te pouvait lui toumer dans I'eblouissement de sa gloire ; il pouvait oublier le bienfaiteur adorable qui I'avait fait si grand, et s'admirer, s'adorer lui-meme comme le principe et la source premiere de sa toute-puissance. Mais la bonte di- vine s'est hatee de le secourir dans ce danger, en gravant dans son ame une loi de dependance et d'infirmite originelle dont il est impossible a I'orgueil lui-mSme d'eflfacer jamais la celeste empreinte. Ainsi. la nature a re^u I'ordre de ne lui livrer ses secrets et ses tresors que d'une main avare, I'un apres I'autre, a la suite de penibles travaux et de profondes meditations, pour lui faire sentir a chaque instant que si elle etait obhgee de se preter k ses desirs, elle cedait moins a sa volonte qu'a ses fatigues, signs certain de sa dependance. Ainsi, point de progres, point de conquStes de I'homme qui ne soient en mSme temps une preuve sensible de sa puissance et de sa faiblesse, et qui ne portent le cachet indelebUe de sa force et de son infirmite. _ Fatei. HISTOIRE DB CHASSEUR. 129 UNE HISTOIRE DE CHASSEUR. Quelques chasseurs etaient reunis autour d'un terrier de lapins. La scene du drame tragi-comique dont je vais vous donncr la description, se passait dans le pare de M. Deyeux. Le furet ne revenait pas, et vous savez qu'on ne s'amuse guere dans cette circonstance. La position devenait d'autant plus critique de minute en minute, que la cloche du dejeuner venait de faire en- tendre ses sons harmonieux. Se trouver clou6 sur un terrier de lapins lorsqu'on pourrait etre assis a une table bien servie ; gre- lotter dans la rosee quand on devrait 6tre dans une salle a man- ger oonvenablement chauffee, c'est fort peu divertissant. " Nous arriverons trop tard, disait Tun. — Le dejeuner sera froid. — Comment faire ? — Je sais im moyen, dit quelqu'un, c'est d'imiter le chant du coq en ayant la bouche dans la gueule du terrier. Le furet, curieux de savoir ce qui se passe au dehors, arrive, et zeste on le prend. — Voyons, essayez." Notre homme se couche et crie plusieurs fois : kokoriko, kokoriko ; le furet ne sort pas. Alors un honnete avoue, qui avait quitt6, ce jour-la, ses dos- siers pour la carnassiere, lui dit : " Mais, mon char, vous chantez avec une voix de basse-taille ; pour imiter le coq, il faut une voix de tenor. — Je ne puis pas mieux faire ; essayez vous-m6me. — Vous allez voir, je vais prendre le fausset." Et I'avoue, couche a plat ventre, la tSte dans le terrier, cria plusieurs kokoriko comme pourrait le faire le plus beau coq de basse-cour. Tout a coup un lapin sort du terrier avec la rapidite d'un boulet de canon, frappe la figure de I'avoue, le renverse en lui remphssant de sable les yeux, la bouche et le nez. Oh ! alors les rires commencerent ; on ne pensa plus au dejeuner. Mais le pauvre coq ne riait point. Pendant un grand quart d'heure on n'entendit qu'un deluge d'interjections fort expressives qu'il rep6- tait sur tous les tons sans prendre le fausset. L'avoue, pendant quinze jours, eut la figure enflee comme un ballon. — C'est incroyable, direz-vous. Je vous repondrai qu'a la chasse tout est croyable. Le furet voulait sortir pour savoir ce que signifiait ce kokoriko ; un lapin, qui se trouvait sur sa route, a eu peur ; il a trouve la figure de I'avoue, il s'est jete dessus : il se serait precipite dans un brasier pour eviter le furet. Au reste, je n'ai pas vu ce que je viens de 130 LE GEONDEUE. vous dire ; mais M. Fourau, peintre d'un grand talent, etait te- moin de cette scene ; il me I'a racontee pendant que je posais devant lui pour un tr^-beau portrait qu'il \ient de faire de votre tres-humble serviteur. j,^^ b..^ LE GROITDEUB : COMfelE DE BRTTEYS. PERSON'S AGES. M. Gbichard, mididn. Ariste, avocat, etfrere de M. Grichard. TEBlGNANj^is de M. Grichard. Chables, second JiUde M. Grichard, LOLIVE, 1 ^^^^ j^ ^ Grichard. Antoine, ( Jasmin, laquais de Jf. Grichard. Un Ps£v6t de Maitbe a Danseb. La scene est a PariSj chez M. Grichard. — Le thedtre represente un salon. SCfeXE L ANTOEfE, TEBIGNAN, AEISTE. T^rignan. Eh bien, mon oncle, comment vont mes affaires ? Ariste. Fort mal. Terignan. Ah, ciel ! Et mon mariage avec Clarice... ? Ariste. Est a peu pres rompu. Terignan. Serait-il possible ? Ariste. Mais votre pere me suit ; retirez-vous : laissez-moi lui parler ; je veux tacher de le ramener a la raison. Tirignan. Mais par quelle cause... ? Ariste. Retirez-vous, vous dis-je, et m'attendez dans votre appartement ; j'irai vous rendre compte de tout Eh ! vite ; il vient. Antoine. Eh ! tot, retirons-nous : voici I'orage, la temp6te, la gr&le, le tonnerre, et quelque chose de pis. Sauve qui peut ! [Terignan et Antoine sorterU). SCfcNE IL AaiSTE, M. GRICHABD, LOLIVE. M. Grichard. Bourreau ! me feras-tu toujours frapper deux heures a la porte ? Lolive. Monsieur, je travaillais au jardin : au premier coup de marteau j'ai couni si vite, que je suis tomb6 en chemin. M. Grichard. Je voudrais que tu te fusses rompu le cou, dou- ble chien ! Que ne laisses-tu la porte ouverte ? LE GRONDEUR. 131 Lolive. Eh ! monsieur, vous me grondfltes hier a cause qu'elle I'etait. Quand elle est ouverte, vous vous fachez ; quand elle est ferm6e, vous vous fachez aussi. Je ne sais plus comment faire. M. Oricha.rd. Comment faire ? Arisie. Mon frere, voulez-vous bien.... M. Grichard. Oh ! donnez-vous patience.... {A Lolive.) Com- ment faire ? coquin ! Arisie. Eh ! mon frere, laissez la ce valet, et soufFrez que je vous parle de.... M. Grichard. Monsieur mon fr^re, quand vous grondez vos valets, on vous les laisse gronder en repos. Ariste (a part). II faut lui laisser passer sa fougue. M. Grichard (d Lolive). Comment faire ? infame ? Lolive. Oh ! qa, monsieur, quand vous serez sorti, voulez-vous que je laisse la porte ouverte ? M. Grichard. Non. Lolive. Voulez-vous que je la tienne fermee ? M. Grichard. Non. Lolive. Si faut-il, monsieur.,.. M. Grichard. Encore ! tu raisonneras, ivrogne ? Ariste. II me semble, apres tout, mon frere, qu'il ne raisonne pas mal ; et Ton doit etre bien aise d 'avoir un valet raisonnable. M. Grichard. Et il me semble a moi, monsieur mon frere, que vous raisonnez fort mal. Qui, Ton doit fitre bien aise d'avoir un valet raisonnable, mais non pas un valet raisonneur. Lolive [a part). Morbleu! j 'enrage d'avoir raison. M. Grichard. Te tairas-tu ? Lolive. Monsieur, je me ferais hacher; il faut qu'une porte soit ouverte ou fermee : choisissez, comment la voulez-vous ? M. Crrichard. Je te I'ai dit mille fois, coquin. Je la veux je la.... Mais voyez ce maraud-la. Est-ce a un valet a me venir faire des questions ! Si je te prends, traitre, je te montrerai bien comment je la veux.... {A Ariste qui rit). Vous riez, je pense, monsieur le jurisconsulte ? Arisie. Moi ? point. Je sais que les valets ne font jamais les choses comme on leur dit. M. Grichard. Vous m'avez pourtant donne ce coquin-la. Ariste. Je croyais bien faire. M. Grichjard. Oh ! je croyais.,.. Saohez, monsieur le rieur, que je croyais n'est pas le langage d'un homme bien sense. Ariste. Eh ! laissons cela, mon frfere, et permettez que je vous parle d'une affaire plus importante, dont je serais bien aise.... M. Grichard. Non; je veux auparavant vous faire voir d 132 LE GKONDEUR. vous-m6me comment je suis servi par ce pendard-la, afin que vous ne veniez pas aprds me dire que je me fache sans sujet. Vous allez voir, vous allez voir. \A Lolive.) As-tu balaye I'escalier ? Lolive. Oui, monsieur, depuis le haut jusqu'en bas. M. Griehard. Et la cour ? Lolive. Si vous y trouvez ime ordure comme cela, je veux perdre mes gages. M. Grichard. Tu n'as pas fait boire la mule. Lolive. Ah ! monsieur, demandez-le aux voisins qui m'ont vu passer. M. Grichard. Lui as-tu donne I'avoine ? Lolive. Oui, monsieur ; Guillaume etait present. M. Grichard. Mais tu n'as point porte ces bouteilles de quin- quina ou je t'ai dit ? Lolive. Pardonnez-moi, monsieur, et j'ai rapporte les vides. M. Grichard. Et mes lettres, les as-tu portees a la posje ? {A Ariste.) Heim ? Lolive. Peste ! monsieur, je n'ai eu garde d'y manquer. M. Grichard. Je t'ai defendu cent fois de racier ton maudit violon. Cependant j'ai entendu ce matin.... Lolive. Ce matin ? Ne vous souvient-il pas que vous me le mites hier en raUle pieces ? M. Grichard. Je gagerais que ces deux voies de bois sont encore.... Lolive. EUes sont logees, monsieur. "Vraiment, depuis cela j'ai aide a Guillaume a mettre dans le grenier une charretee de foin ; j'ai arrose tous les arbres du jardin, j'ai nettoye les aUees, j'ai bfeche trois planches, et j'achevais I'autre quand vous avez frappe. M. Grichard. Oh ! il faut que je chasse ce coquin-la : jamais valet ne m'a fait enrager comme celui-ci : U me ferait moiirir de chagrin. {A Lolive.) Hors d'ici. Lolive (a Ariste). Que diable a-t-il mange ? Ariste (a Lolive, avec douceur). Retire-toi. scfc>T; ni H. GBICHAKD, A£ISTE. Ariste. En verite, mon frere, vous fetes d'une etrange himieur ! A ce que je vois, vous ne prenez pas des domestiques pour en etre servi ; vous les prenez seulement pour avoir le plaisir de gronder. M. Grichard. Ah ! vous voila d'humeur a jaser. Ariste. Quoi ! vous voulez chasser ce valet a cause qu'en fai- LB GRONDEUR. 133 sant tout ce que vous lui commandez, et au-dela, il ne vous doiine pas sujet de le gronder; ou, pour mieux dire, vous vous ffichez de n'avoir pas de quoi vous faoher. M. Grichard. Corn-age, monsieur I'avocat, controlez bien mes actions. Ariste. Eh ! men fr^re, je n'6tais pas venu ici pour cela ; mais je ne puis m'empecher de vous plaindre, quand je vois qu'avec tous les sujets du monde d'etre content, vous 6tes tou- jours en colere. M. Grichard. L me plait ainsi. Ariste. Eh ! je le vois bien. Tout vous rit ; vous vous portez bien, vous avez des enfants qui vous aiment, vos affaires ne sau- raient mieux aller : cependant on ne voit jamais sur votre visage cette tranquillite d'un pere de famille qui repand la joie dans toute sa maison : vous vous tourmentez sans cesse, et vous tourmentez, par consequent, tous ceux qui sont obliges de vivre aveo vous. M. Grichard. Ah ! ceci n'est pas mauvais. Est-ce que je ne suis pas homme d'honneur ? Ariste. Personne ne le conteste. M. Grichard. A-t-on rien a dire contre mes mceurs ? Ariste. Non, sans doute. M. Grichard. Je ne suis, je pense, ni fourbe, ni avare, ni men- teur, ni babillard, comme vous ; et.... Ariste. II est vrai, vous n'avez aucun de ces vices qu'on a joues jusqu'a present sur le theatre, et qui frappent les yeux de tout le monde ; mais vous en avez un qui empoisonne toute la douceur de la vie, et qui peut-etre est plus incommode dans la societe que tous les autres : car enfin on pent, au moins, vivre quelquefois en paix avec un fourbe, un avare et un menteur ; mais on n'a jamais un seul moment de repos avec ceux que leur malheureux temperament porte a 6tre toujours faohes, qu'un rien met en colere, et qui se font un triste plaisir de gronder et de criailler sans cesse. M. Grichard. Avez- vous bientot acheve de moraliser ? je com- mence a m'echauffer beaucoup. Ariste. Je le veux bien, mon frere ; laissons ces contestations. On dit aujourd'hui que vous vous mariez. M. Grichard. On dit ! on dit ! De quoi se m6le-t-on ? Je voudrais bien savoir qui sont ces gens-la ? Ariste. Ce sont des gens qui y prennent interfit. M. Grichard. Je n'en ai que faire, moi. Le monde n'est rempli que de ces preneurs d'interfet, qui, dans le fond, ne se soucient non plus de nous que de Jean de Vert. Ariste. Oh ! il n'y a pas moyen de vous parler. 12 134 LE GEONDKUR. M. Grichard. II faut done se taire. Ariste. Mais pour votre bien on aurait des choses a vous dire. M. Grichard. II faut done parler. Ariste. Vous etiez hier dans le dessein de maner avantageuse- ment votre fils. M. Ghichard. Cela se pourrait. Ariste. II eonsentait a votre volonte. M. QriclMrd. J'aurais bien voulu voir le eontraire. Ariste. Tout le monde louait votre choix. M. Grichard. C'est de quoi je ne me soueiais guere. Ariste. Aujourd'hui, sans que Ton sache pourquoi, vous avez tout d'un eoup change de dessein. M. Ghichard. Pourquoi non ? Ariste. Et vous voulez epouser cette mfime Clariee que vous avez promise a votre fils. M. Grichard. Bon ! promise.... qu'il eompte la-dessus. Ariste. Eq conseience, mon frere, eroyez-vous que dans le monde on approuve votre eonduite ? M. Grichard. Ma eonduite ! Et croyez-vous en conscience, monsieur mon fiere, que je m'en mette fort en peine ? Ariste. Cependant.... M. Grichard. Oh ! cependant.... cependant chacun fait chez lui comme il lui plait ; et je suis le mattre de moi et de mes enfants. Ariste. Pour en 6tre le maitre, mon frere, il y a bien des choses que la bienseance ne permet pas de faire ; ear si.... M. Grichard. Oh ! si, car, mais.... Je n'ai que faire de vos conseils : je vous I'ai dit plus de cent fois. Ariste. Si vous voidiez pourtant y faire un peu de reflexion.... M. Grichard. Encore ? Vous ne seriez done pas d'avis que j'6pousasse Clariee? Ariste. Je erains que vous ne vous en repentiez. M. Grichard. II est vrai qu'elle convient mieux a T6iignan. Ariste. Sans doute. M. Grichard. Et vous avez pris la peine de venir ici expres pour me le dire ? Ariste. J'ai cm y 6tre oblig6 pour le repos de votre famiUe. M. Grichard. Fort bien. C'est done la votre avis ? Ariste. Oui, mon frere. M. Grichard. Tant mieux; j'aurai le plaisir de rompre et de faire un mariage contre votre sentiment. Ariste. Mais vous ne songez pas.... M. Grichard. Et je vais, tout-a-l'heure, chez M. Rigaut, mon notaire, pour cela. LE GUONDEUR. 135 Ariste. Quoi ! vous allez.... M. Grichard (voulant sortir, sans I'^couter). Ser\dteur. SOteNE IV. M. GRIOHASD, AKISTE, CHABLES, ANTOINE. Antoine. Monsieur, voioi Charles qui vous cherche. M. Grichard. Que veut ce fripon ? Charles. Men pere, mon pere, j'ai fait aujourd'hui men thenie sans faute ; tenez, voyez. \ll lui donne un papier.) M. Grichard, {^prenant le papier et le luijetant au nez). Nous verrons cela tantot. Charles. Eh ! mon pere, voyez-le a cette heure ; je vous en prie ! M. Grichard. Je n'ai pas le loisir. Charles. Yous I'aurez lu en un moment. M. Grichard. Je n'ai pas mes lunettes. Charles. Je vous le lirai. M. Grichard. Eh ! voila le plus pressant petit drole qui soit au monde. Ariste. Vous aurez plus tot fait de le contenter. Charles (d M. Grichard). Je vais vous le lire en frangais, et puis je vous lirai le latin. (Lisant.) " Les hommes...." Au moins ce n'est pas du latin obscur comme le theme d'hier ; vous verrez que vous entendrez bien oelui-ci. M. Grichard. Le pendard ! Charles {lisant). " Les hommes qui ne rient jamais, et qui grondent toujours, sont semblables a ces bfites f6rooes qui...." M. Gricliard (lui dormant un soufflet). Tiens, va dire a ton preoepteur qu'il te donne d'autres themes. Antoine, {pas). Le pauvre enfant ! Ariste (has). Belle education ! Charles {pleurant). Qui, oui, vous me frappez quand je fais bien ; et moi, je ne veux plus etudier ! M. Grichard. Si je te prends.... Charles. Peste soit des livres et du latin ! M. Grichard. Attends, petit enrage, attends. Charles Oui, oui, attends : qu'on m'y rattrape. Tenez, voilel pour votre soufflet. {II d Rehire son tMme.) M. Grichard. Le fouet, maraud, le fouet. Charles. Oui-da ! le fouet.... J'en vais faire autant tout-a- I'heure de ma grammaire et de mon dictionnaire. (7Z so/rt en courant.) 136 LE GRONDEUR. SCfeNE V. ANTODfE, M. GKICHAED, AKISTE. M. Grichard. Tu le paieras. Ce petit maraud abiise tous les jours de la tendresse que j'ai pour lui. Antoine (d part). Voila un petit Grichard tout crache. M. Grichard. Que marmottes-tu la ? Antoine. Je dis, monsieur, que le petit Grichard s'en va bien fache. M. Grichard. Sont-ce la tes affaires, impertinent ? Ariste. Men frere a raison. M. Grichard. Et moi, je veux avoir tort. Ariste. Comme il vous plaira. Oh ! 9a, mon frere, revenons, je vous prie, a I'affaire dent je viens de vous parler. M. Grichard. Ne vous ai-je pas dit que je vais de ce pas chez M. Rigaut, mon notaire ? SerNiteur. [Appelant.) He ! Lolive ! qu'on sella ma mule ; je reviens dans un moment pour aller voir un malade qui m'attend. {II sort.) SCilNE VI. AETODfE, AKISTE. Ariste. Quel homme ! Antoine. A qui le dites-vous ? Ariste. Si tu savais quel dessein bizarre il a forme ! Antoine. J'en sais plus que vous. Rosine, la femme de cham- bre de mademoiselle Clarice, vient de m'informer de tout. De- vineriez-vous pourquoi, depuis hier, votre frere s'est mis en tfite d'epouser mademoiselle Clarice ? Ariste. Peut-6tre la beaute ?.... Antoine. Tarare ! la beaute : c'est bien la beaute, vraiment, qui prend un homme comme lui ? Ariste. Qu'est-ce done ? Antoine. Vous savez, monsieur, que nous avions tous con- seUle a mademoiselle Clarice d'affecter de parattre severe et rude aux domestiques en presence de M. Grichard, afin de gagner ses bonnes graces, et de 1 'engager a consentir au mariage de T6ri- gnan avec elle ? Ariste. Je le sais. Antoine. Eh bien, hier au soir votre frere entendit mademoi- selle Clarice gronder Rosine. II accourut, et se mit de la partie ; la pauvre Rosine fut relancee comme il faut, et sa maitresse fit semblant de la chasser. Depuis ce moment, notre grondeur a LE GEONDEUE. 137 concu pour elle une estime qui n'est pas imaginable, et qui va jusqu'a la vouloir epouser. Ariste. Clarice le sait-elle ? Antoine. Elle en est au desespoir. Ariste. A quelque prix que ce soit, il faut rompre ce des- sein. Antoine. Rosine et Lolive se sont concertes poiu' cela. Ariste. Que pretendent-ils faire? Antoine. Lolive doit.... SCilNE VIL AHISTE, ANTOINE, LOLIVE, {oCCOUrant.) Lolive. Gare ! gare ! monsieur Grriohard. Gars ! gare ! Antoine. Est-il entre ? Lolive. Non, Guillaume ramene sa monture. Un petit acci- dent I'a fait descendre a deux pas d'ici. Ariste. Et quel accident ? Lolive. II passait aveo sa mule devant la porte d'un de nos voisins. Un barbet, a qui sa figure a deplu, s'est mis tout-a-coup a japper. La mule a eu peur ; elle a fait un demi-tour a droite, et M. Gricbard un demi-tour a gaucbe sur le pave. Ariste. S'est-il blesse ? Lolive. Non. II gronde a cette heure le barbet : vous I'aurez ici dans un moment. Ariste. Je me retire aupres de mon neveu ; j 'apprehends sa mauvaise humeur. SCfcNE VIII. LOLIVE, ANTOINE. Antoine. II a ete bientot de retour ? Lolive. C'est qu'il a trouve besogne faite, a ce que m'a dit Guillaume. Antoine. On avait peut-toe envoye querir im autre mede- cin? Lolive. Non : mais le malade s'est impatiente ; et voyant que monsieur Grichard tardait trop a venir, il est parti sans son ordre. Antoine. II I'a trouve mort ? Lolive. Tu I'as dit. Antoine. Cela lui arrive tous les jours. Mais, je I'entends ; retire-toi, qu'U ne te voie point. Lolive. Dans un moment, je reviendrai.... Je veux lui faire la plus belle peur.... 12* 138 LE GEONDEUR. Antoine. Quoi que tu fasses, je doute qu'i] renonce a 6pouser Clarice. Lolive. H y renoncera, j'en reponds. Mais le voici.... (iZ sort.) SCfcNE IX, ANTOINE, M. GEICHAED. M. G-richard (vers la coulisse). Oh, parbleu ! canaille, je vous apprendrai a tenir a I'attache votre chien de chien. Antoine {vers la coulisse). Mais aussi voyez ce maraud de voi- sin ! on le lui a dit mille fois ; ce coquin, cet insolent !.... Mort de ma vie ! monsieur, laissez-moi faire, je lui laverai la tSte. M. Grichard (a part). Ce gar5on a quelque chose de bon. Antoine. Si cela m'etait arrive, je.... M. Grichard. Calme-toi. Antoine. Je lui ferais bien voir.... SCfeNE X ANTOINE, M. GEICHAE.D, JASMIN. Jasmin [a M. Grichard). Un monsieur demande a vous voir. M. Grichard. Qu'il entre. (Jasmin sort). SCJfcNE XL M. GEICHAED, ANTOINE, LOLrvE («« maitre d danaer), le pbet6t de SANSE. M. Grichard. Ouais ! quel est cet homme ? (A Lolive qui lui fait plusieurs reverences). Qui 6tes-vous, avec vos reve- rences ? Lolive. Monsieur, on m'appelle Eigaudon, a vous rendre mes tres humbles services. M. Grichard (d Antoine). N'ai-je point vu ce visage quel- que part? Antoine. II y a mille gens qui se ressemblent. M. Grichard. Eh bien ! monsieur Rigaudon, que voulez- vous ? Lolive, (lui donnant une lettre pli^e en poulet). Vous donner cette lettre de la part de mademoiselle Clarice. M. Grichard. Donnez.... Je voudrais bien savoir qui a appris a Clarice a plier ainsi une lettre : voila une belle figure de lettre, un beau colifichet ! Voyons ce qu'elle chante. (Lisant). "Tout le monde dit que je me marie avec le plus bourru de tous les hommes : je veux desabuser les gens ; et pour cet effet, il faut LE GRONDEUR. 139 que ce soir vous et moi nous commenoions le bal." Elle est foUe ! Lolive. Continuez, monsieur, je vous prie. M. Orichard (lisani). " Vous m'avez dit que vous ne saviez pas danser ; mais je vous envois le premier homme du monde...." Lolive (d M. Orichard, qui le regarde depuis les pieds jusqu'a le t&te). All ! monsieur. M. Orichard (lisant). " Qui vous en montrera, en moins d'une heure, autant qu'il en faut pour vous tirer d'affaire." Que j'ap- prenne a danser ! Lolive. Achevez, s'il vous plait. M. Orichard (achevant de lire). "Et, si vous m'aimez, vous apprendrez de lui la bourree. Clarice." La bourree ! moi, la bourree ! (^4 Lolive avec coUre.) Monsieur le premier homme du monde, savez-vous bien que vous risquez beauooup ici ? Lolive. AUons, monsieur, dans un quart d'heure vous la dan- serez a miracle. M. Orichard {redouhlant de colire). Monsieur Rigaudon, je vous ferai jeter par les fen^tres, si j'appelle mes domestiques. Antoine (has, a M. Orichard). II ne fallait pas les ohasser. Lolive [faisant signs au privbt de jouer du violon). Allons, gai ! Ce petit prelude vous mettra en humeur. Faut-il vous tenir par la main, ou si vous avez quelques prinoipes ? M. Orichard important sa colire a Vextremite). Si vous ne faites enfermer ce maudit violon, je vous arraoherai les yeux. Lolive. Parbleu, monsieur, puisque vous le prenez sur ce ton- la, vous danserez tout-a-l'heure. M. Orichard. Je danserai, traltre ? Lolive. Oui, morbleu, vous danserez. J'ai ordre de mademoi- selle Clarice de vous faire danser ; elle m'a paye pour cela ; et, ventrebleu, vous danserez ! {Au pr^vbt) "Emp6che, toi, qu'il ne sorte. {II tire son ipee, qu'il met sous son bras.) M. Orichard. Ah ! je suis mort ! Quel enrage d'homme m'a envoye cette folle ! Antoine. Je vois bien qu'il faut que je m'en m61e. {A M. Orichard.) Tenez-vous la, monsieur ; laissez-moi lui parler. {A Lolive.) Monsieur, faites-nous la grace.... Lolive. Je veux qu'il danse. M. Orichard (a part). Ah ! le bourreau ! le bourreau ! Antoine. Considerez, s'il vous plait, que monsieur est un homme grave. Lolive. Je veux qu'il danse. Antoine. Un fameux medecin. Lolive. Je veux qu'il danse. Antoine. Vous pourriez devenir malade, et en avoir besoin. 140 LE GRONDEUR. M. Grichard (tirant Antoine a lui). Oui ; dis-lui que quand il voudra, sans qu'il lui en cotite rien, je le ferai saigner et purger. Lolive. Je n'en ai que faire. Je veux qu'il danse, ou, mor- bleu !.... M. Grichard (entre ses dents). Le bourreau ! Antoine (revenant aupris de M. Cfrichard). Monsieur, U n'y a rien a faire : cet enrage n'entend point raison. II arrivera ici quelque malheur ; nous sommes seuls au logis. M. Grichard. II est vrai. Antoine. Regardez un peu ce drole-la, il a une mechante phy- sionomie. M. Grichard (le regardant de cbt4, en tremblant). Oui, il a les yeux hagards. Lolive. Se dep6chera-t-on ? M. Grichard. Au secours ! voisins, an secours ! Antoine. Bon ! au secours ; et ne savez-vous pas que tous vos voisins vous ven-aient voler et egorger avec plaisir ? Croyez- moi, monsieur, deux pas de bourree vous sauveront peut-6tre la vie. M. Grichard. Mais, si on le sait, je passerai pour fou. Antoine. L'amour excuse toutes les folies ; et j'ai our dire au precepteur de votre fils qu'Hercule fila pour la reine Omphale. M. Grichard. Oui, Hercule fila : mais Hercule ne dansa pas la bourree ; et de toutes les danses, c'est celle que je bais le plus. Antoine. Eh bien, U faut le dire ; monsieur vous en montrera une autre. Lolive (d M. Grichard). Oui da, monsieur. Voulez-vous les menuets ? M. Grichard. Les menuets ?.... non. Lolive. La gavotte ? M. Grichard. La gavotte ?.... non. Lolive Le passe-pied ? M. Grichard. Le passe-pied ?..,. non. Lolive. Eh ! quoi done ? tracanas, tricotez, ligaudons ? en voila a choisir. M. Grichard. Non, non, non, je ne vols rien la qui m'accom- mode. Lolive. Vous voulez peut-6tre une danse grave et serieuse ? M. Grichard. Oui, serieuse, s'il en est, mais bien serieuse. Lolive. Eh bien ! la courante, la bocane, la sarabande ? M. Grichard. Non, non, non. Lolive. Oh ! que diantre voulez-vous done ? Demandez vous- meme ; mais hatez-vous, ou, par la mort..,. LE GRONDEUK. 141 M. Orichard. Aliens, puisqu'il le faut, j'apprendrai quelque pas de la.... la.... Lolive. Quoi, de la.... la ?.... M. Orichard. Je ne sais. Lolive. Oh ! palsambleu, vous danserez la bourr6e tout-a- rheure ou vous direz pourquoi. M. Grichard (tremblant). Je ne resiste plus. Lolive. A la bonne heure. Ah ! je suis ravi que vous vous pretiez de bonne grace \ vos exercices. — Commenqons par chan- ger cette physionomie lugubre. {LI lui dte son manteau.) — Mettons ce chapeau a la petit-maitre. [LI lui arrange son cha- peau.) — Tournez la pointe de vos pieds en dehors. — Enfoncez I'estomac. — ISTe tendez pas le dos. — Un rabat pour danser la bourree !.... (// lui arrache son rabat.) — Voila la grande mode, monsieur, voila la grande mode. [Le pr^vdt joue de la pochette.) Allons, monsieur, une, deux.... AUons done... {LI fait danser M. Grichard.) SCfcNE XII. AEISTE, M. GEICHARD, LOLIVE, ANTOINE, LE PKEv6t. M. Grichard. Ouf ! Ariste. Qu'est-ce ci ? M. Chichard. C'est que.... Ariste. Que vois-je ? M. Grichard. Get insolent voulait.... Ariste. Mon frere apprendre a danser ! M. Grichard. Je vous dis que ce maraud.... Ariste. A voire age ! M. Grichard. Mais quand on vous dit.... Ariste. On se moquerait de vous. M. Grichard. Ah ! voici I'autre. Ariste. Je ne le soufFrirai point. M. Grichard. Oh ! de par tous les diables, ecoutez-moi done, jaseur eternel, piailleur infatigable ; on vous dit que c'est ce coquin qui me veut faire danser par force. Ariste. Par force ! M. Grichard {avec chagrin). Eh oui, par force. Antoine {a Areste). Oui, monsieur ; la bourree. Ariste (o Lolive). Et qui vous a fait si hardi, monsieur, que de venir ceans ? Lolive. J'ai ete envoye par mademoiselle Clarice qui m'a charge de donner quelques lemons a monsieur, afin que, le jour de ses noces, il put ouvrir le bal avec elle. Ariste (avec ^tonnement). Clarice !.... 142 LE GEONDEUR. M. Grichard (avec coUre). Le jour de ses noces elle pourra danser avec un fou de son espece ; mais ce n'est pas moi qui ouvrirai le bal avec elle, je vous en reponds. Lolive. Pourquoi, monsieur? Craignez-vous de ne pouvoir le faire avec grace ?.... Oh ! rassurez-vous, il vous suffira d'une seconde lepon pour.... M. Crrichard [furieux). Une seconde leqon ! une seconde leijon ! Hola, quelqu'im?.... Qu'on m'apporte un baton.... deux batons.... {A Lolive.) Je vais vous apprendre une danse que vous ne connaissez pas, je parie ; et du premier coup vous la danserez a merveUle. Lolive. Si vous voulez bien permettre nous remetterons ce petit exercice a demain, car j'ai hate d'informer mademoiselle Clarice de ce qui s'est passe. (II sort ; le pr^vdt le suit.) M. Grichard {se laissant tnmber sur un fauteuil). Ouf! je n'en puis plus.... Quelle scene ! !.... scfcNE xro. AMSTE, M. GEICHAKD, ANTOIXE, TEEIGNAU. Tirignan. Mon pere, M. Rigault, votre notaire, lient d'ar- river. M. Grichard {se levant hrusquement). Qu'U aille a tons lea diables ! Tirignan. H est porteur d'lm contrat.... M. Griclmrd. Qu'il peut remporter, car je ne lesigneraipas... j'aimerais mieux.... Arisle. Prenez-y garde ; vous ne pouvez renoncer ainsi.... M. Grichard. Ouais ! qu'est-ce a dire ?.... Croyez-vous qu'oi. puisse me forcer jamais d'epouser une pareille folle ? Ariste. Mais les choses me paraissent assez avancees pour qu la famille de Clarice vous y oblige. M. Grichard. Moi ! ! ! Ariste. Eh ! oui, vous. M. Crrichard. C'est trop fort. Ariste. Vous verrez. M. Crrichard (d Tirignan). Alors, monsieur mon fils, c'est vous qui me tirerez d'embarras en I'epousant tout-a-l'heure. Tirignan {cachant sajoie). Moi, mon pere ! M. Crrichard. Je le veux.... Clarice vous convient.... et beau- coup ; elle sera votre femme et vous serez son man ; c'est moi qui vous le dis, qui veux qu'il en soit ainsi ; et je pretends qu'on m'obeisse sans murmure. Tirignan. Vous me trom erez toujours dispose, mon pere, a faii-e quelque chose qui vous soit agreable. hA NUIT DU JOUR DE L'A^f. 143 M. Orichard. C'est lepondre a merveille.... Je vais trouver M. Rigaut, lui faire modifier le contrat, et dans un instant vous viendrez le signer. {A part, en sortant.) Si jamais il me re- prend fantaisie de me marier, je veux bien, par exemple, que.... Suffit, suffit. {II sort.) SCfcNE XIV. AHISTE, TEalGNAN, ANTOINE, puis LOLWE. T4rignan. Quel soudain changement !.... Y comprenez-vous quelque chose, mon oncle ? A qui dois-je tant de bonheur ? Lolive {qui est entr£ au commencement de la seine). A moi, monsieur, ou plutot h la bourree que j'ai voulu faire danser a votre pere. Ariste. Quoi ! M. Rigaudon ?.... Lolive. C'etait moi.... Mais Mtez-vous; rejoignez M. Grichard au plus tot, et profitez du bon vent qui souffle dans vos voiles, {Ariste et Tirignan sortent.) Antoine. C'est affaire a toi d'arranger des manages difficiles. Lolive. Qu'on m'en charge, et je reponds de marier avant un an I'empereur de la Chine et la reiae douairiere d'Angle- terre. LA NUIT DU JOUR DE L AN. Pendant la nuit du premier jour de I'annee 1191, un homme de soLxante ans etait a la fenfetre ; il elevait ses regards desoles vers la voute argentee du ciel, oii nageaient et brillaient les etoiles, comme les blanches fleurs du nenufar sur une nappe d'eau tranquille ; il les rabaissait ensuite sur la terre, ou per- sonne n'etait aussi depourvu que lui de joie et de repos, car sa tombe n'etait pas loin de lui ; il avait deja desoendu soixante des marches qui devaient I'y conduire, et il n'y emportait, du beau temps de sa jeunesse, que des fautes et des remords. Sa sante etait detruite, son ame vide et abattue, son coeur navre de repentir, et sa vieillesse pleine de chagrin. Les jours de sa jeunesse reparaissaient devant lui, et lui rappelaient ce moment solennel ou son pere I'avait place a I'entree de ces deux routes dont I'une conduit dans un pays tranquille et heureux, convert de moissons fertiles, eclaire par un soleil toujours pur, et reten- tissant d'une douce harmonie, tandis que I'autre mene dans un sejour de tenebres, dans un antre sans issue, peuple de serpents et rempli de poisons. 144 MAXIMES TIR16ES DE l'anCIEN TESTAMENT. Helas ! les serpents s'attachaient a son coeur, les poisons souillaient ses levres, at il savait maintenant ou il etait. II reporta ses regards vers le ciel, et s'ecria avec une angoisse inexprimable : " jeunesse, reviens ! O men pere ! place-moi de nouveau a I'entree de la vie, afin que je choisisse autrement." Mais sa jeunesse et son pere n'etaient plus. H vit des feux follets s'elever au-dessus des marecages et disparattre ; et il se dit : " Voila ce que sont mes jours de folie." H vit une etoile tombante parcourir le ciel, vaciller et s'evanouir: "C'est la ce que je suis," s'ecria-t-il ; et les pointes aigues du repentir s'en- foncerent encore plus avant dans son coeur. Alors il se retra^a dans sa pensee tous les hommes de son Sge qui avaient ete jeunes avec lui ; qui, maintenant repandus sur la terre, s'y conduisaient en bons peres de famille, en amis de la verite, de la vertu, et qui passaient douc.ement, et sans verser de larmes, cette premiere nuit de I'annee. Le son de la cloche, qui celebre ce nouveau pas du temps, vint, du haut de la tour de I'eglise, retentir a son oreille comme un chant pieux ; ce son lui rappela ses parents, les voeux qu'ils formaient pour lui dans ce jour solennel, les lepons qu'ils lui repetaient ; voeux que leur malheureux fils n'avait jamais accomplis, lepons dont il n'avait jamais profite. Accable de douleui- et de honte, il ne put re- garder plus longtemps ce ciel ou demeurait son pere ; il rabaissa sur la terre ses yeux abattus, des larmes ameres coulerent de ses yeux et tomberent sur la neige qui couvrait le sol ; il soupira, et ne voyant rien qui le put consoler : " All ! reviens, jeunesse, s'ecria-t-il encore, reviens." Et sa jeunesse revint : car tout cela n'etait qu'un r6ve qui avait agiti pour lui la premiere nuit de I'annee ; il etait jeune encore ; ses fautes seules etaient reeUes. II remercia Dieu de ce que sa jeunesse n'etait point passee, et de ce qu'il pouvait quitter la route du \ic.e pour reprendre celle de la vertu, pour rentrer dans le pays tranquille, couvert d'abondantes moissons. Revenez avec lui, mes jeunes lecteurs, si, comme lui, vous vous etes egares : ce songe terrible sera desormais votre juge. Si, un jour, accabl6s de douleur, vous 6tes forces de vous eerier : " Reviens, belle jeunesse !" la beUe jeunesse ne reviendra point. Ai'MT GUIZOT. MAXIMES TERfiES DE l'aNCIEN TESTAMENT. La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse. Ne te crois pas sage de toi-m6me. La sagesse n'entrera pas dans tme ame maligne, car I'esprit de sagesse est plein de bonte. MAXIMES TIEfiES DE l'aNOIEN TESTAMENT. 143 Celui qui eooute rhomme sage devient plus sage. Si vous voyez un homme sense, allez le trouver des le point du jour, et que votre pied presse souvent le seuil de sa porte. Ne parlez, jeune homme, qu'avec peine de ce qui vous re- garde : conduisez-vous en beaucoup de ohoses comme si vous les ignoriez, et ecoutez en silence ou questionnez. Si vous entendez medire de votre prochain, ne le redites d personne. Ne louez point un homme avant qu'il parle ; car c'est a la parole qu'on oonnatt un homme. Les insenses ont le coeur dans la bouche, I'homme prudent a la bouche dans le ceeur. Comment trouverez-vous dans votre vieillesse ce que vous n'aurez point amasse dans votre jeunesse? Si vous dormez trop, la pauvrete tombera sur vous comme un voleur arme. Pensez a la pauvrete dans le temps de I'abondance. Le paresseux est consume de desirs ; il ne fait que desirer pendant tout le jour. L'homme laborieux s'asseoira parmi les prinoipaux de la nation. Ne soyez point prompt en paroles et lent en actions. A qui les chagrins ? Au pere de qui les chagrins ? A qui les rixes, a qui les blessures, a qui les mortifications ? A celui qui vide trop de fois sa coupe. A I'intemperant arrivent I'insomnie, les soufFrances, la ma- ladie ; a l'homme sobre, le sommeil de la sante et de la joie. L'homme sobre allonge sa vie. Ne vous liez pas avec celui qui se vante ni avec celui qui revele ses secrets. Ne causez pas de vos affaires devant celui qui ne doit pas les connattre. Ne tournez point a tout vent, et n'allez pas par toutes sortes de routes. L'homme sage est constant comme le soleil ; I'insense varie comme la lune. Si vous desesperez dans la misere, votre ruine est assuree. Ne meprisez point un homme juste quoiqu'il soit pauvre, et ne glorifiez point un pecheur quoiqu'il soit riohe. 13 146 PHfiCEPTES DE J^SUS-CHRIST. N'entrez point en societe avec les puissants. Si un grand vous appelle, eloignez-vous, car il en sera plus porte a vous appeler. Celui qui eleve trop sa maison risque de tomber. Travaillez a vous fairs une bonne reputation. La bonne rl- putation vaut mieux que les parfums precieux. L'homme sage etudiera la sagesse des anciens. II conservera dans sa memoire les recits des personnes celebres ; il cherchera le sens des proverbes ; il voyagera sur la terre etrangdre, et U observera le bien et le mal parmi les hommes. L'ami fidele est une forte protection ; celui qui I'a trouve, a trouve un tresor. Les blessures que fait celui qui aime, valent mieux que les baisers trompeurs de celui qui bait. Ne dites point a un ami dans le besoin : Reviens demain, je te donnei'ai, si vous pouvez lui donner aujourd'hui. Ecoutez, enfants, les avis de votre pere. Honorez-le par vos actions, par vos paroles et par toute sorte de patience. Voyez de vos yeux qu'avec un peu de travail je me suis acquis un grand repos. Recevez I'instruction comme une grande quan- tite d'argent, et acquerez-la pour trouver en elle une grande abondance d'or. Faites votre oeuvre avant que le temps se passe, et vous aurez une grande recompense lorsque le temps sera venu. PR^CEPTES DE jfiSUS-CHRIST. Mon premier precepts, c'est que vous vous aimiez les uns les autres, comme je vous ai aimes, moi qui ai donne ma vie pour vous. A cela, le monde connaltra que vous etes mes disciples. Tout ce que vous voulez que les autres vous fassent, faites-le- leur aussi ; aimez Dieu par-dessus toute chose st votre prochain comme vous-mfimes. En ess dsux commandsments consistent la loi et les propbetes. Ne jugez point, et vous ne serez point juges. Donnez a im pauvre un verre d'eau pour I'amour ds Dieu, st il ne restera pas sans recompense." Mais votre main gauche ne doit pas savoir cs qus donne votre main droite. Bienhsm-eux les humbles et les simples ; bisnhsureux csux BATAILLE DE LA IVOUVELLE OKLISaNS. 147 qui sont doux ; bienheureux oeux qui sont misericordieux, parce qu'ils trouveront miserioorde ; bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consoles ; bienheureux oeux qui aiment la paix et qui souffrent persecution pour la justice, car le royaume du ciel est a eux. Que ceux qui souffrent viennent k moi, et je les soulagerai. Portez les tribulations avec patience, apprenant de moi que je suis doux et humble de ccBur, et vous trouverez la paix. Quiconque se met en colere contre son frere, merite d'etre puni par le jugement. Ne remarquez pas la paille qui est dans I'ceil de votre proohain, tandis que vous avez une poutre dans le votre. Si votre frere vous a offense, pardonnez-lui non-seulement sept fois ; mais septante fois sept fois. Si, quand vous vous ap- proohez de I'autel, vous vous souvenez que votre frere a quelque chose contre vous, allez d'abord vous reconcilier avec lui, puis vous viendrez presenter votre offrande. Aimez vos ennemis, faites du bien a ceux qui vous haissent ; priez pour ceux qui vous persecutent et vous calomnient, afin que vous soyez enfants de votre pere celeste, qui fait lever son soleil sur les bons et les mechants et pleuvoir sur les justes et les injustes. Si vous m'aimez, gardez mes commandements. Cherchez premierement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes les autres choses vous seront donnees par surcrolt. BATAILLE DE LA NOUVELLE-OBL^ANS. Le cabinet anglais, sachant I'importance que les Etats-Unis attachaient a la possession de la Nouvelle-Orleans, qui etait la clef de la navigation du Mississipi, avait forme le projet de s'en emparer, soit pour la garder, et tenir par la les Etats-Unis dans sa dependance, soit pour Stre maitre des conditions de la paix par I'interfet qu'ils auraient d'en obtenir la restitution. Cette conquSte semWait devoir etre facile, parce que I'imraense dis- tance ou etait la Nouvelle-Orleans du siege du gouvernement federal, ne permettrait pas aisement a celui-ci d'y envoyer des secours, et parce que la population de cette ville, composee principalement d'Espagnols et de Fran^ais, etait encore tres-peu amerioaine. II embarqua done dix mille hommes de ses meil- leures troupes de I'armee d'Espagne, que I'evacuation presque entiere de ce pays par les armees de Napoleon lui permettait d'employer ailleurs, et les dirigea sur la Nouvelle-Orleans, sous le commandement du general Packenham. Une premier detachement de ces troupes se presenta a 148 BATAILLE DE LA NOUVELLE-OELfiANS. Pensacola, dans la Floride, et demanda a j prendre terre pour attendre I'arrivee du reste de la flotte. Le gouvemeur espagnol n'osa le lui refuser. Mais un homme actif et entreprenant, le general Jackson, 6tait dans le voisinage. II surveillait, dans le Tennessee, la conduite des Indiens. Informe des debarquements des Anglais a Pensacola, il organise a I'instant, et sans attendre aucun ordre, une petite armee de quatre mille hommes ; entre, sans hesiter, sur le territoire espagnol, et marche sur Pensacola. Arrive sous les murs de cette ville, il somme le gouvemeur de la faire 6vacuer par les Anglais, ou de lui en ouvrir les portes, pour qu'il les expulse lui-mSme. Sur le refus du gouvemeur, Jackson enfonce les portes a coup de canon, et s'empare de la ville. Les Anglais venaient de se rembarquer. II met gamison ame- ricaine dans les forts. Mais ce succes ne suflBsait pas. Sachant que les troupes debarquees a Pensacola faisaient partie d'une expedition destmee contre la Nouvelle-Orleans, Jackson songea surtout a sauver cette ville. II s'y rendit done en tqute hate et prepara ses moyens de defense. Les milices des Etats voisins furent appe- lees, et exercees au metier des armes. Des retranchments s'ele%'erent sur les points les plus menaces. On construisit des chaloupes canonnieres pour fermer aux Anglais I'entree du fleuve et leur disputer la navigation des lacs et des canaux qui entourent la ville. Jackson etait partout, excitant les travaU- leurs par sa presence, ou dirigeant lui-meme les exercices aux- quels les milices se livraient. II importait, a raison du grand nombre d'etrangers qui se trouvaient dans la ville, de se premunir contre toute trahison de leur part. Jackson demanda a la legislature de I'Etat de sus- pendre Vhaheas corpus, afin qu'il put faire arrfeter, sans formalite, quiconque serait suspect d'intelligence avec I'ennemi. Cette demande n'ayant point ete accueiUie, il prit sur lui de decreter une mesure plus decisive encore. II proclama la loi martiale, qui suspendait Taction des magistrats civils, et faisait passer tons les pouvoirs dans ses mains. Ces mesures venaient d'etre prises, quand la flotte anglaise, forte de cinquante voiles, parut a I'entree du Mississipi. Les dispositions faites pour entraver sa navigation dans les canaux et sur le fleuve furent impuissantes. Elle debarqua les troupes, qui prirent position sur la rive gauche du Mississipi, a huit milles au-dessus de la ville (22 dec. 1814). Jackson n'eut garde d'aller attaquer des troupes aguerries avec ses milices sans experience. II se tint renferme dans les retranchements qu'il avait fait construire en avant de la ville, et UN OURAGAN AUX ANTILLES. 149 qui devaient empecher les Anglais d'y arriver. II fit faire seu- lement a ses troupes quelques sorties, pour les accoutumei' a la vue de I'ennemi. Le general anglais voyant qu'il ne pouvait esperer d'attirer les Ameiicains en rase campagne, tenta deux fois de les forcer dans leurs retranchements avec une partie de ses troupes, mais il fut chaque fois repousse, avec une grande perte (28 dec. 1814: et 1" janv. 1815). II ne lui restait plus qu'a tenter une attaque generale avec toutes ses forces, et le jour en fut fixe au 8 Janvier. Ce jour venu, les Anglais s'avanoerent sur soixante de front, le fusil sur I'epaule, portant des fascines pour combler les fosses, et des 6clielles pour monter a I'assaut. Jackson les laissa approcher ; et quand ils furent a portee du mousquet, il dirigea contre eux le feu de ses Kentuokois, les meilleurs tireurs de rAmerique, qui fit un affreux ravage dans leurs rangs, et les forqa de s'eloigner. Deux fois Os revinrent a la charge, et deux fois ce feu redou- table de mousqueterie les fit reouler en desordre, laissant un grand nombre des leurs sur le terrain. Le general Packenham fut lui-meme tue en voulant les rallier ; ils se retirerent enfin apres avoir eu deux mille hommes tues et un plus grand norabi-e de blesses. Les Americains, garantis par leurs retranchements, n'avaient pas perdu un seul homme. Le general anglais qui avait succede a Packenham dans le commandement, jugea qu'il n'aurait aucune chance de succes en renouvelant I'attaque avec des troupes considerablement reduites en nombre et deooura- gees, et il donna I'ordre de la retraite. Les debris de I'armee furent rembarques sur la flotte, qui fit voile pour I'Angleterre. Pelet dk la Lozere. UN OURAGAN AUX ANTILLES. Toute la plantation etait plongee dans le sommeil. Le ciel d'azur brillait de son eclat ordinaire, et une legere brise soufflait par intervalles ; enfin aucun des signes qui, dans les climats d'Europe, annoncent I'approche d'une tempdte, n'existait dans ce moment. Vers une heure du matin, le temps changea tout a coup, les etoiles s'eteignirent dans une atmosphere envahie par des va- peurs grisatres qui descendaient sur la terre, semblables aux ailes de la tempete, enveloppant sa proie avant de la devorer. Les myriades d'animaux divers qui remplissent les nuits des 13* 150 UN OURAGAN AVX ANTILLES. Antilles de leurs cris bizarres se turent a I'approche de cette grande convulsion de la nature : tout etait immobile. Bientot dans le lointain gronde le bruit sourd de la mer qm s'enfle et roule sur ses rivages. Les troupeaux a des plaintes etouffees font succeder de longs gemissements auxquels se mfile le gloussement des oiseaux domestiques. Soudain une brusque secousse, accompagnee d'un burlement rauque, 6branle et fait craquer toutes les jointures de la charpente des maisons. Les arbres ploient et se relevent en sifflant ; chaoun est debout sur sa couche, oppresse d'effroi. Un instant de silence succede a ce signal des elements. Ah ! qui pent decrire les angoisses des malheureux colons ? Voila I'ouragan, voila I'ennemi ! Quelle force humaine lui opposer ? Une nouvelle secousse fait crier la maison ; le tonnerre gronde comme la decharge d'une batterie ; la terre fremit sous les pieds, les toits semblent vaciller, les palissades s'abattre : tous les cceurs sont saisis. D'apr^s les ordres du mattre, le negre de garde prend son lambis pour avertir les esclaves qu'Us doivent abandonner leurs cases et se refugier daris I'habitation. II court se placer a Tan- gle de la maison ; et, se couchant jusqu'a terre pour oflfrir moins de prise au vent, il fait retentir les sons lugubres et prolonges de cette espece de trompe naturelle. Rien de plus triste et de plus imposant en m6me temps que le retentissement de cet appel au milieu d'une nuit d'ouragan. Dans les intervalles des bouffees de vent et des roulements sourds du tonnerre, la conque faisait entendre sa voix gemissante. Les hurlements des negres, qui s'appelaient pour gagner la maison du maitre, y repondaient ; mais soudain tous ces bruits humains se perdaient sous les nouveaux fracas du vent, de la pluig et de la foudre auxquels se joignaient les mugissements des animaux qui semblaient implorer le secours de I'homme. De malheureux U^gres se trainaient en se cramponnant aux racines, aux mottes de terre, k tout ce qui offrait quelque resistance. Des groupes presque nus, grelottant de froid, epuises de fatigue, parvenaient a p6netrer pele-m61e dans la maison, tandis que d'autres, surpris et enleves, roulaient a quelques centaines de pas en arriere, froisses, etourdis et forces de recommencer cette eflroyable lutte. Dans ce moment tout etait desordre, trouble et terreur : la furie d6vastatrice de I'ouragan continuait, mais elle n'etait pas encore a son plus haut degre de violence. La maison isolee, sans appui, ployait, pour ainsi dire, sous les coups de la tempfete. A chaque instant elle pouvait s'ablmer. Une planche cedant, le vent s'engouflfrait, et, comme un levier, faisait sauter la toiture. UN OUEAGAN AUX ANTILLES. 151 L'econome et tous les noirs multipliaient leurs efforts pour assujettir par des cordes, des planches, des raeubles, les endroits les plus faibles. Quelques-uns des negres les plus robustes, etant sortis en se trahiant, tentaient d'enfonoer dans la terre des pieux et des arcs-boutants pour appuyer la maison ; mais telle etait la furie de la tempete, que, pouvant a peine respirer, ils 6taient forces de s'etendre sur le ventre en se tenant les uns les autres. Par moment I'ouragan faisait taire sa grande voix ; on entendait le bruit de la pluie qui tombait comme une midtitude de cascades, le roulement de tous les torrents enfles et char- royant des forets avec fracas dans leurs gorges profondes, le de» chirement aigu des arbres et les sons plus sinistres encore que rendaient les essontes* de la toiture sous lesquelles les vents se jouaient. On eut dit le rire eelatant et moqueur de demons presidant a ces ten-ibles fleaux. Mais bientot tous ces bruits, tous ces sons, se confondirent avec les coups du tonnerre des tropiques ; le re- doublement du vent et les fremissements du sol annoncerent une nouvelle crise. Les hommes frissonnaient, et les femmes, a genoux autour de leur maltresse, Invoquaient le Seigneur. Enfin une fenStre enfoncee donna passage au vent qui frappa les cloisons comme un boulet de canon. La maison, batie, pres- que de bois, fit entendre un craquement general. Le plafond et le toit enleves se balancerent un instant, puis s'envolerent comme si une main de geant les eut arraches. Les poutres, les cloisons cederent, et au fracas de leur chute succeda un affreux silence. La tempdte se reposait, satisfaite de son ouvrage. Quelques instants apres, ceux qui avaient survecu a cette hor- rible catastrophe sortirent des decombres.... II 6tait cinq heures du matin ; I'ouragan, fatigue de ses gigan- tesques efforts, ne se manifestait plus que par quelques faibles bouffees de vent ; mais le monstre semblait en fuyant faire en- core retentir sa voix dans I'ame terrifiee de ses viotimes. Partout sur la route et dans I'interieur du pays on rencontrait des traces de I'ouragan. Des habitations se montraient avec leurs cases abattues, leurs batiments ecroules ou prives de leur toiture, leurs plantations bouleversees ou detruites. Devant les maisons on ne voyait que quelques noirs immobiles dans diverses attitudes, ou un planteur, les bras croises sur sa poitrine, la t6te penchee, absorbe dans le calcul de ses pertes. Ailleurs, quel- ques hommes emportant des cadavres ou tratnant les corps des bestiaux ecrases ou etouffes par le^ vent. Tout etait muet ; au- cune voix humaine, aucun cri d'animal ne rompait ce silence * Shingles. 152 PRISE DE PRAGA. funebre ; les oiseaux, caches dans les trous des rochers, et k moitie engourdis, ne faisaient entendre aucun chant ; les insectes avaient peri par myriades. On sentait que la mort avait passe Partout. Leyillodx. PRISE DE PRAGA. Suwarow leva son camp de Kobilka ; 1 armee russe se mit en marche pour Praga par trois chemins difFerents, et campa cir- culairement autour de ce faubourg. Dans la nuit, Suwarow fit Clever trois batteries, dans le but de donner le change aux Polo- nais, en leur faisant croire qu'il voulait commencer un siege regulier. A Varsovie, chacun en etait persuade ; on se flattait que Praga tiendrait plusieurs mois, et que I'hiver eloignerait les Russes. Mais Suwarow n'etait point un homme ordinaire : il hasardait tout, pour tout obtenir ; investi par sa souveraine d'un pouvoir sans homes, il accomplissait les ordres de Catherine avec cette exactitude barbare qui, pour parvenir plus promptement a son but, regardait comme un obstacle le soin qu'il faudrait pren- dre pour empdcher I'efFusion du sang. Prodigue de sa vie et de celle de ses soldats, aurait-il garde pour I'ennemi una pitie qu'il ne connaissait ni pour lui ni pour les siens ? Que lui importait d'avoir a franchir des monceaux de cadavres lorsque la victoire etait au dela ? La nation polonaise s'abusait, non sur la profondeur de I'abtme ou elle etait entrafnee, mais sur le moment de sa chute. Quel- ques heures encore, et cette nation, si brave, si chevaleresque, allait cesser d'exister. Les preux Polonais qui oombattaient sur le rempart de Praga rivalisaient de courage ; mais le recit de leurs hauts faits ne devait ajouter qu'un petit nombre de pages aux dernieres pages de leur histoire. A cinq heures du matin, les Russes commencerent I'attaque sur sept colonnes. Les deux premieres furent exposees au feu croise de plusieurs batteries, ainsi qu'a un feu de mitraille et de mousqueterie, partant des lies de la Vistule ; elles franchirent le retranchement, se jet^rent sur I'infanterie et la cavalerie polo- naises, qui etaient derriere, firent mordre la poussiere a deux mille hommes, et s'emparerent de deux mille prisonniers. Plus de mille fuyards voulurent traverser la Vistule a la nage : lis n'y trouverent que leur tombeau. La troisieme et la quatrieme colonne furent obligees de monter une colline sablonneuse, ou elles rencontrerent de grands obsta- cles a vaincre. La plupart des soldats jeterent leurs claies et PRISE DE PRAGA. 153 leurs fascines pour maroher plus vite dans le sable, et se servi- rent seulement de leurs 6chelles, en se pretant la main pour passer les six lignes de puits que les Polonais avaient creusees. La troisieme colonne s'empara de deux forts bastions detaches, et penetra, malgre la plus vigoureuse resistance, dans I'interieur des ouvrages. La quatri^me prit un cavalier, ainsi qu'un fort avanc6 entour6 d'un mur de pierre, et leurs batteries, qui etaient palissadees ; elle emporta encore cinq autres batteries et attaqua I'ennemi de front et sur ses flancs. II y eut la deux mille hommes tallies en pieces. II y avait aussi de ce c6t6 un regiment de ligne compose uni- quement de juifs. lis etaient au nombre de cinq cents, bien armes, bien equipes, sur le mSme pied que les troupes polonaises dont on aurait eu peine a les distinguer. lis firent une defense opini&tre ; mais ils furent tous detruits jusqu'au dernier homme, a I'exception de leur colonel, qui etait reste a Varsovie. La cinquieme colonne, apres avoir penetre dans I'interieur, se porta directement vers la Vistule, et aida la premiere colonne a couper la retraite du pont de Varsovie. La sixieme et la septieme colonne trouverent beaucoup d'ob- staoles ; elles s'emparerent de trois batteries, et se porterent en avant. La oavalerie polonaise, qui avait voulu les arrSter, fut coupee, detruite avec la baionnette, ou oulbutee dans la Vistule. Jusqu'a 06 moment, les colonnes russes avaient combattu et repousse les Polonais dans le grand intenralle qui separait les retranchements exterieurs des fortifications du faubourg, comme sur un champ de bataille ; elles penetrerent dans les dernieres fortifications de Praga mSme, et commenoerent un carnage horri- ble dans les rues et sur les places publiques, ou le sang ooulait par torrents. Des Tinstant oil I'ennemi penetra dans la ville, un long cri d'effroi se fit entendre : I'eclat des bombes, I'eoroulement des maisons preoipita la plupart des habitants dans les rues ; le sifile- ment des boulets, le bruit epouvantable de Tartillerie, les coups presses du tocsin, les cris des mourants, plongeaient ces mal- heureux dans une espece de delire : presque tous se dirigeaient vers la Vistule ; quelques-uns s'arretaient frappes de stupeur a ce nouvel obstacle ; d'autres, plus temeraires, s'elangaient dans les flots, tachaient d'atteindre Varsovie, et succombaient souvent pres du port. Sur les places publiques, quelques habitants vendaient chere- ment leur vie ; les vieillards se laissaient 6gorger ; les femmes et les enfants, a genoux, les mains etendues vers le ciel, implo- raient la piti6 et recevaient la mort. 154 MEUETRE DE THOMAS BECKET. Semblable a ces hyenes hideuses, qui, les yeux etincelants, la gueule entr'ouverte et avide de carnage, attaquent, renversent, dechirent leur proie, et s'enivrent a longs traits de son sang, le Kusse, dont la resistance du Polonais a fatigue le bras, ne peut renoncer a frapper ; il immole de sang-froid des victimes sans defense : le soldat devient un assassin. La plupart des maisons etaient abandonnees ; quelques-unes, la proie des flammes ; des cadavres adosses aux mui-ailles pre- sentaient au milieu du tumulte une effrayante immobilite ; d'au- tres, renverses dans le sang et dans la fange, defigures par les pieds des chevaux, pousses par les malheureux qui croyaient pouvoir se sauver par la fuite, tournaient lentement sur eux- nafemes et roulaient vers le fleuve. De I'extremite superieure de la ville, le sang debordait comme un torreat apres une pluie d'o- rage. Une horrible fumee s'61evant en nuages formait au-dessus de Praga et de la Vistule une voute epaisse qui cachait le soleil ; I'incendie des maisons repandait sur les rues une lueur inegale ; et les flammes qui devoraient xm immense couvent eclairaient les eaux ensanglantees du fleuve. Du cote de Varsovie, toute la population, sur le rivage, poussait des cris d'horreur ou invo- quait le ciel ; tout a coup le pont de la Vistule, que les boulets avaient ebranle, pliant sous le poids des malheureux qui se sau- vaient du massacre, rompit sous la foule dont il etait charge ; les eaux en repurent une horrible secousse, et les cris de deux mille victimes se firent entendre a la fois. Mme. Lattimoee Clakke. MEURTEE DE THOMAS BECKET. Thomas Becket venait d'achever son repas du matin, et ses serviteurs etaient encore a table; il salua les Normands a leur entree, et demanda le sujet de leur visite. Ceux-ci ne lui firent aucune reponse intelligible, s'assirent et le regarderent fixement pendant quelques minutes. Eegnault, fils d'Ours, piit ensuite la parole : " Nous venons, dit-il, de la part du roi, pour que les excommunies soient absous, que les ev6ques suspendus soient retablis, et que vous-meme donniez raison de vos desseins centre le roi. — C'e n'est pas moi, repondit Thomas, c'est le souverain pontife lui-m&me qui a excommunie I'archevfique d'Yorck, et qui, seul, par consequent, a droit de I'absoudre. Quant aux autres, je les retablirai, s'ils veulent me faire leur soumission. — Mais de qui done, demanda Regnault, tenez-vous votre archevfiche, est- ce du roi ou du pape "? — J'en tiens les droits spirituels de Dieu MEURTRE DB THOMAS BECKET. 155 et du pape, et les droits temporels du roi. — Quoi ! ce n'est pas le roi qui vous a tout donne '? — Aucunement, repondit Becket." Les Normands nnirmurerent a cette reponse, traitereiit la dis- tinction d'argutie, et firent dos mouvements d'impatience, s'a- gitant sur leurs sieges et tordant leurs gants qu'ils tenaient a la main. " Vous me menacc-z a ce que je crois, dit le primat ; mais c'est inutilement : quand toutes les epees de I'Angleterre seraient tirees centre ma tfite, vous ne gagneriez rien sur moi. — Aussi ferons-nous mieux que menacer," repliqua le fils d'Ours, se levant tout a coup ; et les autres le suivirent vers la porte, en criant : "Aux armes /" La porte de I'appartement fut ierm&e aussitot derriere eux, Regnault s'arma dans I'avant-cour ; et, prenant une hache des mains d'un charpentier qui travaillait, il frappa centre la porte pom- I'ouvrir ou la briser. Les gens de la maison, entendant les coups de hache, supplierent le primat de se r6fugier dans I'eglise, qui communiquait a son appartement par un oloitre ou une galerie ; il ne le voulut point, et on allait I'entramer de force, quand un des assistants fit remarquer que I'heure de vepres avait sonne. " Puisque c'est I'heure de mon devoir, j'irai a I'eglise," dit I'archevgque ; et, faisant porter sa croix . devant lui, il traversa le cloitre a pas lents, puis marcha vers le grand autel, separe de la nef par une grille de fer entr'ouverte. A peine il avait le pied sur les marches de I'autel, que Re- gnault, fils d'Ours, parut a I'autre bout de I'eglise, rev6tu de sa cotte de mailles, tenant a la main sa large epee a deux tran- chants, et criant : " A moi ! a moi ! loyaux servants du roi." Les autres conjures le suivirent de pres, armes comme lui de la tfite aux pieds, et brandissant leurs epees. Les gens qui etaient avec le primat voulurent alors fermer la grille du choeur ; lui- m6me le leur defendit, et quitta I'autel pour les en emp6oher ; ils le conjurerent avec de grandes instances de se mettre en sflrete dans I'eglise souterraine ou de monter I'escaHer par lequel, a travers beaucoup de detours, on parvenait au faite de I'edifice. Ces deux conseils furent repousses aussi positivement que les premiers. Pendant ce temps, les hommes armes s'avangaient ; une voix cria : " Oil est le traitre ?" Becket ne repondit rien. — Ou est I'archevfique ? — Le voici, repondit Becket ; mais il n'y a pas de traitre ici ; que venez-vous faire dans la maison de Dieu avec un pareil vetement, quel est votre dessein ? — Que tu meures. — Je m'y resigne, vous ne me verrez pas fuir devant vos epees ; mais, au nom du Dieu tout-puissant, je vous defends de toucher a aucun de mes compagnons, clero ou laic, grand ou petit." Dans ce moment, il reQut par derriere un coup de plat d'epee entre les epaules, et celui qui le lui porta lui dit : " Fuis, 156 JEANNE d'aRC BEUL^E PAR LES ANGLAIS. ou tu es mort." II ne fit pas un mouvement ; les hommes d'armes entieprirent de le tirer hors de I'eglise, se faisant scru- pule de I'y tuer. II se d6battait contre eux, et deolara ferme- ment qu'il ne sortirait point, et les contraindrait a executer sur la place m§ine leurs intentions ou leurs ordres. Guillaume de Tracy leva son epee, et d'un m6me coup de revers, trancha la main d'un moine saxon, nomme Edward Gryn, et blessa Becket a la t6te. Un second coup, porte par un autre Normand, le renversa la face contre terre ; un troisieme lui fendit le crdne et fut assene avec une telle violence, que I'epee se brisa sur le pave. Un homme d'armes, appele Guillaume Mautrait, poussa du pied le cadavre immobile, en disant : " Qu'ainsi meure le traitre qui a trouble le royaume et fait insurger les Anglais !" A. Thiebbt, JEANNE d'aRC BRtTLfiE PAR LES ANGLAIS. Quand cette dure et cruelle mort fut annoncee a la pauvre fiUe, elle se prit a pleurer. " All ! j'en appelle a Dieu, le grand juge, ^dit-elle, des cruautes et des injustices qu'on me fait." " Ah ! maltre Pierre, dit-elle a un assesseur qui lui avait montre quelque interfit, ou serai-je aujourd'hui ? — N'avez-vous pas bonne esperance en Dieu? repondit-il. — Oui, reprit-elle, Dieu aidant, j'espere aller en paradis." Par une singuliere contradiction avec la sentence, on lui permit de communier ; Jeanne le desirait avoc ardeur. Le 30 mai, elle monta dans la charrette du bourreau; frere Martin I'Advenu, son confesseur, et frere Isambart, qui avaient plus d'une fois reclame justice dans le proces, etaient pres d'elle. Huit cents Anglais, armes de hacbes, de lances et d'epees, marchaient alentour. Dans le cbemin elle priait si d^votement, et se lamentait avec tant de douceur, qu'aucun Franijais ne pouvait retenir ses larmes. Quelques-uns des assesseurs n'eurent pas la force de la suivre jusqu'a I'echafaud. Arrivee a la place du supplice : "Ah ! Rouen ! dit-eUe, Rouen ! est-ce ici que je dois mourir !" Ensuite elle se mit a genoux, et se recommanda a Dieu, h la sainte Vierge et aux saints, surtout a saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite ; elle laissait voir tant de ferveur que chacun pleurait, mfeme plusieurs Anglais. Jean de Mailli, evfeque de Noyen, et quelques autres du clerge de France, descendirent de I'echafaud, ne pouvant endurer un si lamentable spectacle. Jeanne demanda la croix ; un Anglais en fit une de deux JEANNE d'aRC BRUL^E PAR LES ANSLAIS. 157 batons, et la lui donna. Elle la prit devotement et la baisa : mais elle desira avoir celle de la paroisse ; on alia la querir, et elle la serrait 6troitement centre son ooeur en continuant ses prieres. Cependant les gens de guerre des Anglais, et mfime quelques capitaines, commencei'ent a se lasser de tant de delais : "Allons done, pr^tre, voulez-vous nous faire dfner ici ? disaient les uns. — Donnez-la-nous, disaient les autres, et ce sera bientot fini. — Fais ton office," disaient-ils au bourreau. Sans autre commandement, et avant la sentence du juge seculier, le bourreau la saisit : elle embrassa la croix, et marcha vers le bucber. Des gendarmes anglais I'y entrainaient avec fureur. Le bucber etait dresse sur un massif de platre. Lorsqu'on y fit monter Jeanne, on plaga sur sa tiSte une mitre ou etaient eorits les mots : Mritique, relapse, apostate, idol&tre. Frere Martin I'Advenu, son confesseur, etait monte sur le bucber avec elle ; il y etait encore que le bourreau alluma le feu : " Jesus !" s'ecria Jeanne ; et elle fit descendre le bon pretre. " Tenez-vous en bas, dit-elle ; levez la croix devant moi, que je la voie en mourant, et dites-moi de pieuses paroles jusqti'a la fin." Protestant de son innocence, et se reoommandant au ciel, on I'entendit encore prier a travers la flamme : le dernier mot qu'on put distinguer fut "Jesus !" II n'y avait pas d'hommes assez durs pour retenir leurs larmes ; tons les Anglais, sauf quelques gens de guerre qui continuaient a rire, etaient attendris : les Franqais murmuraient que cette mort etait cruelle et injuste. "Elle meurt martyre pour son vrai Seigneui'. Ah ! nous sommes perdus, on a brul6 une sainte ! Plut a Dieu que mon ame fut ou est la sienne !" Tels etaient les discours qu'on tenait. Un autre avait vu le nom de Jesus ecrit en lettres de tlammes au-dessus du bucber. Mais ce qui fut plus merveilleux, o'est ce qui avjnt a un homme d'armes anglais : il avait jure de porter un fagot de sa propre main au buoher. Quand il s'approcha pour faire ce qu'il avait dit, entendant la voix etouffee de Jeanne qui criait " Jesus !" le coeur lui manqua, et on le porta en defaillance a la premiere taverne. Des le soir, il alia trouver frere Isambart, se confessa a lui, dit qu'il se repentait d'avoir tant hai la Pucelle, qu'il la tenait pour sainte femme, et qu'il avait vu son ame s'en- voler des flammes vers le ciel sous la forme d'une blanche colombe. Le bourreau vint aussi se oonfesser le jour meme, craignant de ne jamais obtenir son pardon de Dieu. II demeura etabli dans les esprits en France et dans les pays Chretiens que les Anglais avaient cruellement mis a mort cette 14 158 NAPOLEON A SCHCE\BKUN. pauvre fille par une basse vengeance, par colere de leurs d^faites, et en mettant leur volonte a la place de la justice. Les Bourguignons eux-raemes ne partageaient en rien le sen- timent des Anglais ; et chez eux, on parla toujours de la Pucelle comme d'une fille merveilleuse, vaillante a la guerre, et qui ne meritait en rien cette horrible sentence. Baeante NAPOLEON A SCHCENBRDN. On passait une revue a Schoenbrun ; un jeune homme par- vint a percer les rangs des soldats. Les generaux, croyant qu'il avait une petition a presenter a I'empereur, lui dirent de s'adres- Ser a I'aide-de-camp de service ; il repondit a plusieurs reprises qu'il voulait parler a Napoleon. II s'avanca de nouveau et tres pres ; le general Rapp lui dit en langue allemande de se retirer, et de se presenter apr^s la revue. "II avait, dit ce general, la main droite enfoncee dans sa poche de cote, sous sa redingote ; il tenait un papier dont I'extremite etait en evidence : il me re- garda avec des yeux qui me frapperent." Ce general fit arrfiter ce jeune homme : on trouva sur lui im 6norme couteau de cuisine. Les generaux Eapp et Duroc se transporterent dans sa prison. " II 6tait assis sur un lit oil il avait etale le portrait d'une jeune femme, son portefeuille et une bourse qui contenait quel- ques vieux louis d'or. Je lui demandai son nom. — Je ne puis le dire qu'a Napoleon. — Quel usage vouliez-vous faire de ce couteau ? — Je ne puis le dire qu'a Napoleon. — Vous vouliez vous en servir pour attenter a sa vie? — Oui, Monsieur. — Pour- quoi ? — Je ne puis le dire qu'a lui seul." Deux gendarmes le conduisu-ent, les mains li6es derriere le dos, devant Napoleon. La, il subit un nouvel interrogatoire. " D'oii 6tes-vous ? — De Naumbourg.-«— Qu'est votre pere ? — Ministre protestant. — Quel age avez-vous ? — Dix-huit ans. — Que vouliez-vous faire de votre couteau ? — Vous tuer. — Vous 6tes fou, jeune homme ; vous 6tes illumine ? — Je ne suis pas fou ; je he sais ce que c'est qu'illumine. — Vous 6tes done malade ? — Je ne suis pas malade ; je me porte bien. — Pourquoi vouliez-vous me tuer ? — Parce que vous faites le malheur de mon pays. — Vous ai-je fait quelque mal ? — Comme a tous les Allemands. — Par qui 6tes-vous envoye ? qui vous pousse a ce crime ? — Personne : c'est I'intime conviction qu'en vous tuant je rendrais le plus grand service a mon pays et a I'Europe, qui m'a mis les armes a la main.... Je suis venu a Schoenbrun il y a huit jours dans I'intention de vous tuer." CLAUDE PROI.LO PR^CIPITfi. 159 On lui dit qu'il etait malade ; il soutint qu'il se portait bien. Le dooteur Corvisart appele lui tEita le pouls, et le jugea en bonne sante. Je vous I'avais bien dit, reprit St.... avec une sorte de satisfaction. Napoleon lui promit la vie s'il montrait du repentir. " Je ne veux pas de pardon, lui r6pondit-il. — Si je vous fais grace, m'en saurez-vous gre ? — Je ne vous en tuerai pas moins." Napoleon fut stupefait. Ce courage froid et feroce, cette persistanoe que les approches de la mort ne purent alterer, lui inspirerent de tristes reflexions. II dit au general Rapp, aprfis plusieurs reflexions sur cette affaire : " On ne m'aime ni a Berlin ni a Weimar." Celui-ci lui repondit qu'il ne pouvait pretendre a I'amitie de ces deux cours. Ce jeune homine n'avait point voulu manger depuis le 24 jus- qu'au 2*7 octobre, jour oii il fut execute. II disait avoir assez de force pour marcher a la mort. En s'y rendant, on lui apprit que la paix etait faite ; cette nouvelle le fit tressaillir de joie ; il s'ecria : " Vive la liberte ! Vive I'Allemagne ! Mort a son tyran !" Cette affaire fit une vive et penible impression sur I'esprit de Napoleon ; il en parlait souvent. La couronne de gloire qui lui ceignait le front n'etait pas sans epines. Dulaueb CLAUDE FROLLO PRfiCIPITfi. [Da haut dea tours de Notre-Dame de Paris, Quasimodo et Claude FroUo sent t^moins d'un supplice. Ce spectacle, dent Claude Frollo est la cause, deaespere Quasimodo.] Quasimodo recula de qvielques pas derriere Claude Frollo, et tout a coup se ruant sur lui avec fureur, de ses deux grosses mains il le poussa par le dos dans I'abime sur lequel il etait penche. Claude s'ecria : " Damnation !" et tomba. La gout- tiere au-dessus de laquelle il se trouvait, I'arrfeta dans sa chute. II s'y acorocha avec des mains desesperees, et au moment ou il ouvrait la bouohe pour jeter un second cri, il vit passer au rebord de la balustrade, au-dessus de sa t6te, la figure formidable de Quasimodo. Alors il se tut. L'abtme etait au-dessous de lui : une chute de plus de deux cents pieds, et le pave. Dans cette situation terrible, Claude ne dit pas une parole, ne poussa pas un gemissement. Seulement il se tordit sur la gouttiere avec des efforts inoui's pour remon- ter ; mais ses mains n'avaient pas de prise sur le granit, ses pieds rayaient la muraille noircie sans y mordre. Les personnes qui ont monte sur les tours de Notre-Dame savent qu'il y a rm renflement de la pierre immediatement au-dessous de la balus- 160 CLAUDE FROLLO PECIPITfi. trade. C'est sur cet angle rentrant que s'epuisait le miserable Claude Frollo. II n'avait pas afFaii-e a un mur a pic, mais a un mur qui fuyait sous lui. Quasimodo n'eut eu pour le tirer du goufire qu'a lui tendre la main ; mais il ne le regardait seulement pas. II regardait la Greve. II regardait le gibet Lesourd*s'etaitaccoude sur la balus- trade, k la place ou etait Claude le moment d'auparavant, et la, ne detacbant pas son regard du seul objet qu'il y eut pour lui en ce moment, il etait immobile et muet comme un homme foudroye, et un long ruisseau de pleurs coulait en silence de cet ceil qui jusqu'alors n'avait encore verse qu'une seule larme. Cependant Claude haletait, son front cbauve misselait de Sueur, ses ongles saignaient sur la pierre, ses genoux s'ecor- chaient au mur. II entendait son habit, aecroche a la gouttiere, craquer et se decoudre a chaque secousse qu'il lui doniiait. Pour comble de malheur, cette gouttiere etait terminee par un tuj'au de plomb qui flechissait sous le poids de son corps. Claude sentait ce tuyau ployer lentement. II se disait, le miserable, que quand ses mains seraient brisees de fatigue, quand son habit serait dechire, quand ce plomb serait ploye, il faudrait tomber, et I'epouvante le prenait aux entrailles. Quelquefois il regar- dait avec egarement une espece d'etroit plateau forme, a quel- que dix pieds plus bas, par des accidents de sculpture, et il demandait au ciel, dans le fond de son ame en detresse, de pou- voir finir sa vie sur cet espace de deux pieds carres, dut-elle durer cent annees. Une fois, il regarda au-dessous de lui dans la place, dans I'abime ; la t6te qu'il releva fermait les yeux, avait les cheveux tout droits. C'6tait quelque chose d'efirayant que le silence de ces deux hommes. Tandis que Claude a quelques pieds de lui agoni- sait de cette horrible facon, Quasimodo pleurait et regardait la Greve. Claude, voyant que tous ses soubresauts ne servaient qu'a ebranler le fragile point d'appui qui lui restait, avait pris le parti de ne plus remuer. II etait la, embrassant la gouttiere, respi- rant a peine, ne bougeant plus, n'ayant plus d'autre mouvement que rette convulsion machinale du ventre qu'on eprouve dans les rfives quand on croit se sentir tomber. Ses yeux fixes etaient ouverts d'une maniere maladive et etonnee. Peu a peu cepen- dant il perdait du terrain, ses doigts glissaient sur la gouttiere. II sentait de plus en plus la faiblesse de ses bras et la pesanteur de son corps. La courbure du plomb qui le soutenait s'inclinait a tout moment d'lm cran vers I'abime. II voyait au-dessous de * Quasimodo 6tait sourd et il n'avait qu'un oeiL PESTE d'aTH^NES. 161 lui, chose aftVeuse ! le toit de Saint-Jean-le-Rond, petit comme une carte ployee en deux. II regardait I'une aprSs I'autre les impassibles sculptures de la tour, comme lui suspendues sur le precipice, mais sans terreur pour elles, ni pitie pour lui. Tout etait de pierre autour de lui : devant ses yeux, les monstres beants ; au-dessous, tout au fond dans la place, le pave ; au- dessus de sa t6te, Quasimodo qui pleurait. II y avait dans le parvis quelques groupes de braves curieux qui cherchaient tranquillement a deviner quel pouvait 6tre le fou qui s'amusait d'une si etrange maniere. Claude leur entendait dire, car leurs voix arrivaient jusqu'a lui, claires et grSles : " Mais il va se rompre le ecu !" Quasimodo pleurait. Enfin Claude, ecumant de rage et d'epouvante, comprit que tout etait inutile. II rassembla pourtant ce qui lui restait de force pour un dernier effort. II se roidit sur la gouttiere, re- poussa le mur de ses deux genoux, s'accrocha des mains a une fente des pierres, et parvint a regrimper d'un pied peut-6tre ; mais cette commotion fit ployer brusquement le bee de plomb sur lequel il s'appuyait. Alors, sentant tout manquer sous lui, n'ayant plus que ses mains roidies et defaillantes qui tenaient a quelque chose, Tinfortune ferma les yeux et lacha la gouttiere. II tomba. Quasimodo le regardait tomber. Une chute de si haut est rarement perpendiculaire. Claude, lance dans I'espace, tomba d'abord la tfete en bas et les deux mains etendues ; puis il fit plusieurs tours sur lui-m6me ; le vent le poussa sur le toit d'une maison ou le malheureux commenga a se briser. Cependant il n'etait pas mort quand il y arriva. Quasimodo le vit essayer de se retenir encore au pignon aveo les ongles ; mais le plan etait trop incline, et il n'avait plus de force. II glissa rapidement sur le toit comme une tuile qui se detaohe, et alia rebondir sur le pave ; la, il ne remua plus. ViOTOK Hugo. PESTE d'aTHJiNES. Jamais ce fleau terrible ne ravagea tant de climats. Sorti de I'Ethiopie, il avait parcouru I'Bgypte, la Libye, une partie de la Perse, I'fle de Lemnos, et d'autres lieux encore. Un vaisseau marchand I'introduisit sans doute au Piree, oil il se manifesta d'abord ; de la il se repandit avec fureur dans la ville, et surtout dans ces demeures obscures et malsaines oii les habitants de la campagne se trouvaient entasses. Le mal attaquait successive- 14* 162 PESTE D'ATHi;NES. ment toutes les parties du corps : les symptomes en 6taient efFrayants, les progres rapides, les suites presque toujours mor- telles. Des les premieres atteintes, rame perdait ses forces, le corps semblait en aoquerir de nouvelles ; et c'etait un cruel sup- plice de resister a la maladie sans pouvoir resister a la douleur. Les insomnies, les terreurs, des sanglots continuels, des convid- sions violentes, n'etaient pas les seuls tourments reserves aux malades ; une chaleur brulante les devorait interieurement. Couverts d'uloeres et de taches livides, les yeux enflammes, la poitrine oppressee, les entrailles dechirees, exhalant une odeur fetide de leur bouche souillee d'un sang impur, on les voyait se trainer dans les rues pour respirer plus librement, et, ne pou- vant eteindre la soif brulante dont ils etaient consumes, se pre- cipiter dans les rivieres couvertes de gla(jons. La plupart peris- saient au septieme ou au neuvieme jom-. S'ils prolongeaient leur vie au dela de ces termes, ce n'etait que pour eprouver une mort plus douloureuse et plus lente. Ceux qui ne succombaient pas a la maladie n'en etaient presque jamais atteints une seconde fois. Faible consolation ! car ils n'ofFraient plus aux yeux que les restes infortunes d'eux-m6mes. Les uns avaient perdu I'u- sage de plusieurs de leurs membres ; les autres ne conservaient aucune idee du passe : heureux sans doute d'ignorer leur etat ! mais ils ne pouvaient reconnaltre leurs amis. Le mSme traite- ment produisait des efFets tour a tour salutaires et nuisibles : la maladie semblait braver les regies de I'experience. Comme elle infectait aussi plusieurs provinces de la Perse, le roi Artaxerce resolut d'appeler a leur secours le celebre Hippocrate, qui etait alors dans I'lle de Cos ; il fit vainement briller a ses yeux I'eolat de I'or et des dignites ; le grand homme repondit au grand roi qu'U n'avait ni besoins ni desirs, et qu'il se devait aux Grecs plutot qu'a leurs ennemis. II vint en efFet ofFrir ses services aux Atheniens, qui le requrent avec d'autant plus de reconnaissance, que la plupart de leurs medecins etaient morts victimes de leur zele. II epuisa les ressources de son art, et exposa plusieurs fois sa vie. S'il n'obtint pas tout le succes que meritaient de si beaux sacrifices et de si grands talents, il donna du moins des consolations et des esperances. On dit que, pour purifier Fair, il fit allumer des feux dans les rues d'Ath^nes ; d'autres pre- tendent que ce moyen fut utilement employe par un medecin d'Agrigente, nomme Acron. On vit, dans les commencements, de grands exemples de piete filiale, d'amitie genereuse ; mais, comme ils furent presque tou- jours funestes a leurs auteurs, ils ne se renouvelerent que rare- ment dans la suite. Alors les liens les plus respectables furent brises : les yeux, pres de se fermer, ne virent de toutes parts SCENES TIROES DE "l'aVARe" DE MOLlfeRE. 163 qii'une solitude profonde, et la mort ne fit plus couler de lar- mes. Cet endurcissement produisit une licence effrenee. La perte de tant de gens de bien, confondus duns un meme tombeau avec les scelerats, le renversement de tant de fortunes devenues tout a coup le partage ou la proie des citoyens les plus obscurs, frapperent vivement oeux qui n'avaient d'autre principe que la crainte : persuades que les dieux ne prenaient plus d'interSt a la vertu, et que la vengeance des lois ne serait pas aussi prompte que la mort dont ils etaient menaces, ils crurent que la fragilite des choses humaines leur indiquait I'usage qu'ils en devaient fairs, et que, n'ayant plus que des moments a vivre, ils devaient du moins les passer dans le sein des plaisirs. Au bout de deux ans, la peste parut se calmer. Pendant ee repos, on s'aperqut plus d'une fois que le germe de la contagion n'etait pas detruit : il se developpa dix-huit mois apres ; et, dans le cours d'une an- nee entiere, il ramena les m6mes scenes de deuil et d'horreur. Sous I'une et sous I'autre epoque, il perit un grand nombre de citoyens, parmi lesquels il faut compter pres de cinq mille hom- mes en etat de porter les armes. La perte la plus irreparable fut celle de Pericles, qui, dans la troisieme annee de la guerre, mourut des suites de la maladie. Bakthelemt SCENES TIRfiBS DE " I. AVARE DE MOLIERB. [L'avare Harpagon doit donner ^ diner ; il appelle ses domestiques, dame Claude, maitre Jacques, la Merluche, Brindavoine, et en presence de Valcre, flatteur int6ress6, il leur donne ses ordrea.] Horpagon. Allons, venez pa tous, que je vous distribue mes ordres pour tantot, et regie a chacun son emploi. Approchez, dame Claude, commenpons par vous. Bon, vous voila les armes a la main {elle tient un halai). Je vous commets au soin de nettoyer partout ; et, surtout prenez garde de frotter les meu- bles trop fort, de peur de les user. Outre cela, je vous con- stitue, pendant le souper, au gouvernement des bouteilles ; et, s'il s'en ecarte quelqu'une et qu'il se casse quelque chose, je m'en prendrai a vous et le rabattrai sur vos gages. MaUre Jacques {a part). Chatiment politique ! Harpagon (a dame Claude). Allez {elle sort). Vous, Brinda- voine, et vous, la Merluche, je vous etablis dans la charge de rincer les verres et de donner a boire, mais seulement lorsque Ton aura soif, et non pas selon la coutume de certains imperti- nents de laquais qui viennent provoquer les gens, et les faire aviser de boire lorsqu'on n'y songe pas. Attendez qu'on vous 164 SCENES TIKfiES DE " l'aVAEe" DE MOLIERE. demande plus d'une fois, et vous ressouTenez de porter toujours beaucoup d'eau. Maitre Jacques (d part). Oui, le vin pur monte a la t6te. La Mcrluche. Quitterons-nous nos souquenilles, Monsieur. Harpagon. Oui, quand vous verrez venir les personnes ; et gar- dez bien de gater vos habits. BrindavoiTie. Vous savez bien, Monsieur, qu'un des devants de mon pourpoint est couvert d'une grande tache de I'liuile de la lampe. La Merluche. Et moi. Monsieur, que j'ai mon haut-de-chausses tout troue par derriere, et qu'on me voit, reverence parler.... Haipagon (d la Merluche). Paix ; rangez cela adroitement du cote de la muraiUe, et presentez toujours le devant au monde. i^A Bnndavoine, en lui montrant comvie il doit mettre son cha- penu au-devant de son pourpoint pour cacher la tache d'huile.) Et vous, tenez toujours votre chapeau ainsi, lorsque vous servi- rez. — Oh (ja ! maitre Jacques, approchez-vous : je vous ai garde pour le dernier. Maitre Jacques. Est-ce a votre cocher, Monsieur, ou bien a votre cuisinier, que vous voulez parler ? car je suis I'un et I'autre. Harpagon. C'est a tous deux. Maitre Jacques. Mais a qui des deux le premier ? Harpagon. Au cuisinier. Maitre Jacques. Attendez done, s'il vous plait. {Maitre Jac- ques bte sa casaque de cocher, et parait vHu en cuisinier.) Harpagon. Quelle diantre de ceremonie est-ce la ? Maitre Jacques. Vous n'avez qu'a parler. Harpagon. Je me suis engage, maitre Jacques, k donner ce soir a souper. Maitre Jacques [a part). Grande merveille ! Harpagon. Dis-moi un peu, nous feras-tu bonne chere ? Maitre Jacques. Oui, si vous me donnez bien de I'argent. Harpagon. Que diable ! toujours de I'argent ! II semble qu'ils n'aient rien autre chose a dire ; de I'argent ! de I'argent ! de I'argent ! Ah ! ils n'ont que ce mot a la bouche, de I'argent ! Toujours parler d'argent ! Voila leur 6p6e de chevet*, de I'ar- gent ! Valire. Je n'ai jamais vu de reponse plus impertinente que celle-la. Voila une belle merveDle que de faii-e bonne chere avec bien de I'argent ! C'est une chose la plus aisee du monde, et il n'y a si pauvre esprit qui n'en fit bien autant. Mais pour * Leui ressource en toute occasion. SC]6NES tiroes DE " L AVARE DE MOLIiiRE. 165 agir en habile homme, il faut parler de fairs bonne ohere avec pen d'argent. Maitre Jacques. Bonne cbere avec peu d'argent. Valire. Oui. Maitre Jacques (a Valire). Par ma foi, M. I'intendant, vous nous obligerez de nous fairs voir ce secret st ds prendre men office ds cuisinisr : aussi bisn vous m61ez-vous ceans*- d'fetrs le factotum. Harpagon. Taissz-vous. Qu'sst-cs qu'il nous faudra ? Maitre Jacques. VoiM monsisur votre intendant qui vous fera bonne oliere pour psu d'argent. Harpagon. Ah ! je veux que tu ms repondss. Maitre Jacques. Combisn ssrsz-vous de gsns \ tabls ? Harpagon. Nous serons huit ou dix ; mais 11 ne faut prendre que huit. Quand il y a a manger pour huit, il y en a Men pour dix. Valire. Cela s'entend. Maitre Jacques. He bisn ! il faudra quatre grands potages et cinq assiettss potagss.... sntr6ss.... Harpagon. Que diable ! voUa pour traitsr une vills tout sn- tiere. Maitre Jacques. Rot.... Harpagon {mettant la main sur la bouche de maitre Jacques). Ah ! traitre, tu manges tout mon bien. Maitre Jacques. Entremets.... Harpagon (mettant encore la main sur la bouche de maitre Jacques). Encore ! Valire, [a maitre Jacques). Est-cs que vou-s avez envis ds fairs crever tout le monde? et Monsisur a-t-il invite des gsns pom- les assassinsr, a force de mangsaille ? AUez-vous-en lire un peu les preceptes de la sante, st dsmandsr aux' medecins s'il y a rien de plus prejudiciabls a I'homms que de manger avec exces. Harpagon. II a raison. Valire. Apprensz, maitrs Jacques, vous st vos parsils, que c'est un coupe-gorgs qu'une table remplie de trop ds viandes ; que, pour se bisn montsr ami de ceux que Ton invite, il faut que la fnigalite regns dans les repas qu'on donne, st que, suivant Is dire d'un anoien, il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger. Harpagon. Ah ! que csla sst bisn dit ! Approchs qus je t'embrasss pour cs mot. Voila la plus bslls sentence que j'aie *IcL 166 SCENES TIR:^ES DE "l'aVARe" DE MOLlfeRE. jamais entendue de ma vie : il faut vivre pour manger, et non pas manger pour vi.... i^on, ce n'est pas cela. Comment est-ce que tu dis '? Valire. Qu'il faut manger pour vivre, et rum pas vivre pour manger. Harpagon (a maltre Jacques). Oui, entends-tu? (a Valire.) Qui est le grand homme qui a dit cela ? Valire. Je ne me souviens pas maintenant de son nom. Harpagon. Souviens-toi de m'ecrire ces mots : je veux les faire graver en lettres d'or sur la cheminee de ma salle. Valire. Je n'y manquerai pas ; et pour votre souper vous n'avez qu'a me laisser faire, je reglerai tout cela comme il faut. Harpagon. Fais done. Maitre Jacques. Tant mieux, j'en aurai moins de peine. Harpagon (d Valire). II faudra de ces choses dont on ne mange guere, et qxii rassasient d'abord ; quelque bon haricot bien gros, avec quelque pate en pot bien garni de marrons. Valire. Reposez-vous sur moi. Harpagon. Maintenant, maitre Jacques, il faut nettoyer mon carrosse. Maitre Jacques. Attendez, ceci s'adresse au cocher. {^Maitre Jacques remet sa casaque.) Vous dites?.... Harpagon. Qu'il faut nettoyer mon carrosse et tenir mes che- vaux tout prfits pour conduire a la foire.... Maitre Jacques. Vos cbevaux. Monsieur ! Ma foi, ils ne sent point du tout en etat de marcher. Je ne vous dirai point qu'ils sont sur la litiere, les pauvrcs bfetes n'en ont point, et ce serait mal parler : mais vous leur faites observer des jeunes si aust^res, que ce ne sont plus rien que des idees ou des fantomes, des fa- 90ns de cheva,ux. Harpagon. Les voila bien malades ; ils ne font rien. Maitre Jacques. Et pour ne faire rien. Monsieur, est-ce qu'il ne faut rien manger ? II leur vaudrait bien mieux, les pauvres animaux, de travailler beaucoup, de manger de mfime. Cela me fend le coeur, de les voir ainsi extenues ; car, enfin, j'ai une tendresse pour mes chevaux, qu'il me semble que c'est moi- meme, quand je les vols patir ; je m'ote tous les jours pour eux les choses de la bouche ; et c'est etre. Monsieur, d'un naturel trop dur, que de n'avoir nuUe pitie de son prochain. Harpagon. Le travail ne sera pas grand d'aller jusqu'a la foire. Mattre Jacques. Non, Monsieur, je n'ai point le courage de les mener, et je ferais conscience de leur donner des coups de fouet en I'etat oil ils sont. Comment voudriez-vous qu'ils trainassent un carrosse? Ils ne peuvent pas se trainer eux- mSmes. SCENES TIROES DE " l'aVARe'' DE MOLIfiRE. 167 Valire. Monsieur, j'obligerai le voisin le Picard a se charger de les oonduire ; aussi bien nous fera-t-il ioi besoin pour apprdter le souper. Mattre Jacques. Soit ; j'aime mieux encore qu'ils meurent sous la main d'un autre que sous la mienne. Valire. Maltre Jacques fait bien le raisonnable. Maitre Jacques. Monsieur I'intendant fait bien le necessaire. Harpagon. Paix ! Maitre Jacques. Monsieur, je ne saurais soufirir les flatteurs, et je vols que oe qu'il en fait, que ces controles perpetuels sur le pain et le vin, le bois, le sel et la cliandelle, ne sont rien que pour vous gratter, et vous faire la cour. J'enrage de cela, et je suis faohe tous les jours d'entendre ce qu'on dit de vous ; car enfin , je me sens pour vous de la tendresse, en depit que j'en aie ; et, apres mes chevaux, vous 6tes la personne que j'aime le plus. Harpagon. Pourrais-je savoir de vous, mattre Jacques, ce que Ton dit de moi ? Maitre Jacques. Oui, Monsieur, si j'etais assure que cela ne vous faohat point. Harpagon. Non, en aucune fagon. Maitre Jacques. Pardonnez-moi ; je sais fort bien que je vous mettrais en colere. Harpagon. Point du tout ; au oontraire, c'est me faire plaisir, et je suis bien aise d'apprendre comme on parle de moi. Maitre Jacques. Monsieur, puisque vous le voulez, je vous dirai franchement qu'on se moque partout de vous, qu'on nous jette de,tous cotes cent brocards a votre sujet, et que I'on n'est point plus ravi que de faire sans cesse des oontes de votre lesine. L'un dit que vous faites imprimer des almanachs partiouliers, ou vous faites doubler les quatretemps et les vigiles, afin de profiter des jeunes oil vous obligez votre monde ; I'autre, que vous avez toujours une querelle toute pr6te a faire a vos valets dans le temps des etrennes ou de leur sortie d'avec vous, pour vous trouver une raison de ne leur donner rien : celui-la conte qu'une fois vous fltes assigner le chat d'un de vos voisins, pour vous avoir mange un reste de gigot de mouton ; celui-ci, que Ton vous surprit une nuit en venant derober vous-mfime I'avoine de vos chevaux, et que votre cocher, qui etait celui d'avant moi, vous donna dans I'obsourite je ne sais oombien de coups de baton, dont vous ne voulutes rien dire. Enfin voulez-vous que je vous dise? On ne saurait aller nulle part ou Ton ne vous entende accommoder de toutes pieces : vous 6tes la fable et la risee de tout le monde ; et jamais on ne parle de vous que sous le nom d'avare, de ladre, de vilain et de fesse-mathieu. 168 SYSTBME D0 MONDE. Harpagon {en hatlant maitre Jacques.) Vous 6tes un sot, un maraud, un coquin et un impudent. Ma it re Jacques. He bien ! ne I'avais-je pas devine? Vous ne m'avez pas voulu croire. Je vous avais bien dit que je vous facherais de vous dire la verite. Harpagon. Apprenez a parler. STSTEME DU MONDE. De la terre ou nous sommes, ce que nous voyons de plus eloi- gns, c'est ce ciel bleu, cette grande voute oil il semble que les 6toiles sont attacbees conmie des clous. On les appelle fixes, parce qu'elles ne paraissent avoir que le mouvement de leur ciel, qui les emporte avec lui d'orient en Occident. Entre la terre et cette demiere voute des cieux, sont supendus, a difi^rentes hau- teurs, le soleil, la lune, et les cinq autres astres qu'on appelle des planetes, Mercure, Yenus, Mars, Jupiter, et Satume. Ces planetes n'etant point attacbees a un mSme ciel, et ayant des mouvements inegaux, elles se regardent diversement, et figurent diversement ensemble ; au lieu que les etoiles fixes sont toujours dans la mfime situation les unes a I'egard des autres. Le Cha- riot, par exemple, que vous voyez, qui est forme de ces sept Etoiles, a toujours ete fait comme il est, et le sera encore long- temps ; mais la lune est tantot procbe du soleil, tantot elle en est eloignee, et il en va de meme des autres planetes. VoUa comme les cboses parurent a ces anciens bergers de Chaldee, dont le grand loisir produisit les premieres observations, qui ont ete le fondement de I'astronomie : car I'astronomie est nee dans la Chaldee, comme la geometrie naquit, dit-on, en Egypte, oil les inondations du Nil, qui confondaient les homes des champs, furent cause que chacun voulut inventer des mesm-es exactes, pour reconnaltre son champ d'avec celui de son voisin. Quand on eut reconnu cette disposition des cieux que je vous ai dite, il fut question de deviner comment tout«s les parties de I'univers devaient 6tre rangees ; et c'est la ce que les savants appellent faire un systeme. Mais avant que je vous exphque le premier des systemes, il faut que vous remarquiez, s'il vous plait, que nous sommes tons faits naturellement comme un certain fou athenien dont vous avez entendu parler, qui s'etait mis dans la fantaisie que tons les vaisseaux qui abordaient au port du Piree lui appartenaient. Notre folic, a nous autres, est de croire aussi que toute la nature, sans exception, est destinee a nos usages ; et quand on demande a nos philosophes a quoi sert ce nombre SYSTilME DU MONDE. 169 prodigieux d'etoiles fixes, dont une partie suffirait pour faire ce qu'elles font toutes, ils vous repondent froidement qu'elles ser- vent a leur rejouir la vue. Sur ce prinoipe on ne manqua pas d'abord de s'imaginer qu'il fallait que la terre fut en repos au centre de I'univers, tandis que tons les corps celestes, qui etaient faits pour elle, prendraient la peine de tourner alentour pour I'eclairer. Ce fut done au-dessus de la terre qu'on placja la lune ; et au-dessus de la lune on plaija Meroure ; ensuite Venus, le Soleil, Mars, Jupiter, Saturne. Au-dessus de tout cela etait le ciel des etoiles fixes. La terre se trouvait justement au mi- lieu des cercles que decrivent ces planetes, et ils etaient d'autant plus grands qu'ils etaient plus eloignes de la terre : et par con- sequent les planetes plus eloignees employaient plus de temps a faire leur cours ; ce qui effectivement est vrai. Mais je ne sais, inten-ompit la marquise, pourquoi vous semblez n'approuver pas cet ordre-la dans I'univers ; il me paralt assez net, assez intelligi- ble, et pour moi je vous declare que je m'en contente. Je puis me vanter, repliquai-je, que je vous adoucis bien tout ce systeme. Si je vous le donnais tel qu'il a 6te con^u par Ptolomee, son au- teur, ou ceux qui ont travaille apres lui, il vous jetterait dans une epouvante horrible. Comme les mouvements des planetes ne sont pas si reguliers qu'elles n'aillent tantot plus vite, tantot plus lentement, tantot en un sens, tantot en im autre, et qu'elles ne soient quelquefois plus eloignees de la terre, quelquefois plus proohes, les anciens avaient imagine je ne sais combien de cer- cles difteremment entrelaoes les uns dans les autres, par lesquels ils sauvaient toutes ces bizan-eries. L'embarras de tons ces cer- cles etait si grand que, dans un temps oia Ton ne connaissait en- core rien de meilleur, un roi de Castille, grand mathematioien, mais apparemment peu devot, disait que si Dieu I'eut appele a son conseil quand il fit le monde, il lui eut donne de bons avis. La pensee est trop libertine ; mais cela m6me est assez plaisant, que ce systeme fut alors une occasion de peche parce qu'il etait trop confus. Les bons avis que ce roi voulait donner, regar- daient sans doute la suppression de tous cei cercles dont on avait embarrass^ les mouvements celestes. Apparemment ils regar- daient aussi une autre suppression de deux ou trois cioux super- flus qu'on avait mis au dela des etoiles fixes. Ces philosophes, pour expliquer une sorte de mouvement dans les corps celestes, faisaient, au dela du dernier ciel que nous voyons, un ciel de cris- tal, qui imprimait ce mouvement aux cieux inferieurs. Avaient- ils nouvelle d'un autre mouvement, c'etait aussitot un autre ciel de cristal. Enfin les cieux de cristal ne leur coutaient rien. Et pourquoi ne les faisait-on que de cristal ? dit la marquise. N'eussent-ils pas ete bons de quelque autre mati^re ? Non, re- 15 170 SYSTfiME DU MONDE. pondis-je, il fallait que la lumiere passat au travers ; et d'ailleurs il fallait qu'ils fussent solides. II le fallait absolument ; car Aristote avait trouve que la solidite etait une chose attaches a la noblesse de leur nature ; et puisqu'il I'avait dit, on n'avait garde d'en douter. Mais on a \u des cometes, qui, etant plus 61evees qu'on ne croyait autrefois, briseraient tout le cristal des cieux par oil elles passent, et casseraient tout I'univers ; et il a fallu se resoudre a faire les cieux d'une matiere fluide, telle que Fair. Enfin il est hors de doute, par les observations de ces demiere siecles, que Venus et Mercure toument autour du soleil et non autour de la terre, et I'ancien systeme est absolument in- soutenable par cet endroit. Je vais done vous en proposer un qui satisfait a tout, et qui dispenserait le roi de CastiUe de don- ner des avis, car il est d'une simplicite chai-mante, et qui seule le ferait preferer. II semblerait, interrompit la marquise, que votre philosophic est une espece d'enchere, on ceux qui offrent dfi faire les choses a moins de frais I'emportent sur les autres. II est vrai, repris-je, et ce n'est que par la qu'on peut attraper le plan sur lequel la nature a fait son ouvrage. EUe est d'une 6pargne extraordinaire ; tout ce qu'elle pourra faire d'une ma- niere qui lui coutera im peu moins, quand ce moins ne serait presque rien, soyez sure qu'elle ne le fera que de cette maniere- la. Cette epargne neanmoins s'accorde avec ime magnificence surprenante, qui briUe dans tout ce qu'eUe a fait. C'est que la magnificence est dans le dessein, et I'epargne dans I'execution. Figurez-vous un AUemand, nomme Copemic, qui fait main basse sur tous ces cercles difFerents et sur tous ces cieux solides qui avaient ete imagines par I'antiquite. II detruit les uns, il met les autres en pieces. Saisi d'une noble fureur d'astronome, il prend la terre et I'envoie bien loin du centre de I'univers, ou eUe s'etait placee, et dans ce centre, il y met le soleil, a qui cet hon- neur etait bien mieux du. Les planetes ne toument plus autour de la terre, ne I'enferment plus au milieu du cercle qu'elles de- crivent. Si elles nous eclairent, c'est en quelque sorte par ha- sard et parce qu'elles nous renoontrent en leur chemin. Tout tourne presentement autour du soleil ; la terre y toume elle- meme ; et pour la punir du long repos qu'elle s'etait attribue, Copernic la charge le plus qu'il peut de tous les mouvements qu'elle donnait aux planetes et aux cieux. Enfin de tout cet Equipage celeste, dont cette petite terre se faisait accompagner et environner, il ne lui est demeure que la lune qui tourne en- core autour d'elle. Attendez un peu, dit la marquise, il vient de vous prendre un enthousiasme qui vous a fait expliquer les choses si pompeusement, que je ne crois pas les avoir entendues. Le soleil est au centre de I'univers ; et M il est immobile ; apres SYSTfiME DU MONDE. 171 lui qu'est-ce qui suit ? C'est Mercure, repondis-je ; il toiu'ne autour du soleil, en sorte que le soleil est a peu pres le centre du cercle que Mercure deorit. Au-dessus de Mevcuro est V6- nus, qui tourne de m6me autour du soleil. Ensuite vient la terre, qui, etant plus elevee que Mercure et Venus, decrit au- tour du soleil un plus grand cercle que ces planetes. Enfin sui- vent Mars, Jupiter, Saturne, selon I'ordre oil je vous les nomme ; et vous voyez bien que Saturne doit decrire autour du soleil le plus grand cercle de tous ; aussi emploie-t-il plus de temps qu'- aucune autre planete a faire sa revolution. Et la lune ? vous I'oubliez, interrompit-elle. Je la retrouverai bien, repris-je. La lune tourne autour de la terre, et ne I'abandonne point ; mais comme la terre avance toujours dans le cercle qu'elle decrit au- tour du soleil, la lune la suit, en tournant toujours autour d'elle, et si elle tourne autour du soleil, ce n'est que pour ne point quit- ter la terre. On a de la peine, dit la marquise, a s'imaginer qn'on tourne autour du soleil ; car enfin on ne obange point de place, et on se trouve toujours le matin on Ton s'etait oouclie le soir. Je vois, ce me semble, a votre air, que vous m'allez dire que, comme la terre tout entiere marche... Assurement, inteiTompis-je ; c'est la mfime chose que si vous vous endormiez dans un bateau qui allat sur la riviere ; vous vous retrouveriez a votre reveil dans la mfeme place et dans la m6me situation a I'egard de toutes les parties du bateau. Oui; mais, repliqua-t-elle, voioi une difference: je trouverais a mon reveil le rivage change, et cela me ferait bien voir que mon bateau aurait change de place. Mais il n'en va pas de meme de la terre : j'y retrouve toutes choses comme je les avals laissees. Non pas, madame, repondis-je, non pas, le rivage est change aussi. Vous savez qu'au dela de tous les cer- cles des planetes sont les etoiles fixes ; voila notre rivage. Je suis sur la terre, et la terre decrit un grand cercle autour du so- leil. Je regarde au centre de ce cercle, j'y vois le soleil. S'il n'effaQait point les etoiles, en poussant ma vue en ligne droite au dela du soleil, je le verrais necessairement repondre a quel- ques etoiles fixes ; mais je vois aisement pendant la nuit a quel- les etoiles il a repondu le jour, et c'est exactement la m6me chose. Si la terre Tie changeait point de place sur le cercle oil elle est, je verrais toujours le soleil repondre aux mSmes etoiles fixes ; mais des qu'elle change de place, il faut que je le voie repondre a d'autres. C'est la le rivage qui change tous les jours ; et comme la terre fait son cercle en un an autour du so- leil, je vois le soleil en I'espace d'une annee repondre successive- . ment a diverses etoiles fixes qui composent un cercle. Ce cer- cle s'appelle le zodiaque. 172 SYSTi:ME DU MONDE. J'entends bien, dit la marquise, comment nous nous imaginons que le soleil decrit le cercle que nous decrivons nous-mfimes ; mais 06 tour ne s'acheve qu'en un an; et celui que le soleil fait tous les jours sur notre tele, comment se fait-il ? Avez-vous remarque, lui repondis-je, qu'une boule qui roulerait sur cette allee aurait deux mouvements ? elle irait vers le bout de I'allee. et en mfime temps elle tournerait plusieurs fois sur elle-mfime, en sorte que la partie de cette boule qui est en haut descendrait en bas, et que celle d'en bas monterait en haut. La terre fait la mfime chose. Dans le temps qu'elle avance sur le cercle qu'elle decrit en un an autour du soleil, elle tourne sur elle-meme en vingt-quatre lieures. Ainsi en vingt-quatre heures chaque partie de la terre perd le soleil et le recou\Te, et a mesure qu'en tour- nant on va vers le cote ou est le soleil, il semble qu'il s'eleve ; et quand on commence a s'en eloigner, en continuant le tour, il semble qu'il s'abaisse. On n'a guere menage la terre, dit la marquise ; et pour une grosse masse aussi pesante qu'elle est, on lui demande bien de I'agilite. Mais, lui repondis-je, aime- riez-vous mieux que le soleil, et tous les autres astres, qui sont de tres-grands corps, fissent en vingt-quatre heures autour de la terre un tour immense, que les etoiles fixes qui seraient dans le plus grand cercle parcourussent en un jour plus de vingt-sept mille six cent soixante fois deux cents milUons de lieues ? Car il faut que tout cela arrive, si la ten-e ne tourne sur elle-meme en vingt-quatre heures. En verite, il est bien plus raisonnable qu'elle fasse ce tour, qui n'est tout au plus que de neuf mille lieues. Vous voyez bien que neuf mille lieues, en comparaison de I'horrible nombre que je viens de vous dire, ne sont qu'une bagatelle. Oh ! repliqua la marquise, le soleil et les astres sont tout de feu, le mouvement ne leur coute rien ; mais la terre ne parait guere portative. Et croiriez-vous, repris-je, si vous n'en aviez Fexpe- rience, que ce fut quelque chose de bien portatif qu'un gros na- vire monte de cent cinquante pieces de canon, charge de plus de trois mille hommes et d'une tres-grande quantite de marchan- dises ? Cependant il ne faut qu'un petit souffle de vent pom- le faire aller sur I'eau, parce que I'eau est liquide, et que, se lais- sant diviser avec facilite, elle resiste peu au- mouvement du na- vire ; ou, s'il est mis au milieu d'une riviei-e, il suivra sans peine le fil de I'eau, puisqu'il n'y a rien qui le retienne. Ainsi la terre, toute massive qu'elle est, est aisement portee au milieu de la matiere celeste, qui est infiniment plus fluide que I'eau, et qui remplit tout ce grand espace ou nagent les planetes. Et ou faudrait-il que la terre fut cramponnee pour resister au mouve- ment de cette matiere celeste, et ne s'j- pas laisser emporter ? SYSTfiME DU MONDE. 173 C'est oomme si une petite boule de bois pouvait ne pas suivre le courant d'une riviere. Mais, repliqua-t-elle encore, comment la terre avec son poids se soutient-elle sur votre manure celeste, qui doit 6tre bien le- gere, puisqu'elle est si fluide ? Ce n'est pas a dire, repondis-je, que ce qui est fluide en soit plus leger. Que dites-vous de notre gros vaisseau, qui avec tout son poids est plus leger que Feau, puisqu'U y surnage ? Je ne veux plus vous dire rien, dit-elle comme en colere, tant que vous aurez le gros vaisseau. Mais m'assurerez-vous bien qu'il n'y ait rien a craindre sur une girou- ette aussi legere que vous me faites la terre ? Eh bien, lui re- pondis-je, faisons porter la terre par quatre elephants, comme font les Indiens ! Voici bien un autre systeme ! s'eoria-t-elle. Du moins j'aime ces gens-la, au heu que nous autres Coperni- ciens, nous sommes assez inconsideres pour vouloir bien nager & I'aventure dans cette matiere celeste. Je gage qui si les Indiens savaient que la terre fut le moins du monde en peril de se mou- voir, ils doubleraient les elephants. Cela le meriterait bien, repris-je, en riant de sa pensee ; il ne faut point s'epargner les elephants pour dormir en assurance ; et si vous en avez besoin pour cette nuit, nous en mettrons dans notre systeme autant qu'il vous plaira, ensuite nous les retranche- rons peu a peu, a mesure que vous vous rassurerez. Serieuse- ment, reprit-elle, je ne crois pas des a present qu'ils me soient fort necessaires, et je me sens assez de courage pour oser tour- ner. Vous irez encore plus loin, repUquai-je ; vous tournerez avec plaisir, et vous vous ferez sur ce systeme des idees rejouis- santes. Quelquefois, par exemple, je me figure que je suis sus- pendu en Fair, et que j'y demeure sans mouvement pendant que la terre tourne sous moi en vingt-quatre heures. Je vols passer sous mes yeux tous ces visages differents : les uns blancs, les au- tres noirs, les autres basanes, les autres olivatres. D'abord ce sont des chapeaux, et puis des turbans, et puis des tetes cheve- lues, et puis des tfetes rases ; tantot des villes a cloohers, tantot des villes a longues aiguilles qui ont des croissants, tantot des villes a tours de porcelaine, tantot de grands pays qui n'ont que des cabanes : ici de vastes mers ; la des deserts epouvantables ; enfin toute cette variete qm est sur la surface de la terre. En verite, dit-elle, tout cela meriterait bien que Ton donnat vingt-quatre heures de son temps a le voir. Ainsi done dans le m6me lieu oil nous sommes a present, je ne dis pas dans ce pare, mais dans ce m6me lieu, a le prendre dans I'air, il passe conti- nuellement d'autres peuples qui prennent notre place ; et au bout de vingt-quatre heures nous y revenons. Copemic, lui repondis-je, ne le comprendrait pas mieux. 15* 174 LE CAFfi DE SURATE. D'abord, il passera par ici des Anglais, qui raisonneront peut- 6tre de quelque dessein de politique avec moins de gaiete que nous ne raisonnons de notre philosophie ; ensuite viendra une grande mer, et il se pourra trouver en ce lieu-la quelque vais- seau qui n'y sera pas si a son aise que nous. Apres cela paral- tront des Iroquois, qui mangeront tout vif quelque prisonnier de guerre, qui fera semblant de ne s'en pas soucier ; des femmes de la terre de Jesso, qui n'emploieront tout leur temps qu'a pre- parer le repas de leurs maris, et a se peindre de bleu les levi-es et les sourcils pour plaire aux plus vilains hommes du monde ; des Tartares qui iront fort devotement en pelerinage vers ce grand pr6tre qui ne sort jamais d'un lieu obscur, oii il n'est eclaire que par des lampes, a la lumiere desquelles on I'adore ; de petits Tartares qui iront voler des femmes pour les Tm'cs et pour les Persans ; enfin nous, qui debiterons peut-fitre encore des reveries. Fontenelle. LE CAFfi DE SUKATE. H y avait a Surate un cafe oii beaucoup d'etrangers s'assem- blaient I'apres-midi. Un jour, il y ^int un seidre perean, ou docteur de la loi, qui avait ecrit toute sa vie sur la theologie, et qui ne croyait plus en Dieu. Qu'est-ce que Dieu ? disait-U ; d'ou vient-d ? qu'est-ce qui I'a cree ? oii est-U ? Si c'etait un corps, on le .verrait : si c'etait un esprit, il serait intelligent et juste ; il ne permettrait pas qu'il y eut des malheureux sur la terre. Moi m6me, apres avoir tant travaille pour son service, je serais pontife a Ispahan, et je n'aurais pas ete force de m'enfuir de la Perse apres avoir cherche a eclairer les hommes. II n'y a done point de Dieu. Ainsi, le docteur, egare par son ambi- tion, a force de raisonner sur la premiere raison de toutes choses, etait venu a perdre la sienne, et a croire que c'etait, non sa pro- pre intelligence qui n'existait plus, mais ceUe qui gouveme I'uni- vers. II avait pour esclave un cafre presque nu, qu'il laissa a la porte du cafe. Pour lui, il fut se coucher sur un sopha, et il prit une tasse de coquenar ou d'opium. Lorsque cette boisson commenpa a echauflfer son cerveau, il adressa la parole a son esclave qui 6tait assis sur une pierre au soleil, occupe a chasser les mouches qui le devoraient, et lui dit : Miserable noir ! crois- tu qu'U y ait un Dieu ? Qui peut en douter ? lui repondit le Cafre. En disant ces mots, le Cafre tira d'un lambeau de pagne qui lui ceigaait les reins, un petit marmouset de bois, et dit : Voda le dieu qui m'a protege depuis que je suis au monde ; il LE CAFfi DE SURATE. 175 est fait d'une branche de I'arbre fetiche de mon pays. Tous les gens du cafe ne furent pas moins surpris do la reponse de I'es- clave que de la question de son maitre. Alors un brame, haussant les 6paules, dit au nSgre : Pauvre imbecille ! comment, tu portes ton dieu dans ta ceinture ! Ap- prends qu'il n'y a point d'autre dieu que Brama, qui a cree le monde, et dent les temples sont sur les bords du Grange. Les brames sont ses seuls pretres, et c'est par sa protection parti- culiere qu.'ils subsistent depuis cent vingt mille ans, malgr6 toutes les revolutions de I'lnde. Aussitot un courtier juif prit la parole, et dit : Comment les brames peuvent-ils croire que Dieu n'a de temples que dans I'lnde, et qu'il n'existe que pour leur caste ? II n'y a d'autre Dieu que celui d' Abraham, qui n'a d'autre peuple que celui d'Israel. II le conserve, quoique dis- perse par toute la terre, jusqu'a ce qu'il I'ait rassemble a Jeru- salem pour lui donner I'empire des nations, lorsqu'il y aura releve son temple, jadis la merveille de I'univers. En disant ces mots, risraelite versa quelques larmes. II allait parler encore, lorsqu'un ItaUen en robe bleue lui dit en colere : Vous faites Dieu injuste, en disant qu'il n'aime que le peuple d'Israel. II I'a rejete depuis plus de dix-sept cents ans, comme vous en pou- vez juger par sa dispersion m6me. II appelle aujourd'hui tous les hommes dans I'eglise romaine, hors de laquelle il n'y a point de salut. Un ministre protestant, de la mission danoise de Tran- quebar, repondit, en palissant, au missionnaire catholique : Com- ment pouvez-vous restreindre le salut des hommes a votre communion idolatre ? Apprenez qu'il n'y aura de sauves que ceux qui, suivant I'Evangile, adorent Dieu en esprit et en verite, sous la loi de Jesus. Alors un Turc, officier de la douane de Surate, qui fumait sa pipe, dit aux deux chretiens d'un air grave : Padres, comment pouvez-vous borner la connaissance de Dieu a vos eglises ? La loi de Jesus a ete abolie depuis I'arrivee de Mahomet, le paraclet predit par Jesus lui-meme le verbe de Dieu. Votre religion ne subsiste plus que dans quelques royaumes, et c'est sur ses mines que la notre s'est elevee dans la plus belle portion de I'Europe, de I'Afrique, de I'Asie, et de ses lies. Elle est aujourd'hui assise sur le trone du Mogol, et se repand jusque dans la Chine, ce pays de lumieres. Vous recon- naissez vous-meme la reprobation des Juifs a leur humiliation, reconnaissez done la mission du prophete a ses victoires. II n'y aura de sauves que les amis de Mahomet et d'Omar ; car pour ceux qui suivent Ah, ce sont des infideles. A ces mots, le seidre qui etait de Perse, oil le peuple suit la secte d'Ah, se mit k sou- rire ; mais il s'eleva une grande querelle dans le cafe, a cause de tous les etrangers qui etaient de diverses religions, et parmi 176 LE CAFfi DE SUEATE. lesquels il y avait encore des chretiens abyssins, des Cophtes, des Tartares lamas, des Arabes ismaelites, et des Guebres ou adorateui's du feu. Tous disputaient sur la nature de Dieu et sur son culte, chacun soutenant que la veritable religion n'etait que dans son pays. II y avait la un lettre de la Chine, disciple de Confucius, qui voyageait pour son instruction. II etait dans un coin du cafe, prenant du the, ecoutant tout et ne disant mot. Le douanier turc, s'adressant a lui, lui cria d'une voix forte : Bon Chinois, qui gardez le silence, vous savez que beaucoup de religions ont penetre a la Chine. Des marohands de votre pays, qui avaient besoin ici de mes semces, me I'ont dit, en m'assurant que celle de jNIahomet etait la meUleure. Kendez comme eux justice a la verite : que pensez-vous de Dieu et de la religion de son pro- phete ? II se fit alors un grand silence dans le cafe. Le dis- ciple de Confucius ayant retire ses mains des larges manches de sa robe, et les ayant croisees sur sa poitrine, se recueUlit en lui- meme, et dit d'une voix douce et poisee : Messiem's, si vous me permettez de vous le dire, c'est I'ambition qm empSche, en toutes choses, les hommes d'fitre d'accord ; si vous avez la pa- tience de m'entendre, je vais vous en citer un exemple qui est encore tout frais a ma memoire. Lorsque je partis de la Chine pour venir a Surate, je m'embarquai sur xm vaisseau anglais qui avait fait le tour du monde. En chemin faisant, nous jetames I'ancre sur la cote orientale de Sumatra. Sur le midi, etant desoendu a terre avec plusieurs gens de I'equipage, nous fumes nous asseoir sur le bord de la mer, pres d'un petit village sous des cocotiers, a I'ombre desquels se reposaient plusiem-s hommes de divers pays. II y vint un aveugle qui avait perdu la vue a force de conterapler le soleil. II avait eu I'ambitieuse folie d'en comprendre la nature, afin de s'en approprier la lumiere. H avait tente tous les moyens de I'optique, de la chimie, et meme de la necromancie, pour renfermer un de ses rayons dans une bouteUle ; n'ayant pu en venir a bout, U disait : La lumiere du soleil n'est point un fluide, car elle ne peut 6tre agitee par le vent ; ce n'est point un solide, car on ne peut en detacher des morceaux ; ce n'est point un feu, car elle ne s'eteint point dans I'eau ; ce n'est point un esprit puisqu'elle est visible ; ce n'est point rm corps, puisqu'on ne peut la manier ; ce n'est pas mtoe un mouvement, puisqu'elle n'agite pas les corps les plus legers : ce n'est done rien du tout. Enfin, a force de contempler le soleil et de raisonner sur sa lumiere, il en avait perdu les yeux, et, qui pis est, la raison. II croyait que c'etait, non pas sa vue, mais le soleil qui n'existait plus dans I'univers. H avait pour conducteur un negre qui, ayant fait asseoir son maitre a I'ombre LE CAFfi DE SURATE. 177 d'un cocotier, ramassa par terre un de ses cocos, et se mit k faire un lampion avec sa coque, une meche avec son oaire, et k exprimer de sa noix un peu d'huile pom- mettre dans son lam- pion. Pendant que le negre s'oocupait ainsi, I'aveugle lui dit en soupirant : II n'y a done plus de lumiere au monde ? II y a celle du soleil, repondit le negre. Qu'est-ce que le soleil ? re- prit I'aveugle. Je n'en sais rien, repondit I'Africain, si ce n'est que son lever est le commencement de mes travaux, et son oou- cher en est la fin. Sa lumiere m'interesse moins que celle de men lampion, qui m'eolaire dans ma case : sans eUe, je ne pour- rais vous servir pendant la nuit. Alors, montrant son petit coco, il dit : Voila mon soleil. A ce propos, un homme du village, qui marchait avec des b6quilles, se mit k rire ; et croyant que I'aveugle etait un aveugle-ne, il lui dit : Apprenez que le soleil est un globe de feu qui se leve tous les jours dans la mer, et qui se couche tous les soirs a I'occident dans les montagnes de Sumatra. C'est ce que vous verriez vous-m6me, ainsi que nous tous, si vous jouissiez de la vue. Un pficheur prit alors la parole, et dit au boiteux : On voit bien que vous n'6tes jamais sorti de votre village. Si vous aviez des jambes, et que vous eussiez fait le tour de I'ile de Sumatra, vous sauriez que le soleil ne se cou- che point dans ces montagnes ; mais il sort tous les matins de la mer, et il y rentre tous les soirs pour se rafratchir ; c'est ce que je vois tous les jours le long des cotes. Un habitant de la pres- qu'ile de I'lnde dit alors au pfeoheur : Comment un homme qui a le sens commun peut-il croire que le soleil est un globe de feu, et que chaque jour il sort de la mer, et qu'il y rentre sans s'e- teindre ? Apprenez done que le soleil est une deuta ou divinite de mon pays, qu'il parcourt tous les jours le ciel sur un char, tournant autour de la montagne d'or de Merouwa ; que lorsqu'il s'eclipse, c'est qu'il est englouti par les serpens Eagou et Ketou, dont il n'est delivre que par les prieres des Indiens sur les bords du Gauge. C'est une ambition bien folle a un habitant de Su- matra, de eroire qu'il ne luit que sur I'horizon de son tie ; elle ne pent entrer que dans la t6te d'un homme qui n'a navigue que dans une pirogue. Un lascar, patron d'une barque de commerce qui etait a I'ancre, prit alors la parole, et dit : C'est une ambi- tion encore plus folle de croire que le soleil prefere I'lnde a tous les pays du monde. J'ai voyage dans la mer Rouge, sur les cotes de I'Arabie, a Madagascar, aux lies Moluques et aux Philippines ; le soleil eclaire tous ces pays, ainsi que I'lnde. II ne tourne point autour d'une montagne ; mais il se leve dans les lies du Japon, qu'on appelle pour cette raison Jepon ou Ge-puen, naissanee du soleil, et il se couche bien loin a I'occident, derriei-e les lies d'Angleterre. J'en suis bien sur, car je I'ai oui dire dans 178 LE CAFfi DE SUEATE. mon enfance a mon grand-pere, qui avait voyage jusqu'aux ex- tr6mit6s de la mer. II allait en dire davantage lorsqu'un mate- lot anglais de notre equipage I'interrompit, en disant: II n'y a point de pays ou Ton connaisse mieux le cours du soleU qu'en Angleterre : apprenez done qu'il ne se leve et ne se couche nulle part. II fait sans cesse le tour du monde ; et j'en suis bien cer- tain, car nous venons de le faire aussi, et nous I'avons rencontr6 partout. Alors, prenant un rotin des mains d'un des auditeurs, U tra^a un cercle sur le sable, tachant de leur expliquer le cours du soleil d'un tropique a I'autre ; mais, n'en pouvant venir a bout, il prit a temoin de tout ce qu'il voulait dire le pilots de son vaisseau. Ce pUote etait im homme sage qui avait entendu toute la dispute sans rien dire ; mais quand il vit que tous les auditeurs gardaient le silence pour I'ecouter, il prit alors la pa- role, et leur dit : " Chacun de vous trompe les autres, et en est tromp6. Le soleil ne toume ne point autour de la terre, mais c'est la terre qui toume autour de lui, lui presentant tour a tour, en vingt-quatre heures, les ties du Japon, les Philippines, les Molu- ques, Sumatra, I'Afrique, I'Europe, I'Angleterre, et bien d'au- tres pays. Le soleil ne luit point seulement pour une monta- gne, pour une ile, un horizon, une mer, ni mfime pour la terre ; mais il est au centre de I'univers, d'ou il eclaire aveo elle cinq autres planetes qui toument aussi autour de lui, et dont quel- ques unes sont bien plus grosses que la terre, bien plus eloignees qu'elle du soleil. Tel est entre autres Satume, de trente mille lieues de diametre, et qui en est a deux cent quatre-vingt-cinq millions de lieues de distance. Je ne parle pas des lunes qui renvoient aux planetes eloignees du soleil sa lumiere, et qui sont en bon nombre. Chacun de vous aiu-ait une idee de ces verites, s'il j etait seulement, la nuit, les yeux au ciel, et s'il n'avait pas I'ambition de croii-e que le soleil ne luit que pour son pays." Ainsi parla, au grand etonnement de ses auditeurs, le pUote qui avait fait le tour du monde et observe les cieux. II en est de meme, ajouta le disciple de Confucius, de Dieu comme du soleil. Chaque homme croit I'avoir a lui seul, dans sa chapelle, on au moins dans son pays. Chaque peuple croit renfermer dans ses temples celui que I'univers visible ne ren- ferme pas. Cependant est-U un temple comparable a celui que Dieu lui-m6me a eleve pour renfenner tous les hommes dans la m6me communion ? Tous les temples du monde ne sont faits qu'a I'imitation de celui de la nature. On trouve, dans la plu- part, des lavoirs ou benitiers, des colonnes, des voutes, des lampes, des statues, des inscriptions, des livres de la loi, des sacrifices, des autels et des prStres. Mais dans quel temple y a-t-U im b6nitier aussi vaste que la mer, qui n'est point renfer- LE CAPfi DE SURATE. 179 m6e dans une coquille ? d'aussi belles colonnes que les arbres des forfits, ou ceux des vergers charges de fruits ? une voute aussi elevee que le ciel, et une lampe aussi eclatante que le soleil ? Oil verra-t-on des statues aussi interessantes que tant d'etres sensibles qui s'aiment, qui s'entr'aident et qui parlent? des inscriptions aussi intelligibles et plus religieuses que les bienfaits menies de la nature ? un livre de la loi aussi universel que I'amour de Dieu fonde sur notre reconnaissance, et que I'a- mour de nos semblables sur nos propres int6rets ? des sacrifices plus touohans que ce.ux de nos louanges pour celui qui nous a tout donne, et de nos passions pour ceux avec lesquels nous de- vons tout partager ? enfin un autel aussi saint que le oceur de rhomme de bien, dont Dieu m6me est le pontife ? Ainsi, plus I'homme 6tendra loin la puissance de Dieu, plus il approchera de sa connaissance ; et plus il aura d'indulgence pour les hommes, plus il imitera sa bonte. Que celui done qui jouit de la lumiere de Dieu repandue dans tout I'univers, ne meprise pas le super- stitieux qui n'en aperpoit qu'un petit rayon dans son idole, ni meme I'athee qui en est tout-a-fait prive, de peur qu'en punition de son orgueil, il ne lui arrive comme a ce philosophe qui, vou- lant s'approprier la lumiere du soleil, devint aveugle, et se vit reduit, poiir se conduire, a se servir du lampion d'un negre. Ainsi parla le disciple de Confucius ; et tous les gens du caf6 qui disputaient sur I'excellence de leurs religions garderent un profond silence. BEttNABDIN DE SaINT-PieKIIE. LETTEES. racist: a son fils. FONTAINEBLEAD, le 23 mai 1694. II me paratt, par votre lettre, que vous portez un peu d'envie a mademoiselle de la C***, de ce qu'elle a lu plus de comedies et de romans que vous. Je vous dirai, avec la sincerite avec laquelle je suis oblige de vous parler, que j'ai un extreme chagrin que vous fassiez tant de cas de toutes ces niaiseries, qui ne doivent servir tout au plus qu'a delasser quelquefois I'esprit ; mais qui ne devraient point vous tenir autant a coeur qu'elles font. Vous etes engage dans des etudes tres-serieuses, qui doivent attirer votre principale attention ; et, pendant que vous y etes engage et que nous payons des maitres pour vous instruire, vous devez eviter tout ce qui pent dissiper votre esprit et vous detourner de votre etude. Non-seulement votre con- science et la religion vous y obligent , mais vous-mfime devez avoir assez de consideration et d'egard pour moi, pour vous conformer un peu a mes sentiments, pendant que vous etes dans un age oii vous devez vous laisser conduire. Je ne dis pas que vous ne lisiez quelquefois des choses qui puissent vous divertir I'esprit ; et vous voyez que je vous ai mis moi-meme entre les mains assez de livres fran^ais capables de vous amuser : mais je serais inconsolable, si ces sortes de livres vous inspiraient du degout pour des lectures plus utiles, et surtout pour des livres de piete et de morale, dont vous ne parlez jamais, et pour lesquels il semble que vous n'avez plus aucun gout , quoique vous soyez temoin du veritable plaisir que j'y prends, preferablement a toute autre chose. Crovez-moi, quand vous saurez parler de comedies et de romans, vous n'en serez guere plus avance pour le monde, et ce ne sera point par ces endroits-la que vous serez le plus estime. Je remets a vous en parler plus au long et plus particulierement quand je vous reverrai, et vous me ferez plaisii- alors de me parler a cceur ouvert la-dessus, et de ne vous point cacher de moi. Yous jugez bien que je ne cherche pas a vous chagriner, et que je n'ai autre dessein que de contribuer a vous rendre I'esprit solide et a vous mettre en etat de ne me point faire de deshormeur quand voiis LBTTRBS. 181 viendrez a parattre dans le monde. Ne regardez point tout ce que je vous dis comme une reprimande, mais comme les avis d'un p^re qui vous aime tendrement, et qui ne songe qu'a vous donner des marques de son amiti6. fiorivez-moi le plus souvent que vous pourrez, et faites mes compliments a votre mere. RACINE A SON FILS. Paris, le 8 juin 1691. C'est tout de bon que nous partons pour notre voyage de Picardie. Comme je serai quinze jours sans vous voir, et que vous etes continuellement present a mon esprit, je ne puis m'empSclier de vous repeter encore deux ou trois choses que je crois tres-importantes pour votre conduite. La premiere, c'est d'etre extrdmement ciroonspeot dans vos paroles, et d'eviter la reputation d'etre un parleur, qui est la plus mauvaise reputation qu'un jeune homm« puisse avoir. La seconde est d'avoir une extreme dooilite pour les avis de monsieur et madame Vignan, qui vous aiment comme leur enfant. N'oubliez point vos etudes, et cultivez continuellement votre memoire, qui a grand besoin d'etre exercee. Je vous deman- derai compte, a mon retour, de vos lectures, et surtout de I'his- toire de France, dont je vous demanderai a voir des extraits. Vous savez oe que je vous ai dit des operas et des comedies : on en doit jouer a Marly ; il est tres-important pour vous et pour moi-meme qu'on ne vous y voie point, d'autant plus que vous 6tes presentement a Versailles pour y faire vos exercices, et non point pour assister a toutes ces sortes de divertissements. Le roi et toute la cour savent le sorupule que je me fais d'y aller, et ils auraient tres-mechante opinion de vous, si, a I'age ou vous Stes, vous aviez si peu d'egards pour moi et pour mes sen- timents. Je devais, avant toute chose, vous recommander de songer toujours a votre salut, et de ne point perdre I'amour que je vous ai vu pour la religion. Le plus grand deplaisir qui puisse m'arriver au monde, c'est s'il me revenait que vous 6tes indevot, et que Dieu vous est de- venu indiflferent. Je vous prie de reoevoir cet avis avec la meme amitie que je vous le donne. Adieu, mon cber fils ; donnez-moi souvent de vos nouvelles. 16 182 LETTEES. MADAME DE MAINTENON AC COMTE d'A0BIGN]6. Pabis, ce 3 Janvier 1664. Je suis bien fSchee, mon cher frere, de n'avoir cette annee que des voeux a vous ofFrir ; je n'ai pas encore paye toutes mes dettes, et vous sentez bien que c'est la le premier usage que je dois faire de ma pension : vous hairiez des 6trennes donnees aux depens de mes oreanciers. Avec un peu d'economie, vous pour- riez vivre a votre aise ; votre dissipation me perce le coeur. Se- parez-vous des plaisirs ; ils coutent toujours cent fois plus que les besoins. Soyez delicat sur le choix de vos amis ; votre for- tune et votre salut dependent egalement des premiers pas que vous ferez dans le monde. Je vous parle en amie. Appliquez- vous a votre devoir ; aimez Dieu, soyez honnfete homme, prenez patience, et rien ne vous manquera. Madame de Neuillant m'a souvent repete ces conseils, et je m'en suis jusqu'ici bien trouv6e. Adieu, mon cher frere ; je ne serai heureuse qu'autant que vous le serez, et vous ne le serez qu'autant que vous serez sage. MIIE. DE MAINTENON AtJ COMTE d'aUBIGJ,"^. On n'est malheureux que par sa faute. Ce sera toujours mon texte, et ma reponse a vos lamentations. Songez, mon cher frere, au voyage d'Amerique, aux malheurs de notre pere, aux malheurs de votre enfance, a ceux de votre jeunesse, et vous benirez la Providence, au lieu de mui-murer contra la fortune, n y a dix ans que nous etions bien eloignes I'un et I'autre du point ou nous sommes aujourd'hui. Nos esperances etaient si peu de chose, que nous bomions nos vues a trois mille livres de rente. Nous en avons a present quatre fois plus, et nos souhaits ne seraient pas encore remplis ! Nous jouissons de cette heu- reuse mediocrite que vous vantiez si fort. Soyons contents. Si les biens nous viennent, recevons-les de la main de Dieu ; mais n'ayons pas de vues trop vastes. Nous avons le necessaire et le commode : tout le reste n'est que cupidite. Tous ces desirs de grandeur partent du vide d'un coeur inquiet. Toutes vos dettes sont payees ; vous pouvez ^dvre delicieusement sans en faire de nouvelles. Que desirez-vous de plus ? Faut-il que des projets de richesse et d'ambition vous coutent la perte de votre repos et de votre sante ? Lisez la vie de saint Louis, vous ver- rez combien les grandeurs de ce monde sont au-dessous des desirs du coem- de I'homme : il n'y a que Dieu qui puisse le rassasier. LETTRES. 183 MMB. DE MAINTENON A MLLE. d'aUBIGN^. Je vous aime trop, ma chSre niece, pour ne pas vous dire vos verites. Je les dis bien aux demoiselles de Saint-Cyr. Et comment vous negligerais-je, vous que je regarde comme ma propre fille ? Je ne sais si c'est vous qui leur inspirez la fierte qu'elles ont, ou si ce sont elles qui vous donnent celle qu'on admire en vous. Quoi qu'il en soit, vous serez insupportable si vous ne devenez humble. Le ton d'autorite que vous prenez ne vous convient point. Vous croyez-vous un personnage impor- tant, parce que vous fetes nourrie dans une maison oii le roi va tous les jours ? Le lendemain de sa mort, ni son successeur, ni tout ce qui vous caresse ne vous regardera ni vous ni Saint- Cyr. Si le*oi meurt avant que vous soyez mariee, vous epou- serez un gentilhomme de province, avec peu de bien et beau- coup d'orgueil. Si pendant ma vie vous epousez un seigneur, il ne vous estimera, quand je ne serai plus, qu'a.utant que vous lui plairez, et vous ne lui plairez que par votre douceur, et vous n'en avez point. Je ne suis point prevenue oontre vous, et je vous aime : mais je vols en vous un orgueil effroyable. Vous savez I'Evangile par ooeur : et qu'importe, si vous ne vous conduisez point par ses maximes ? Songez que c'est uniquement la fortune de votre tante qui a fait celle de votre pere, et qui fera la votre : et moquez-vous des respects qu'on vous rend. Vous voudriez meme vous elever au-dessus de moi : ne vous flattez pas : je suis tres-peu de chose, et vous n'fetes rien. Je souffi-ais bien, I'autre jom-, de tout ce que vous fites a Mme. de Caylus. Je vous parle comme a une grande fille, parce que vous en avez I'esprit. Je consentirais de bon coeur que vous en eussiez moins, pourvu que vous perdissiez cette presomption ri- dicule devant les hommes et criminelle devant Dieu. Que je vous retrouve, a mon retour, modeste, douce, timide, docile. Je vous en aimerai da vantage. Vous savez quelle peine j'ai a vous gronder, et quel plaisir j'ai a vous en faire. 184 LETTEES. DE BALZAC A M. DE PRl6SAC. Monsieur, La demoiselle qui vous rendra cette lettre m'a assure que je suis votre favori et se promet de grandes choses de ma faveur, si je vous recommande son proces. Pour moi, je crois volontiers ce que je desire extrfemement, et il ne faut pas beaucoup d'eloquence pour me persuader que vous me faites I'honneur de m'aimer. Si cela est, Monsieur, je vous supplie de temoigner a cette pauvre plaideuse que votre amitie n'est pas un bien inutile, et que ma recommandation ne gate pas ime bonne cause. VOLTAIRE AU CARDINAL DE BERNIS. A Febset, 29 septembre. Je prends la liberty, Monseigneur, de vous presenter un voya- geur genevois, digne de toutes les bontes de Votre Eminence, tout huguenot qu'il est. Sa famille est une des plus anciennes de ce pays, et sa personne une des plus aimables. II s'appelle M. de Saussure. C'est un des meilleurs pbysiciens de TEurope ; sa modestie est egale a son savoir ; il merite de vous 6tre pre- sente d'une meUleure main que la mienne. Je me tiens trop beui-eux de saisir cette occasion de vous renouveler mes homma- ges, et le respect avec lequel j'ai I'honneur d'etre, etc. LE CARDINAL DE BERNIS A VOLTAIRE. 1116. Je ne saurais refuser cette lettre, mon cher et illustre con- frere, a deux jeunes officiers suedois qui ont fait le vovage d'ltalie avec beaucoup d'application et d'intelligence, mais qui croii-aient n'avoir rien vu si, en retom-nant dans leur patrie, ils n'avaient pu, au moins un moment, voir et entendre le grand homme de notre siecle. lis ont cm qu'une lettre de moi serait un passe- port pour aiTiver jusqu'a vous. Je vous prie done de ne pas vous refuser a leur curiosity, et au desir qu'Us ont de vous pre- senter un hommage qui n'est pas celui de la flatterie. II y a bien longtemps que je n'ai eu de vos nouvelles : je n'en sais que par la renommee ; ce n'est pas assez pour mon coeur. LETTRES. 185 Ne doutez jamais, mon cher confrere, de I'inter^t que je prends a votre sante, a votre conservation, a votre bonheur ; je n'ai plus de voeux a faire pour votre gloire. Mon attachement pour vous durera autant que ma vie. VOLTAIRE AU MARfiCHAL DUC DE RICHELIEU. A Fernet, 16 de d^cembre. Me voila charge d'une rude commission pour mon heros. Un brave brigadier Suisse, nomme M. Constant d'Hermenches, lieu- tenant-colonel du regiment d'Inner, ayant servi tres-utilement en Corse, est venu a Femey. Comme je me vante partout d'etre attache a mon heros, il s'est imagine que vous lui accor- deriez votre protection aupres de M. le due d'Aiguillon. II s'agit vraiment d'un regiment Suisse ; ce n'est pas une petite affaire. II y a la une file de tracasseries dans lesquelles je suis bien loin de vous prier d'entrer, et dont je n'ai pas une idee bien nette. Tout ce que je sais, Monseigneur, c'est que, pour soutenir ma vanite parmi les Suisses, et pour leur faire accroire que j'ai beau- coup de credit aupres de vous, je vous supplie de vouloir bien douner a M. le due d'Aiguillon la lettre ci-jointe, avec le petit mot de recommandation que vous croirez oonvenable a la situa- tion presente. J'ignore parfaitement si M. le due d'Aiguillon est charge de oette partie ; je sais seulement que je suis charge de vous presenter cette lettre, et que je ne puis me dispenser de prendre cette liberte. Je presume que vous 6tes accable de re- quetes d'officiers, et je vous demande bien pardon de vous parler d'un regiment Suisse, pendant que les Franpais vous obs^dent ; mais, apres tout, il ne vous en coutera pas plus de donner oette lettre, qu'il ne m'en a coiite, a moi, d'avoir la hardiesse de vous I'envoyer. l'aBB^ de RANC6 a h'ABBt FAVIEB. 13 ffivrier 167*7. J'ai une extreme douleur, mon tres-cher Monsieur, de ce que je ne puis faire la recommandation que vous desirez de moi. Vous voyez bien, sans doute, qu'il faut que j'en sois empSche par de fortes raisons ; car vous 6tes tres-persuade qu'il n'y a rien a quoi je puisse prendre plus de part qu'aux choses qui vous touohent. Si j'ai jamais I'honneur de vous voir, je vous dirai sur ce sujet-la quelque chose que je ne puis pas vous ecrire. 16* 186 LETTRES. VOLTAIEE A M. LE PEfiSIDENT DE BUFFET. An CHATEAD DE Feenet, 5 septembre. Je merite, Monsieur, d'Stre oublie de vous, ayant perdu tant d'annees sans avoir eu I'honneur de vous voir et de vous ecrire ; mais vous pardonnerez a un homme qui n'a pas eu un moment de sante. Je suis pres de termine? ma douloureuse carriere, et d'aller retrouver mon af^ien ami et le votre, M. de La Marehe. II faut, avant que je meure, implorer votre assistance dans les miserables affaires de ce monde. M. de Florian, ancien officier de cavalerie, qui avait epouse una de mes nieces en premieres noces, a un proces a Dijon. Ma niece, madame Denis, en a un autre assez considerable. Monsieur votre fils est leur juge. Je ne vous en dis pas da vantage, et je ne peus vous demander que ce que I'exacte justice peut vous engager a faire. Je vous souhaite. Monsieur, une sante meilleure que la mienne, et une vie plus longue. h serai jusqu'au dernier moment de la mienne, avec tous les sentiments que je vous dois, et qui sent dans mon coeur. Monsieur, Votre, etc. LE COMTE DE BUSSY-RABUTIN A LA PRlfiSIDENTE d'oSEMBRAT. Ce 23 octobre 1682. II vaut mieux tard que jamais, Madame. Les affaires m'ont accable, et m'ont fait partir sans vous dire adieu ; mais vous m'avez si souvent excuse en de pareilles rencontres, que je n'ai point en celle-ci desespere de votre pardon. Je vous le de- mande done encore cette fois, Madame ; vous connaissez mon coeur incapable de vous manquer dans le fond : car pour les ir- regularites, elles ne peuvent faire soupponner que les nouveUes amities, et j'ai fait mes preuves de fideKte pour vous. J.-J. ROUSSEATJ A M***. Monsieur, 1T39. Daignerez-vous bien encore me recevoir en grace apres une aussi indigne negligence que la mienne ? J'en sens toute la tur- pitude, et je vous en demande pardon de tout mon coeur. A le bien prendre cependant, quand je vous offense par mes retaards LETTRES. 187 deplaoes, vous exercez a mon egard la plus douce de toutes les vertus de I'amitie, I'indulgenoe ; et vous goutez le plaisir de rem- plir les devoirs d'un parfait ami, tandis que je n'ai que de la honte et des reproohes a me faire sur 1 'irregularity de mes pre- cedes envers vous. Vous devez du moins oomprendre par la que je ne clierche point le detour pour me disculper. J'aime mieux devoir uniquement mon pardon i voire bonte, que de chercher a m'excuser par de mauvais subterfuges." Ordonnez ce que le coeur vous dictera, du ooupable et du chatiment ; vous serez obei. Je n'excepte qu'un seul genre de peine qu'il me serait impossible de supporter, c'est le refroidissement de votre amitie ; oonservez-la-moi toute entiere, je vous en prie, et sou- venez-vous que je serai toujours votre tendre ami quand meme je me rendrais indigne que vous fussiez le mien. FONTENBLLE 1 MADAME DE FORGEVILLB. 2 Janvier, 1746. Quelque infame paresseux que je sois en fait de lettres, je ne puis resister, Madame, a celle que je reijois de vous, et j'y re- ponds dans le moment. Malgre mon endurcissement dans le peche, je me repreobais deja depuis assez longtemps I'abus que je faisais de votre exces de bonte. II est vrai que je savais de vos nouvelles, et que je ne manquais jamais de m'en informer a ceux qui peuvaient m'en apprendre ; mais cela suffisait-il ? Oh que non : et quel tort n'avais-je pas encore ? Je vous demande done pardon, Madame, et a deux genoux ; ce sent la vos 6trennes, queique peu dignes de vous. Je suis un malheureux, indigne de vivre, mais qui ne puis pas me passer de votre amitie, que j'es- pere peuveir meriter d'ailleurs. Vous m'en avez flatte, et c'est un bien qid me sera toujours tres-precieux. LE COMTE DE BUSST-BABITTIN 1 MADAME DE LAMORESAN. A Chaseu, ce 20 juin 1611. J'ai use toute ma patience a attendre votre reponse, Madame, et j'ai donne tout le temps que j'ai pu a vos maux de vous re- prendre et de vous quitter ; mais a la fin la peur m'a pris que votre amitie ne fut pour moi plus languissante que votre sante. Ne me mettez plus si longtemps a I'epreuve de craindre Fun ou I'autre de ces maux : car je vous aime assez pour vous souhaiter la fievre, plutot que de I'indifFerenoe pour moi. 188 LETTRES. MADAME DE SfiVIGNfi A MADAME DE GRIGNAN. A MoNT^LiMAB, jeudi 5 octobre IBTS. Voici un terrible jour, ma chere enfant ; je vous avoue que je n'en puis plus. Je vous ai quittee dans un 6tat qui augmente ma douleur. Je songe a tous les pas que vous faites et h. tous ceux que je fais, et combien il s'en faut qu'en marchant toujours de cette sorte, nous puissions jamais nous renoontrer ! Mon coeur est en repos quand il est aupres de vous, c'est son etat na- tural, et le seul qui pent lui plaire. Ce qui s'est passe ce matin me donne une douleur sensible, et me fait un dechirement dont votre philosophie salt les raisons. Je les ai senties, et les senti- rai longtemps. J'ai le coeur et I'imagination tout remplis de vous; je n'y puis penser sans pleurer, et j'y pense toujours ; de sorte que I'etat oil je suis n'est pas une chose soutenable : com- me il est extreme, j'espere qu'il ne durera pas dans cette vio- lence. Je vous cherche toujours, et je trouve que tout me man- que, parce que vous me manquez. Mes yeux, qui vous ont tant rencontree depiiis quatorze mois, ne vous trouvent plus. Le temps agreable qui est passe rend celui-ci douloureux, jusqu'a ce que je sois un peu acooutum6e ; mais ce ne sera jamais assez pour ne pas souhaiter ardemment de vous revoir et de vous em- brasser. Je ne dois pas esperer mieux de I'avenir que du passe : je sais ce que votre absence m'a fait souffrir, et je serai encore plus a plaindre, parce que je me suis fait imprudemment une habitude necessaire de vous voir. II me semble qtie je ne vous ai pas assez embrassee en partant. Qu'avais-je a menager ? Je ne vous ai point assez dit combien je suis contente de votre ten- dresse ; je ne vous ai point assez recommandee a M. de Gri- gnan ; je ne I'ai point assez remeroie de toutes ses politesses et de toute I'amitie qu'il a pour moi : j'en attendrai les efFets sur tous les chapitres. Je suis devoree de curiosite ; je n'espere de consolations que de vos lettres, qui me feront encore bien soupi- rer. En un mot, ma fille, je ne "s-is que pour vous. Dieu me fasse la grace de I'aimer quelque jour comme je vous aime. Ja- mais un depart n'a ete si triste que le notre ; nous ne disions pas un mot. Adieu, ma chere enfant, plaignez-moi de vous avoir quitt6e. Helas ! nous voila dans les lettres ! LETTRES. 189 F^NELON AU MARQUIS DE FfiNELON, SON NEVBU. Cambeai, 23 ao'une vertu ? son coeur en connalt tout le prix ; De quelque tragique aventure ? II conte son cartel et montre sa blessure ; D'aieux ? eb ! n'a-t-il pas les siens, Tous plus nobles et plus anciens ? Depuis la source de sa race De brancbe en branclie il les suit a la trace, Et de tous ces grands noms, de lui-m6me encbante, II ajoute a son moi toute sa parents ; Le moi chez lui tient plus d'une syllabe ; Le moi superbe est I'astrolabe Dont il mesure et les autres et lui ; Le moi partout rencontre un point d'appui ; Le moi le suit sur la terre et sur I'onde ; Le moi de lui fait le centre du monde ; Mais il en fait le tourment et I'ennui. Delille. LE MISANTHROPE. Non, je ne puis soufFrir cette lache m^tbode Qu'affectent la plupart de vos gens a la mode ; Et je ne bais rien tant que les contorsions De tous ces grands faiseurs de protestations, Ces affables donneurs d'embrassades frivoles, Ces obligeants diseurs d'inutiles paroles. Qui de civUites avec tous font combat, Et traitent du m6me air I'honnete homme et le fat. 238 LE PHILANTHROPE. Quel avantage a-t-on qu'un homme vous caresse, Vous jure amitie, foi, zele, estime, tendresse, Et vous fasse de vous un eloge eclatant, Lorsqu'au premier faquin il court en faire autant ? Non, non, il n'est point d'ame un peu bien situee. Qui veuille d'une estime ainsi prostituee ; Et la plus glorieuse a des r6gals peu chers, D^s qu'on voit qu'on nous m61e avec tout I'univers : Sur quelque preference une estime se fonde, Et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde. Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps, Morbleu ! vous n'6tes pas pour 6tre de mes gens ; Je refuse d'un cceur la vaste complaisance Qui ne fait de merite aucune difference ; Je veux qu'on me distingue, et, poiu- le trancher net, L'ami du genre humain n'est pas du tout mon fait. Moums. LB PHILANTHROPE. Men Dieu ! des moeurs du temps mettons-nous moins en peine, Et faisons un peu grace a la nature humaine ; Ne I'examinons point dans la grande rigueur, Et voyons ses defauts avec quelque douceur. A force de sagesse, on peut etre blamable : II faut parmi le monde une vertu traitable. La parfaite raison fuit toute extremite, Et veut que Ton soit sage avec sobriete. Cette grande roideur des vertus des vieux ages Heurte trop notre siecle et les communs usages ; Elle veut aux mortels trop de perfection : II faut flecbir au temps sans obstination, Et c'est une folic k nulle autre seconde, De vouloir se mfeler de corriger le monde. J'observe, comme vous, cent choses tous les jours Qui pourraient mieux aller prenant un autre cours ; Mais quoi qu'^ chaque pas je puisse voir paraftre. En courroux, comme vous, on ne me voit point 6tre ; Je prends tout doucement les hommes comme ils sont, J'accoutume mon ame a souffrir cer qu'ils font ; Et je crois qu'a la cour, de m6me qu'a la ville. Mon flegme est philosopbe autant que votre bile. Le meme. TROIS JOURS DE CHRISTOPHB COLOMB. 239 MELVIL A LA SEINE ELISABETH POUE LA D^TOURNER DU MEURTRE DE MARIE STUART. Madame, on vous abuse alors que de Marie On vous fait redouter les complots et la vie ; C'est dans sa seule mort qu'est tout votre danger. Vivante, on I'oubliait ; morte, on va la venger. Les peuples desormais ne vent plus voir en elle Celle qui inenaQait leur croyance nouvelle, Mais une reine esclave au mepris de ses droits, Mais le sang de Henri, la fille de leurs rois. Demain entrez dans Londre, ou naguere adoree Vous traversiez les flots d'une foule enivree ; Au lieu de ces longs oris, de ces regards joyeux, Qui frappaient votre oreille et qui suivaient vos yeux, Vous trouverez partout cette crainte muette, D'un peuple mecontent menagante interpr^te, Ce silence glace, dont, terrible a son tour, II avertit les rois qu'ils n'ont plus son amour. Vous n'acheverez pas. D'une tache eternelle Vous ne souillerez point une vie aussi belle, Madame ; vous oraindrez que I'equitable voix. Qui dicte apres leur mort le jugement des rois, Rangeant Stuart parmi les injustes viotimes, Ne place son trepas sur la liste des crimes. Vous craindrez que la voix de vos accusateurs, Couverte maintenant par le bruit des flatteurs, N'aille un jour, soulevant I'inexorable histoire, Devant son tribunal citer votre memoire. Vous fremissez. Je tombe a vos sacres genoux : Si ce n'est pour Stuart, grace, grace pour vous ! P. Le Beun. TROIS JOURS DE CHRISTOPHE COLOMB. " En Europe ! en Europe ! — Esperez ! — Plus d'espoir ! " — Trois jours, leur dit Colomb, et je vous donne un monde." Et son doigt le montrait, et son ceil, pour le voir, PerQait de I'horizon Timmensite profonde. II marohe, et des trois jours le premier jour a lui ; II marche, et Thorizon recule devant lui ; II marche, et le jour baisse. Avec I'azur de I'onde 240 SCfeNE TIRfiE d'aTHALIE. L'azur d'un ciel sans borne a ses yeux se confond. II marche, il marche encore, et toujours ; et la sonde Plonge et replonge en vain dans une mer sans fond. Le pilote, en silence, appuy6 tristement Sur la barre qui crie au milieu des tenebres, Ecoute du roulis le sourd mugissement, Et des naats fatigues les craquements fun^bres Las astres de I'Europe ont disparu des cieux ; L'ardente Croix du Sud 6pouvante ses yeux. Enfin I'aube attendue, et trop lente a paraitre, Blanchit le pavilion de sa douce clarte : " Colomb ! voici le jour ! le jour \ient de renaitre ! " Le joiu' ! et que vois-tu ? — Je vois I'lmmensite." Le second jour a fui. — Que fait Colomb ? II dort ; La fatigue I'accable, et dans I'ombre on conspire. " Perira-t-U ? Aux voix ! — La mort ! — La mort ! — La mort ! " Qu'U triomphe demain, ou, parjure, il expire." Les ingrats ! Quoi ! demain il aura pour tombeau Les mers ou son audace ouvre un chemin nouveau 1 Et peut-etre demain leurs flots impitoyables, Le poussant vers ces bords que cherchait son regard, Les lui feront toucher, en roulant sur les sables L'aventurier Colomb, grand homme un jour plus tard ! Soudain du haut des mits descendit une voix ; Terre ! s'ecriait-on, terre ! terre !.... II s'eveille : II court : oui, la voila, c'est elle, tu la vois. La terre !.... 6 doiix spectacle I 6 transports ! 6 merveille ! O genereux sanglots qu'il ne peut retenir ! Que dira Ferdinand, I'Europe, Tavenir ? II la donne a son roi cette teiTe feconde ; Son roi va le payer des maux qu'il a soufferts : Des tresors, des lionnem-s en echange d'un monde, Un trone, ah ! c'etait peu !.... que re9ut-il ? des fers. OASiMna Delavigne. SCfiNE TIRfiE d'aTHALIE, DE RACINE. ATHALIE ET JOAS. Atkalie. Comment vous nommez-vous ? Joas. J'ai nom Eliacin. Athalie. Votre pfere ? SCfiNE TIR^E d'aTHALIB. 241 Joas. Je suis, dit-on, un orphelin, Entre les bras de Dieu jete des ma naissance, Et qui de mes parents n'eus jamais connaissance. Aihalie. Vous 6tes sans parents ! Joas. lis m'ont abandonne. Athalie. Comment ? et depuis quand ? Joas. Depuis que je suis n6. Athalie. Ne sait-on pas au moins quel pays est le votre ? Joas. Ce temple est mon pays, je n'en connais point d'autre. Athalie. 0\X dit-on que le sort vous a fait rencontrer ? Joas. Parmi des loups cruels prets a me devorer. Athalie. Qui vous mit dans ce temple '? Joas. Une femme inconnue, Qui ne dit point son nom, et qu'on n'a point revue. Athalie. Mais de vos premiers ans quelles mains ont pris soin ? Joas. Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin ? Aux petits des oiseaux il donne leur pature, Et sa bonte s'etend sur toute la nature. Athalie Quel est tous les jours votre emploi ? Joas. J'adore le Seigneur, on m'explique sa loi. Dans son livre divin on m'apprend a la lire, Et deja de ma main je commence a I'ecrire. Athalie. Que vous dit cette loi ? Joas. Que Dieu veut 6tre aime ; Qu'il venge tot ou tard son saint nom blaspheme ; Qu'il est le defenseur de I'orphelin timide ; Qu'il resiste au superbe, et punit I'homioide. Athalie. J'entends. Mais tout ce peuple, enferme dans ce lieu, A quoi s'occupe-t-il ? Joas. II loue, il benit Dieu. Aihalie. Dieu veut-il qu'a toute heure on prie, on le contemple ? Joas. Tout profane exercice est banni de son temple. Athalie. Quels sont done vos plaisirs ? Joas. Quelquefois a I'autel Je presente au grand pr6tre ou I'encens ou le sel : J'entends chanter de Dieu les grandeurs infinies. Je vois I'ordre pompeux de ses ceremonies. Athalie. Eh quoi ! vous n'avez point de passe-temps plus doux ? Je plains le triste sort d'un enfant tel que vous. Venez dans mon palais, vous y verrez ma gloire. Joa3. Moi, des bienfaits de Dieu je perdrais la memoire ! Athalie. Non; je ne vous veux pas oontraindre a Toublier. Joas. Vous ne le priez point. Athalie. Vous pourrez le prier. 21 242 TEISSOTIN ET VADIUS. Joas. Je verrais cependant en invoquer un autre. Allialie. J'ai mon Dieu que je sers ; vous seryirez le votre. Ce sont deux puissants Dieux. Joas. II faut craindre le mien : Lui seul est Dieu, madame, et le votre n'est rien. Athalie. Les plaisirs pres de moi vous chercheront en foule. Joas. Le bonheur des mechants comme un torrent s'ecoule.... TRISSOTIN ET RADIUS. Scene tirie des Femmes Savantes de Moliere. peesonnages. Trissotin. Vadius. Philaminte. Le thidtre represente un saloTU Trissotin. Vos vers ont des beautes que n'ont point tous les autres. Vadius. Les Graces et Venus regnent dans tous les votres. Trissotin. Vous avez le tour libre, et le beau choix des mots. Vadius. On voit partout chez vous I'lthos et le Pathos. Trissotin. Nous avons vu de vous des eglogues d'un style Qui passe en doiix attraits Theocrite et VirgLle. Vadius. Vos odes ont un air noble, galant et doux, Qui laisse de bien loin votre Horace apres vous. Trissotin. Est-il rien d'amoureux comme vos chansonnettes ? Vadium. Peut-on rien voir d'egal aux sonnets que vous faites ? Trissotin. Rien qui soit plus charmant que vos petits rondeaux ? Vadius. Rien de si plein d'esprit que tous vos madrigaux ? Trissotin. Aux ballades surtout vous 6tes admirable. Vadius. Et dans les bouts-rimes je vous trouve adorable. Trissotin. Si la France pouvait connattre votre prix, Vadius. Si le siecle rendait justice aux beaux esprits, Trissotin. En carrosse dore vous iriez par les rues. Vadius. On verrait le public vous dresser des statues. (^A Trissotin.) Hom ! c'est une ballade, et je veux que tout net Vous m'en.... Trissotin (d Vadius). Avez-vous vu certain petit sonnet Sur la fievre qui tient la princesse Uranie ? Vadius. Oui. Hier il me fut lu dans une compagnie. Trissotin. Vous en savez I'auteur ? TRISSOTIN ET VADIDS. 243 Vadius. Non ; mais je sais fort bien Qu'a ne le point flatter son sonnet ne vaut rien. Trissotin. Beaiicoup de gens poiirtant le trouvent admirable. Vadium. Cela n'empeche pas qu'il ne soit miserable. Et, si vous I'avez vu, vous serez de mon gout. i Trissotin. Je sais que la-dessus je n'en suis point du tout, Et que d'un tel sonnet pen de gens sont capables. Vadius. Me preserve le Ciel d'en faire de semblables ! Trissotin. Je soutiens qu'on ne peut en faire de meilleur, Et ma grande raison est que j'en suis I'auteur. Vadius. Vous ? Trissotin. Moi. Vadius. Je ne sais done comment se fit I'afFaire. Trissotin. C'est qu'on fut malheureux de ne pouvoir vous plaire. Vadius. II faut qu'en eooutant j'aie eu I'esprit distrait, Ou bien que le leoteur m'ait gate le sonnet. Mais laissons oe discours, et voyons ma ballade. Trissotin. La ballade, a mon gout, est une cliose fade ; Ce n'en est plus la mode ; elle sent son vieux temps. Vadius. La ballade pourtant oharme beaucoup de gens. Trissotin. Cela n'empeche pas qu'elle ne me deplaise. Vadius. Elle n'en reste pas pour cela plus mauvaise. Trissotin. Elle a pour les pedants de merveilleux appas. Vadius. Cependant nous voyons qu'elle ne vous plait pas. Trissotin. Vous donnez sottement vos qualites aux autres. Vadius. Fort impertinemment vous me jetez les votres. Trissotin. Allez, petit grimaud, barbouilleuft de papier. Vadius. Allez, rimeur de halle, opprobre du metier. Trissotin. AJlez, fripier d'eorits, impudent plagiaire. Vadius. Allez, cuistre.... Philaminte. He, messieurs, que pretendez-vous faire ? Trissotin (d Vadius.) Va, va restituer tous les honteux larcins Que reclament sur toi les Grecs et les Latins. Vadius. Va, va-t'en faire amende honorable au Parnasse D 'avoir fait a tes vers estropier Horace. Trissotin. Souviens-toi de ton livre, et de son peu de bruit. Vadius. Et toi, de ton libraire, a I'hopital reduit. Trissotin. Ma gloire est etablie, en vain tu la deohires. Vadius. Oui, oui, je te renvoie a I'auteur des satires. Trissotin. Je t'y renvoie aussi. Vadius. J'ai le contentement Qu'on voit qu'il m'a traits plus honorablement. II me donne en passant une atteinte legfere, Parmi plusieurs auteurs qu'au palais on revere; Mais jamais dans ses vers il ne te laisse en paix. 244 LE BUREAU DE JOURNAL. Et I'on t'y voit partout 6tre en butte a ses traits. Trissotin. C'est par la que j'y tiens un rang plus honorable. II te met dans la foule ainsi qu'un miserable ; II croit que c'est assez d'un coup pour t'accabler, Et ne t'a jamais fait I'honneur de redoubler ; Mais U m'attaque a part comme un noble adversaire, Sur qui tout son eifort lui semble necessaire ; Et ses coups, contre moi redoubles en tous lieux, Montrent qu'U ne se croit jamais victorieux. Vadius. Ma plume t'apprendra quel homme je puis 6tre. Trissotin. Et la mienne saura te faire voir ton maitre. Vadius. Je te defie en vers, prose, grec et latin. Trissotin. He bien, nous nous verrons seul a seul chez Barbin ! LE BUBEAU DE JOURNAL. Scene tiree du Mercure Galant de Soursanlt. PEBSOXNAGES. Merlin, valet du Redaeteur. La Rissole, vieur soldat. Le thidtre represente un Bureau de Journal. La Rissole {ivre.) J'entre sans dire gare, et cherche a m'in- former Ou demeure un monsieirr que je ne puis nommer. Est-ceici? * Merlin. Quel bomme est-ce ? La Rissole. Un bon vivant, alegre. Qui n'est grand ni petit, noir ni blanc, gras ni maigre. J'ai su de son libraire, oii souvent je le vois, Qu'il fait Jeter en moule un livre tous les mois. C'est un vrai juif errant qui jamais ne repose. Merlin. Dites-moi, s'il vous plait, voulez-vous quelque chose ? L'homme que vous cherchez est mon maitre. Im Rissole. Est-il \h, ? Merlin. Non. La Rissole. Tant pis. Je voulais lui parler. Merlin. Me voil^., L'un vaut I'autre. Je tiens un registre fidele Ou chaque heure du jour j'ecris quelque nouvelle : Fable, bistoire, aventure, enfin quoi que ce soit. Par ordre alphab6tique, est mis en son endroit. Parlez. LE BUREAU DE JOURNAL. 245 La, Rissole. Je voudrais bien etre dans le Mercure : J'y ferais, que je crois, una bonne figure. Tout-a-l'heure, en buvant, j'ai fait reflexion Que je fis autrefois une belle action ; Si le roi la savait, j'en aurais de quoi vivre ; La guerre est un metier que je suis las de suivre. Mon capitaine, instruit du courage que j'ai, Ne saurait se resoudre a me donner conge. J'en enrage. Merlin. II fait bien: donnez-vous patience.... La Rissole. Mordie ! je ne saurais avoir ma subsistance. Merlin. II est vrai, le pauvre homme ! il fait compassion. La Rissole. Or done, pour en venir a ma belle action, Vous saurez que toujours je fus homme de guerre, Et brave sur la mer ainsi que sur la terre. J'etais sur un vaisseau quand Ruyter fut tue, Et j'ai meme a sa mort le plus contribue : Je fus chercber le feu que Ton mit a I'amorce Du canon qui lui fit rendre Fame par force. Lui mort, les Hollandais soufiiirent bien des mals : On fit couler a fond les deux vioe-amirals. Merlin. II faut dire des maux, vice-amiraux ; c'est I'ordre. La Rissole. Les vice-amiraux done ne pouvant plus nous mordre. Nos coups aux ennemis furent des coups fataux ; Nous gagnames sur eux quatre combats navaux. Merlin. 11 faut dire fatals et navals ; c'est la regie. La Rissole. Les Hollandais, reduits a du biscuit de seigle, Ayant connu qu'en nombre ils etaient inegals, Firent prendre la fmte aux vaisseaux principals. Merlin. II faut dire inegaux, principaux ; c'est le terme. La Rissole. Enfin, apres cela nous fiimes a Palermo ; Les bourgeois a I'envi nous firent des regaux : Les buit jours qu'on y fut furent huit carnavaux. Merlin. II faut dire regals et carnavals. La Rissole. Oh ! dame ! M'interrompre a tout coup, c'est me chifibnner I'ame Franchement. Merlin. Parlez bien. On ne dit point navaux, Ni fataux, ni regau?, non plus que carnavaux. Vouloir parler ainsi, c'est faire une sottise. La Rissole. Eh ! mordie ! comment done voulez-vous que je dise? Si vous me reprenez lorsque je dis des mals, In6gals, principals, et des vice-amirals ; Lorsqu'un moment apres, pour mieux me faire entendre, 21* 246 LE BUREAU DE JOURNAL. Je dis fataux, navaiix, devez-vous me reprendre ? J 'enrage de ton coeur quand je trouve un trigaud Qui souffle tout ensemble et le froid et le chaud. Merlin. J'ai la raison pour moi qui me fait vous reprendre, Et je vais clairement vous la faire comprendre. Al est un singulier dont le pluriel fait aux ; On dit : c'est mon £gal, et ce sont mes ^gaux. C'est I'usage. La Rissole. L'usage ? Eh bien ! soit ; je I'accepte. Merlin. Fatal, naval, regal, sont des mots qu'on excepte. Pour peu qu'on ait de sens ou d'erudition. On sait que chaque regie a son exception. Par consequent on voit par cette regie seule.... La Rissole. J'ai des demangeaisons de te casser la gueule. Merlin. Vous ? La Rissole. Oui, palsandie ! moi : je n'aime point du tout Qu'on me berce d'un conte a dormir tout debout : Lorsqu'on me veut railler, je donne sur la face. Merlin. Et tu crois au Mercure occuper une place ? Toi ! tu n'y seras point, je t'en donne ma foi. La Rissole. Mordie ! je me bats I'oeil du Mercure et de toi. Pour vous faire depit, tant a toi qu'a ton maitre, Je declare a tous deux que je n'y veux pas 6tre. Plus de mille soldats en auraient aohete Pour voir en quel endroit La Rissole eut et6 ; C'etait argent comptant, j'en avals leur parole. Adieu, pays. C'est moi qu'on nomme La Rissole: Ces bras te deviendront ou fatals ou fataux. Merlin. Adieu, guerrier fameux par des combats navaux. DICTIONARY OF IDIOMS, PEOVEEBS, PECULIAR EXPRESSIONS, ETC. DICTIONARY IDIOMS, PEOVERBS, PECULIAR EXPRESSIONS, ETC. A (&. la distance de), within ; ex : h trois pouces de ma figure, within three inches of my face. A, it la, au, aux (qui a, qui porte), with ; ex : une table a. tii'oirs, a table with drawers ; rhomme aux lunettes vertes, the man with the green spectacles. A, hy ; ex : brin h. brin, hit hy bit ; deux h. deux, two hy two ; sou k sou, penny hy penny. A la piuie, au beau ; ex : le temps est a, la pluie, it threatens to rain ; le temps est au beau, the weather profnises to be fine. A la guerre, k la paix ; ex : les nou- velles sont h. la paix, k la guerre, the news is for peace, for war. A I'anglaise ; cL la fran^aise, in the English fashion ; in the French fa^hioTt. Abandonner, s', au d^sespoir, to give one's self up to despair. — son cheval, to set onis horse at full speed. Abattu, le visage — , with a dejected countenance. Abimer, s' — dans l'6tude, les plai- sirs, to be immersed in study, &c. Abois, aux — (en parlant d'un cerf, (fee), at hay. — , aux — , at the last extremity. AsoNNEBLf s' — a., to subscribe to. Abord, de difficile — , hard of access. — , d6s r — , ex : je lui ai dit cela — , that was the very first word I said to him. — , d' — , at first ; in the first place. — , d' — (imm^diatement), immedi- ately ; directly. — , d' — que, as soon as. — ;toVd^-r~ ( ''^'^'''^ ''^^^' Abordable ; ex : il n'est pas — , there is no coming near him. Aborder, un sujet (en parler, en 6crire), to touch upon a subject. Aboutir en pointe, to be sharp point- ed. — , n' — k rien, to come to nothing. — ; ex : k quoi aboutit cela ? what is the drift of that ? Aboyer k la lune, to show one's teeth where one cannot bite. Abreuyer quelqu'un de chagrin, to he the cause of much sorrow to one. Abbi, k V — de, secure from. ; shel- tered from. — , k V — , under shelter. AcoABLE de dettes, d'affaires, rnjEE, diseur de bonne — , a for- tune teller. Avis (dans un jonmal), advertise- ment. — au lecteur, a hint to the reader. — - (arertissement), a warning. — , h. mon— , in my opinion^ — , on m'a donne — que, / have received informaticm that. — , je suis d' — que tous aUiez, Ithink you should go. AviSEE aux moyens de feire une chose, to contrive tlie Tneans of doing a thing, — , je ne m'en serais jamais avis6, it would never have entered my head, AvoiE a. coeur de faire une chose, to be anxious to do a thing, — beau jeu, to have fair play ; ex : si j'avais eu beau jeu il ne m'au- rais pas battu, if I had had fair play he would not have beaten me. — beau jeu (aux cartes), to have a good hand. — beau jeu (belle occasion), to have a good opportunity, — beau (etre en vain), to be in vain ; ex : j'ai beau faire je ne puis pas 6tudier, do what I will, or do what I may, I cannot study, — bonne mine, to look well — cours (en parlant de I'argent), to be current. — de I'aplomb, to be steady. — de I'esprit jusqu'au bout des on- gles, to be extremely witty ; to be full of wit. PECULIAR EXPRESSIONS, ETC. 253 Avoir de quoi vivre, to have a compe- tency. — des affaires par-dessus la tfite, to be over head and ears in busi- ness. — des entrailles, to be possessed of feeling. — des pretentions, to be conceited ; to think a great deal of one's self; to have a very good opinion of one's self — du front, du toupet, to have u, great deal of impitdence or assur- ance ; to have a face of brass. — en partage, to fall to one's lot ; ex : elle a la vertu en partage, virtue has fallen to her lot. — , en — dans Taile, to he caught. — , en — pour son compte, to have enough of it. — , en — a quelqn'un, to have a spite against one. — , en — le cceur net, to disburden one's mind of a thing. — I'avance sur, to have the start of. — Tesprit present, to be ready-witted. — la langue bien pendue, to have a flippant tongiie ; to talk with volu- bility. — la mine de, to look like ; ex : il a la mine d'un honnete liomme, he looks like an honest man. — la mort dans Tame ; ex : j'al la mort dans Tame, my heart is break- ing. — la t^te dure, to he didl of appre- hension. — la tete f616e, to be crack-brained; to be hair-brained. — la t6te ^ I'event, to be wild and thoughtless. — la vue basse, to be short-sighted. — le coeur sur les l^vres, to be open- hearted. — le coeur serr6, to be heavy at heart; to have a heavy heart. — le dessus, to have the advantage ; to have the best of it. — le dessous, to have the worst of it. — le diable au corps, to have the devil in one ; ex: il a le diable au corps, the devil is in him. — le mot pour rire, to be face- tious, 22 Avoir le pas sur quelqu'un, to have the precedency of one. — , n' — garde de, to be far from ; by no means; je n'ai garde de dire, I by no means say ; I am far from saying. — , n' — pas la t^te h soi, to be dis- tracted ; not to know what one is doing. — , n' — pas un sou vaillant, not to be worth a farthing. — plus de peur que de mal, to be more frightened than hurt. — son dit et son d6dit, to say and zinsay. — sur le bord des Ifevres, to have at one's tongue's end. — sur les bras {k nourrir), to have to provide for ; to have to main- tain. — sur les bras (importun), to have hanging on one. — toujours le pied en I'air, to be al- ways in motion. — une affaire k r^gler, to have a business to settle. — vent d'line cbose, to have intima- tion of a i B. Badiner, pour — , in a joke. Bagage, arme et — , bag and bag- Baiser ; ex : je vous oaise les mains, your most hwnble servant. Baisse (en marchandises), a fall. Batssee, la tfite — , headlong. Baisser (en parlant des marchan- dises), to fall. — , to let down ; ex : baissez les ri- deaux, let down the curtains. — pavilion devant quelqu'un, to ac- knoviledge one's superiority. Bander un arc, to draw a bow. — les yeux k quelqu'un, to blindfold one. Barbe, k sa — , to one's face. Barrer un mot, to scratch out a word. Bas, k — le tyran, down with the tyrant — , chapeau — , with one's hat off; 254 DICTIONARY OF IDIOMS, PEOVERBS, ex : n me parlait chapeau bas, he spoke to me with his hat off. Bas, chapeaux — , hats off! — , en — (en parlant b. un chien), down. Bataille rang^e, a pitched battle. Batie des chateaux en Espagne, to build castles in the air. Batons, h — rompus, by Jits and starts. Batteb 4 plate couture, to totally route ; to beat completely. — en retraite, to retreat before the enemy. — en brtche, to open a breach. — en ruine, to batter down. — froid avec quelqu'un, to be cool to one. — , la g6n6rale, to beat to arms ; ex : la gSn^rale battait dans toutes lea rues, the drums were beating to arms in all the streets. — la campagne ; ex : vous battez la campagne, your wits are wool gathering ; son esprit battait la campagne, he was raving. — la mesure (en musique), to beat time. — le briquet, to strike a light. — le fer chaud, to strike the iron while it is hot. — le par^, to ramble about the streets. — les cartes, to shuffle the cards. — , ne — plus que d'une aile, to be almost over with one ; to be more than half ruined; to have lost on^s credit, power, untain^ of molehills. — , en — accroire k quelqu'un, to im- pose upon one. — face (se retourner), to face about. — face h. (6tre vis-a-vis de), to be face k, to meet ; to provide for ; ex : je ne pourrai pas faire face h, tant de dipenses, I shall not be able to Tneet so many expenses. — faire du mauvais sang h, quel- qu'un, to vex one. — faux feu (rater), to miss fire. — faux bond 4 quelqu'un, to dissap- point one ; not to keep one's ap- pointment with axt, le — de, the counterpart of Pexsiox a. vie, an annuity. — , une — (maison oh Ton mange), a hoarding-hoicse. Pensioxnat. a hoarding-school. Percer dans ravenir, to dive into futurity. — une foule, to make one's way through a crowd. — une rue, to open a street. Perdre h. etre connu, not to improve on acq^taintance. — quelqu'un aux yeux d'un autre, to ruin one in another^s good opinion. — , en — la t^te, to drive one mad ; ex: il en perdra la tfite, it will drive him, m^ad. PECULIAR EXPRESSIONS, ETC. 279 Peiidre la carte (se tromper), to be out. — ^ g'y — ; ex ; je m'y perds, / can make nothing of it. — , y — son latin, not to be able to make any thing of it. Perte, h. — de vue, as far as the eye can reach. — , en pure — (sans effet), to no purpose. Peser, le temps me pfese, the time hangs heavy on my head. — , de graves soup9ons pfesent sur lui, he is strongly suspected. — , un secret lui pfese, a secret is a burden to hi>n. Petillek d'esprit, to be extremely witty. — ; ex : le sang p6tille dans nies veines, the blood boils in my veins. Petri de (au figure), fraught loith. Peu a. peu, little by little ; by de- grees. — de chose, a trifle. — , depuis -~, lately. — , sous — ■, in a short time. — , tant soit — , ever so little. — , pour — que vous le fassiez, if you do it at all. Peupi.er uu etang, (fee. de, to stock a pond, &c., with. Physique, au — , in a physical sense. Pieces justincatives, vouclters. — , arme de toutes — , armed from top to toe. Pied k pied (disputer, d6fendre), inch by inch. — , au — de la lettre, literally. — , au petit — , on a small scale. — , de plain — , on the same floor. — , de — ferme, v)ith a firm foot ; without stirring. , en — , portrait en pied, a full- length portrait. — , sur le — oti sont les choses, as things stand. — , un — &. terre, a small lodging. Pile ou face, head or tail. PiQUER des deux, to clap spurs to one's horse. — , ne se — • de rien (n'avoir pas de pretention), to have n/> pretensions to any PiQUER, se — au jeu, to grow warm at play. — , se — d'une chose (en fitre of- fense), to be offended at a thing. Piques — (aux cartes), spades. Pia, au — alter, at the worst ; let the worst co9ne to the worst. Plaies, ne vouloir que —-et bosses, to delight in mischief. Plaire, se — h, to delight in. — , se — dans un lieu, to like u, place. — , se — ■; ex : je me plais k croire, it pleases me to tlmik. — , se — , ces plantes se plaisent dans ce terrain, these plants thrive in that soil. Plaisant, ce qu'il y a de plaisant c'est, the best of the joke is. — , le — de I'affaire 6tait, the cream of the Jest was. — , un mauvaia — , a sorry Jester. Planter li quelqu'un (le laisser dans I'embarras), to leave one in the lurch. Plat, k ventre — , on one^s face and hands. — , calme — , a dead calm. Plate, une physionomie — , a vacant face. — bande, a bed of flowers. Pleuvoik k verse, to pour with rain. — ; ex : les honneurs lui pleuvent, honors are showered on him. Plier bagage, to be off ; to pack off ; to decamp. — devant quelqu'un, to give way to one. — devant I'ennenii, to give ground Pli, bent ; prendre un bon ou mau- vais — , to take a good or a bad bent. Plumer quelqu'un, to fleece one. Plus, de — , moreover. — , tout au — , at most. — , de — ■ en — , more and more. — , au — , at most. Point du jour, day-break. — , k tel — que, to such a degree that, — , k — nomme, in the nick of time. — , au dernier — , in the gree. — , de — en — , exactly. 280 DICTIONARY OF IDIOMS, PROVERBS, Point, de tout — , in every respect. PoiNTE, en — de vin, merry ; tipsy; half seas over. PoissoN d'avril, an April fool. PouoE, bonnet de — , aforaging-cap. PoMPE h feu, afire-engine. Pompon, ii moi, k lui, Ac. le — , lam, he is, Ac, the Tnan for it ; I bear, he bears, Ac., the palm, Pont, c'est le — aux hues, every fool knows that. PoKTE, i. la — ! S. la — ! out with him, her, them ! PoETEE, a — de la voix, within call. — , a la — de (juelqu'un, within cm^s reach. — , 4 la — de canon, within gun-shot. — , une atteinte — \ a violation of. PoETER (en parlant des habitg), to wear. — k faux, to he grounded on false premises. — atteinte k la reputation de quel- qu'un, to injure one^s reputation. — au comble, to carry to tlie ut- most pitch ; to carry to the highest degree. — coup (produire I'effet desire), to take effect. — defense k, to prohibit; to forbid. — en compte de, to place or set dovm to the account of. — interet k quelqu'un, to feel in- terested for one. — la main sur, to strike. — la parole, to be prolocutor or spokesman. — la sante de quelqu'un, to drink on^s health. — rancune k quelqu'un, to bear one ill-will. — remfede k, to remedy. — , se — au bien, au mal, to he in- cliited to good, to evil. — , se — heritier, to lay claim to an infieritance. — , se — k des voies de fait envers quelqu'un, to assault one. — ses regards, ses pas, to direct ones looks, one^s steps. — , I'un portant I'autre, one with the other. — , la loi porte que, it is enacted by the law that. PoRTEE, chaque coup portait, every blow took effect. Poser en prineipe, to lay down as a principle. — les armes, to lay down arms. — pour son portrait, to sit for on^s portrait. PossEDER les bonnes graces de quel qu'un, to be in one's good graces. — , se — , to be master ofone^s self; to have a command over one's self PouFFEE de rire, to be in fta of laughter. PouLE mouill6e, a milksop. PonssER aux ennemis, to make to- wards the enemy. — des cris, to utter cries ; to cry out. — quelqu'un k bout, to provoke one beyond bearing. — sa patience k bout, to prut one • out of patience. — , se — dans le monde, to get for- ward in tlie world. — trop loin (la raillerie, Ac), to carry too far. — un soupir, to heave or fetch a sigh. — une rude botte k quelqu'un, to give one a Iwme-thrust. — , les arbres commencent k — , the trees are beginning to put forth leaves. PoussiF, VE, broken-winded. PouvoiR tout sur quelqu'un, to be able to do any thing with one. — , n'en — plus, to be quite spent or exliausted. — , on ne peut plus (suivi d'un ad- jectif), most, highly ; ex: on ne peut plus agrlable, most agree- able. Peatiqder un escalier dans un naur, to contrive a staircase in a wall. Premier, au — (d'une maison), on the first floor. Prendre (brCiler) ; ex: cette liqueur prend a la gorge, tliat liquor burns the throat. — assiette (s'affermir), to grow sta- ble. — en mauyaise part, to be offended at. — en flagrant dflit, to catch in tite fact PECULIAR EXPRESSIONS, ETC. 281 Prendre fait et cause pom- quel- qu'un, to make coniinon cause with one. — I'essor (s'^manciper), to break loose. ■ — la balle entre bond et vol^e, to improve the opportunity/. — la clef des champs, to run away. — le change, to be deceived. — le large (aller en mer), to put out to sea. — le large (se sauver), to Tnake off. — le mors aux dents (au propre), to take head. — le mors aux dents (au figur^), to throw off all restraint, — les charges avec les benefices, to take the rough with tlie smooth. — les devants, to go before. — quelqu'un en grippe, to take a great dislike to one. — , s'en — h quelqu'un, to blame oiie for it. — , a'y — bien, to go the right way to work. — , s'y laisser — , to fall into the snare. — ses aises, to indulge one's self. — ses jambes h son cou, to take to^ one^s heels. — son parti ; ex : il prend son parti en philosophe, he bears it like a philosopher. — un air de circonstance, to put on an appropriate face. — un parti, to come to a resolution. — un ton, to assume an air. — , le feu y prit, it caught fire. — , bien lui prit d'etre absent, it was well for him that he was absent. — , il vous en prendra mal, you will repent of it. — , ^ tout — , on the whole ; every thing considered. — , la rivifere est prise, the river is frozen over. Pres, h. cela — , that excepted. — , a beaucoup — , nothing near. — , k peu — , nearly ; almost. Presentation, d'une bonne — , of a good address. Presenter, la manifere de se — , one's address. Preserver, Dieu m'en — , God forbid. 24 Preter h rire, to afford matter for laughter. — I'oreille k, to listen to. — main-forte, to give aid and as- sistance. — , se — aux usages, h. la mode, to coinply with customs, with the fashion. — serment, to make oath. Prevenances, obliging attentions. Prevenir (avertir), to give notice. — quelqu'un (faire une chose avant lui), to be beforehand with one. — , se — , to be prepossessed. pREVENU de, accused of Priser, to take snuff. Proceder en homme d'honneur, to behave like a man of honor. Procedes, un homme h. bons — , a man who behaves well towards everybody. Procuration, a power of attorney ; a letter of attorney. — , par — , by attorney. PuoDuiRE quelqu'un dans le monde, to bring one into notice, Profiter de, to avail oTie's self of ; to profit by; il profita de ma faiblesse, he took advantage of my pROJET de loi, a bill ; ex: le projet de loi sur les c^r^ales, the com bill. Promener ses regards autour de soi. to look round one. Promettre monts et merveilles, to promise wonders. Prononcer, se — , to declare on^s — , des traits prononces, strong features. Propos en I'air, things which signify — , k tons — continually; every moment. — , hors de — , without any reason. — , mal k — , unseasonably. — tenus sur le compte de quelqu'un, something said of one; ex: les propos qu'il a tenus sur mon compte, what he said of yne. Proposer, I'homme propose et Dieu dispose, nothing can be done toith- out the assistance of God. 282 DICTIONARY OP IDIOMS, PROVERBS, PuisEE des consolations dans, to draw co7nfort from. Pure folie, &c., downright madness, ttc. a Qdalifieu quelqu'un d'une epithfete, to bestow an epithet on one. QuANTiEME, le — , the day of the month, the age of the m.oon ; ex : quel quantierae somDies-nous ? what Siy of t1i£ month is it? nous soiumes le diy, it is the tenth. QuATRE, se mettre en quatre pour servir ses amis, to do one's best to serve one's friends ; conime qua- tre (a very fumiiiar expression). Que (au lieu de comme), as; ex: il aiTivait que je sortais, he ar- rived as I was going oi/f. — (admiratif), fiow; ex: que vous etes aimable ! how ajniable you are .' Que! what a nuTnbe)- ! what a quan- tity ! ex: que de belles fleors ! what a number of fne fowers ! — (au lieu de pourquoi) ; ex : que ne me r^pondez-vous pas '. why do you not answer me ? — (au lieu de jusqu'^ ce que, avant que); ex: je ne sortirai pas qu'elle ne revienne, / will not go out be- fore or until sh£ returns. — (au lieu de, de crainte que, de peur que) ; ex : Latez-vous de vous hkbiller que quelquun ne vienne, make haste and dres^ your- self lest {or for fear that) any one slunUd come. — (au lieu d'k moins que) ; ex : je ne le ferai pas qu'U ne me donne trois mille francs, I will nut do it unless he give me three thoiLsand francs. — (pour quel — etait) ; ex : le digne honmie que Socrate ! what a wor- thy man Socrates was ! Question, il fut — de telle ou telle chose, such and such a thing was spoken of was m^ntionedy was the subject of conversation. Queue, i la — les uns des autres, ^ in a string, one after the other. — , une robe &. — , t* gown with a train. Quoi, de — , wherewith ; ex : j'ai de quoi vivre, / have wherewith to live. a Rabais, au — y at reduced prices. Raccostmoder deux personnes, to reconcile two persons. Raccroc (an jeu), c'est un — ,it is luck. Rafraichir les cheveux, to clip onis hair. — , se — , to take refreshment. Raison, &. — de (au prix de), at the rate of — , comme de — , of course. — , la — de (en parlant d'une mai- son de commerce), the firm of. RAiaON.vEE, h perte de vue, to argue wildly. Rakcuxe, pas de — ! m> ill-^ll I Rangee, une personne — , a person of regular or steady habits. — , une bataille — , a pitched battle. Rapporteur, un — , a tell-tale; a tale-bearer. Rasee de fond en comble, to raze to the ground. Rassis, un esprit — , a cool jvdg- ment. Rater (en parlant des armes k feu), to miss fire. Ravir, i — , delightfully. REBATTRi;, j'ai les oreilles rebattues de cela, lain sick of hearing that. — , ne faire que — , to be always re- peating the same thing. Rebours, a — , against the grain; the wrong way. Rebrousseb chemin, to return the way one came or went (selon le sens). Rechercher la societe, les faveura de quelqu'un, to court one's com- pany, one's favors. — , il est trfes-recliercli6 dans sa mise, he is very particular in his dress; il est recherche danfl ses PECULIAR EXPRESSIOIVS, ETC. 283 expressions, he is choice in his ex- pressions. , Recommenceu de plus belle, to begin again worse than ever. Reconduire quelqu'un chez lui, k la porta,