CORNELL UNIVERSITY LIBRARY Lawrence and Jeanne Pumpelly Endowment Contes et saynetes; 3 1924 006 053 999 Cornell University Library The original of tliis book is in tine Cornell University Library. There are no known copyright restrictions in the United States on the use of the text. http://www.archive.org/details/cu31924006053999 CONTES ET SAYNETES Edited With Notes and Vocabulary BY T. F. COLIN, Ph.D. Recently Instructor in Romance Languages, Bryn Mawr College Head of French Department, Miss Baldwin's Preparatory School, Bryn Mawr BOSTON, U.S.A. GINN & COMPANY, PUBLISHERS 1900 COI'YKIGHT, 1900 Bv GINN & COMPANY ALL RIGHTS RESERVED PREFACE. Much has been said to set forth the charm of the French short stories, and much might yet be said of their intrinsic value as language study. They are countless in number. The following, which have recently appeared in Paris, are now presented for the first time as a class-room text. They were written by such well-known novelists as Jean Richepin, Pierre Loti, Jean Aicard, Armand Silvestre, Paul et Victor Marguerltte, Jean Rameau, and other younger authors who delight in this now so essentially French product — the short story and the saynete. Some slight alterations, the occasional change or omission of a word or line, have been made when imperative. This little volume offers no special difficulty to the student who has mastered the forms (regular and irregular) together with the elementary syntax of French. A vocabulary of words differing from the English and a few notes have been added to elucidate such points only as are not given in an abridged dictionary, or in the usual class-room aids to study. The student's attention should centre on the mastery of precise and varied expression and the fluent reading of the text, never disconnecting sound from sense. T. F. C. Bryn Mawr, January, 1900. CONTENTS. PAGE Le Retour des Clochfs . Jean Aicard I La Gerbe . Henri Spont . . II Le BAROMiTRE de ma Xante . . Ernest Laut i8 L'ASSASSIN . . . Paul et Victor Margueritte 29 Un Malheur est vite arrive Leon de Tinseau . • 36 Une Complice . . Charles Foley . • 45 La Rosace . .... Jean Rameau 50 Les deux Borgnes . . . . Jean Richepin .... ■ 56 Burs benits. . Georges Rodenbach 61 Le Chariot . . Armand Silvestre . 68 Le petit Suisse .... Severine . . . . • 74 L'AVANT-DERNlfeRE LlONNE . Rene Bazin 79 Matelot . . . Pierre Loti . . 86 Coco . . . . Jean Jidlien 97 NOCES DE BOIS . . Michel Provins .... 103 Un Cas non pr^vu . . Albert Ladvocat . no Imberbe . . ... Marie-Anne de Bovet . . 116 SuR l'Omnibus . . . . Auguste Germain . . 127 Vocabulary 137 CONTES ET SAYNETES. LE RETOUR DES CLOCHES/ CONTE DE PAQUES. Nous e'tions cinq petits amis et nous habitions des en- clos voisins, sur les dernieres'pentes de la grande colline violette au pied de laquelle est batie Toulon,^ la ville de guerre. ^ ^ ^ <>'*>(r^'' Les fenetres de nos maisons regardaient, par-dessus les 5 toits rouges de la ville, la rade par delk la rade, les vertes collines de Saint-Mandrier et, par delh. les collines, rimmense mer toute bleue, dternellement changeante et toujours pa- reille k elle-meme. Tous ecoliers de I'ecole prochaine, nous ne nous quittions 10 guere. Le plus grand, L^on, avait douze ans ; Paul, le plus petit, en avait huit. Ldon ne marchait pas sans son tam- bour, un vrai tambour que nous suivions partout d'un air brave. Pierrot, dix ans, portait toujours un drapeau ; Fr^- d^ric et Tiennet^ marchaient ensuite, armds de sabres de 15 1 Le retour des cloches. In Roman Catholic countries, as the church bells are not rung from Holy Thursday to Easter Eve, the popular saying is that they have gone to Rome for the Pope's blessing. 2 Toulon, a city on the Mediterranean, the most important navy-yard in France. ^ Tiennet, contracted form of Etiennet, dim. of Etienne. I 2 CONTES ET SAYAETES. bois, et Paul venait le dernier, toujours, et ne portant jamais rien que ses pensdes.^ . . . Elles e'taient lourdes, car tous les jours le petit Paul dd- cou^'rait un peu du vaste monde, et, de plus — honni soit 5 qui mal y pense ^ — le petit Paul dtait amoureux. II aimait — oui, vraiment — la grande soeur de Tiennet. Un petit nigaud, ce Tiennet, le fada de la bande, k qui Ton faisait croire des choses ... oh ! des choses ! . . . Figurez- vous que ce beta croyait que le " Petit Chaperon Rouge "^ est 10 une histoire arrivde ! Si c'est possible,* k neuf ans ! La soeur de Tiennet, c'etait Lison, que nous appelions Liseron.^ Elle avait pres de quinze ans. EUe etait de'jk vieille, ce qui nous charmait. Elle ne jouait pas avec nous, ce qui I'iddalisait. Elle venait, deux fois par jour, k I'heure 15 des repas, appeler son frere, dans les ravins 011 nous nous egarions, au fond des forets de romarins oia nous nous croy- ions perdus, parmi les rochers ou nous cherchions la caverne d'Ali-Baba." Du plus loin, tout d'abord, le bruit du tambour de Leon la 20 guidait. . . . Elle accourait, criant de sa jolie voix : — Tiennet ! Tiennet-et-et ! Alors, chut, silence ! le tambour devenait muet. Nous ^ ne portant jamais rien que . • . , an allusion to the popular song, Mort et convoi de Vinviiicible Maleh'ough — . . Uitn portait son gra7id sabre^ Mironto7i, mironion, mtrontaine ; E un port ait son grand sabre ^ E autre ne port ait rien. ^ honni soit qui mal y pense, " evil to him who evil thinks " — motto of the Order of the Garter, instituted by Edward III of England. 8 le " Petit Chaperon Rouge," Little Red Ridinghood. * Si c'est possible ! Just think of it I ^ Liseron, lit., bind weed. Lison, dim. of Elise. ^ Ali-Baba, the hero of the tale of the forty thieves in the Arabian Nights. LE RETOUR DES CLOCHES. 3 nous glissions, invisibles, au plus ^pais des fourres. Nous nous couchions dans le thym qui, dcrasd, sentait bon. Et, quand la voix s'^loignait : — Tiennet-et-et ! Aussitot : ran tan plan ! le tambour semblait dire : 5 — Ah ! la sotte qui n'a pas su nous trouver ! Le drapeau s'elevait, k bout de bras, par-dessus les cimes des romarins, et quand la chercheuse arrivait enfin, tous ensemble, avec un grand cri, nous nous prdcipitions vers elle, suspendus k sa robe, k ses bras, k son cou. ... Et 10 Paul, ^tant le plus petit, dtait toujours embrassd. C'est pourquoi il aimait Lison. Tous les autres aussi I'aimaient. * * * Le vendredi saint de cette annee-lk, Tiennet ne vint pas jouer, et Leon dut laisser k la maison son tambour. 15 — Maman, d^clara-t-il, ra'a dit comme 9a '^ : " Les cloches sont parties. Tu auras ton tambour demain." Cette assimilation des tambours et des cloches nous donna fort k penser et nous ne parlames plus d'autre chose. Toutes les cloches de France dtaient parties pour Rome. 20 On ne les entendrait plus que le lendemain k midi. EUes reviendraient dfes le matin, car la route est longue ; mais comment reviendraient-elles ? Comment ? . . . Par le grand chemin du ciel. Elles auraient des ailes pour la circon- stance. Pourrait-on les voir.? Peut-etre, s'il ne leur prenait 25 pas fantaisie de monter trop haut dans I'espace, hors de vue, ou de passer trop loin, Ik-bas, au-dessus de la pleine mer. — Eh bien ! mes amis, dit Leon d'un air capable, tout 5a, c'est des contes, comme le " Petit Chaperon Rouge." ^a n'est pas arriv^ ! 30 ^ Maman m'a dit comme ya. This is what Mamma told me. 4 CO.VTES ET SAYXETES. Nous nous en doutions un peu, et pourtant tout notre petit monde se mit k rdfle'chir d'un air d'ennui. Tous et Leon lui-meme semblaient degus et de'concertes. Je n'ou- blierai jamais I'air malheureux, descEuvre', de ce grand L^on, 5 tandis qu'il nous instruisait. On voyait bien qu'il lui man- quait quelque chose. C'etait, j'imagine, son tambour. — Les cloches, mes amis, poursuivait-il, le bras tendu, I'index rigide, sont la-bas, dans les clochers. Seulement, elles ne sonnent pas. Et I'on vient nous raconter qu'elles 10 sont parties pour Rome ! Papa m'a dit : — II n'y a que les imbeciles pour croire 9a. — Meme maman a repondu^ • — Tu as tort, les petits enfants n'ont pas besoin d'en savoir si long. 15 — C'est alors qu'elle m'a pris mon tambour. II n'est pas \ Rome. Les cloches non plus. Voil^. Nous e'tions convaincus, froidement, et un peu tristes de connaitre la verite. Comment secouer cette melancolie ? II fallait inventer un jeu. Void ce que nous imaginames. 20 Chacun disant son mot tour \ tour, — puis, tous parlant k la fois, le projet que voici se trouva finalement arrete : Puisque nous etions savants, nous nous amuserions de I'ignorance et de la sottise de Tiennet. Nous I'emmenerions, le lendemain matin, tout en haut de la colline, et nous ferions 25 semblant de voir les cloches passer dans le ciel. Lui, il ne les verrait pas, puisqu'elles etaient toutes dans les clochers ; et ce serait tres drole. Nos vacances de Paques allaient done etre bien employees. Leon se chargea d'aller prendre Tiennet chez lui le lende- 30 main matin, et nous nous separames pleins de songes, nous demandant quelle figure ferait notre petit camarade, au sommet de la grande colline. Une chose encore nous 1 Meme maman a r^pondu, Besides, did n't Mamma say. l^y^- LE RE TOUR DES CLOCHES. 5 attristait un peu : c'est que Lison, depuis deux jours, n'e'tait pas venue nous appeler. Cela, d'ailleurs, arrivait quelque- fois, et c'etait bien nature! aujourd'hui, puisque Tiennet, 'k cause sans doute du vendredi saint, dtait restd ^ sa maison, comme le tambour. 5 * * * Le lendemain matin eut lieu I'ascension. Nous primes tous les cinq la route du genie militaire.' L^on avait son tambour, mais les baguettes dormaient sur sa poitrine, fixdes au baudrier. Sa mere lui avait recommandd de ne jouer des baguettes qu'aprfes le retour des cloches. Pierre tenait 10 son drapeau enroule autour de la hampe et incline vers la terre. Et nous hations tous le pas, essoufBe's, a la suite du grand Leon, et nos petites mains cherchaient, de temps en temps, lorsque la pente ^tait trop raide, un point d'appui sur nos petits genoux. 15 Arrives a mi-c6te : , — Halte ! commanda Leon. ^[s ■ Nous nous asstmes et commengames k causer, contents d'un peu de repos, re'jouis a I'ide'e de nous moquer de la credulite de Tiennet. 20 — Est-ce que Lison, lui dit Paul tout k coup, viendra te chercher aujourd'hui .? La reponse que fit Tiennet nous plongea tous dans un grand trouble. Non, Lison ne viendrait pas nous appeler, parce qu'elle etait bien malade. Depuis trois jours elle e'tait 25 couchee. — Le m^decin a dit, ce matin, qu'elle pouvait mourir, acheva Tiennet d'un air grave. Maman m'a laisse sortir, parce que, pour ma sceur Lisa, il ne faut pas faire de bruit dans la maison. Et moi je suis venu bien volontiers parce 30 1 la route du g^nie militaire, the military road. Such roads are built by the Engineer Corps (le genie militaire'), for approach to fortifi- cations. 6 CONTES ET SAYNETES. que j'ai entendu dire une chose: quand on peut voir passer les cloches dans le ciel, si Ton pense bien vite un voeu, le bon Dieu fait arriver ce qu'on lui demande. . . . Alors, vous comprenez, n'est-ce pas ? pour Lison, il faut que je voie les 5 cloches ! II y eut un long silence. — Cast comme pour les ^toiles filantes, dit enfin le petit Pierre. Et Fre'd^ric continua : 10 — Si Ton demande une chose au bon Dieu avant que I'e'toile soit e'teinte, le bon Dieu fait ce que vous voulez. — Oui, c'est comme 5a, dit Tiennet. Et il repe'ta : — II faut que je voie les cloches ! 15 — Toi ou moi, dit Paul, ou bien un autre, ga n'y fait rien. Pour Lise, c'est la meme chose. II avait raison, Paul ; nous faisions tous le meme vceu. II y eut encore un tres long silence. Quelque chose de grand bouleversait nos petits cceurs. C'etait doux, triste et 20 confus. C'e'tait notre amour pour Lise. Nous voulions la revoir, la revoir souvent, jolie et vivante, I'entendre encore nous appeler dans I'dcho de la montagne, I'embrasser encore, la perdre et la retrouver dans nos immenses forets de roma- rins plus hauts que nos tetes ! Quelle idde nous faisions- 25 nous de la mort de Lise ? Nous savions seulement que ce serait ne plus la revoir. Nous n'acceptions pas cela. Et comment etre surs qu'elle ne mourrait pas t Ah ! si 9a pouvait etre vrai I'histoire des cloches ! Si I'un de nous pouvait les entrevoir Ik-haut, traversant les petits nuages du 30 ciel comme des hirondelles ou des goelands ! Et pourquoi non ? Nos peres n'y croyaient pas, au voyage des cloches par le chemin des oiseaux, mais nos mferes nous I'avaient conte. Pourquoi ne serait-ce pas elles qui avaient raison ? Nous voulions tant etre console's ! LE RETOUR DES CLOCHES. 7 Toutes ces id^es s'agitaient en nous pele-mele, informulees, plaintives, comme enveloppees dans le touchant desir qui leur donnait naissance. Nous I'aimions tant, la grande Lise ! Par amour pour elle, nous etions malheureux de ne pas croire aux cloches qui volent. . . . Apres tout, elles 5 volaient, peut-etre ! Pourquoi pas ? . . . Pas toutes, si vous voulez, mais quelques-unes. . . . Celles de Toulon, oui, dtaient dans les clochers, mais celles de Paris, qui sait ? . . . En tout cas, personne ne songeait plus \ se raoquer du pauvre Tiennet. On ne pensait plus \ jouer. 10 On voulait seulement savoir que Lison ne mourrait pas. * * * Maintenant nous etions arrives sur le sommet nu et pier- reux de la colline. Le tambour et le drapeau furent pose's \ terra, et nous regardames autour de nous. C'e'tait si large, tout le pays vu de Ik-haut, les collines et les plaines, et toute 15 la mer et tout le ciel, que nous eumes un peu peur. Mais nous etions cinq, bien armes ; et, en abaissant les yeux, nous apercevions, au bas de la colline, le toit rassurant de nos maisons, nous reconnaissions nos terrasses, et meme, sur les terrasses, les gens qui passaient. . . 20 — La, c'est papa, oui, j'en suis sur; la, c'est grand'- mere ! . . . He'las, sur la terrasse de Tiennet, il n'y avait personne. La chambre de Lise n'avait pas meme ouvert ses fenetres, par ce beau matin de Paques fleuries.' Et alors, sans nous 25 rien dire, tous ensemble, nous quittames sa maison des yeux, pour regarder dans le ciel, et y chercher notre espe'rance. Ceux qui n'ont pas ainsi cherche, tout enfants, durant une heure, dans I'infini d'un ciel seme de petits nuages, k voir passer une forme ailde qui doit apporter la promesse d'un 30 ^ P&ques fleuries, another name for Dimanche des Rameaux, Palm Sunday. Cf. Pdques closes, Low Sunday; PAques, Easter Sunday. 8 CONTES ET SAYNKTES. bonheur, ne sauront jamais combien le desert bleu est vaste, et combien d'ailes et d'atomes y voltigent, le rayant sans cesse de zigzags et de caprices inattendus ! Les nuages, par bonheur, cachaient de temps en temps 5 le soleil. Tout de meme, nos yeux nous faisaient mal \ force de regarder la trop vive lumiere. Et quand nous les reportions \ terre, on voyait, sans comprendre pourquoi, de petites ombres bizarres. A chaque instant nos cceurs bondissaient. . . . Tantot, lo c'e'tait une mouche qui, passant 'k portee de notre main, nous avait fait I'effet d'une cloche lointaine volant tout au fond du ciel, perdue tout 1^-bas par-dessus la mer ; tantot c'e'tait un moineau de toiture qui, tranquillement, vaquait k ses affaires. Beaucoup de mouettes nous trompaient, indis- 15 tinctes Ik-bas, tout Ik-bas, du cote des iles d'Hyeres,^ pres d'un certain rocher oli elles font leurs nids. II y avait aussi dans I'air beaucoup de choses sans nom, qui flottaient, des bribes de laine, laisse'es par les moutons aux griffes des genets e'pineux et que le vent avait ramass^es ; toutes sortes 20 de riens le'gers, des fils de la Vierge, des brins de plumes, des de'bris subtils qui e'chappent aux mains des travailleuses, et qui se mettent, souleves par une brise, &, voyager de-ci, de-Ik, dans le ciel, comme de petits etres, suivis parfois par un oiseau tromp^. . . . 25 Nous regardions vers I'Orient, vers Rome et vers Je'rusa- lem. Les hirondelles, nous le savions, viennent de par W, les martinets, les ramiers voyageurs, tous les Stres migra- teurs en qui cette saison d'avril fait Colore un de'sir de changement. . . . 30 Et en nous aussi dtait un desir de fuite et de vol, un e'lan vers I'espace libre, un reve de planer. Quelque chose en nous se soulevait, comme une aile captive, inutile. ... Et ^ les iles d'Hyferes, islands in the Mediterranean, southeast of Toulon, noted for the beauty of their climate and palm trees. LE RE TOUR DES CLOCHES. 9 c'^tait I'amour. C'dtait la prifere et la tendresse. Comme elles sont au ccEur des hommes, elles dtaient de'jk en nous, renaissantes, impdrissables. . . . — En voilk une ! je I'ai vue ! II avait vu une cloche, le petit Paul ! Oui, avec les yeux 5 de son desir, avec les yeux de son amour, il I'avait vue. — En es-tu bien sur ? cria Tiennet, un peu pale. — Oui, oui ! II n'en etait pas sur, oh non ! Mais il croyait qu'ayant cru en voir une, il pouvait dire: je I'ai vue. 10 Qui saurait expliquer ou commenga son tendre mensonge d'enf ant ? C'est k lui-meme qu'il mentit d'abord, avec I'espoir de tromper Tiennet, non plus pour se moquer de lui, inais tout au contraire pour le consoler. Enfin, pourquoi ne pas le dire? II espe'rait bien un peu tromper aussi le 15 bon Dieu. . . . Oh ! I'insaisissable tendresse ! Tous les yeux e'carquilles chercherent au ciel le point fuyant, la petite et furtive raie sombre que Paul avait designee du doigt. Le sceptique Leon la revit le premier : 20 — La, Ik! oui, la, je la vols ! II y avait tant de petits nuages capricieux dans le ciel d'avril ! Tous les yeux dblouis, fatigue's, se rouvrirent ardemment. Que vous dirai-je de plus ? L'un apres I'autre ou I'un 25 par I'autre, nous la vimes tous, la cloche aux grandes ailes, qui nous apportait la santd de Lise, et le bon Dieu ' des enfants fit semblant de nous croire. II est certain qu'il se mit k sourire, puisque Lison revint quelques jours plus tard ^ le bon Dieu des enfants. The popular saying is, 1/ ^ a un Dieu pour les enfants, les fous et les ivrognes. 10 CONTES ET SAYNRTES. nous appeler encore, avec sa jolie voix, dans I'^cho de la montagne. Quand nous descendimes, ce samedi saint, la pente de la grande colline au pied de laquelle est batie Toulon, la ville 5 terrible aux bruyants arsenaux, le tambour de Le'on battait joyeusement, notre drapeau de'roule flottait avec gaietd, les sabres de bois jetaient des eclairs. ... Et petit Paul, chargd de ses pense'es, re'petait k Tiennet, d'un air de defi : — Que quelqu'un vienne nous dire que nous ne les avons lo pas vues ! . . . Et il verra ! Jean Aicard. LA GERBE. Mme Vernet se tourna vers sa nifece, et, d'une voix severe : — La commande pour la rue de Clichy n'est pas livr^e ? Marthe rougit. — Non. Je n'ai pas eu le temps, avec cette pluie. ... j . — Eh bien, tu iras, tout de suite. A-t-on ide'e, faire attendre una si bonne cliente ; allons, donne ! Vivement, elle releva ses manches, prit, une k una, les fleurs qu'on lui tendait, noua les tiges d'un fin ruban, froissa legerement la collerette de papier dont elle epingla les coins. lo Ses mains agiles, habitue'es aux besognes ddlicates, avaient des gastes qui semblaient ne pas toucher. — Voilk ! Tu peux filer. ... Si dans une heure tu n'es pas de retour, tu auras de mes nouvelles.' * * * La jeune fiUe, une fois dehors, regut en plein visage la 15 caresse de I'air pur. Enferm^e tout le jour dans I'atmo- sphfere ^touffante du magasin, parmi les plantes da luxe poussees trop vite et dont le parfum est si menteur, c'^tait une joie pour elle de respirer librement dans la rue qui est k tout la monde. 20 Comma elle I'aimait, la rue, avec sas boutiques ouvertes plaines de bonnes choses qu'on peut regardar, avec le vacarme des voitures, le flot, sans cassa ranouvele, des passants! Ella se sentai| moins seule au milieu da ces gens qui la cou- doyaient ; et les regards lev^s sur elle lui donnaient un petit 25 frisson, car elle ^tait jolie, toute menue, at elle connaissait, 1 tu auras de mes nouvelles, you will hear from me. II 12 CONTES ET SAYNETES. sans I'avoir appris, I'art ddlicat de sauter, sans se mouiller, les flaques de boue. La journe'e etait radieuse. Des nuages effiles couraient encore sur le ciel bleu pale. II e'tait bon de vivre, d'avoir 5 seize ans, des dents blanches, et une taille qui, de'jk, se for- mait. Sa mere, k coup sur, ne la reconnaitrait pas, avec sa tournure de Parisienne. Sans doute, son petit manteau de drap ne valait pas la somptueuse fourrure de cette dame et les chapeaux \ I'e'ventaire des modistes e'taient bien tentants, 10 mais les hautes glaces oii elle se mirait en passant lui disaient qu'elle avait mieux que I'ele'gance, la beautd, et qu'elle trou- verait facilement, un jour, un honnete gargon pour aimer de toutes ses forces son cceur qui battait, qui battait. Elle marchait d'un pas releve, toute grise'e de lumibre, 15 quand elle se trouva derrifere un enterrement : une civifere portee "k bras par deux hommes noirs, et, derriere, une femme, une vieille femme qui vacillait. Ce n'dtait pas le corbillard k panaches qui s'avance avec majeste dans les rues elargies, suivi d'un cortege, et salu^ respectueusement. 20 L'humble convoi suivait le trottoir, bouscule par les passants, arrete par les voitures, et le cercueil voild de blanc, grand comme une valise de poupee, se balangait au rythme des pas, comme s'il ^tait pressd d'arriver, pour reposer, enfin, dans la terre maternelle. 25 Marthe se sentit le coeur serrd. Pouvait-on mourir, par un si beau soleil, s'en aller seul, apres avoir \ peine vdcu, k travers cette foule indiffdrente qu'on n'avait pas connue ! Elle songea \ son jeune frere, emportd k quatre ans et qui dormait maintenant dans le cimetiere du village. Certes, 30 rien n'avait ^t^ changd dans la marche du monde, la douleur des parents est la meme partout ; mais, aux champs, born^e au cercle ^troit de la famille, elle garde un caractere d'in- timite, tandis qu'k Paris elle doit se cacher, fuir les regards curieux des etrangers. LA GERBE. 13 Machinalement, la jeune fille poursuivait son chemin. Les chapeaux cirds des porteurs ondulaient devant elle, mais sa pensee etait absente, retournde aux premieres heures de son enfance. Cette brutale vision de la realitd, si discrete pourtant, effagait la gaiete du decor qu'elle sentait 5 si vivement tantot. Non, elle n'etait pas une Parisienne, elle n'en avait que les gestes, son ame e'tait reside Ik-bas, dans la maisonnette des parents, au bord de la route. C'est qu'on ne prend k la ville que des attitudes, des manieres; le profond de nous-memes,^ I'etre primitif demeure 10 au pays natal, qui ne change pas. La rue, si animee, si brillante, n'dtait qu'un mirage, comme les boutiques, pleines de jolies choses inutiles, comme les passants, ces figurants de la comedie de la vie. Ce petit mort qui s'en allait, c'e'tait tout ce qu'elle voyait, desormais. 15 Elle pressa le pas, se trouva derrifere la vieille, ralentit de nouveau, et sans savoir, obdissant k un instinct, se mit k suivre. Mile Marthe a depasse' la demeure de la bonne cliente. Elle-baisse les yeux. Elle n'a pas vu le numdro sur la 20 facade de la maison, ni la dame qui, k une fenetre du premier,^ dcarte, pour mieux voir, les rideaux de mousseline. Elle n'entend pas le bruit des voitures, elle ne sent pas le coudoiement des promeneurs, elle est insensible k la caresse de Fair, k la joie epanouie sous le gai soleil. Le tumulte 25 est dans sa tete, et les souvenirs se Invent, cognent, cognent les murs de son crane. On ne regarde pas autour de soi quand on est guidd par un songe interieur ; le monde n'est rien devant I'idde souveraine. C'est son frfere qu'on enterre aujourd'hui. 3° 1 le profond de nous-memes, one's innermost self. ''■ du premier, i.e., du premier Stage, first story, or second floor. 14 CONTES ET SAYNkTES. II avait quatre ans. II commengait \ parler ; mais il a pris froid, un soir, il a tousse ; ses mains sont devenues moites, puis seches ; sa figure rose est devenue pale. EUe est glace'e maintenant et les yeux ouverts se sont ferme's, 5 pour toujours. EUe a bien pleure', elle a essaye d'oublier, elle a compris qu'elle ne se consolerait jamais. Ses larmes sont douces pourtant, et puis elle a de belles fleurs, des fleurs trop riches peut-etre, mais 'k Paris on n'en trouve point d'autres. lo Et elle secoue la gerbe comme pour re'pandre sur lui, d'un seul coup, tous les parfums de la terre. Voici one place, une rue qui monte, de'serte, triste. Les bruits de la ville vont s'affaiblissant. Ce n'est plus que le roulement lointain d'une mer qu'on ne voit pas. Un mar- 15 brier, des marchands de couronnes, des pauvres gens qui offrent des bouquets. Aprbs la porte, ce ne sont plus que des croix, noires ou blanches, de pierre ou de bois, fibres ou timides, mais toutes egalement desolees, avec le meme geste des bras e'tendus. Un grand silence tombe. Les pas 20 sonnent clair sur le sol dur. On suit des allees pareilles ^ des avenues, borde'es de monuments beaux comme des palais ; dans des chapelles brillent des lueurs ; il se'mble que les ames veillent sans cesse sur les corps abolis, rendus \ la poussiere. On marche encore. Dieu ! qu'elle est im- 25 mense la cite des morts ! C'est que Paris est un grand createur et un grand tueur. Comme il s'entend \ fabriquer de la souffrance ! Enfin, on s'arrete. Le trou est fraichement creus^. Le petit cercueil, au bras des hommes, ne pfese rien, on le 30 prendrait sous le bras. Elle ferme les yeux pour ne pas voir. Un pretre a prononce' du latin, qu'elle ne comprend pas. Pourquoi cette langue etrangere au moment du depart, n'avons-nous pas les mots qui conviennent en fran^ais ? Tout cela est rapide, mais profond ; on n'a pas le temps LA GERBE. IS k Paris. La mfere, toute k sa douleur, se retourne, apergoit la jeune fiUe, comprend. EUe ouvre les bras, avec un cri. Marthe jette vivement la gerbe, et se ddtourne pour pleurer. . . . Elle regarde autour d'elle. Que fait-elle ici avec cette 5 vieille femme inconnue ? Brusquement, comme un voile se dechire, elle se souvient. De la ville, une grande voix s'dleve: "Et les fleurs, qu'as-tu fais des fleurs? . . ." Affole'e, elle se mit k courir. La rue n'a pas change ; c'est le meme vacarme, la meme activite joyeuse. Elle marche vite, hon- lo teuse, il lui semble qu'on pent lire son crime sur sa figure. Pourquoi la devisage-t-on ainsi ? Elle entrera tout de suite, elle expliquera, elle demandera pardon. Ce n'est pas sa faute, en somme. Elle a e'te en trainee. Elle a si peu I'habitude. C'est le soleil qui 15 Fa grisee. Rentrer, facile k dire ! Jamais elle n'osera affronter les regards de sa tante. Sans doute, c'est une brave femme que Mme Vernet, mais elle est si rude, si severe ! Elle n'a pris Martha que par charite', pour obliger sa soeur reste'e au 20 pays, parente pauvre pour qui elle a un grain de mdpris.' Et la jeune fille le sent bien. On la rudoie, on la traite un peu en enfant qui ne sait pas. Et bien des fois elle a pleurd, en cachette, k cause des petites camarades, des Parisiennes, qui riaient. 25 Non,, elle n'osera pas. Elle restera dans la rue. Lk, au moins, elle est chez elle. Personne ne lui fera de reproches. A-t-on le temps de s'occuper d'une fillette, alors qu'il y a, dans les journaux du soir, tant de graves nouvelles, la guerre entre deux pays, un crime eiTrayant, des suicides ? Que son 30 chagrin est done petit dans la masse commune ! Petit chagrin qui I'dtouffe pourtant. Si infime que soit ' pour qui elle a un grain de m^pris, of whom she did not think much. 16 OOCYTES ET SAYXHTES. un etre, il est quand meme le centre d'un monde ; triste ou gai, il rapporte tout ^ soi, et la peine des autres, il ne la sent pas quand il souffre. Marthe souffre. Les heures passent, indiffe'rentes. Les boutiques, allu- 5 me'es, sont plus tentantes encore. Elle ne peut demeurer ainsi. Elle rentrera, confessera sa faute. Elle se met k courir 'k travers les rues. Elle a perdu son chemin, car elle marchait k I'aventure tantot ; enfin elle trouve, marche plus vite. Elle est devant le magasin, elle hesite maintenant. 10 Son courage I'abandonne. II y a des dames qui achetent des fleurs. Mme Vernet vante la marchandise avec des gestes discrets. Elle a une fa^on de pre'senter les choses qui sdduit du premier coup. C'est une habile vendeuse. 15 Marthe pousse la porte. Elle entend une voix bien connue. — Soyez tranquille. Les livraisons se font ici avec la plus grande exactitude. Nous apportons tous nos soins k satisfaire notre clientele. 20 Marthe est atterr^e. Elle a envie de fuir. Mais sa tante I'aper^oit, I'appelle. — Eh bien, c'est ainsi que tu rentres, malheureuse ? Qu'as-tu fait? La jeune fille veut parler, les mots s'etranglent dans sa 25 gorge. Tant pis, elle laissera passer I'orage. — Tu ne re'ponds pas ? Je veux savoir la raison de ton ^quipee. ... Et la commission, au moins.' . . . Alors bravement elle commence. Elle raconte tout. Le soleil, la gaietd des rues, le petit mort qu'on promenait dans 30 la fete et qui s'en allait tout seul au milieu de la joie. Elle ne se souvient plus. Elle a suivi sans savoir, aux cotds de la vieille, elle a d^passe la maison. . . . — Et les fleurs ? Mme Vernet ecoute avec attention. Elle devine. Sa LA GERBE. 17 figure, si m^chante, s'adoucit peu k peu. Elle ne dit rien, elle pense k des choses. II semble que la bonte' de son coeur, qu'elle cache sous son air maussade, lui remonte toute au visage, et meme, elle a au coin de I'ceil quelque chose qui brille, et qui ressemble k une larme. Alors, elle prend sa nifece, la serre furieusement entre ses bras : — Pleure pas, grosse bete ^ ! Tu la lui porteras demain, sa gerbe ! Henri Spont. ^ grosse bete ! big fool I meant here as a kindly reproof. LE BAROMfiTRE DE MA TANTE. — Ceci, me dit mon cousin Zephir, est une histoire de jeunesse, presque d'enfance. Les souvenirs de ce temps sont bien les plus tenaces; ils restent en nous, indestructibles comme le dernier parfum 5 du printemps de notre vie. J'ai oublie' une foule d'e've'ne- ments tristes ou joyeux de mon existence; d'autres, plus importants et presque re'cents, reviennent parfois k mon esprit, diffus, incomplets, comme k travers un nuage ; mais rien n'a pu chasser de ma me'moire I'innocente malice de 10 colle'gien que je vais te conter. J'avais alors seize ans, et j'etais un des plus mauvais ^Ibves du college de Valenciennes. La vie de pensionnaire m'etait insupportable. J'aurais sans doute fait un excellent sujet en plein air, dans la cam- 15 pagne ou dans les bois ; mais, dans un vilain trou de quatre metres carrds, n'ayant pour tout horizon qu'une petite rue boueuse, j'e'tais fatalement destine h n'etre qu'un paresseux. — Jeune homme, me disait doctoralement M. Fortin, notre professeur, en m'inscrivant sur la liste des punitions, 20 jeune homme, vous ne connaitrez jamais la route glorieuse qui mfene aux succes universitaires. En revanche, il y avait un chemin que je connaissais trop bien, celui de la retenue, oil je passais les trois quarts du temps que les autres employaient en jeux de toutes 25 sortes. Sous la dictde d'un pauvre diable de pion ^ qui s'ennuyait bien plus que nous encore, le dimanche, le jeudi et les ^ un pauvre diable de pion, a poor miserable usher. LE BAROMETRE DE MA TANTE. 19 autres jours, nous ^tions Ik, quelques cancres, toujours les memes, ecrivant, resignes, des chapitres entiers de T€\€- maque,' cette oeuvre admirable, disait M. Fortin, que nous devions lire et relire sans cesse, si nous voulions acqudrir la beaute du style. Or, il arriva par un veritable hasard, qu'un beau dimanche de sortie, en plein ete', je ne fus pas en retenue. J'ecrivis aussitot k mon oncle Emile, le gros fermier de Saint-Saulve, pour lui annoncer la bonne nouvelle. C'^tait justement la ducasse^; ma tante devait avoir cuit pour la lo circonstance une foule de bonnes tartes aux fruits et de " tendues," ' et les braves gens seraient bien heureux que j'en eusse ma part. Dfes le matin, mon oncle vint me chercher avec la carriole. i s En route pour Saint-Saulve ! II faisait un temps superbe. J'oubliais completement le college et j'ouvrais la bouche grande pour aspirer le bon air pur qui me frappait au visage. 20 Tout en fumant sa boraine,*mon oncle me donnait des details sur les fetes qui auraient lieu dans I'apres-midi et sur le delicieux repas que ma tante nous preparait. On avail tue le pore, et Gustine, la vieille servante, avait ' T^l^maque. A French classic written by Fenelon for his pupil the Due de Bourgogne, grandson of Louis XIV and heir presumptive to the throne of France. ^ la ducasse, the village festival (in northern France and parts of Belgium in honor of its patron saint). ' tendues, birds ; lit., snares for birds ; here birds caught by that means. * boraine, a pipe. Borain, borin, n. and adj. of Borinage, a mining district between Mons and Valenciennes (dep. du Nord). 20 COiVTES ET SAYNETES. confectionne un boudin! . . Et mon oncle faisait claquer sa langue : — Tu m'en diras des nouvelles, mon gaillard ! Et les tartes done ! il y en avait douze. 5 — Ah ! c'est qu'il nousfaut de gros morceaux, k nous autres I Enfin nous arrivons k la ferme ; le fouet de mon oncle nous annon^ait joyeusement, la grande porta s'ouvrait, nous dtions dans la cour. XA, tout le monde m'attendait. lo Quelle bonne famille c'etait ! D'abord, ma tante, una maitressa femme qui menait "k elle seule toute la ferme, at meme un peu son mari, disait-on, mais que tout le village adorait pour son bon cceur ; puis ma cousine Olympa, una blondina da quinze ans, vive, e'veille'e, mutine, un vrai gar- iS 9on manque', disait ma tante; at Gustine qui m'avait vu tout petit et continuait S. me tutoyer ; et Pierre le domas- tique, et Joseph le bouviar, enfin tons, tous heureux de me revoir et da me posseder une bonne journee. Dans la cuisine, un premier rapas m'attendait, das ceufs 20 frais qu'il fallait gobar at le grand bol da lait encore tout chaud, venant de la vache roussa que Ton etait alle' traire axpres pour moi. Puis, c'e'tait le tour das animaux qui venaient ma sou- haiter la bienvenue : Cesar, le grand chien de garde, Diane, 25 la chienne de chasse de mon oncle, et enfin Mouton, la viaux chat qui na sa derangerait pas pour moi, mais que je devais caresser tout de meme parce qu'il e'tait le favori de ma tante. L'axcallente femme avait en effet une sympathie particu- 30 Here pour ce matou, qu'elle appelait en riant son barometre. — Quand Mouton se lave, disait-elle tres se'rieusement, at qu'il da'passa son oreille, il faut prendre son parapluie, on paut etre sur qu'avant une heure il tombera de I'e.au.^ 1 il tiynbera de I'eau, it will rain. LE BAROMETRE DE MA TANTE. 21 C'est Ik une innocente superstition tres repandue dans le Nord, et ma tante, en bonne paysanne qu'elle etait, y croyait fermement et n'eilt pas change' d'avis pour tout I'or du monde. Le reste de la matinee se passa en courses 'k travers la 5 ferme et le jardin ; je visitai tout, la basse-cour et les dcuries, les etables et le poulailler. Dans la cour, il y avait une montagne de bottes de foin que des ouvriers rentraient lentement dans la grange ; je me couchai au milieu d'elles, tout joyeux de respirer la fraiche 10 odeur qui s'en exhalait. Olympe ^tait venue s'asseoir auprfes de moi et m'e'numerait toutes les rdjouissances de la ducasse. — Ce sera charmant, disait-elle, et, ce soir, il y aura un bal magnifique sur la place avec une illumination ! . . . les grands arbres tout pleins de lanternes ve'nitiennes et de 15 verres de couleurs ! . . . Mais k quoi bon te dire cela, ajouta-t-elle, il faut sans doute que tu rentres aujourd'hui' dans ton affreux college. — Helas, avant huit heures ! — C'est cela, reprit Olympe ; alors tu partiras au plus 20 beau moment de la fete et tu ne me feras pas danser^! Comme c'est amusant d'avoir un cousin savant ! Et la jolie fillette faisait une petite moue charmante. Certes, cela me serait bien p^nible de ne pas faire danser ma gracieuse cousine, mais je connaissais I'inflexible loi du 25 college, que ma reputation de mauvais dcolier rendrait plus dure encore pour moi si je me permettais de rentrer en retard. Les grandes retenues pleuvraient dru comme grele '^ et je ne pourrais de longtemps revenir k Saint-Saulve. Done il n'y fallait plus songer, et nous devious en prendre 30 notre parti. 1 tu ne me feras pas danser, you will not ask me for a dance. 2 les grandes retenues pleuvraient dru comme grele, punishments on holidays would fall thick and fast. 22 CONTES ET SAYNETES. La perspective de mon depart force avant la fin de la fete nous avait plongds tous deux dans de maussades reflexions, lorsque midi sonna k I'horloge de I'dglise et que ma tante parut devant nous, superbe, endimanchee, avec sa 5 robe de sole, sa longue chaine d'or qui lui faisait le tour du cou, et son bonnet des jours de fete orne' de rubans mauves. — Allons, les enfants, cria-t-elle, k table ! Puis, se tournant vers les deux ouvriers : — Assez travaille, leur dit-elle, c'est jour de fete pour 10 tout le monde. Et ayant regarde' le ciel tout bleu, sans un nuage,' elle ajouta : — II n'y a pas danger de pluie pour aujourd'hui, le foin pent rester dans la cour, vous finirez demain. 15 Les deux hommes n'en demandferent pas plus long; ils souleverent leur casquette pour remercier la patronne, et, comme nous, ils prirent le chemin de la soupe.' Que de'licieux repas je fis ce jour-lk ! Mon oncle n'avait pas exage're, le boudin de Gustine e'tait tout simplement 20 exquis, et nous fimes aux tartes de ma tante une brfeche qui dut lui montrer combien nous les trouvions rdussies. Cette bonne et saine nourriture n'eut pas de peine k me faire oublier les haricots, les lentilles et les eternels pruneaux du college. 25 Mon oncle, un tantinet gourmet, nous monta quelques bouteilles de ce vieux bourgogne qu'il ne sortait que dans les grandes occasions, et qui nous mit tous en gaiete, de sorte que le diner finit par des rires bruyants et des chan- sons joyeuses. * 30 L'heure des re'jouissances dtait venue. Olympe, en grande toilette, prit mon bras, et nous 1 ils prirent le chemin de la soupe, they went to their dinner, supper (provinciahsm). LE BAROMETRE DE MA TANTE. 23 allames, avec mon oncle et ma tante, voir les jeux sur la place du village. Le mat de cocagne,^ la course en sacs, le blanc et noir et le jeu de cuvelle^ avaient le plus grand succbs, et les naifs spectateurs de ces divertissements riaient k gorge deployee ^ 5 et s'amusaient comme des dieux. Je te laisse k penser combien tout cela rejouissait le pauvre coUe'gien, rdduit, depuis si longtemps, "k gouter pour seul agrement les beautes de Teldmaque, et quelle triste mine il faisait en voyant s'avancer, rapide, I'heure du 10 depart. Des hommes, monte's dans les grands arbres qui entou- raient la place, y fixaient les lanternes et les ballons rouges, et Ton eut dit de grosses oranges se balangant ainsi aux branches des chataigniers. Au fond, une superbe estrade, 15 ornee de drapeaux et garnie de sapins, se dressait pour les musiciens ; tout se preparait pour le bal, chacun allait s'amuser ; moi seul, je devais retourner dans ma prison, et j'enrageais, et je raaudissais, \ part moi, le college, M. Fortin et I'universite' tout entiere. 20 Olympe, voyant ma mine deconfite, en devina vite la cause : — Comme tu es triste, me dit-elle, tu songes sans doute qu'il va falloir ^ t'en aller ? — Oui, et je cherche un moyen de rester. 25 — Le trouves-tu ? — Helas ! non ! ^ m&t de cocagne, greased pole. From Cocagne, an imaginary country, where everything is to be had in plenty, and without labor. ^ jeu de cuvelle, game of tonneau ; the same word is in English used for a variety of quoits. ^ rire ^ gorge d^ploy^e, to laugh heartily. * il va falloir, it will be necessary (for you) ; an immediate future of obligation. 24 CONTES ET SAYN&TES. — Alors, cherchons ensemble, veux-tu ? A nous deux, nous decouvrirons bien quelque chose. Et nous nous mimes a batir cent echafaudages, \ inventer mille histoires plus invraisemblables et plus impossibles les 5 unes que les autres : pas une id^e realisable ne nous venait. Cependant, le temps se passait ; tout k coup, six heureS sonnerent, ma tante nous rejoignit : — Allons, demi-tour, nous cria-t-elle, tu vas manger un morceau pendant que ton oncle attellera la Grise pour te 10 conduire au college. Puis, voyant ma figure attriste'e : — Je sais bien que ce n'est pas gai pour toi, mon gar9on, dit-elle, mais tu dois te resigner, il ne faut pas jouer avec ces choses-1^, c'est ton avenir ! 15 Je n'avais rien \ re'pliquer k cela. Nous regagnames la ferme, et, tandis que mon oncle se dirigeait vers I'e'curie, je me mis k table. Ma tante me servit un beau morceau de jambon et sortit pour preparer mon paquet. 20 Dans un coin de la salle, Olympe, toute triste, boudait ; moi, je n'avais guere d'appetit et je ne songeais pas ^ man- ger ; mes regards se perdaient "k travers la grande cour et se reposaient sur le tas de foin ou je m'e'tais couche' avec tant de plaisir le matin meme. 25 Je me'ditais ainsi sur la vanite des plaisirs d'ici-bas, lorsque je sentis deux pointes m'entrer lentement dans la cuisse. Je me retournai : c'dtait Mouton, le vieux chat, qui, attire par I'odeur du jambon, me manifestait ainsi sa presence et se recommandait \ mes largesses. 30 J'allais le chasser, quand soudain une idee lumineuse me traversa I'esprit. Olympe vit ma figure s'e'clairer, elle s'approcha ; — J'ai trouve', lui dis-je. — Quoi ? LE BAROiM^TRE DE MA TANTE. 25 — Le moyeti de ne pas retourner au college. — Vraiment. — Tu vas voir. Vite, prends le chat et tiens-le bien. Olympe obe'it ; je pris alors un beau morceau de gras de jambon et j'en enduisis le'gerement les pattes de devant 5 du matou, puis je promenai le gras autour de son museau et le long de ses moustaches ; enfin je lui en frottai solide- ment la partie exterieure des oreilles. — Maintenant, dis-je k Olympe, lache-le. II etait temps, ma tante et Gustine rentraient, portant 10 mes paquets. Le chat avait grimpd sur un grand dressoir ou il se per- chait souvent; Olympe, retourne'e dans un coin, se mordait les levres pour ne pas e'clater de rire, et moi, tres se'rieux, et tranquillement assis devant la table, je m'e'tais mis k 15 manger de bon appetit. — Tout ton linge est pret, mon garden, me dit ma tante, et je t'ai mis un bon quartier de tarte que tu pourras gri- gnoter demain en cachette. Je me disposals a remercier ma tante, quand Gustine 20 m'interrompit : — Ah ! mon Dieu ! s'ecria-t-elle, comme le matou se lave! . . . Voyez done, madame ; est-ce qu'il va nous faire pleuvoir pour la ducasse ! . . . En effet, Mouton avait commence' par passer lentement 25 sa langue sur son museau, puis il avait flaire' ses pattes et s'e'tait mis a les lecher ; enfin, I'une apres I'autre, il les avait promenees des deux cote's de son visage ; et, tout k coup, sa patte, ramenee chaque fois devant sa langue, avait passe lentement sur son oreille, et il continuait froidement 30 sa pretendue toilette, sans se douter du role important qu'il jouait. 26 CONTES ET SAYXRTES. iMa tante e'tait abasourdie ; elle n'en pouvait douter, son barometre ne I'avait jamais trompde ; sflrement avant une heure il allait pleuvoir. Elle se precipita dans la cour ; Gustine, Olympe et moi, 5 nous la suivimes ; mon oncle sortait justement de I'ecurie avec la Grise tout harnachee ; ma tante I'arreta. — Emile, lui dit-elle, le chat se lave et depasse son oreille k chaque instant ; il va certainement tomber de I'eau, et nos foins sont W au milieu de la cour ! . 10 Mon oncle protesta : — Allons done, pleuvoir, avec un temps pareil ! . . En effet, le soleil se couchait, le cre'puscule venait lente- ment, et une etoile scintillait seule, au milieu du ciel tout bleu. 15 J'aper5us heureusement, au fond de I'horizon, quelques petites vapeurs blanches immobiles ; je les fis remarquer a ma tante. Certainement, ces nuages, avec leur air tranquille, ne lui disaient rien qui vaille ^ ! 20 — Du reste, ajouta-t-elle, Mouton ne s'est jamais trompe, et j'affirme qu'il pleuvra. Or, nos hommes sont k la fete, et il faut rentrer ce foin sans perdre un instant. Allons, Emile, prends ton fourquet, vous aussi, Gustine, et au travail ! 25 — Mais le college? hasarda mon oncle. — Le college . . . le college, eh bien ! il y retournera apres, voil^, tout ; la recolte d'abord ! L'argument dtait sans re'plique, mon oncle n'essaya pas de le combattre. 30 La Grise rentra k I'ecurie, et Gustine et le fermier se mirent k I'ouvrage. Tout triomphant, j'allai leur donner un coup de main. II y avait encore un joli tas de foin ; nous en eumes pour 1 ne lui disaient rien qui vaille, foreboded nothing good for her. LE BAROM^TRE DE MA TANTE. 27 deux heures, car j'allongeais le travail le plus que je pou- vais, et mon oncle, certain qu'il ne pleuvrait pas, y allait sans conviction. Quand tout fut termine', il e'tait plus de huit heures ; en marchant rondement, nous ne pouvions etre au college avant 5 neuf heures ; je n'eus pas de peine k persuader k ma tante que les portes seraient ferme'es et qu'on ne me recevrait pas. Elle consentit done k me voir rester, k la condition que je partirais le lendemain matin de tres bonne heure afin 10 d'arriver pour la classe. Mon oncle m'accompagnerait et expliquerait mon retard k M. le principal, pour m'e'viter les punitions. J'avais atteint mon but ; Olympe etait radieuse. On soupa rapidement, puis nous priames ma tante de 15 nous mener au bal. ■ — Mais il va pleuvoir, objecta-t-elle. — Eh bien ! s'il pleut, nous reviendrons. Inutile de dire qu'il ne tomba pas une goutte d'eau et que les illuminations furent merveilleuses. 20 Jusqu'a minuit, joyeusement nous dansames. . Apres chaque danse, nous retrouvions ma tante, le nez en I'air, consultant le ciel et semblant compter les dtoiles innombrables. — C'est singulier, nous disait-elle, le temps ne tourne 25 pas, Mouton s'est trompe, c'est bien la premiere fois ; je crois que le pauvre chat devient vieux. En entendant cela, nous nous enfuyions bien vite, de peur d'eclater de rire devant I'excellente femme. Quand nous revinmes k la maison, une bonne collation 30 preparee par Gustine nous attendait. Puis, ma tante me mena dans ma chambre k coucher, et je passai une nuit delicieuse dans de beaux draps tout parfumes de verveine. 28 CONTES ET SAYN^TES. Le lendemain matin, lorsqu'arrivd sur le perron je dis adieu \ ma bonne tante, toute ma ruse de la veille me revint ^ I'esprit, et je fus si ravi de sa re'ussite que je n'eus pas le courage de la cacher ; en quelques mots je lui avouai 5 la chose. — Ah ! petit brigand, s'exclama-t-elle, tandis que mon oncle se tordait de rire, et moi qui pensais que ce pauvre Mouton ! . . . J'implorai ma grace en riant. Ma bonne tante m'em- 10 brassa: — Je te pardonne pour cette fois, dit-elle, mais n'y reviens ^ plus ! . . . Puis, ayant jete un long regard sur la cour libre, ddbar- rassee de I'encombrement des bottes de foin, elle ajouta : 15 — Apres tout c'est autant d'ouvrage qui n'est plus &. faire ! Ernest Laut. ' n'y reviens plus, don't do it again. L'ASSASSIN. ' Depuis leur arrlvee k la campagne, Mme et Mile Murdrel vivaient, k partir de huit heures du soir, dans des transes continuelles. M. Murdrel les raisonnait en vain. Les Char- mettes, la maison qu'ils habitaient, une ancienne ferme dont ils avaient loue le batiment principal, e'tait, h. vrai dire, par 5 sa situation meme, isole'e au bord de I'Oise,^ un endroit assez sinistre. Des batiments d'exploitation, grand hangar h demi rempli de fourrage et d'ustensiles de labour, les re- liaient d'un seul cote, par derriere, h. la ferme nouvelle, propriete du pere Clergeot, un vieil ivrogne toujours ronflant 10 des la nuit tombee.^ Clergeot vivait \h. solitaire, avec deux filles de campagne dont I'une servait h. garder et h. traire les vaches, I'autre k porter le lait. II fallait d'ailleurs traverser, pour atteindre la ferme, le dedale obscur des batiments deserts. De ce cote done, 15 aucune s^curite', car, huit heures sonnantes,^ on ne pouvait plus compter sur le pere Clergeot, plonge' dans un lourd sommeil reparateur. D'autres habitations avant le village, il n'y en avait plus, le long de la route qui bordait I'Oise, qu'une seule, egalement isole'e, k cinq minutes de marche. 20 Un debit de tabac et de liqueurs, auberge k I'occasion, oil frequentaient d'habitude les mariniers. — Nous pourrions etre assassinds vingt fois, rep^tait Mme Murdrel depuis son arriv^e ; pas une ame ne nous entendrait crier. 25 1 I'Oise, a river north of Paris. ^ dfes la nuit tomMe, as soon as night came; lit., had fallen, at nightfall. ^ huit heures sonnantes, at the stroke of eight. Sonnanies, an in- stance of the earlier agreement of the active present participle. 29 30 COXTES ET SAYNETES. Ce joli coin de Lizy,'' ou depuis quinze ans ils revenaient fidfelement k Piques et aux grandes vacances, cette cam- pagne jusque-lk paisible, avec le damier vert et brun de ses champs, la lointaine tache rouge des toits du village sous la 5 fleche d'ardoises du clocher, ce coin silencieux et perdu que bornait en face d'eux, sur I'autre rive, I'dpais rideau des bois de Noirfont, voilk maintenant qu'ils le prenaient en horreur. Les travaux du chemin de fer, commence's \ I'automne 10 aprfes leur depart, avaient bouleverse' le pays. A la place oil s'elevaient les jalons peints dans les prairies, ce n'dtaient que tranche'es, magonneries, remblais. Une nude d'ouvriers, Strangers presque tous, s'e'tait abattue sur la re'gion. On ne voyait partout que blouses bleues qui rodaient, des ceintures 15 rouges soulignant des chemises de grosse toile ouvertes sur des torses, des visages tanne's et recuits,^ aux yeux qui luisaient dtrangement, regards de haine et rictus d'envie. Chaque soir, k pre'sent, I'auberge des mariniers dtait pleine de lumiferes et de bruit, disputes, chants.^ 20 Les Murdrel, arrives depuis huit jours, en compagnie de M. Lucas, un de leurs amis, professeur comme Murdrel lui- meme, ne reconnaissaient plus leur Lizy d'autrefois. Meme M. Lucas, loge' &. I'auberge, car il n'y avait pas de chambre disponible aux Charmettes, — M. Lucas, exaspere, venait de 25 prendre, aujourd'hui meme, le parti de fuir. De'cidement, 1 Lizy-sur-Oureq (dep. de Seine-et-Marne). ^ On ne voyait que blouses bleues . . . des ceintures rouges . . des visages tann^s et recuits, an elliptical construction standing for : on tie voyait que des hommes en blouses bleues . des homines avec des ceintures rouges . des honimes ayant le visage iayine et recuit. ^ regards de haine et rictus d'envie . . . pleine de lumieres et de bruit, disputes, chants. Regards and rictus are in apposition to visages, disputes and chants to bruit, as shown by the omission of the partitive article in the former and of the preposition in the latter. The same figure, the part for the whole, as above, is used here. L'ASSASSIiX. 31 il rentrerait k Paris demain, sans faute. II n'y avait pas moyen de fermer I'oeil, avec un tapage pareil. Et relevant le col de son pardessus, boutonn^ serre, M. Lucas inclinait devant mesdames Murdrel un crane chauve et rose qui luisait. II avait annonce en dinant la 5 facheuse nouvelle. Et maintenant il fallait prendre congd. II etait tard, dix heures dejk. Ces dames, songeant a la nuit noire, k son trajet jusqu'a I'auberge — brr I le vent etait glace, ce soir — frissonnerent. — Vous n'allez pas avoir peur, monsieur Lucas? soupira lo Mile Murdrel. II eut un sourire d'une e'crasante superiorite. Peur, lui, Lucas ? Vraiment, est-ce que les hommes ont peur ? " N'est-ce pas, Murdrel ? " Qu'on lui donn^t ^ seulement une lanterne. . . . — Oui, la lanterne, fit^ Murdrel. Et ma pfelerine, Mou- 15 moute (c'etait le nom familier de Mme Murdrel) ; je vais accompagner Lucas jusqu'a I'auberge. — Mais tu n'y penses pas, Lucien ! s'e'cria Moumoute dont les mains tremblerent en de'crochant la lanterne pendue dans le couloir. . . . Nous laisser seules ! Qu'est-ce que 20 nous allons devenir ? Mme Murdrel, I'allumette aux doigts, acquiesgait par des hochements de tete suppliants. Mais M. Murdrel, en homme, haussa les e'paules : — Et qu'est-ce que tu veux qu'il arrive, Moumoute ? Et 25 puis la bonne n'est pas encore partie. Je ne serai pas long- temps, d'ailleurs. Vous pouvez vous coucher tranquilles. La porte s'ouvrit sur I'ombre myste'rieuse. Nuit et silence profonds. La lanterne, balancee au poing de M. Lucas, epaississait encore les tenfebres au delk du cercle 30 lumineux. On distinguait k peine, du palier, les premieres 1 Qu'on lui donnat, let them give him, or, should they but give him, or, if they but gave him. 2 fit, dit. 32 CO.VTES ET SAYNRTES. marches de I'escalier de pierre exterieur. Par moments, de I'autre cotd de I'eau, s'e'levait, comrae un murmure indis- tinct, le soupir du vent dans les bois de Noirfont. — Prends ton revolver, dit Mile Murdrel. 5 — -Mais non, Moumoute, gardez-le pour vous ! Les deux amis dtaient de'jk presque au has de rescalier. La voix de Murdrel, ironique, jeta : — Au moins, vous aurez une arme pour votre defense ! Les deux femmes indignees — plaisanter "k des minutes 10 pareilles ! — refermferent vivement la porte. Tac ! le gros verrou. . . . Cric, crac ! la lourde clef. . . . Ouf-'! de la sorte, on e'tait k peu pres chez soi. Et puis Melanie, heureusement, e'tait Ik. . . . Et quittant en hate le vesti- bule, sans regarder derrtere elles, k petits pas presses, elles 15 traverserent le salon et la salle k manger, elles ouvrirent la porte de la cuisine. . . . Personne ! Melanie, sa vais- selle faite, avait du filer par I'escalier de service. La bonne logeait en efEet dans une autre partie du batiment. Alors, prises d'une vague epouvante, elles coururent k leur 20 chambre, s'y enfermerent, et toutes deux, affale'es sur des chaises, elles echangerent un regard de de'tresse, e'coutant, dans le silence pesant, les battements pre'cipite's de leurs cceurs. — Le verrou de la petite porte est-il pousse? demanda 25 Mme Murdrel d'une voix sourde. Regarde, Louise ! La jeune fille s'en assura. C'e'tait leur terreur quotidienne, cette porte de I'escalier de service. Le vestibule de la cuisine, leur chambre et celle de M. Murdrel donnaient, en effet, par trois portes, sur le petit palier d'un escalier de 30 bois interieur, tandis que seul le vestibule du salon, soi- gneusement clos nuit et jour, ouvrait sur I'escalier de pierre exterieur. 1 Tac ! . . Cric, crac ! onomatopoea used as interjections. Ouf! expresses relief. VASSASS/AT. 33 — Pourvu que Me'lanie ait fermd la porte en bas I Ton pfere a sa clef. . . . C'est vraiment absurde de s'en aller comme §a, dans la nuit. — Le pays n'est pas sur, reprit Louise. On rencontre de vilaines figures. As-tu remarqu^ hier ce grand gargon hale', 5 pres du village ? II nous regardait avec un sourire m^chant. J'ai rentre ma chaine d'or. Mme Murdrel commen9ait k se ddshabiller. Soudain, elle s'arreta, devint tres pale. — Ecoute ! fit-elle. 10 Immobiles, elles preterent I'oreille. Rien. — C'est un craquement du plancher, reprit Louise, ou bien le vent. — Tout de meme, balbutia Mme Murdrel, tres vite, je serais plus tranquille si nous avions le revolver. II est dans 15 la chambre de ton pere. . . . Va le prendre. Louise souleva le bougeoir, alluma un chandelier sur la cheminee. — Attends, ma fille ! Je vais avec toi. Seule, je mour- rais de peur. 20 Les deux femmes ouvrirent sans bruit la porte du vestibule, entrerent d'un bond dans la chambre de M. Murdrel. Elles allaient d'un meuble k I'autre, affole'es. " Dans le tiroir, Louise, dans le tiroir ! " Mme Murdrel saisit alors I'arme avec precaution, par le bout de la 25 crosse ; et, la tenant k bout de bras, elles se sauverent en courant. — Mets-le sur la commode, maman. Et, bien que ni I'une ni I'autre n'eussent ^td capables de s'en servir, la presence du revolver les rassura. II y eut un 30 court silence. Louise degrafait son corsage. - — Chut ! fit-elle tout d'un coup. Et plus bas : — On dirait qu'on marche ! 3+ COXTES ET SAYNETES. EUes s'appuj'erent k la porte. On entendit comme un bruit de pas e'touffds. — C'est ton pere qui rentre, souffla I\[me Murdrel. Mais au tremblement de ses paroles, a ses joues blafardes, 5 visiblement elle-meme n'en croyait rien. Leur minute d'attente dura des siecles. — Tu as du te tromper, maman, chuchota Louise. Brusquement, Mme Murdrel lui saisit le poignet, et le lui pe'trissant de toutes ses forces, les yeux agrandis, la voix 10 blanche ^ : — Melanie n'a pas ferme la porte ! Cette fois, on percevait nettement le bruit d'un pas. Lentement, marche par marche, quelqu'un montait I'escalier. Pieds nus, sans doute. "Un pas sourd, dont on entendait ^ 15 peine le contact, de marche en marche. L'homme, entre chaque degre, s'arretait quelques secondes, puis, de nouveau, montait. Encore six marches, puis cinq, puis quatre, il serait Ik, il dtait Ik ! Les deux femmes, muettes d'horreur, demeuraient centre la porte, comme petrifiees. Bientot elles 20 entendirent la respiration de I'assassin, un souffle court, qui haletait. Elles retinrent le leur. Lk, contre la porte, de I'autre cote' de la porte, une figure venait de se coller. Car le souffle terrible s'elevait et s'abaissait, distinct, comme pre'- cipite peut-etre par I'angoisse. 25 Un dclair traversa I'esprit de Louise. Son pere ! II allait rentrer, tomber dans I'affreux guet-apens. Le meurtrier commencerait par lui. . . . Alors, avec une de'cision vrai- ment heroique et surprenante chez cette jolie fille frele, elle saisit le revolver, entraina sa mere k demi e'vanouie et 30 I'enferma dans le salon k double tour, verrouillant toutes les portes. Puis, comme une folle, elle descendit quatre k quatre I'escalier de pierre exterieur et courut nu-tete du cotd de I'auberge, le long de la riviere. Une petite lueur ^ voix blanche, clear voice ; cf . voix sombrie, subdued voice. L'ASSASSIN. 35 jaune dtait en marche. Pfere ! pfere ! . . . Et, sautant au cou de M. Murdrel, elle le mit au fait, tout en courant. Reveiller le pbre Clergeot, qui, le nez violet et le visage tiquete de polls,-' pareil k une vieille brosse, sous la lueur brusque de la lanterne, se leva en maugre'ant, se diriger en 5 cortfege vers I'escalier redoutable, M. Murdrel armd du revolver, Clergeot d'une fourche, elle-meme du falot, ce fut I'affaire d'un instant. Une fois dans le jardin, ils avancerent sur la pointe des pieds jusqu'k la porte ouverte. Lk, Louise haussa la lanterne, M. Murdrel braqua le revolver, Clergeot 10 la fourche, et dans I'ombre flottante, en haut de I'escalier, ils aper^urent, avec des e'motions diverses, allonge sur la dernifere marche, un chien maigre et peureux, un chien perdu, qui, reveille en sursaut, se dressa peniblement sur ses pattes tremblantes. 15 Paul et Victor Margueritte. ^ visage liquet^ de polls, bristly face ; tiquete, lit., spotted, speckled. UN MALHEUR EST VITE ARRIVfi. Le colonel marquis de Treney a fait toute sa carriere en Afrique, apres I'avoir commencee autour de Metz, d'oii il rapporta son deuxieme galon.^ Mais, le jour ou il apprit qu'on donnait k un autre cette brigade de Tlemcen,^ qu'il 5 revait pour lui-meme depuis quinze ans, sa demission partit pour le ministere. Depuis un an, le marquis boudait dans sa vieille tour fe'odale des bords de la Cure. Ses voisins ne demandaient qu'k lui faire fete; il re'pondit k leurs, avances d'un ton 10 bourru : — Qu'irais-je faire dans le monde civilise'? Ne suis-je pas un homme fini,' puisqu'on ne me trouve pas bon pour commander deux re'giments ? D'ailleurs, h. force de vivre au bord du de'sert, j'ai de'sappris Part de parler aux femmes. 15 Plus d'une voisine eut consenti k lui faire repasser son Manuel de Conversation ; mais il s'obstinait dans sa retraite et, sans doute, il y serait encore sans le hasard d'une ren- contre, certain jour qu'il allait du cote de Macon** pour voir un cheval. 20 Deux femmes, la mfere et la fille, occupaient dejk le com- partiment oil un employe le jeta, lui et sa valise. Leur beaute, leur distinction rare, leurs toilettes de gout infaillible ne pouvaient manquer de trouver grace, meme aux yeux ' son deuxifeme galon, his promotion to first lieutenant. 2 Tlemcen, an important military station in tiie department of Oran, Algeria. ^ je suis un homme fini, I am done for, shelved. * Macon, a. city in the department of Saone-et-Loire, celebrated for its wines ; birthplace of the poet Lamartine. 36 UN MALHEUR EST VITE ARRIVE. 37 d'un Africain endurci. Toutefois, cet Africain dtant assez frileux, s'apergut bientot que les deux dames gardaient baisse'e la glace de leur portiere. Allant au fait avec sa de'cision de vieux sabreur d'Arabes : — Madame, commen^a-t-il en saluant, je vols que vous 5 aimez le grand air. Un peu surprises, les deux voyageuses quitterent des yeux leurs livres. Avec une imperceptible nuance de moquerie, la plus agee demanda : — Vous avez peut-etre peur de vous enrhumer, monsieur? 10 — Je n'ai peur que d'une chose, madame : c'est de vous de'plaire. Si j'etais k I'abri de toute crainte sur ce point, je vous exposerais humblement que voici mon premier hiver dans un climat du Nord, depuis bien des annees. — Je n'avais jamais entendu dire que la Bourgogne^ fut 15 un climat du Nord, fit la dame. A moins qu'on ne soit Bresilien. . . . — ■ On peut etre frileux sans etre Bresilien. A ce compte- Ik, madame, vous seriez Laponne. Mais — les yeux de Treney saluerent, comme son epde jadis — il est vraiment 20 impossible de s'y tromper. La jeune fille de'posa son livre, sur un signe de sa mere, pour lever la glace. Treney voulut eviter cette peine k sa voisine ; mais il arrivait trop tard. Cependant le mouve- ment qu'il venait de faire lui permit de lire deux mots au 25 crayon sur la couverture du livre. II se rassit, ferma les yeux pendant trois secondes, parut chercher un souvenir dans sa memoire ; puis, de nouveau, il etudia le visage de la femme place'e en face de lui. Sans laisser voir la de'couverte qu'il venait de faire : 30 — Mille graces, mademoiselle, dit-il tranquillement. J'es- pere n'avoir pas impose un sacrifice k madame votre mere. ^ la Bourgogne, Burgundy, one of the provinces into which France was divided prior to its present division into departments. 38 CONTES ET SAYXRTES. — II faut bien faire quelque chose pour ses compagnons de route, repliqua celle-ci. — Surtout, appuya Treney, pour un compagnon de route qu'on a failli e'pouser. * * * 5 La surprise agrandit encore les yeux de la dame, qui n'etaient pas petits naturellement. Elle repondit d'un ton plus sec : — Monsieur, je n'ai jamais failli epouser personne que je sache ; et vous m'obligerez de vous en tenir aux ge'ndralite's. 10 — Fort bien. Nous dirons done alors, d'une fagon gdne- rale, que chacun de nous, dans le cours de son existence, a failli subir des catastrophes qu'il n'a pas soupgonnees. Si ma pauvre vieille cousine de Macornay vivait encore, elle vous raconterait le danger que vous courutes un jour. 15 — Vous connaissiez la chanoinesse de Macornay? — Pas beaucoup. Elle vivait 'k Poitiers, qui n'est pas pres de la Bourgogne. C'e'tait une bonne et sainte creature. Toutefois, elle avait des ide'es saugrenues : celle, entre autres de vouloir marier un homme que le seul mot de mariage 20 faisait fuir. — D'apres cela, il me semble que le danger dont vous par- liez tout k I'heure n'a jamais dte grand pour . . . personne ? — Attendez. A une ^poque, je crus sentir en moi les qualites d'un excellent mari. Je venais d'etre fort malade, 25 et croyais avoir un poumon atteint. Ce fut alors que ma vieille cousine eut la folie de vouloir me faire e'pouser Laure de Cramans. — Vous savez mon nom! Je suppose que vous allez decliner le votre, maintenant. 30 — Pas si sot! Le monde est plein de mechants. Une bonne ame se trouverait pour vous dire : " Brulez un cierge k votre sainte patronne. Vous auriez eu un mari deplorable! " UN MALHEUR EST VITE ARRIVE. 39 — Ma patronne m'a preservee — ou je perds la me'moire — d'une rencontre avec vous. Peut-etre qu'elle aurait eu le credit de me sauver, meme si je vous avais vu. — Selon toute apparence. Mais un malheur est si vite arrive ! 5 — Permettez-moi de vous dire que j'ai ^chappd k plus d'un malheur de ce genre. — Eh ! je le sais bien. Vous avez refuse les partis par douzaines. Voil^ pourquoi ma bonne cousine fut inexcu- sable. Mais, comme elle est morte, je lui pardonne de lo m'avoir fait faire un long voyage pour rien. — "Pour rien" n'est pas poll. Car je pense bien qu'au moins vous m'avez vue .' — Pas meme cela. Je n'ai vu que votre photographie. En vous regardant aujourd'hui, je pense qu'on calomnie le 15 temps. II n'enleve pas toujours la beaute' : parfois, il la complete. — Merci, monsieur, repondit la voyageuse. A mon age, on recommence k gouter la fiatterie. Toutefois, j'.avoue que le rdcit de votre voyage m'inte'resserait plus que tout le reste, 20 en ce moment. — Helas ! vous allez etre ddgue. Mon voyage fut court. J'arrivai chez la chanoinesse, qui debuta par vous exhiber en effigie. C'etait assez pour me faire de'jk prevoir de nombreux rivaux. Le soir, vous deviez venir k un diner 25 dont ma cousine et moi faisions partie. Un leger accident de chasse, qui vous e'tait survenu dans la journee, vous retint k la maison. Naturellement, il ne fut question que de I'absente pendant toute la duree du repas. — Et, au dessert, le neveu de mademoiselle votre tante 30 courut faire ses malles ? On est done bien me'chant k Poitiers ! — Ah ! oui, certes, on fut sans misericorde . . . pour mes faibles esperances. On vanta votre beaute ; on compta 40 CONTES ET SAYXETES. votre fortune ; on cita vos traits d'esprit, vos actes de bonte, vos talents. Et, pour finir, on affirma qu'un certain due recherchait votre main, sans beaucoup de chances. Me voyez-vous, moi, simple gentilhomme k lifevres,' posant ma 5 candidature ^'' Je tremblais de peur qu'une des vingt per- sonnes pre'sentes ne soup^onnat que j'avais affront^ douze heures de chemin de fer dans le but de conquerir la superbe Laura de Cramans. Et vous croyez que je vais vous dire le nom du he'ros de cette histoire ridicule ? lo — Votre histoire deviendrait amusante si vous pouviez me donner vos impressions d'alors sur ma personne. La chanoinesse aurait du insister : " Tantot, me proposa-t-elle, je pourrais aller faire une visite aux Cramans : rien ne serait plus naturel que de vous 15 y voir avec moi." — " Oui, rdpondis-je. Et rien ne serait plus naturel que de me voir retourner en Bourgogne amou- reux — et malheureux ! " Le soir meme, je roulais vers I'Est. — Vous etes prudent, monsieur! — J'ai eu I'honneur de vous exposer qu'k cette e'poque je 20 me croyais poitrinaire. N'empeche^ que j'ai toujours la photographie de Laure de Cramans. Je I'ai vole'e k ma cousine. — J'aime k croire qu'elle a disparu depuis longtemps ? — Cela ne vous regarde plus: vous etes mariee. C'est 25 I'affaire de monsieur d'Ollencourt. — Oh ] fit la belle Laure dont le visage devint plus serieux, vous connaissez meme le nom de mon mari ? — Seulement comme on connait le nom de Sancy^ ■ k 1 simple gentilhomme a lifevres, a country squire. ^ posant ma candidature, offering myself. ^ N'empeche, it did not prevent. Subject il of impersonal verb understood, as former usage ruled. * Sancy, from Harley de Sancy (1546-1629), a French statesman, the owner of the celebrated diamond. UN MALHEUR EST VITE ARRIV£. 41 cause du fameux diamant. Je ne suis jamais retourne en Poitou. Bien mieux, j'ai passd ma vie hors de France. — Me voilk prepar^e "k vous entendre dire que vous avez voyagd pour m'oublier. — J'e'tais soldat, madame. J'ai meme failli etre gene'ral, 5 de plus pr^s que je n'ai failli vous ^pouser. En somme j'ai failli etre heureux : c'est le re'sume' de ma vie. — Sauf le chapitre des consolations. — C'est un chapitre que je n'ai pas eu le temps d'e'crire, quand j'aurais pu I'e'crire sur du velin. Aujourd'hui, I'age 10 me condamnerait au papier d'office. D'ailleurs, maintenant que je vous ai rencontre'e, pour vous perdre aussitot, je suis decide plus que jamais a fermer le livre. Laure tendit la main a Treney. — Dites-moi votre nom, pria-t-elle de nouveau. 15 — Un chevalier vaincu ne relfeve pas sa visiere. Quant k ma devise, la voici. Probablement que la devise etait un peu longue, car les levres du marquis s'attarderent sur les doigts blancs et par- fumes qu'elles efHeuraient. En ce moment le train s'arreta. 20 — Mon Dieu! fit Treney. De'jk Macon! J'oublie tout ! II ireunit ses paquets k la hate et sortit du wagon. Laure montrait k la portiere sa tete charmante. Le marquis la regar- dait, comme on regarde un tableau rare dont il faut s'arracher. Quand les roues commencerent a se mouvoir, il quitta la 25 marchepied, en disant : — Je ne croyais pas si bien prophdtiser, quelques minutes plus tot : les malheurs arrivent vite ! Quand les deux voyageuses furent de nouveau seules, Mile d'Ollencourt eut cette reflexion quelque peu melancolique : 30 — Les jeunes gens d' aujourd'hui devraient bien ressembler k ce monsieur ! 42 CONTES ET SAYNSTES. — Tu n'es pas degout^e ! fit la mere en prenant son livre, qui tomba bientot sur ses genoux. Le lendemain elle ^tait 'k Nice et, ses malles &, peine de'ballees, expediait deux lettres : une pour Poitiers, une 5 pour Paris. La premiere demandait qu'on s'attachat ^ decouvrir le nom d'un parent que feu la chanoinesse de Macornay posse'dait en Bourgogne. La seconde priait qu'on recherchat au ministere le nom d'un homme h. cheveux blancs, k moustache blonde, encore jeune de 10 visage et Elegant de taille, qui avait servi beaucoup hors de France et " avait failli " devenir ge'ne'ral. Mme d'OUen- court passa un hiver assez tranquille, fuyant les connais- sances nouvelles, ce qui dtait, d'ailleurs, son habitude. Aussi, Ton e'prouva quelque surprise de voir qu'elle se liait 15 fort avec un vieux me'nage du Morvan,' venu pour chercher le soleil, et non le plaisir. Quant k Treney, il vecut, plus que jamais, comme un ours. Un voisin de campagne I'ennuya beaucoup en lui faisant porter ce billet,^ sur la fin de I'hiver : 20 " Mon brave Odon, nous sommes revenus, et irons vous voir tantot, ma femme et moi. Vous comprenez que deux vieux de notre espece ne vont pas chez un jeune homme sans motif se'rieux. Le motif, c'est votre tour du XVe sibcle. Nous voulons la faire voir k deux amies que vous 25 ne connaissez pas. A dire le vrai, ce sent des amies plutot neuves : nous les avons cueillies ^ cet hiver k Nice. Mais elles sont charmantes. " Comme un celibataire n'a pas toujours une tasse de the et une galette chaude k commandement, j'ai cru vous obliger 30 en vous faisant signe. A cet apres-midi ; epoussetez votre tour : les visiteuses en valent la peine." 1 Morvan, a group of mountains in central France. '•^ en lui faisant porter ce billet, by having the following note carried to him. ^ nous les avons cueillies, we met them, we picked them up. ^'A' MALHEUR EST VITE ARRIVE. 43 Treney repondit poliment ; au fond, cette descente de touristes I'ennuyait. Ne'anraoins, il e'tait \ son poste quand un landau parut au pied du raidillon. En s'appuyant sur son bras pour descendre de voiture, la belle Laure lui fit ce mensonge, contredit par un sourire ou se lisait une fort 5 agreable ve'rite : — Comprenez-vous mon e'tonnement, quand j'ai appris, il y a une heure, le nom du proprie'taire de cette merveille ? Odon semblait hors d'e'tat de rien comprendre. Mais il trouva la meilleure reponse a faire. Tandis que le vieux 10 irienage montrait " la vue " a mademoiselle d'OUencourt, il conduisit sa mere au salon. Une photographie, retirde depuis quatre mois d'un certain tiroir, occupait la place d'honneur. Odon la designa sans parler, d'un geste qui disait bien des choses. 15 — Bon! fit la visiteuse, vous avez soigne' la mise en scfene ; et votre surprise est d'aussi bon aloi que la mienne. Vous aviez done appris que j'allais venir? — La preuve que je n'avais aucun soupgon, repondit Treney, c'est qu'il n'y a pas meme une fleur dans ma vieille 20 baraque. Ah! si j'avais su que c'etait vous, "vous," qui alliez venir ! . . . — N'empeche, dit-elle, voulant cacher sa propre Amotion, que je suis fort mecontente. Que doit penser le monde, en voyant mon portrait chez un colonel de chasseurs d'Afrique ? 25 On est si mechant pour une pauvre veuve ! Odon redressa toute sa faille, comme s'il venait de recevoir un choc. — Vous etes veuve I . . . s'ecria-t-il d'une voix etouffe'e. Les autres visiteurs entraient au salon. Jusqu'au depart, 3° Treney fut silencieux, au point que son vieux voisin se crut oblige de dire, en maniere d'excuse : — Belle dame, le sauvage que vous voyez fut le plus charmant des hommes. C'est bien dommage qu'il ait quittd 44 CONTES ET SAYN£TES. sa carriere ! L'oisivetd I'alourdit. Je I'ai entendu vingt fois pr^tendre qu'il ne salt plus parler aux femmes : par ma foi, il a raison ! Mademoiselle d'Ollencourt jeta un regard tres drole sur 5 sa mere : mais elle ne raconta point que ce sauvage parlait assez bien en wagon. Aux dernieres nouvelles, le marquis se trouvait en Poitou ; c'est sa troisieme visite, sans compter celle — beaucoup plus courte — qu'il y fit quand il se croyait poitrinaire. II disait 10 I'autre jour k une belle veuve qui lui rappelait malicieuse- ment son horreur passee pour le mariage : — Cette fois, les deux poumons sont pris. Voilk ce qu'on gagne k monter dans un wagon dont la glace est ouverte. — Ne I'ai-je pas fermee aussitot ? IS — Oui; mais je vous le disais : un malheur est vite arrivd ! — J'en sais quelque chose ! fit madame d'Ollencourt avec un soupir. Et I'heureux Treney, h. cette rdponse, ne faillit pas serrer sur son cceur la future marquise. L£0N DE TiNSEAU. UNE COMPLICE. A LA fin de la grand'messe, en la cathedrale sombre oii la foule dtait nombreuse, la vieille Mile du Vair fut trouble'e dans ses derniferes priferes par le visage at les allures bizarres de son voisin de chaise,'- un peu trop rapproche' d'elle. Ou done avait-elle dej^ vu cette face bleme, ce regard aigu, cette 5 maigreur de chat cauteleux et souple, pret k ramper ou h. bondir dans un ressaut de nerfs ? Le chapelet immobilisd dans ses doigts, la prifere en sus- pens dans son souffie oppress^, Mile du Vair se souvint tout k coup : c'e'tait Polyte,^ le fils de sa bonne, Marietta, le gamin 10 que depuis la mort du pare, elle s'e'tait charg^a de faire dlever. Mariette, par gratitude, adorait sa maitressa et sur le mail de'sert, dans la vieil hotel familial vide et silencieux oil elles habitaient saulas, la calma de leur vie ne fut plus altera que par las mauvaises nouvallas qu'elles recevaient 15 du petit, — " un gafnement qui ne revait qua maraude,'' — dcrivait la pfera nourricier. Apres, vinrant las plaintas du maitre d'ecola ; puis celles du patron manuisier qui I'avait du renvoyar apres deux mois d'apprentissaga. Et un soir, have, deguanille', ses pieds poussia'reux sortant d'espadrilles 20 decordeas, Polyta sonnait a la grille de Mile du Vair. Saisia da pitie. Mile du Vair I'avait gard^, soignd, dorlote, dans un zela attendri de conversion. Aprfes plusieurs semaines d'hypocrite soumission, assure de la faiblassa des deux femmes, Polyte mettait la maison en ddsordre et le jardin 25 1 voisin de chaise. In Roman Catholic churches on the continent movable chairs are hired for each service. ^ Polyte, dim. of Hippolyte. 45 4(1 CONIES ET SAYNETES. au pillage. La vieille demoiselle et la bonne vecurent ainsi dix mois, de supplications vaines, d'espoirs brises, d'alarmes et d'affolement. Et, sans le moindre souci du chagrin et de I'inquie'tude qu'il leur laissait, une nuit Polyte avait saute 5 la grille et repris sa liberte de chat sauvage. Et, depuis bien des anne'es, aucune nouvelle .... Mile du Vair, les yeux ^ demi ferme's, dans Tobsession de ces douloureux souvenirs, tressaillit tout k coup : des doigts prudents et lents, en glissements de couleuvre, cherchaient 10 sa poche, s'y insinuaient, saisissaient le porte-monnaie et le remontaient doucement, sournoisement. Le premier mouvement de Mile du Vair avait dte de porter la main \ cette poche et de crier ; mais cette ressem- blance singuliere Ten empecha et maintenant elle ne bougeait 15 plus, ne respirait plus, bouleversee a cette idee : " Polyte est un voleur ! " Les yeux pleins de larmes, elle demeurait immobile, trem- blant qu'un mouvement trop brusque d'elle ou de lui n'attirat I'attention et ne le fit de'couvrir. Le vol ainsi facilite', 20 comme il retirait ses doigts ferme's sur le porte-monnaie, un peu penchee vers lui, elle ne put retenir les pleurs trop gros qui lui gonflaient les yeux et une de ses larmes tomba sur la main de Polyte, une larme si brulante qu'il releva la tete. lis se trouverent face k face, la demoiselle plus 25 pale que Polyte. Et ce furent les yeux de celle-ci qui implorerent. II la reconnut ; il comprit qu'elle avait vu, qu'elle savait. Son saisissement devint de la terreur quand il apergut le doyen des bedeaux, le vieux Martin, arrete devant leur rang 30 de chaises, les yeux fixes sur lui. Le voleur ^tait signale, on allait le filer et I'arreter seulement "k la porte de I'dglise pour e'viter le scandale. Alors, inconscient de tout autre chose que du danger present, sans songer aux anndes ^coulees, aux mefaits commis, aux insultes, aux souffrances UNE COMPLICE. 47 endurees par cette femme qu'il venait encore de voler, dans I'epouvante d'etre pris, il lui demanda secours : — Ce vieux bedeau me guette . . . d'autres bedeaux gardent las portes. Je ne connais que vous ici, cachez-moi, sauvez-moi ! 5 -j^ Mile du Vair leva la tete au-dessus de la foule et vit qu'en effet d'autres bedeaux se tenaient de chaque cote des portes. Puis son regard s'abaissa vers Polyte et de le voir, non farouche, mais eperdu, recroqueville, grelottant, elle ressentit encore plus de pitie. Instantane'ment, sans rdflechir k ce 10 qu'elle allait faire d'imprudent et de fou, elle ne vit plus en lui que I'enfant qu'elle aimait autrefois ; elle I'imagina happe au collet, arrache k cette foule furieuse qui se ruait sur lui, puis e'trangl^, puis pouss^ au cachot k coups de bottes dans les reins. A cette vision brutale, son coeur saigna, elle 15 fremit de la meme terreur que lui, elle devint sa complice tout de suite, instinctivement, dans un ^lan de charite supreme. — Tenez-vous prbs de moi . . . ayez Pair de me con- naitre . . . parlez-moi familierement. II fit ce qu'elle disait, etonne de son sang-froid. Par le 20 cotd oppose k celui ou guettait le vieux bedeau, ils sortirent du banc, s'enfoncerent dans la foule, march erent cote k cote. Mile du Vair, retrouvant toute sa pre'sence d'esprit dans le peril, parlait k Polyte du ton le plus naturel : — Que de monde ^ ! Tenez, je marche sur ma jupe ; vous 25 seriez bien aimable de me porter mon livre de messe. Merci. Les ddvotes I'entendirent causer avec ce gargon degin- gandd, mal mis, non sans grande surprise. De loin, plus surpris encore, dtait le bedeau Martin, irrdsolu, hesitant maintenant k coUeter cet homme que connaissait cette 30 demoiselle pieuse, estimde du cure. Et ainsi, dans cette com^die de familiarity. Mile du Vair et Polyte atteignirent le portail. Martin les y avait devancds et, sa surprise 1 Que de monde ! What a crowd ! 48 CONTES ET SAYNliTES. pass^e, reflechissant que la conversation entre eux avait bien pu s'engager par hasard, il donna le mot aux deux autres bedeaux et tous trois se tinrent prets, au moindre geste Equivoque du voleur, \ le prendre k la gorge. 5 La vieille demoiselle devina leur intention, et comprenant, dans son infaillible intuition de pitie, que, empoigne, Polyte se trahirait irrdmediablement par sa paleur et ses tremble- ments convulsifs, arrive'e aux degre's descendant vers le parvis, elle dit assez haut, non seuleraent pour etre entendue 10 des bedeaux, mais aussi de tous ceux qui I'entouraient : — Mon ami, j'ai peur de trebucher ; offrez-moi le bras, je vous prie. Polyte, machinalement, sans force, tant le pe'ril I'angoissait, offrit son bras et elle s'y appuya 'k peine, car elle le sentait 15 faible. Martin, qui allait s'e'lancer, recula intimide' par le regard calme et fier que Mile du Vair fixa sur lui. Elle lui fit son salut de tete coutumier, nuance peut-etre bien d'un peu de condescendance ; les bedeaux s'effacerent et, toujours au bras de Polyte, elle passa lentement, paisiblement, la 20 tete haute. Du meme pas, sans hate maladroite, ils traverserent la place au milieu de la foule, puis longerent des rues de plus en plus desertes. Apres plusieurs ddtours, ils gagnerent le mail brumeux et solitaire oil se trouvait la vieille demeure 25 de la demoiselle. Certaine de n'etre plus ni vue ni suivie, avec un petit soupir de soulagement, elle retira son bras du bras de Polyte, pas trop vite, pourtant, pour ne pas I'offenser. Devant la grille, encore tout bete de peur, le jeune homme balbutia dans un sourire embarrasse : 30 — Ah ! mamzelle, un rude service tout de meme que vous venez de me rendre ! Dites voir un peu ^ comment qu'on pourrait vous remercier. Elle dit tres simplement, mais d'une voix ferme 1 dites voir un peu, do tell a fellow. UNE COMPLICE. 49 — II faut me donner les porte-monnale que vous avez pris. II regarda le mail de'sert, dans une tentation de d^guerpir, puis ses yeux rencontrerent la fagade grise du vieil hotel et, peut-etre remu^ par le souvenir des bons jours passes 1^, il mit la main k sa poche, en retira un porte-monnaie, puis 5 deux, puis trois. Chaque fois que Polyte posait un de ses larcins dans la petite main que tendait la demoiselle, cette main frdmissait comme si I'objet lui bridait la peau. Comme il tardait, elle demanda : 10 — Est-ce tout ? II murmura dans un regret : — Y en a encore -^ un . . . le dernier ! II le tira et elle le reconnut. Alors elle dit d'une voix qui perdit soudain sa fermete : 15 — Celui-lk, c'est le mien . . . vous pouvez le garder ! Puis, n'ayant plus la force de parler, elle fit un geste d'adieu, ouvrit la grille et la referma. Elle monta dans sa chambre, donna un tour de clef, cacha les porte-monnaie et, remettant au lendemain le souci de les restituer, dans 20 I'obsession de ce malheureux enfant qu'elle ne pouvait plus recevoir dans sa maison, elle courut k la fenetre, souleva le rideau pour regarder s'il etait encore W, si I'aspect de la maison lui rappelait le passe, si ce qu'elle venait de faire pour lui I'avait dmu ! 25 A travers les rares feuilles de lierre qui garnissaient la grille, elle crut voir une silhouette maigre s'affaler sur la borne et se cacher la tete dans ses mains, peut-etre pour pleurer. Mais Mile du Vair ne fut jamais certaine d'avoir bien 30 vu, parce qu'il y avait trop de brume au dehors et trop de larmes dans ses yeux. Charles Foley. -^ y en a encore, it y en a encore . (pop.). LA ROSACE. La merveilleuse rosace dont la fleur s'^panouit au bras meridional du transept de Notre-Dame avait un ami obscur, un pauvre diable de sculpteur, qui venait la voir, les jours de tristesse, comme on va dire sa peine k quelque tendre 5 aieule. Depuis bien longtemps, Gaston Fabra I'admirait, I'immense corolle de pierre aux petales eblouissants que des hommes de ge'nie et de foi dresserent jadis au flanc de I'auguste cathddrale. Cartes, il ne meconnaissait pas la beaute des lo deux autres rosaces ses compagnes, de celle du portail occi- dental, un peu plus vieille et plus lourde ; de celle du portail septentrional, un peu plus jeune et plus l^gfere ; mais celle du couchant, dejk rogne'e par I'orgue, d^tonnait un peu selon lui au bout de cette longue nef de'couronne'e de ses vitraux; 15 celle du Nord, quoique de dimensions gigantesques, etait k son gout d'un bleu trop uniforme, puis le soleil ne la trans- figurait jamais, ne venait jamais la froler de sa nappe d'or qui semble donner une ame aux antiques verriferes. Celle du Midi, au contraire, la montre tous les jours de 20 beau temps, cette ame myst^rieuse et splendide, et cela dans I'une des plus folles orgies de couleur que I'oeil humain puisse contempler. C'est pourquoi Fabra la pr^fdrait, lui vouait une tendresse spe'ciale, lui demandait des consolations et des joies qu'il ne sollicitait pas des deux autres. 25 II ne se contentait pas de I'aimer, il tachait de la faire aimer aussi ; et quand des e'trangers passaient dans la grande nef, il levait ses yeux vers elle pour donner k ces inconnus la tentation de lever les leurs. lis ne les levaient pas tous, 50 LA ROSACE. 51 helas ! La plupart rdsistaient k la suggestion, ils allaient dans la fiere basilique comme dans une gare, ne regardant et n'admirant que sur les conseils de Baedeker'; et ceux qui s'en retournaient sans jeter un regard sur I'incomparable Rose, Fabra les meprisait, les traitait de bourgeois, avait 5 envie de leur crier des injures. Mais comme il etait heureux quand des visiteurs restaient en extase devant la prefe're'e ! II s'approchait instinctivement, pour entendre leurs lou- anges, pour voir leurs sourires d'admiration ; et ceux-lk, il les aimait tout de suite, il leur etait reconnaissant de partager 10 son gout et aurait ete heureux de leur rendre service. Or, I'automne dernier, un matin ou le soleil semblait allonger dans la grande nef des caresses violettes et roses par les vitraux du chceur, Fabra refit son pelerinage a Notre- Dame. II n'avait jamais ete aussi triste, aussi decouragd. 15 L'avenir lui semblait des plus sombres. L'art allait mal depuis deux ans. Irait-il jamais bien pour un timide et un pauvre comme lui, pour un fils de paysans, qui avait voulu conquerir Paris, et dont Paris ne voulait pas, \ qui personne ne faisait attention parce qu'il faut etre insolent et riche 20 pour s'imposer k I'estime du monde ? Que manquait-il done au jeune Fabra pour reussir comme tant d'autres ? Quelques relations sans doute, un atelier elegant oil il eut pu recevoir des Parisiennes bustefiables.^ Cinq ou six billets de mille^ pour les frais d'installation, et 25 un homme de gdnie aurait e'te re'vdle' peut-etre. Ah ! que n'aurait-il pas fait pour les avoir, ces cinq ou six chiffons de papier qui pouvaient lui donner le bonheur, qui pouvaient le conduire k la gloire et faute desquels il finirait probable- 1 Baedeker, author of a series of guide-books. ^ bust^fiables, whose portrait busts might have been made by him. ^ billets de mille {francs understood), 1000 franc bank notes. 52 CONTES ET SAYN^TES. merit comme I'un de ces loqueteux qu'on voit \ I'ombre des piliers de Notre-Dame, prfes des bouches de chaleur, essayant de dormir puisqu'ils n'ont pas ddjeund. De ses yeux mdlancoliques, Fabra regarda I'Amie, I'im- 5 mense Rose m^ridionale dont les petales multicolores flam- baient au soleil ; et, pour la premiere fois, il pensa qu'un bras de Seine passait de I'airtre cot^ de cette rosace, un bras profond ou bien des de'sespdr^s sans doute avaient trouve' la mort depuis que les geants du moyen age e'dififerent lo cette eglise. Mais, comme il e'tait plonge dans ces pense'es moroses, Fabra entendit froufrouter •■ une robe ; et, presque aussitot, il vit une jeune femme au collet de zibeline s'agenouiller non loin de lui, sur une chaise basse, au milieu du transept. 15 Sur ses pas arriva un homme blond, convert d'une pelisse et tenant 'k la main un guide cartonne de rouge. Cet homme resta un moment debout k cote de la jeune femme, puis voyant qu'elle priait toujours, s'assit derrifere elle et se mit k lire son guide. Deux minutes aprfes le couple 20 partit, et ^ peine avait-il franchi la barriere ^ de bois se'parant la grande nef des nefs collate'rales, que Fabra vit un objet noir sur les dalles, pres de la chaise occupde tantot par I'homme au guide. lEbloui par la rosace, le sculpteur ne distingua pas d'abord la nature de cet objet. Mais peu k 25 peu )es choses se pre'ciserent sous son regard, et il s'apergut que I'oDJet etait un portefeuille. Aussitot il se leva, me'caniquement, pour le ramasser. C'e'tait bien un portefeuille. Qui I'avait perdu ? Sans doute I'homme k la pelisse qui s'^tait assis \k un moment. 30 L'objet n'avait pu glisser que de sa poche. ' froufrouter, to rustle, as silk does. Cf. the name of Dumas' hero- ine. Froufrou, in the play of the same name. ^ barrifere, a railing, enclosing paid seats in French Roman Catholic churches. LA I! OS ACE. 53 Fabra tourna la t^te : il ne vit plus cet homme, il ne vit personne. La partie de la nef clotur^e par la barrifere de bois^ etait vide ; dans les nefs latdrales seulement, passaient des ombres, sonnaient des pas. L'homme k la pelisse avait du repartir. 5 Alors le sculpteur palit comme si tout son sang refluait vers son ccEur. Qu'allait-il faire de ce portefeuille ? Le porter k la sacristie ? Le confier k quelque gardien ? . . . Etait-il sur qu'on vint le reclamer ? Son proprietaire ne savait pas sans doute ou il I'avait perdu. . . . Alors que 10 deviendrait cet argent ? Car il devait y avoir de I'argent dans le portefeuille ? Fabra I'ouvrit de ses doigts nerveux ; et il vit des billets dans un compartiment, un paquet de billets de banque, cinq mille, dix mille francs peut-etre. . . . Dix mille francs ! 15 Ses yeux e'perdus regardferent la rosace, et de Ik-haut, des seraphins aux ailes dorees,^ des saints aux tuniques d'azur, des rois aux manteaux de pourpre tombait une grande lumifere, une lumiere dblouissante qui semblait une celeste approbation. Oui, oui, il allait le garder, ce portefeuille ! 20 Qu'importaient ces quelques billets de banque a deux etran- gers d'aspect si riche ? Comment les leur rendre d'ailleurs? Si les sacristains les donnaient, ce serait k des pauvres. Et quel pauvre les meritait autant que lui ? Oui, il les gardait, et grace k eux il dompterait la gloire peut-etre, il imposerait 25 son genie au monde. C'^tait sa bonne ^toile qui lui f^isait cette aumone. — Tant pis ^ ! dit Fabra en mettant le portefeuille dars sa poche. Et il s'en alia, fremissant, sous les ogives hautaines. 30 # * * ^ cldtur^e par la barrifere de bois, railed off. 2 des s&aphins aux ailes dories, from the golden-winged seraphim. ' Tant pis ! What do I care ! Lit., so much the worse. 54 COA'TES ET SAYN^TES. Mais brusquement, comme il allait franchir la barriere et passer dans la premiere nef collate'rale de gauche, il apergut un couple derriere un pilier ; I'homme, blond et couvert d'une pelisse, la femme, jeune et portant un collet de zibe- 5 line ; les e'trangers de tantot ! II fit un instinctlf mouve- ment d'e'cart en les voyant. Mais eux ne le remarquerent pas. Tournds vers le bras me'ridional du transept, ils regardaient quelque chose, 1^-haut : la Rosace, I'immense corolla de 10 pierre aux petales ^blouissants que des hommes de genie et de foi dresserent jadis au flanc de I'auguste cathedrale. — Est-elle belle ! disait la femme. Et son visage s'e'panouissait dans un sourire d'admiration. — Magnifique ! approuvait le mari. Invraisemblable ■' ! 15 Un miracle de lumiere ! Regarde done ces tons verts, ces tons mauves, ces mddaillons de feu, et cette double couronne de rubis ! Magnifique ! Incomparable ! . . . Aucune Rose du Treizieme ^ ne m'a produit cet effet-1^ ! C'est mieux qu' Amiens,^ et que Saint-Ouen.'' II n'y a que celle de 20 Strasbourg qui I'e'gale ! . . . Et encore ! . . . En entendant ces paroles, Fabra s'etait arrete'. II regarda cet homme qui parlait si bien de la Rosace, et son cceur battit 'k gros coups, une lueur soudaine passa dans ses yeux d'artiste. 25 — Monsieur, dit-il en s'approchant de lui, n'est-ce pas vous qui avez laisse tomber ceci de votre poche ? Et il montra le portefeuille. L'inconnu fut tout surpris, il tata ses poches pre'cipitam- ment et jeta sur le sculpteur un regard charge de reconnais- 30 sance : 1 Invraisemblable I Too beautiful to be real ! Lit., unlikely. ''■ du Treizieme, siicle understood. ' qu' Amiens, i.e., que la rosace de la cathidrale d'' Amiens. * Saint-Ouen, the cathedral of Rouen in Normandy. LA ROSACE. 55 — Tiens ! Mais oui ! Comment ai-je fait ? . . . Merci, monsieur ! Vous etes mille fois aimable. Je ne m'e'tais pas apergu. . . . Mais Fabra s'etait dejk enfui, la tete basse, en regardant vaguement k ses pieds les caresses violettes et roses dont I'Amie semblait le poursuivre. Jean Rameau. LES DEUX BORGNES. En ce temps-Ik, il y a environ vingt-cinq ans, j'habitais au haut de la rue Saint-Jacques, et je devais, chaque jour, pour gagner mon mise'rable pain, me rendre au haut de la rue des Martyrs. Je se'journais ici toute la matinee ; puis, apres 5 avoir sommairement de'jeund chez un troquet-' du boulevard extdrieur, je me remettais en route, vers une heure de I'aprbs-midi, pour re'inte'grer mon domicile.^ Je faisais le double trajet k pied, d'abord par raison d'dconomie, vu mon pauvre budget, et aussi par amour de 10 I'exercice et du badaudage. Rond de cuir^ pendant trois heures de suite, j 'avals grand plaisir k me degourdir les jambes en allant et revenant, et j 'avals plus grand plaisir encore h. me divertir les yeux, le long du chemin, aux spectacles toujours renouvele's de la rue. 15 Parmi ces spectacles, il en etait aussi qui ne se renouve- laient jamais, et qui devaient k leur monotonie seule leur charme spe'cial. Ainsi telle petite ouvriere, rencontrde toujours au meme endroit, tel bonhomme fumant sa pipe au seuil de sa boutique, telle trogne rigolote ■• conduisant le 20 cheval de renfort k la montee de I'omnibus, le marchand de marrons de la rue Saint-Denis avec son casque en peau de chat roux,** et bien d'autres qui ponctuaient mes e'tapes de leur aspect prdvu. Rdgulierement, en arrivant, un peu avant neuf heures, ^ troquet, abbreviation of mastroquet, a cheap eating house and wine shop. 2 r^int^grer mon domicile, to return home ; a legal term often used in a familiar sense. ^ Rond de cuir, clerk. * trogne rigolote, jolly phiz. ^ casque en peau de chat roux, tawny cat-skin cap. S6 LES DEUX BORGNES. 57 au haut de la rue des Martyrs, je trouvais, prfes d'une porte cochfere/ k droite, dans un renfoncement prdcedant la devan- ture du cremier, un mendiant ^ qui je donnais un sou d'un geste machinal. Non moins re'gulierement, en revenant, vers les deux 5 heures, au haut de la rue Saint-Jacques, je trouvais, pres d'une porte cochere a peu pres semblable, dans un renfonce- ment precedant aussi la devanture d'un cremier, mais k gauche, cette fois, un autre mendiant k qui je donnais pareillement un sou du meme geste machinal. 10 Longtemps, je ne pris garde qu'k I'emplacement analogue choisi par I'un et I'autre mendiant, et cela justement k cause de I'analogie, sans doute, qui frappait mon observation in- consciente. Mais je ne faisais pas attention aux mendiants eux-memes, dont je savais seulement que, rue des Martyrs 15 comme rue Saint-Jacques, le mendiant dtait un borgne. Je ne chercherai pas k expliquer pourquoi, brusquement, un beau jour, je remarquai que le mendiant de la rue des Martyrs etait borgne de I'oeil gauche, et que celui de la rue Saint-Jacques I'e'tait de I'ceil droit. Tout ce que j'en puis 20 dire, c'est que la chose, jusqu'alors inconnue de moi, me sauta ce jour-lk aux yeux,^ si j'ose m'exprimer ainsi. A partir de ce jour, les deux mendiants m'intdressferent, et, en leur jetant k chacun leur sou quotidien, je me pris k les examiner curieusement. Je n'eus pas k m'en repentir, 25 car cet examen, bientot, me passionna. II y avait de quoi, comme vous allez le voir ! Imaginez- vous, en effet, ma surprise, quand je m'apergus que ces deux mendiants offraient k la fois des ressemblances et des dissemblances etranges. Celui de la rue des Martyrs etait, 30 comme je I'ai dit, borgne de I'ceil gauche, et portait un gros pardessus noir au poll bourru et une casquette k oreillferes, 1 une porte cochfere, a carriage entrance (to a city house). 2 me sauta aux yeux, struck my own eyes. 58 CONTES ET SAYNIlTES. tandis que celui de la rue Saint-Jacques, borgne de I'ceil droit, dtait vetu d'une veste plus Idgfere et coifEe' d'un chapeau melon aux bords rabattus en cloche. Mais tous deux avaient un visage absolument identique, au point que 5 Ton eut dit deux freres, et meme deux jumeaux. J'en conclus tout d'abord qu'ils devaient etre, en effet, deux jumeaux, et le hasard me parut un singulier farceur d'avoir ainsi fait ces deux jumeaux borgnes, I'un k droite, I'autre \ gauche. 10 Mais un examen plus minutieux ne tarda pas k me persuader qu'il y avait dans cet apparent mystere un unique farceur, lequel e'tait tout bonnement le seul et meme men- diant, installe le matin rue des Martyrs et I'apres-midi rue Saint-Jacques, sous deux costumes diifdrents, et changeant 15 d'oeil sa borgnerie.' On ne pouvait s'y tromper, avec un pen d'attention, k I'attitude, au geste, k la voix, et surtout, surtout au regard de I'oeil reste' ouvert. C'e'tait un regard extraordinaire, jete par una prunella vitreuse, couverte d'une taie blauatre, dans un globe 20 preeminent. Que ce fut la prunelle gauche ou la droita, I'expression demeurait immuable, une expression sournoise et moqueuse. Evidemment, I'ceil de la rue des Martyrs et I'oeil de la rua Saint-Jacques constituaient une paire d'yeux oil habitait une saula ama. 25 Qua ce pre'tendu borgne fut un faux borgne, un ruse simulateur, voilk qui ne faisait pas de doute. Je ne lui en voulais pas, au reste, da sa ruse, et je la trouvai meme si inge'nieuse que desormais, au lieu d'un sou a chaque aumone, je lui donnai deux sous, estimant qu'il las gagnait bien. 30 Mais quelle raison avait-il, ce borgne alternatif, pour changer de mauvais ceil ? Cela, je I'avoue, me tracassait, n'y voyant aucune explication plausible. 1 changeant d'oeil sa borgnerie, shifting his one-eyedness to the other side. LES DEUX BORGNES. 59 II n'y avait, m'objecterez-vous sans doute, qu'a la lui demander k lui-meme, cette explication. Mais allez done faire de la peine k un pauvre bougre, en lui apprenant qu'on a dkbine k friii^ dont il subsiste ! Pour avoir des ide'es pareilles, il faut n'avoir jamais ete pauvre soi-meme ! Puis, 5 je I'avoue, j'avais une secrete joie k me dire, en lui donnant ses deux sous : — II me prend pour une poire. ^ Eh bien ! c'est lui qui en est une, puisque je sais. L'amour-propre a de ces petites satisfactions-la! Vous 10 voyez que je suis psychologue, quand je m'y mets. Mais, qui dit psychologue, dit, forcement, un peu mufBe, n'est-ce pas ? Et, un jour, je ne pus me tenir de reveler au pauvre mendiant que je possedais son secret. Ajoutons, k ma decharge, que j'eus la precaution, venant de toucher 15 une petite somme, d'enrober I'amertume de ma mufflerie dans une aumone de cent sous et dans I'offre d'une tournee fraternelle. — Et alors, dis-je au mendiant, donnez-moi enfin le mot de cette enigme qui me tourmente depuis tantot trois 20 semaines. Pourquoi diable etes-vous borgne tantot d'un ceil, tantot de I'autre ? — Monsieur, me repondit-il, vous m'avez tout I'air d'un bon zig qui ne voudra pas faire du tort k mon Industrie. Je ne serai done pas cachottier avec vous. Voici la chose. 25 Dans notre partie, voyez-vous, c'est comme dans toutes les autres: avec la pratique, on prend de I'exp^rience, on s'instruit en observant. Or, j'ai observe, d'abord, que le metier d'aveugle est moins bon que celui de borgne. Pour- quoi ? Je n'en sais rien ; mais c'est comme 9a. Ensuite, 30 j'ai observe qu'il y a des gens plus charitables pour les 1 d^bin^ le true, sold the secret, discovered the fraud (slang). '^ pour une poire, for a fool ; tete en poire, a pear-headed or brain- less man. 60 CONTES ET SAYNRTES. borgnes de I'oeil droit, et d'autres plus pour les borgnes de I'oeil gauche. Pourquoi ? Je n'en sais rien non plus ; mais c'est encore comma 9a. Enfin, et c'est Ik ou j'ai e'te le plus mariolle, j'ai d^couvert ceci, dont le pourquoi m'echappe 5 encore plus que tous les autres, c'est que les borgnes de I'ceil droit font de meilleures affaires sur la rive gauche,' et les borgnes de I'oeil gauche sur la rive droite. Cherchez-en la raison, si vous en avez le temps et si vous vous croyez capable de la trouver. Moi, j'y ai renoncd. Je me contente 10 de mettre \ profit ma de'couverte, en faisant le borgne de I'oeil droit rue Saint-Jacques et le borgne de I'oeil gauche rue des Martyrs. II me regardait, en vidant maintenant son verre, avec un regard plus sournois et plus moqueur que jamais, de ses 15 deux gros globes ouverts, prodminents, klaprunelle vitreuse, couverte d'une taie bleuatre ; et souriant, son verre vide', il ajouta : — Au fond, vous savez, je m'en moque ; car je ne suis borgne ni k droite ni k gauche. 20 — Parbleu ! repliquai-je, vous n'avez pas besoin de me le dire : je m'en doute. Pourquoi rigolez-vous ? J'ai done I'air d'un serin ? ^ — J'ignore, reprit-il, de quoi vous pouvez avoir I'air. Comment voulez-vous que je le voie ? Je suis aveugle. Jean Richepin. ' rive gauche, rive droite, left bank, right bank of the Seine. ^ J'ai done I'air d'un serin ? I look green, do I ? BUIS BfiNITS. Il y eut, une annde, un grand imoi et une grande affliction, le dimanche des Rameaux, dans un des doux b^guinages de la Flandre. L'heure de la grand'messe approchait. La cloche, dans la tourelle k jour, tintait, si frele qu'elle avait I'air de derouler au vent comme une fumee de sons. Quelques 5 fideles du voisinage arrivaient dejk, doux vieillards, femmes dont les mantes de drap oscillent aussi comme des cloches Des beguines commengaient h sortir de leurs petits couvents, s'acheminaient aux offices. Or, k I'eglise, sceur Dorothee-des-Anges, la sacristine, lo allait et venait dans une inquie'tude grandissante. Le fleu- riste de la banlieue, ou depuis si longtemps elle se fournis- sait, n'avait pas apporte', ce matin-ci, la provision de buis habituelle. Elle s'e'tait rendue chez lui, cependant, huit jours auparavant, pour le lui rappeler express^ment. II 15 n'avait pas pu I'oublier. Qu'dtait-il advenu ? Un malheur, k coup sur, pour lui ou quelqu'un des siens. Soeur Doroth^e- des-Anges etait bien contrariee. Elle desespe'rait maintenant de le voir arriver. Dans un quart d'heure commengait la grand'messe. II fallait, cependant, des branches de buis k 20 tout prix pour les cdrdmonies du rituel de ce jour, et aussi pour approvisionner le beguinage, les fidMes d'alentour, qui y comptaient. Alors, elle s'abandonna k une resolution extreme. Elle se rendit en hite k la maison-mfere qui est le convent occupd 25 par la Grande-Dame k un des angles de I'enclos. Elle lui fit part du m^compte et de la ndcessit^ urgente ; il n'y avait qu'un remfede : envoyer I'ordre, de convent en convent, de 61 62 COA'TES ET SAYXETF.S. couper le buis dont sont ornes, suivant la coutume, tous les petits jardins oli, docile et vernisse, il ourle les sentiers, forme des initiales de patronnes, des Sacre'-Coeur perce's d'un glaive de verdure. Ce fut, d'abord, une vraie de'sola- 5 tion ; car elles y tiennent a leurs jolis jardins, ces beguines ! lis satisfont leur gout d'arrangement et d'ingeniosite. Le dessin en correspond au dessin de leurs dentelles. C'est fait aussi avec des rosaces, des transitions menues, des fonds de reve, des corolles ouvertes ou mi-de'closes. Travail 10 fragile et minutieux, travail parallele. . . . Leurs dentelles sont comme des vitraux blancs, aux fioraisons de givre ; leurs petits jardins sont des vitraux de couleur. . . . Vite on se re'signa, par obe'issance et pour ne pas de'plaire k Dieu. Au couvent des Huit-Be'atitudes, au couvent de IS I'Amour-de-Dieu, dans tous les importants convents de la communaute, I'ordre fut execute sans retard. On coupa tous les plants de buis a ras du sol, on les entassa dans les corbeilles d'osier de I'ouvroir. Mince moisson que celle de chaque jardinet, assez pour- 20 tant pour qu'il appariit tout de'nude'. Alors, les be'guines songerent k un sacrifice pareil, consenti par elles-memes, le jour oil on avait coup^ leur chevelure. ... Et leur petit jardin leur en devint plus cher. Ce fut comme s'il entrait en religion' ce jour-lk. 25 Or, tandis que tous les grands convents avaient fait le sacrifice immediat de leurs parures de buis, il y eut un long conciliabule dans un tout petit couvent, le couvent de la Mise'ricorde, situe' au bout d'une des ruelles tournantes. C'^tait un des plus soigne's de I'enclos, d'une proprete 30 dblouissante. Les cuivres de la porte luisaient comme ceux qui sont a la poupe des bateaux dans les canaux. Les ' comme s'il entrait en religion, as if it toolc the veil. BUIS BE NITS. 63 vitres dtincelaient, tendues de fraiche mousseline, si fraiche qu'on eut dit des voiles de premieres communiantes. Le platre rejointoj'ant les briques roses mettait des galons blancs sur la fagade. Demeure presque irreelle 'k force de patient entretien. Petit logis conserve sous un verre qui 5 s'evaporait sans doute k la venue de chaque passant. Con- vent de feerie et de songe. . . . Quand apparaissait une beguine a une des fenetres, on s'etonnait. C'e'tait moins une cornette qu'un vol entrevu, des ailes de linge en route pour le ciel. Le miracle d'un tel entretien e'tait du k soeur Monique, 10 qui n'habitait Ik qu'avec deux autres beguines. Ainsi, k trois seulement, le parfait rangement et la proprete par- faite dtaient possibles. C'est elle qui avait du gout jusqu'au scrupule, elle I'inculqua a ses plus jeunes compagnes. Elle entretenait son couvent comme une conscience. La moindre 15 poussiere I'offusquait comme le p^che ve'niel des meubles. A plus forte raison repudiait-elle le desordre, une negligence qui salit ou derange, tout accroc modifiant I'ordre immuable de cette demeure qui en avait pris un aspect d'^ternite, comme de'jk hors du temps, sans trace de corporalitd et de 20 vie. Aussi, quand arriva I'ordre, Ik aussi, d'avoir k couper les buis du jardin pour la cere'monie de la be'ne'diction des Rameaux, sceur Monique fut atterrde, d'abord. Mais, une minute apres, elle avait pris une de'cision. Jamais elle ne pourrait se resoudre k tout a coup bousculer et detruire son 25 jardinet qui etait aussi charmant, soigne', correct, fixd pour ainsi dire, que le reste de I'habitation. Elle se donna vite de spe'cieuses excuses. Elle n'avait que tres peu de buis, formant un Sacre-Cceur dans le parterre du centre. Qu'ajouteraient ces quelques branches au grand tas mois- 30 sonnd dans tous les autres jardins du be'guinage ? C'etait comme ajouter un cierge parmi les e'toiles du ciel. . . . Elle s'abstiendrait, sans domraage pour personne. Nul ne s'en apercevrait. Done, elle communiqua aux deux autres soeurs 64 CONTES ET SAYNRTES. qui vivaient avec elle sa ferme intention, leur recommandant un secret absolu. . . . Ainsi leur cher jardin serait sauvd du massacre ! Elle I'avait trop soigneusement bechd, ratisse, ensemence', plante, arrose' sans cesse de ses propres mains 5 pour qu'on lui demandat maintenant de le devaster en un instant. C'etait trop cruel vraiment. C'e'tait lui demander de mutiler son enfant. Et sceur Monique, indigne'e, en se rendant k la grand'messe, crut, sur les autres portes, d'un vert de prairie, voir une croix de sang comme il y en avait 10 eu en Jude'e pour le massacre des Innocents. . . . * * * A la grand'messe, ce fut tres touchant. Les beguines processionnant, sous leurs longs voiles blancs, regurent chacune de I'officiant un rameau de buis be'nit. Elles exultaient, tenant en main la seule branche rendue du 15 jardin sacrifid, mais heureuses du don fait k Dieu, du don fait aux autres, car des laiques se melerent ^ leur cortege, doux vieillards, femmes en mante, fideles du voisinage, aux mains de qui s'e'parpillerent leurs jardins. Joie de se donner ainsi ! Le cure' du beguinage en prit texte pour son 20 sermon : il parla avec e'motion de cette grace de Dieu qui voulut mettre \ I'e'preuve leur bonne volonte. Or, toutes avaient repondu a I'appel celeste, aucune n'avait manque. Toutes sacrifierent le buis de leurs jardins. Beaute du sacrifice, qui apparaissait symbolique ! Ce Sacre-Coeur de 25 verdure, c'e'tait aussi leur propre ccEur. Et Dieu demande qu'on en agisse toujours ainsi: se creer un cceur vivace, puis le donner, le partager aux autres ! Soeur Monique avait dcoute le sermon avec un dmoi grandissant. " Aucune n'avait manqud ! " Certes, le cure du 30 bdguinage ignorait, mais Dieu savait. La beguine comprit BUIS BE NITS. 65 soudain toute la laideur de sa faute. Auparavant, on se donne de bonnes raisons, on se leurre avec des pretextes et des mensonges. Cast une ruse du demon qui colore le peche, qui farde son afEreux visage. A pre'sent, elle se rendait compte. D'abord, elle avait desob^i k I'ordre hie- s rarchique de la Grande-Dame, ce qui est ddjk grave. Mais surtout elle avait mal agi envers Dieu. Elle refusa le buis de son jardin pour le service des autels. Quelle honte ! Avoir lesine avec I'eglise, avoir fraude' Dieu. Soeur Monique se jugea une grande coupable. La branche de buis b^nit lo qu'elle avait regue de I'officiant, durant la procession de la grand'messe, lui tourmentait la main maintenant comme un remords. Elle n'osa pas la garder, la rapporter chez elle. Elle s'en vint la deposer devant le reposoir de la Vierge, offrande expiatoire parmi las bouquets et les vases en 15 vermeil. Elle alluma un maigre cierge, expiatoire aussi, sur la herse de fer forgd ou brule sans cesse un luminaire vacillant. Quand elle reinte'gra son petit convent de la Mise'ricorde, I'inquietude de soeur Monique ne fit que s'accroitre k la vue 20 du jardinet sauvegarde ou la Sacr^-Coeur de buis eternisait ses meandres varts. II allait falloir se cacher de tons les yeux, les jours suivants, defendre sa porta contra toute visite^ inopportune, ne rien laisser transpirar du secret cache Ik. Pourvu que les deux jeunes be'guines qui vivaient 25 avec elle ne fussent point indiscretes ! Elle laur fit mille recommandations, au grand mdcontantement de ses com- pagnes. Celles-ci avaient protest^ des la ddbut, na voulaiant pas ddsobe'ir. Maintenant elles s'ennuyaient da la rasponsa- bilitd commune, du remords k porter ensemble. Una aigre 30 dispute s'dlava. Elles firent de durs reproches k soeur Monique. Celle-ci s'en faisait bien d'autres k elle-mema. 1 defendre sa porte contre toute visite, refuse admittance to all visitors. 66 CONTES ET SAYNILTES. Meme son cher jardinet ne la consola pas. Elle le regardait avec horreur, comma son tentateur, la cause et I'occasion de sa chute. Le de'mon s'e'tait habille de fleurs pour perdre son ame. C'est le serpent du Paradis terrestre qui ondulait 5 W, en forme de Sacre-Coeur, avec toutes ses e'cailles de buis. Sctur Monique, qui e'tait vieille et souffrait d'une tres ancienne maladie de coeur, passa tout ce dimanche dans une grande angoisse. Elle se jugea en e'tat de pe'che' mortel. Elle se crut perdue aussi de re'putation, car on apprendrait lo sa de'sobe'issance dans le beguinage. Le soir, elle se coucha pleine de malaise. Et le lendemain, ses deux compagnes, ne la voyant pas leve'e S, I'heure habituelle, la trouverent morte dans son lit. Quand la Grande-Dame, le cure, les autres bdguines, 15 appeles vite au secours, penetrferent, ce fut une immense stupefaction de voir le Sacrsf-Coeur de verdure intact dans le jardinet ! " Soeur Monique n'avait pas donne' son buis ! " La nouvelle causa un grand scandale. Sceur Dorothee- 20 des-Anges, surtout, la sacristine, en fut indigne'e. Toutes les soeurs se signerent. Cette mort subite etait une punition de Dieu. Chacune repe'tait avec effroi : " Elle n'avait pas donne' son buis ! " On la jugea damnee, ou tout au moins, pour bien longtemps, en Purgatoire. 25 Or, tandis qu'on avait fait sa derniere toilette, e'tendu le corps sur le petit lit aux rideaux de percale lilas pale, placd dans ses mains un crucifix de cuivre, on voulut mettre sur la commode, prfes d'elle, suivant la regie, une branche de buis trempant dans I'eau be'nite. Soeur Monique, elle, n'avait 3° pas osd rapporter son rameau de I'e'glise. On demanda tour k tour \ chaque b^guine voisine d'offrir le sien. Toutes refuserent, prises de peur ou gardant rancune \ celle que Dieu chatia. A la fin, il fallut se rdsigner k aller prendre, dans le jardinet meme de soeur Monique, une branche de BUIS BJSjVITS. 67 son propre buis, qu'on mit dans un verre d'eau a cot^ du cadavre. Elle n'avait pas voulu toucher a son jardinet; c'est la mort qui y toucha ! Et la place ou on dut entamer le buis, dans le Sacre-Cceur du parterre, apparut soudain beante comme une blessure, la blessure inevitable dont sceur Monique e'tait morte. Georges Rodenbach. LE CHARIOT.^ Dans quel vieux livre traduit de I'hindou ai-je autrefois et tout enfant^ lu cette histoire ? J'en cherche, en vain, dans ma me'moire, la physionomie parmi celles des respectables bouquins relies en basane qui enflaient la bibliotheque pater- 5 nelle. Peut-etre I'ai-je simplement reve'e. Ce qui est tout k fait vraisemblable, c'est que vous ne la connaissez pas. Done, dans le pays de Sirmour, non loin de Souty oii le Gange divise ses eaux et se ddchire en deux bras fe'conds, vivait, en des temps que la le'gende habite seule, Elias, dont 10 la jeune femme Izeyl etait justement renommee pour sa beaut^ douce et I'extraordinaire dclat de ses noirs cheveux, brune qu'elle e'tait comme la Sulamite,^ avec des vapeurs de cuivre semblant froler le velours mat de la peau et s'allumer, comme au coucher d'un soleil, dans les prunelles larges et 15 profondes, petite plutot que grande, mais de formes exquise- ment souples et de'licates, remarquable surtout, quand elle souriait, par I'e'tincellement de ses dents sous la pourpre arqu^e des Ibvres. Et peut-etre dtait-ce, surtout, pour cette derniere et curieuse beaut^ qu'Elias s'en ^tait ^pris et I'avait 20 choisie entre toutes. Car, avant de I'e'pouser, aventureux et intrdpide, il avait e'te le pecheur de corail et le chercheur de perles le plus audacieux de toute la contre'e. Le gout effre'ne de toutes les durete's qui brillent lui etait d'ailleurs reste si violent qu'il avait vite trouble' la paix des nouveaux epoux, 1 Le Chariot, Charles' wain ; more commonly the Dipper in the Great Bear. ^ tout enfant, while but a child. ' la Sulamite, the Shulamite, the bride of The Song of Solomon. 68 LE CHARIOT. 69 Elias ne demeurant guere k la maison, auprfes d'Izeyl, rnais parcourant les roches tout le jour, muni d'un lourd pic de fer dont il les frappait ou fouillant dans les sables inexplords que baignait le soleil, dans I'espoir d'y trouver quelqu'une de ces gemmes dont le sol de I'lnde est demeur^ riche, 5 malgre la rapacite des conqudrants. — Mais en cet age d'or,, la terre y etait inviolee et n'avait pas ete profane'e encore par le pied sacrilege de I'etranger. — Depuis quelque temps surtout, ses explorations loin de la maison conjugale se pro- longeaient fort avant la nuit/ suscitant, dans I'ame d'Izeyl, 10 de jalouses tortures. Ce fut bien pis quand, goutant seule- ment quelque repos k I'ombre de son toit, durant la journe'e, il commenga d'attendre impatiemment le soir pour se re- mettre en route, et ne rentra qu'aux premieres rougeurs de I'aurore courant, comme des petales de rose, au bord du del 15 clair. De ce manege nouveau, ses voisins n'dtaient pas moins surpris que sa femme, non plus que de la reverie sombre qui maintenant habitait son front. Mais nul n'osait I'interroger, tous soupgonnant, comme Izeyl, quelque mystere dans le voisinage et personne ne se hasardant k le suivre 20 parce qu'il dtait terrible dans la colere. La verite' est qu'il se croyait tout pres d'une admirable decouverte et au seuil d'un tre'sor de pierreries dont son imagination elle-m^me etait depassde. Un soir, en effet, qu'une averse I'avait con- duit, pour y chercher un refuge, dans un coin de rocs 25 presque inaccessible a un moins agile que lui, il s'dtait trouve k I'entree d'une fagon de grotte d'un aspect tres mysterieux, refermee par des amoncellements de pierres tout pres de son entree, mais denongant, k la percussion, derriere cette barri- cade, les profondeurs d'un vide sonore plein de lumifere, k 30 en juger par les fentes etincelantes de la muraille naturelle dont elle etait enveloppde, et oii il lui semblait entendre un vague choc argentin de cailloux. Et depuis que cette vision 1 fort avant la nuit, far into the night. 70 COXTES ET SAY.VIlTES. le hantait d'un inconnu ou se rdalisaient tous ses reves, Elias revenait Ik chaque nuit — aucun de ces phenomenes ne se manifestant durant le jour — et s'efforgait \ pene'trer dans cet antre ou la nature lui apparaissait sous la seule 5 forme qu'il aimat, dans I'e'blouissement des pierres pre- cieuses depassant, de beaucoup, celui des coraux et des perles dont la conquete avait failli lui couter tant de fois la ^•ie. Or, ce jour-la, Izeyl, n'en pouvant plus de douleur et 10 d'inquietude, s'e'tait jure' de le retenir \ tout prix. Tout le jour, pendant qu'il dormait, elle avait accumule' les coquet- teries sur sa personne, mouille' ses cheveux et ses vetements le'gers des parfums qu'il aimait, imperceptiblement avive de fards la rose au cceur de rosee de son sourire,' choisi, pour 15 le piquer dans son chignon, le plus beau lotus de leur jardin, plante ses pieds mignons dans des pantouiles oij couraient des fils d'or ; et vraiment se jugeait-elle, \ se regarder dans I'eau claire du petit etang le long duquel revait un ibis rose, irre'sistible ou a peu pres, quand Elias, se reveillant, la desil- 20 lusionna bien vite de ses propres charmes. Car k peine la regarda-t-il, et quand elle s'approcha, pour I'accueillir, il la re- poussa sans violence, mais avec je ne sais quoi d'impitoyable et d'indiffe'rent qui lui sembla plus cruel encore que la colere. II dtait dejk parti, son lourd pic k la main, qu'elle se laissait 25 glisser 'k terre, de'sespe'ree, les mains noyees dans les che- veux, la gorge soulevee de sanglots et les yeux tout obscurcis de larmes. Combien de temps demeura-t-elle ainsi avant que la fatigue I'endormit ? Dormait-elle meme et ce qui lui apparut venait-il d'un reve ou de la re'alite' ? 3° C'est ce que le vieux bouquin traduit de I'hindou ne disait pas ou ce que je n'ai pas ve'rifie' dans mon propre reve. Mais qu'importe, une fois dans ce pays du merveilleux que 1 . . . aviv^ de fards la rose au coeur de ros^e de son sourire, had deftly brightened with a crimson pencil the bedewed rose of her smile. LE CHARIOT. 71 nous sentons invisible et ambiant autour de nous, et qui existe par le fait seul que nous le concevons, aux heures, les meilleures, oil notre esprit se delie et se repose des rdalite's dans la pitie du surnaturel ! Ce qui est certain, c'est qu'Izeyl vit tout \ coup, devant elle, une admirable Pdri,' 5 toute vetue de clarte', un sourire consolant \ la.bouche et, autour du front, arrondissant leurs points brillants en aurdole, sept gemmes etincelantes, une e'meraude, une amethyste, une turquoise, un saphir, une topaze, une opale, un rubis, semblant sept papillons immobiles dans leur vol et lumineux 10 autour de la blancheur d'un meme lys. Et comme la jeune femme entrevoyait cet eblouissement multiple "k travers ses pleurs, la Peri lui parla tout doucement, d'une voix plus pure qu'un chant de rossignol, et, apres lui avoir reve'le qu'elle connaissait sa peine, lui proposa de la conduire, par des 15 chemins myste'rieux, vers I'infidele dont elle n'avait encore pu suivre la route. Confiante, Izeyl accepta, et, I'ayant con- duite au bord du fleuve oil la brise du soir penchait les grands roseaux, une k une la Pdri d^tacha, de sa coiffure de fde, les sept pierreries qui y brillaient et les jeta, d'un 20 geste solennel de semeur, dans I'eau profonde, et, \ chacune qui y tombait, une e'toile, ayant la figure d'une femme aerienne qui se dissipait en vapeurs quand elle avait plante son clou lumineux dans le ciel, montait de I'eau, portant au front la gemme jetde. Et quand toutes les sept eurent fait 25 leur ascension, elles se grouperent, tragant dans le ciel I'image du Chariot que connaissaient de'jk les patres de Chaldde, les premiers des humains ayant contemple les astres, et k qui les savants d'aujourd'hui ont conserve' son nom. Dans ses bras blancs et divins, la Peri souleva Izeyl 30 abandonnee et, s'envolant avec elle, fut ^ I'asseoir dans ce char de lumibre qui continua sa course captive k travers I'immensitd. 1 P^ri, a fairy in Persian mythology. - fut, alia. 72 CONTES ET SAYNRTES. C'est ici qu'il convient de faire ressortir la parente des mythes ne's dans les plus lointains berceaux. Les pontes grecs ont imagine que, sous la conduite imprudente de Phaeton/ le soleil avait ete pre'cipite sur la terre, flambant 5 encore sur les debris de ses essieux. Les poetes hindous content que, quand elles sont surprises par quelque grand bouleversement celeste, par quelque ouragan monstrueux et secouant les profondeurs de I'azur, les constellations aussi s'abattent sur la terre et se re'fugient au fond de cavernes 10 inexplordes, connues d'elles seulement et oil elles attendent une nouvelle accalmie des Elements inhospitaliers. Elias ne s'dtait done pas absolument trompe' — il y a toujours un peu de verite dans nos songes — en pressentant le caractere myste'rieux de la grotte oil s'acharnait sa curiositd, laquelle 15 etait, en effet, une de ces retraites stellaires interdites aux mortels. Et pendant que ces choses se passaient, du seuil tranquille de sa maison aux limpidite's bleues du ze'nith, il continuait d'ebranler la pierre des coups de sa lance, le chemin commengant \ ceder k ses efforts et k se creuser 20 devant lui. Or, ce fut une nuit tumultueuse que celle-lk, d'effroyables ouragans heurtant les nue'es au firmament comme des arme'es sur un champ de bataille, cependant qu'en bas les arbres se brisaient sous la rafale, et le Gange, couvert d'dcume, bon- 25 dissait comme une mer. Le chariot qui emportait Izeyl et la Pdri, un instant auparavant, par un chemin fleuri d'azur, fut surpris, des premiers, par la tourmente, et des chevaux invisibles se cabrerent &, son timon de'sempare. Remonter vers les gouffres sublimes que gardait un dchevelement toni- 30 truant ^ de nuages noirs traverses de feu, pareils k des ^ Phaeton, son of Phcebus, god of Day or Light. This vainglorious youth's mad course in his father's chariot (the Sun) imperiled the Earth and brought him to an untimely end. ^ un ^chevelement tonitruant, a wild roaring. LE CHARIOT. 73 dragons aux gueules flambantes, dtait impossible. Se rap- procher de la terre et y chercher un refuge dtait le seul salut. Bien comparable au char de Phaeton dans sa des- cente vertigineuse, la constellation, ddforme'e par les chocs, s'ecroula jusqu'aux profondeurs de la grotte dont Elias, par 5 un effort surhumain cause par la terreur, venait de violer le seuil. Et voilk ce qu'il y vit. Les sept dtoiles ayant repris leurs formes de femmes, et, du meme coup, leur s^r^nite triom- phante d'immortelles, s'empressaient autour d'Izeyl que la 10 Peri tenait toujours dans ses bras, immobile et comme endormie. Elles peignaient ses beaux cheveux secoues par la tempete, et, k ses bras blancs et k ses chevilles inertes, et autour de son cou, elles arrangeaient harmonieusement les pierreries dont elles-memes s'dtaient depouillees, dmeraude, 15 saphir, rubis, topaze, turquoise, opale, ame'thyste ; et elle dtait si terriblement belle, avec ces parures, qu'Elias comprit enfin que rien n'existait ici-bas, de ce qui nous semble beau, que pour etre humilie devant la beaute' de la Femme et sacrifier, k la parer, sa propre beaute. Fou d'amour, comme 20 k la premiere heure de leur hymen, il s'avan9a vers Izeyl, se jeta k genoux, et tendit les mains vers elle. Mais Izeyl demeura immobile. Izeyl etait morte, et Elias apprit aussi qu'il dtait imprudent de consacrer k de steriles curiositds de I'esprit le temps, trop rapide, helas ! que notre 25 coeur doit k I'Amour. Armand Silvestre, LE PETIT SUISSE. Un fromage "^ ? Mais non ! Un joli gas ^ dans les dix ans, peut-etre douze ; avec des joues en pomme, dures, roses, lui- santes ; des dents de jeune chien aligne'es dans le large sourire ; des yeux d'un bleu de glacier, violatre et profond ; 5 une face ronde en clair de lune avec les oreilles en anses ; des cheveux couleur de chanvre roui, embroussaillds, en " nid de pie " ; des mains rougeaudes, mordues par la bise, griffees par les ronces ; des mollets de gymnasiarque ; en habit et bonnet de laine, enfoui dans le cache-nez tricote par 10 I'aieule, le cartable au dos, — naif, bruyant, sincfere ! — je le vois d'ici, mon petit Suisse, tel que j'en vis tant, autrefois ! Car un des charmes de ce pays si hospitaller et de si discret accueil, ce sont ses mioches. lis sont la vie et le tapage des tranquilles cites : ils sont I'orgueil des hameaux. 15 Oil que Ton aille, Ik-bas, la plus spacieuse, la plus gaie, la plus saine demeure est I'e'cole — aux portes, aux fenetres ouvertes tant que la saison le permet, comme ces cages sans traitrises, aux issues libres, aux mangeoires garnies, suspendues dehors pour que chaqu^ oiseau y vienne picorer 20 sa becqude de grains. Et ce sont bien des volieres en effet, dont s'echappe tout un gazouillis, tout un tumulte de rires et de propos ailes. Le silence n'est que rationnel, resulte, k de certaines heures, du besoin qu'en eprouve cette marmaille d'elle-meme, afin 25 de mieux apprendre et de mieux retenir. Elle en congoit la necessite ; elle n'en subit pas la regie e'touffante. 1 un fromage. A small cream cheese is known under the name of petii Suisse. 74 LE PETIT SUISSE. 75 Toujours quelque rosier, quelque glycine s'dtire entre les fenetres ; jette ses parfums par bouffdes, sur cette enfance en fleur ! Dans les villages, souvent, I'abreuvoir est en face : I'arbre enorme, scie et creusd en longueur, posd ensuite, horizontale- 5 ment, sur deux X, rigole de sapin ou de hetre que suit, en bouillonnant, la source glacee qui vient des cimes et s'en va rejoindre les lacs, bien plus bas, dans les vallons ! Un mulet y boit, une mesange s'y baigne, endiamantant Fair, puis s'en vole avec un cri strident. 10 L'enfant regarde . . . apprend la nature en meme temps que I'alphabet. ^ * * Cependant, cette pre'dilection pour I'ecole, cette supre- matie qu'on lui accorde ne se manifeste pas, comme chez nous, par d'exagerees depenses, I'endettement des com- 15 munes, une surcharge d'impot. Sauf dans les grandes villes, la batisse, sa fifevre et ses speculations ne sevissent pas. Le moindre chalet fait I'affaire ; assez bien dtabli ou radoubd de fagon ^ ce que le froid ne filtre pas ; muni d'un de ces poeles monumen- zo taux,^ celebres dans le monde entier. Et, s'ils sont amusants, en ete, avec bras et jambes nus, piaillant et se pourchassant comme une volde de moineaux, sur le chemin de la classe, je prefere encore, en hiver, la thdorie des dcoliers.'' 25 lis s'en vont battant la semelle,' agitant les bras, trottant ^ poSles monumentaux. Throughout continental Europe, wherever severe winters prevail, large terra-cotta or brick stoves are built in the living-rooms of houses. 2 th6orie des ^collars, procession of school children. This use of the word comes from the name of the Athenian delegation yearly sent to Delphi and Delos. 8 battant la semelle, warming their feet by striking their soles against each others' in cadence while jumping up and down. 76 CONTES ET SAYN^TES. pour se rdchauffer, ombres minuscules et bougeuses, toutes noires sur la blanche dtendue ! Dans Te'cho assourdi, I'atmosph^re comme ouat^e, les voix aigues s'adoucissent, les chants prennent une gravity 5 d'hymne, une solennit^ quasi-religieuse. Puis, soudain, tout se disloque, les groupes, les chceurs : la premiere houle de neige est partie ! Et les voil^, filles et gargons, pdtrissant le sol k pleines mains, criant, se pour- suivant, en une de'bandade effre'ne'e ! 10 Que de fois, derriere la double fenetre, dans la banlieue de Zurich, ne me suis-je pas attardde \ regarder ces jeux ; tentee, presque gamine encore, de descendre m'y meler ! J'aurais €t€ bien accueillie. Car rien n'est plus cordial, plus de'pourvu de fausse honte et de mievrerie que I'enfant IS Suisse. II a ce charme supreme : la simplicity. Cela tient beaucoup au cote mixte de I'dducation qui supprime, par I'accoutumance du voisinage, toute vilenie, toute hypocrisie. Meme on se cogne, sans distinguer. Et 2o ce n'est pas toujours le futur barbu qui est le plus fort ! Car la bravoure est dgale. Et chez la creature faible, de'sarmde, je ne sais rien d'exquis comme une vaillance su- perieure 'k I'age ou k la taille. L'etre le plus courageux que j'ai vu de ma vie a ete' un 25 lezard vert, gros comme un tuyau de plume, joli comme un bijou, qui, d'une touffe de buis, se jeta, par deux fois, au nez de mon terre-neuve, s'y cramponnant furieusement ! J'empechai le chien de lui faire du mal et j'assurai sa retraite. C'^tait trfes beau, je vous assure, I'dlan intrdpide 30 de ce joujou contre ce mastodonte I Je m'imagine que I'ame g^ante de la montagne, les dieux familiers, gardiens des inaccessibles sommets ou des LE PETIT SUISSE. 77 cavernes inexplorees, ont du, I'autre jour, dans le canton d'Uri,' assister, penchds, k un duel non moins dispropor- tionne, non moins he'roique, et bien autrement dangereux. Une caravane de huit petits s'en allait, dans le Schoechen- thal, revenant de I'^cole. Le retour ^tait p^nible : il ventait 5 ferme, il neigeait dru. On avangait comme on pouvait, les semelles lasses, le museau transi. Tout k coup, un bruit, comme un grondement de tonnerre, le ciel qui tombe, une masse qui passe, ecrase, roule, con- tinue de choir vers la valine — I'avalanche ! 10 Oil etaient les huit petits, tout k I'heure, il n'y a plus rien ! Personne n'a vu le drame : il n'y a done de secours k attendre de personne ! Cependant, quelque chose se meut, dans le ravin, sous ce linceul glace, s'agite desesperement. Une menotte apparait, 15 puis une autre, une figure comme figde dans I'e'pouvante. C'est I'aind, le plus robuste. II se degage, tout etourdi du choc, grelottant, les vetements trempes. Que va-t-il faire, perdu dans cette solitude, sans aide, sans outils, sans rien ? Courir au hameau chercher les hommes ? 20 Mais, si vite qu'il aille, pendant ce temps-Ik, ses cadets, ses compagnons vont mourir, e'touffes, gel^s ! Son parti est vite pris ! Le voici accroupi, qui gratte des pieds, des mains, oomme font, au Saint-Bernard, les sauveteurs k quatre pattes ^ dresses par les moines du 25 convent. II remfene un petit, puis deux, puis trois, puis quatre ! Hebetes, pleurants, ils ne savent lui etre d'aucune assistance. — Frictionnez-vous, laissez-moi faire ! Tachez seulement de ne pas fraichir ! 1 le canton d'Uri, one of the original three cantons of the Swiss confederacy. 2 sanveteurs S. quatre pattes, four-footed rescuers. Sauveteur is properly a rescuer from drowning. 7S COXTES ET SAYNETES. Et le vaillant gamin se remet k la besogne. Cinq ! Six ! Sept ! . . . les voilk tons ! — Allons ! en marche ! Le voila maintenant qui rallie tout son monde, son pauvre 5 troupeau en pdril ; qui le masse, le presse,le harcfele, afin de I'amener, sain et sauf, au bercail oij les meres inquiries com- mencent de tressaillir. II a sauve' les sept agneaux, les sept freles existences dent, magnifiquement, enfant lui-meme, il a assume' la sauvegarde. 10 Je ne sais pas son nom,'' k cet ^colier, mais je serais bien reconnaissante ^ ses compatriotes de me I'apprendre. II mdrite d'etre inscrit au livre d'or de I'humanite, au- dessus de celui de Bara ^ — car Facte de salut est sup^rieur, et le sera toujours, k Taction du meurtre, le geste tutdlaire 15 au geste fratricide ! S^VERINE. 1 son nom. The name of the little hero has since been sent to Madame Severine; it is Antoine Bessig. 2 Bara. Joseph Bara, a child celebrated for his heroism, was killed at the age of thirteen in Vendee in 1793. Caught in an ambush and ordered to shout "Vive le Roi!" he replied "Vive la Republiquel" He was then shot down, while clasping the tricolored cockade. L'AVANT-DERNlfiRE LIONNE. Il s'est forme, comme on salt, une association pour la protection de I'elephant sauvage. Je n'en fais pas partie, meme k titre de membre honoraire ; mais je ne voudrais pas la plaisanter. Je ne voudrais pas meme demander trop curieusement de quels moyens d'action elle dispose, dans 5 des pays oil le garde champetre^ n'abonde pas, ou le procfes- verbaP a peu de chances d'aboutir. Bien au contraire : je m'etonne que les esprits de large prevoyance, les coloniaux que I'opinion suscite et forme sur tons les points du terri- toire, n'aient pas encore songe' h. pre'server d'une destruc- 10 tion totale, avec I'inte'ressant pachyderme, le f^lin que M. Buffon" appelait encore le roi des animaux. Quelle royaute chancelante ! Rassemblez vos souvenirs, en effet. Connaissez-vous quelqu'un qui ait tue ou meme vu un lion, non pas un lion de n'importe ou, une contrefa^on 15 ou un diminutif de lion, mais un lion de la belle espece, un de ceux qui habitaient le nord de I'Afrique, et dont les montreurs de me'nageries nous ont appris dans notre enfance: " Get animal est le plus redoutable de la creation. Rien n'dgale sa majeste. Son rugissement remplit le Sahara ou 20 il se promene en maitre. Sa force est si grande qu'il peut saisir un boeuf par les reins, et sauter les barrieres et les bales les plus hautes, avec autant de facilite que s'il portait dans sa gueule un simple petit lapin ! " ' garde champetre, rural guard (for the protection of crops and rural property). ^ procfes-verbal, official report. The corresponding verb is verhaliser, to draw up an official report. ^ M. Bufion, a great French naturalist and writer (1707-88). 79 so CONTES ET SAYNETES. J'ai interroge de nombreux officiers revenus d'Alg^rie, des g^ographes qui avaient campd dans les forets de I'Atlas, et quelques-uns m'ont repondu : " Jamais." D'autres m'ont dit : " Un soir, j'ai entendu un grondement lointain, et nos Arabes 5 se sont prosterne's, en murmurant : " Sidi ! Le Maitre ! " et j'ai rencontre', le lendemain, le pied du lion 'k moins d'un kilometre du douar." ^ Un seul m'a raconte I'entrevue que le hasard lui me'nagea avec une lionne d'Algerie, et il I'a fait avec une modestie qui ne m'a pas laisse' de doute sur sa vdracit^. lo C'etait un vieux me'decin-major retraitd dans une villa de Champagne. Derrifere ses persiennes baissdes, par oil filtraient la lumifere et I'ombre mouvante d'un jardin invi- sible, assis devant un verre de bibre, le gilet deboutonnd, les sourcils rapprochds par I'dmotion retrouve'e du passd, 15 les moustaches tombantes et molles, il me recita I'histoire suivante, qu'il avait apprise par coeur k force de la center : "J'e'tais en garnison, voil^ bien vingt ans de cela, dans la province de Constantine. Vous me voyez tout gris, rhuma- tisant et assagi. Mais j 'avals alors, et je crois que je la 20 mdritais, la reputation d'un chasseur adroit et hardi. Les aventures dangereuses ne m'ont pas manque, et je puis dire que toujours elles m'ont trouve pret et de belle humeur, sauf une fois. Cette fois-li, je ne fus pas seul k trembler. '■ Nous etions partis, vers le milieu de mars, un officier 25 de spahis, un colon et moi, pour chasser des sangliers qui de'vastaient des champs d'orge, au iriilieu de la foret, k une trentaine de kilometres de la garnison. Vers le coucher du soleil, nous arrivons devant une ferme arabe, un pauvre gourbi ^ en terre et une ecurie qu'entouraient quatre haies 30 de cactus des mieux fournies. Nous sautons de cheval et nous voulons entrer. Nos betes resistent et il faut les frap- per pour qu'elles passent la porte. A peine les avons-nous '■ douar, tent village of tribal Arabs, generally shepherds. ^ gourbi, an Arab's hut. It is generally thatched or covered with hides. L'AVANT-DERNI^RE LIONNE. 81 entravees au milieu de la cour qu'elles se mettent k trembler. " Elles sentent le lion," me dit I'Arabe, " car ce seigneur est venu roder la nuit dernifere autour de ma maison. Tu as tort de ne pas le craindre : il devorera ton cheval ou celui de tes amis ! Tu ferais mieux de t'en retourner ! " 5 " Nous avions trop souvent eu des preuves du mauvais vouloir des Arabes et de leurs legendes interessees, pour ne pas hausser les epaules. La nuit etait venue. La lune allait se lever. Un quart d'heure plus tard, riant encore des frayeurs de notre hote, nous gagnions, avec nos fusils lo de chasse k la bretelle, le champ d'orge ou les sangliers fourrageaient chaque soir. C'dtait une clairifere vaste, en pente, que bordait, dans la partie basse, un ruisseau, au delk duquel le sol se relevait rapidement. "Nous etions poste's en ligne, \ une centaine de mfetres 15 I'un de I'autre, sur cette colline longue et couverte de brousse qui dominait la clairiere. J'avais le ruisseau \ quelques metres au-dessous de moi et je sentais I'odeur acre des lauriers-roses qui y foisonnaient ; mais je ne pouvais le voir, k cause de I'epaisseur du feuillage. Vous ne sauriez 20 imaginer les delices emouvantes de cette premiere demi- heure de solitude, de silence et d'attente. Je me rappelle que je faisais des vers sans rimes, oui, monsieur, de la litte- rature, moi qui suis si peu poete, en regardant la lune monter, toute rouge, au-dessus du maquis. 25 " Des qu'elle se fut ddgagee des brumes, dfes qu'elle palit, un mugissement s'e'leva pareil k celui d'un taureau. II devait sortir des fourrds, en ce moment illumines, qui cou- ronnaient la croupe de montagne la plus lointaine, k ma droite. Ma premifere impression fut celle du depit : "Voilk 30 un taureau ^gard, pensai-je, qui va singulierement nuire k notre affut. S'il vient de notre cote, les sangliers ne parai- tront pas." Mais I'illusion tomba vite, et le mouvement de contrariety fit place k autre chose, k un sentiment de malaise S2 CONTES ET SAViVETES. grandissant. Le bruit, de plus en plus -rapprochd et fort, me prenait aux entrailles, comme le roulement de cinquante tambours jouant ensemble sur un champ de manoeuvre.'' II se terminait par un rale puissant, apres lequel il semblait que 5 la foret fiat vide, et que les feuilles meme n'osassent plus re- muer. Je ne doutais de'jk plus. Je retenais men souffle, le doigt sur la de'tente de mon fusil, n'ayant plus qu'un reve, c'est que I'ennemi formidable s'e'loignat et nous laissat regagner le gourbi de I'Arabe. Je croyais I'entendre froler les branches, 10 meme du cote oil surement il n'e'tait point. Et je le visbientot en pleine lumiere. Dans la clairiere, une lionne s'avan9ait lentement, la tete haute, rugissait h. pleins poumons. " Je n'eus aucune envie de tirer. Je me baissai un peu. La lionne descendait h, petits pas, sans changer de route. 15 EUe allait boire. Quelques metres seulement me separaient d'elle, quand les lauriers-roses ct les broussailles du talus me la cacherent. J'entendis le bruit le'ger d'une bete qui bondissait, qui s'aplatissait sur le sol mouille', puis Ic lap- pement d'une langue qui remuait I'eau. 20 " Je n'ai jamais garde', dans le rang, une immobilite' pareille. Je ne respirais plus. Je m'attendais h. voir, h. chaque seconde, I'e'norme tete, la gueule encore entr'ouverte et bavant, les yeux couleur de phosphore, paraitre au niveau du talus, k mes pieds. ... II en fut tout autrement. La lionne sauta de nou- 25 veau le ruisseau, et, tranquillement, suivit la rive, du cote de mes deux compagnons. Elle dut passer sous le canon du fusil de chacun d'eux. lis ne tirerent pas. Les rugissements s'eloignerent. Apres un quart d'heure, un petit cri s'dieva sur ma gauche: " Hou ! hou ! " puis un autre un peu plus loin. 30 Je repondis de meme, en sourdine. Nous dtions comme trois perdreaux qui rappellent ^ derriere le chasseur. '■ un champ de manoeuvre, parade and drill ground (military term). 2 perdreaux qui rappellent, partridges that sound a call (hunting and military term). L'AVANT-DERNI^RE LIONNE. 83 " Monsieur, quand nous nous retrouvames dans le champ d'orge, I'officier, le colon et moi, nous nous serrimes la main avec une cordialite' qui m'e'meut encore. — " Nous partons, n'est-ce pas ? dit le civil. Je repondis : Assure'ment, car I'affut est compromis. Nous ne verrons rien." 5 " Sans bruit, bien au milieu de la clairifere, nous nous mimes \ monter. Mais nous regardions plutot derriere nous que devant. Et bien nous en prit, car nous n'avions pas atteint la limite du bois que la lionne, avertie par le vent, sortit de la brousse le long du ruisseau et se mit ^ nous 10 suivre. " Elle etait k une soixantaine de pas. Nous nous arre- tames ; elle s'arreta. Nous repartimes, et elle continua de nous filer en maintenant ses distances. — " Nous sommes perdus si elle entre sous bois avec nous, dit le spahi. Mieux 15 vaut essayer de la tirer sur champ, en belle lumiere." En meme temps, nous nous retournames, et la lionne immobile, argentee par la lune, la queue seule battant la charge, nous regardait faire, \ la lisiere du champ d'orge. " L'ofiicier de spahis et le colon s'agenouillerent pour 20 mieux viser. Je restai debout. — " Au commandement de trois," leur dis-je, "nous ferons feu ensemble!" Et je commen^ai "k voix basse : " Un ! deux ! " A ce moment, le colon releva son arme, et murmura : " — Je vais la manquer, je sens que je vais la manquer. 25 " — Moi, je ne vols pas le bout de mon canon, dit rofficier. " Je ne pouvais pas tirer tout seul. Mes compagnons se releverent, et la retraite se poursuivit, je n'ose pas dire en bon ordre. Que ceux qui ont lu les prouesses des chasseurs 30 de lions et ne les ont point verifides se moquent de nous. Je ne mentirai pas pour avoir leur estime. Nous ^tions Ik trois hommes plutot rdsolus, je vous le repete ; deux d'entre nous s'dtaient battus plusieurs fois ou avaient fait leur devoir. 84 COXTES ET SAY,v£TES. k leur poste, sous les balles ; aucun de nous, de sang-froid, n'aurait hesite 'k se devouer pour les autres. Eh bien ! Ik, dans cette foret, la nuit, presses par cette bete que nous voyions apparaitre et disparaitre parmi les buissons, nous 5 fimes tous une chose lache, oui, monsieur, una chose instinc- tive et lache. Ceux qui marchaient sur les ailes,^ sans se I'avouer, sans le vouloir, se repliaient constamment sur le centre, et le repoussaient en bordure,^ puis etaient chasses k leur tour. Nous fimes un kilometre sans cesser cette 10 manoeuvre, sans nous la reprocher, sans en apercevoir tout I'odieux. " La honte ne nous saisit qu'apres que le danger fut passe, quand nous arrivames en vue du gourbi. Alors, mon compagnon, I'officier de spahis, et moi, nous saluames 15 le colon, un peu ahuri, en lui disant: " — Pardon, monsieur, notre place etait sur les ailes, et nous ne I'avons pas tenue. " — Ma foi, dit I'autre, j'en ai fait autant que vous, nous sommes quittes ! " 20 " L'Arabe nous attendait. II ecoutait en riant notre r^cit, vous savez avec ce rire des yeux qui descend rarement jusqu'aux levres. Puis il nous prepara des nattes pour dormir. " — Le lion est a moi, maintenant, dit-il. Puisque vous 25 n'avez pas ose attaquer le seigneur en plein bois, il est juste que vous me laissiez le prendre chez moi, dans les fosses que j'ai creuse'es pour lui. Je vendrai sa peau cinquante francs et j'aurai cinquante francs du bureau arabe.^ 11 n'est plus k vous. 30 " En effet, vers deux heures du matin, comme je dormais ^ sur les ailes, on both wings (military term). ^ et le repoussaient en bordure, and hemmed it in (military term). ' bureau arabe, colonial bureau. Corresponds somewhat to the United States Indian agencies. L'AVANT-DERNI&RE LIONNE. 85 mal k cause du bruit des chiens, des chevaux, des moutons et des vaches enfermes dans la cour, j'entendis un hurlement prolonge des chiens, qui se rdfugiferent et se pressferent contre la porte du gourbi. Puis il se fit un silence de mort. Puis une masse lourde tomba sur la parol du mur 5 oil j'appuyais ma tete. Alors ce fut un vacarme de betes affolees, une melee de tous les cris, de tous les galops, de tous les effrois, que domina un rugissement bref. Nous sautames sur nos armes. L'Arabe sortit avec nous. Dans I'inexprimable confusion des betes et des gens du douar, 10 nous nous jetames au hasard. Une sorte de colere m'avait saisi. Je n'avais plus peur. Je cherchais la lionne parmi ces formes qui passaient en rafales, se heurtaient aux e'pines des clotures et revenaient, k peine reconnaissables, sous le clair des etoiles, quand le"You! you!" d'une femme 15 s'e'leva dans la nuit, du cote le plus proche de la foret. II annongait que la lionne e'tait tombe'e, avec une demi-douzaine de moutons, dans la fosse, profonde de sept metres, creusee en arriere de la haie. Le proprie'taire du gourbi courut k moi : 20 " — Viens ! dit-il, et venge-toi ! "Je n'etais pas d'humeur \ le faire. " Ce fut un spahi de I'escorte qui donna le coup de grice." Le vieux m^decin-major qui me racontait I'histoire 25 ajoutait : — Si ce n'^tait pas la derniere lionne d'Alge'rie, c'etait, bien sur, I'avant-derniere ! Membres de la Societd de I'el^phant, songez-y! Ren£ Bazin. MATELOT.i I. Un enfant habille en ange, — c'est-k-dire demi-nu, avec une fine petite chemise et, aux epaults, les deux ailes d'un pigeon blanc. . . . C'etait au beau soleil d'un moisdejuin me'ridional, dans I'extreme Provence confinant h. I'ltalie. II 5 marchait, &, une procession de Fete-Dieu, en compagnie de trois autres en costume pareil. Les trois autres anges e'taient blonds et cheminaient les yeux baisses, comme prenant au serieux tout cela. Lui, le petit Jean, tres brun au contraire et tout boucle, le plus joli lo de tous et le plus fort, de'visageait comiquement ceux qui s'agenouillaient sur sa route, pas recueilli du tout et posse'dd d'une visible envie de s'amuser. II avait I'air vigoureux et sain, des traits reguliers, un teint de fruit dore, et des sour- cils comme deux petites bandes de velours noir. Son regard, 15 candide et rieur, etait reste' plus enfantin, plus be'be' encore que ne le comportaient ses six ou sept ans, et le bleu de ses yeux, grands ouverts entre de tres longs cils, dtonnait, avec ce minois de petit Arabe. Ses parents, — une mere veuve, encore en deuil mais de'jk 20 sans le long voile, et un vieux grand-pere en redingote noire, cravate' de blanc, — suivaient d'un peu loin dans la foule, le sourire heureux, fiers de voir qu'il ^tait si gentil et d'entendre tout le monde le dire. Pas trfes fortunes, cette maman et ce grand-pfere : ne 25 possddant guere qu'une maisonnette en ville et un petit bien 1 Matelot, the opening chapter of Loti's Matelot. MATELOT. 87 de campagne ' ou il y avait des oranges et des champs de roses : apparentes, du reste, dans tout ce coin de France, avec des gens plus riches qu'eux, qui ^taient des propridtaires ou des " parfumeurs " ^ et qui les dedaignaient un peu. lis etaient, ces Berny, une tres nombreuse famille du pays, non s croisee de sang e'tranger au moins depuis I'e'poque sarrasine,^ et leur type provengal avait pu se maintenir tres pur. Depuis deux generations, ils faisaient partie de la bourgeoisie d'Antibes. Parmi leurs ascendants, quelques " capitaines marins " avaient couru la grande aventure ^ du cote de lo Bourbon^ et des Indes ; aussi des he'rdditds, inqui^tantes pour les meres, se revelaient-elles parfois chez les gargons. A pas lents et religieux, tout en suivant le petit ange brun aux ailes de pigeon blanc, la mbre veuve songeait beaucoup, et une preoccupation ddjk troublait sa joie de le 15 regarder. Oh ! pourquoi I'impossibilite' de ce reve pue'ril et doux, — semblable 'k celui que font toutes les mferes, — de le conserver tel qu'il dtait Ik : petit enfant aux yeux limpides et a la tete boucle'e ! Oh ! pourquoi est-ce demain, est-ce tout de suite, I'avenir ? . . . Tant de difficultes allaient 20 se lever bientot, autour de ce petit etre indiscipline et char- mant, qui prenait dejk des allures d'homme malgre I'extreme enfantillage de ses yeux, qui avait des insouciances ddcon- certantes et qui s'dchappait quelquefois, qui s'en allait on ne salt ou courir jusqu'au soir. Pour lui donner la meme 25 instruction qu'k tous ses cousins plus riches que lui, com- ment faire ? Et s'il ne travaillaiF pas, apres tous les sacri- 1 un petit bien de campagne, a small landed property. , 2 parfumeurs. In Provence, in the district extending from Frejus to Nice, with Grasse as its centre, a great industry of flower-distilling is carried on by land-owners styled "parfumeurs." 2 depuis I'ipoque sarrasine, from the time of the Moors (Saracens). * avaient couru la grande aventure, had been privateers. 5 Bourbon is an island belonging to the Mascare group in the Indian Ocean. It forms a part of the colonial possessions of France. 88 CONTES ET SAYNETES. fices, que devenir? Maintenant elle ne souriait plus et elle ne voyait plus la procession blanche, ni le gai soleil, ni la fugitive heure prdsente ; elle se reprenait uniquement k cette pense'e, un peu etroite peut-etre, mais si maternelle et qui 5 dominait sa vie : arriver k faire de son pauvre petit Jean sans fortune un homme qui fut au moins I'e'gal des autres gargons de cette de'daigneuse famille des Berny. . . . II. Un enfant d'une dizaine d'annees, Failure pl&ine de hardiesse et de vie, dejk presque un grand gargon, avec 10 toujours le meme enfantillage et la meme limpiditd dans ses jolis yeux encadre's de velours noir, marchait de'libere'ment sur la plage d'Antibes, suivi de trois ou quatre autres petits de son age, dont I'un avait e'te' lui aussi, quatre ans aupara- vant, un des anges de la Fete-Dieu. 15 Avec des airs empresse's et entendus, comme pour lui porter secours, ils allaient vers una tartane -^ e'chouee qui se tenait immobile et tout de cote, au milieu des courtes petites lames bleues m^diterraneennes, tandis que des pecheurs, les jambes dans I'eau, demi-nus,"s'agitaient alentour. 20 C'e'tait un beau dimanche de Paques. Jean ^trennait ce jour-lk son premier costume d'homme et certain petit chapeau de feutre marron 'k ruban de velours, qu'il portait tres en arriere, k la fagon d'un matdiot. Le matin, dans cette meme belle tenue toute jieuve, il- avait 6t.6 entendre la grand'messe 25 pascale avec.'Sa,mfere, — et maintenant dtait arrivde I'heure si impatiemgient attendue de s'echapper et de courir. . . . . . . Le soir, pour diq^er, il rentra en retard, comme tou- *, jours, apres toute sorte d'expe'ditions au vieux port et aux navires. II avait beaucoup train^ ses habits neufs, malgr^ ' tartane, tartan, a small boat in use in the Mediterranean ; it carries a triangular or lateen saU. MATE LOT. 89 les recommandations suppliantes de sa mere, et il portait son petit feutre marron tout de cote' sur ses boucles emmeMes et sur son front en sueur. II fut gronde un peu, mais douce- ment comme d'habitude. Parce que c'etait soir de fete et qu'on devait sortir encore 5 apres diner, il se mit \ table avec son beau costume. II demanda meme, par fantaisie, k rester coiffd de ce gentil chapeau marron k larges bords qui faisait sa joie. Le vieux grarid-pere, qui chaque dimanche dinait chez sa fille, dtait la, lui a^si, portant tou jours la redingote noire et la cravate 10 blanche" qui donnaient k sa quasi-pauvrete des dehors telle- ment respectables. Et le cr^puscule de printemps, limpide et rose, eclairait leur table familiale, que servait et desservait, depuis des annees, le meme bonne appele'e Miette. Malgre ses envies de courir, qui e'taient assez continuelles, 15 Jean les aimait tous deux, la maman et le grand-pbre ; dans son petit cceur primesautier, ine'gal, oublieux par instants, ils avaient une place un peu cach^e, mais sure et profonde. Et, en cet instant meme, en cet instant precis, malgre ses airs distraits et absents, malgre I'attraction du dehors 20 qui le tourmentait, une image nouvelle de chacun d'eux se superposait, en lui, aux images anciennes, une Image plus solide que toutes les prece'dentes et qui, dans I'avenir, serait plus cherie et plus regrettee. Et aussi, se gravaient mieux les traits de cette pauvre humble Miette, qui avait aide k 25 I'elever et k le bercer ; — et aussi tous les details de cette maison, si provengale d'aspect, d'arrangements et de sen- teurs, oil il dtait n^. . . . Certains moments, qui semblent pourtant n'avoir rien de bien particulier, rien de plus ni de moins que tant d'autres 30 rest^s inapergus, deviennent pour nous comme d'inoubliables t points de repfere,^ au milieu des fuyantes durees. Ainsi e'tait I'heure de ce diner de Paques, pour ce petit 6tre, si enfant, 1 points de repfere, landmarks, bearings ; lit., bench marks. 90 CONTES ET SAYNETES. qui sans doute n'avait encore jamais pens^ avec tant d'inten- sitd et d'inconsciente profondeur. Et, k cette empreinte particulierement durable, qui se fixait tout k coup en lui-meme, des bons yeux inquiets de sa 5 mere, de la figure doucement re'signe'e de son grand-pere cravate' de blanc, venaient s'ajouter et se meler — pour le toujours humain, c'est-k-dire pour jusqu'k la mort — une foule d'elements secondaires : le premier costume d'homme, presage de liberte et d'inconnu ; la couleur d'un papier neuf 10 aux murs de la salle k manger ; d'autres modestes embellisse- ments au logis dont il se sentait tres fier ; la joie d'une se- maine de vacances qui commengait ; ct puis I'impression de I'e'td qui allait venir, le charme de ce premier resplendisse- ment des longs cre'puscules, de cette premifere fois de I'annee 15 ou Ton dinait, aux belles transparcnces mourantes du jour, sans la lampe ; et enfin, tant d'autres choses encore, dont I'ensemble formait I'enveloppement complexe et indicible de cette soire'e heureuse. Les images qui s'inscrivaient IS,, au fond de sa me'moire, dans un inse'parable assemblage, 20 auraient pu s'appeler : instantan^ d'un beau soir de Piques. . . . Tandis qu'elle, la mere, plus anxieusement le regardait, lui trouvant Fair si distrait et si ailleurs ! . . . Depuis longtemps elle avait son ide'e, son plan obstind, pour garder 25 ce fils unique en Provence et vieillir auprfes de lui : un oncle Berny, le seul des Berny riches qui fit attention au joli petit neveu pauvre, ^tait un des parfumeurs du pays, autrement dit, posse'dait dans la montagne une usine oil se distillait la moisson de ge'raniums et de roses des champs d'alentour ; 30 — et il avait parle' de se charger de I'avenir de Jean, de lui c^der plus tard la place, si Jean, en se faisant homme, devenait soumis et travailleur. Mais, k ce liiner de Paques, elle s'attristait plus ddsesp^rd- ment de lui voir la tete sans cesse tournde vers cette fenStre MATE LOT. 91 ouverte, par ou le port apparaissait, avec les navires, les tartanes, et IMchappde bleue du large.^ . . . III. Un soir accablant et splendide de fin de juin, dans une salle d'etudes ou entrait k flots le soleil dor^ de six heures, un grand gargon charmant, 'k tournure d'homme, serre dans 5 sa tunique trop petite de colle'gien, songeait, tout seul, les yeux en plein reve. Les classes venaient de finir ; les externes etaient sortis, les autres s'amusaient dans une cour eloignde. Lui, Jean, qui faisait partie du tout petit nombre des pensionnaires, 10 dans ce college provengal de Maristes, jouissait ce soir d'une liberte de faveur, parce que, le jour meme, son nom avait paru k V Officiel ^ : Jean Berny, admissible^ k I'Ecole navale ! ... Et il s'etait isold dans cette salle d'etude, pour re'fle'chir h. la grande nouvelle qui ouvrait devant lui I'aventureux 15 avenir. . . . Elle avait fait I'abandon de tous ses chers projets, sa mere, cela va sans dire ; elle avait consenti, puisqu'il le voulait, k le laisser entrer dans cette marine si redout^e, et, la chose une fois admise, elle s'etait impost, pour qu'au 20 moins il reussit, des privations constantes et extremes. Admissible au Borda^\ II avait pourtant bien flan^, bien perdu son temps en enfantillages de toutes sortes, d'un bout k I'autre de ses ann^es de college, pendant que la maman et 1 1'^chapp^e bleue du large, the blue vista in the offing. 2 rOf&ciel, the official gazette. * admissible, eligible ; said of candidates who have passed success- fully "Vhrit" i.e., the written test prior to the final examination, "I 'oral," for all government schools or universities. * le Borda. The naval school is on board the Borda, anchored at Brest. Named after Borda (1733-99), a learned mathematician and naval officer, and one of the framers of the metric system. 92 CONTES ET SAYNjETES. le grand-pere Ik-bas, et aussi I'humble Miette, ^conomisaient sur toutes choses pour payer sa pension et ses rep^titeurs.^ Par example, ^ present qu'il e'tait admissible, il s'^tait dit qu'il allait employer tout k fait bien les deux mois de grace 5 qui lui restaient avant le de'cisif et terrible examen oral ; mais il se donnait vacances ce soir et encore demain, rien que pour rever un peu. D'abord, il s'dtait amus^ \ e'crire, en tete de tous ses cahiers de mathe'matiques, en regard de son nom, la date 10 joyeuse et troublante de ce jour. Et maintenant, il pensait aux pays lointains, que baignent des mers e'tranges. . . . Autour de lui, le vieux college mariste entrait dans le calme des journe'es finissantes ; les salles vides, les couloirs de'serts s'emplissaient du silence sonore des soirs d'e'te; par 15 les fenetres grandes ouvertes, I'or de ce soleil au declin se diffusait partout, jetant sur la nudite des murs, badigeonnds d'ocre jaune, une chaude splendeur, et, dans le ciel, pas- saient et repassaient les tourbillons d'hirondelles noires, ivres de mouvement et de lumiere, qui, de minute en minute, 20 \ chaque tour de leur vol, langaient dans le college silencieux leur cri comme une fusde. Et, dans la memoire de Jean, toute cette soire'e et toutes ces choses se gravaient au lieu profond, allaient devenir — comme jadis le diner de Paques — souvenir capital et 25 point de repere, mais avec encore plus d'dldments e'trangers et mysterieux cette fois, avec plus de melancolie inex- plique'e. . . . Jusqu'a I'heure ou les premieres chauves-souris sMchap- perent discretement de dessous la vieille toiture chaude, il 30 resta Ik tranquille et seul, songeant k cette marine qui tout k coup venait de se rapprocher, presque k porte'e de sa main. Et la splendeur de I'air lui parlait de contrdes mornes et 1 pour payer sa pension et ses r^pftiteurs, in order to pay for his schooling and private tutors. MATE LOT. 93 lumineuses, de villes orientales, de plages inconnues, et, vaguement, d'amour. IV. Deux mois plus tard, vers le milieu des vacances, k Antibes. La promotion de I'Ecole navale allait etre publi^e. Une 5 attente cruellement anxieuse planait sur la maison, brdlee de soleil provengal, ou le grand-pere venait chaque jour, aussitot aprfes I'arrivee de V Officiel, dire que rien encore n'avait paru. Par I'un des Berny riches, qui avait cette fois daigne intervenir, on avait obtenu des recommandations de 10 grands personnages aupres des examinateurs, et la mere de Jean esperait. C'e'tait d'ailleurs comme une question de vie ou de mort, puisque ses dix-sept ans allaient sonner bientot et que, s'il dtait refuse, le Borda lui serait ferme inexorable- ment k tout jamais. 15 Quant k lui, son insouciance ne se comprenait plus. Quelque chose de nouveau, dont ses parents s'inquie'taient, avaient du germer dans sa jolie tete, k la fois legfere et obstinee, si difficile k conduire ; car, meme son enfantillage extreme n'expliquait pas ce d^tachement-lk. Vraiment, on 20 eut dit qu'il n'y tenait plus,^ k cette marine ! . . . Mais ils reculaient tous deux de I'interroger, ayant presque peur de savoir. Du reste, tout k fait jeune homme k present, portant fine moustache et ayant quitt^ sa tunique de collegien pour un 25 dldgant costume anglais, il etait constamment dehors, et s'attardait beaucoup, les soirs, k des e'quipe'es.^ C'etaient pourtant bien toujours les memes yeux candides, d'un bleu gris, trfes largement ouverts dans le noir epais des cils, toujours les yeux du petit ange de la Fete-Dieu, qui 3° ^ qu'il n'y tenait plus, he did not care for it any more. 2 k des £quip£es, in frolics. 94 CONTES ET SAYNETES. dclairaient sa figure de'jk virile et fiere. Et ils desarmaient les reproches, ces yeux-lk, par tout ce qu'ils avaient d'en- fantin et d'irresponsable, de tres doux aussi et de tres bon. En realitd, il e'tait doux et bon comme son regard le 5 disait, ce Jean si peu sage. Sa mbre et son grand-pere, qu'il avait presque constamment fait souffrir, il les aimait avec una tendre adoration. S'il e'tait dur avec eux souvent, c'est qu'ils reprdsentaient encore pour lui I'autorit^, contre laquelle son indiscipline naturelle se maintenait en revoke. Le meil- 10 leur de son coeur, il le montrait aux plus humbles et aux plus d^daigne's, k Miette quelquefois, ou bien k de petits mendiants, k de vieux pauvres, k des betes en d^tresse — et la maison ^tait comiquement encombre'e de trois ou quatre maigres chats trfes laids, ramassds par lui, sauves tout petits 15 de la noyade, essuyes avec amour et rapportds dans ses bras. Un jour, le vieux grand-pfere, — toujours boutonnd et correct dans sa redingote noire, qu'on n'avait cependant pas renouvelde cette ann^e pour pouvoir payer un re'pdtiteur de plus k son petit-fils, — arriva un peu plus tard que de cou- 20 tume, d'une allure saccadde qui n'e'tait pas la sienne. Miette, qui le guettait k la fenetre de la cuisine, effray^e de lui voir un journal k la main, referma vite les volets comme pour retarder le moment de savoir, — et s'assit, pour attendre, le coeur battant tres fort. 25 II entra, et des qu'il fut mont^ dans le petit salon du premier ^tage, il appela d'une voix pas ordinaire : — Henriette, viens, ma fille ! . . . EUe arriva, brusque et haletante : — Qu'est-ce qu'il y a ? . . . II est refus^, n'est-ce pas ? 30 — Eh bien ! oui . . . oui, ma fille. . . . Du moins, nous devons le penser . . . car voici V Officiel . . . et son nom ne s'y trouve point. . . . — Oh ! Seigneur mon Dieu ! . . . dit seulement la mbre, d'une voix basse et accablde, — en se tordant les mains. MATE LOT. 95 Et ils restferent silencieux I'un prfes de I'autre, le vieillard et elle, andantis devant reffondrement de tous leurs espoirs terrestres. Ils n'avaient rien k se dire ; pendant ces jours d'attente, ils avaient epuisd le sujet, dans leurs causeries inquifetes, examine toutes les faces et prevu toutes les conse'- 5 quences de cet irremediable malheur. Que ferait-il, que consentirait-il k faire ce Jean qu'ils n'avaient pas osd inter- roger? Pour le maintenir au lycee, sur le meme pied que les autres, pour conserver k la petite maison et k ses habitants une tenue convenable, il avait fallu emprunter, 10 hypothequer le bien de campagne, les Grangers h^rit^s de famille' et les champs de roses. Et, k present que ce but, auquel ils avaient sacrifie tout, e'tait manque pour jamais, ils ne voyaient plus, dans leur impuissance mat^rielle k pousser leur fils vers d'autres etudes, non, vraiment ils ne voyaient 15 plus rien. . . . Tout leur paraissait brisd et fini. Des presages d'irrdme'diable deuil flottaient devant leurs yeux, et sans bien s'expliquer pourquoi, ils jugeaient leur Jean comme perdu. Et, pendant leur long silence, il leur sem- blait meme qu'un souffle de mort, d'dmiettement et de 20 dispersion, passait sur leur pauvre chfere demeure, si p^ni- blement conservee. . . . Maintenant, voici qu'il arrivait, lui, d'un pas de flanerie insouciante et gaie, ayant k sa boutonniere une rose que venait de lui donner une jolie fille. 25 — ■ Oh ! monsieur Jean, dit Miette, dans le corridor . . . entrez done vite . . . , montez done les voir, vos pauvres parents, qui sont Ik-haut k vous attendre. . . . — Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? rdpondit-il. Fair d^gagd et faisant son grand homme indifferent.^ 30 A la figure boulevers^e de Miette, il avait tout compris. II antra, dans ce petit salon modeste ou, en effet, ils I'atten- 1 h^rit^s de famille, that had come down from father to son. 2 faisant son grande homme indiff&ent, pretending a lofty indifference. 96 CONTES ET SAYXkTES. daient et ou, sans e'changer une parole, ils I'avaient dcoutd raonter. II s'avan^a, avec I'attitude embarrassde d'un ^colier en faute le'gfere, de'tournant \ demi la tete, ayant meme un imperceptible sourire de bravade enfantine au coin de ses 5 yeux de velours. Leur profonde detresse, il ne la vit point. Quant k lui, il ne se sentait ni atterre' ni surpris, car depuis longtemps il n'esperait plus, sachant mieux que personne qu'il avait flan^ jusqu'k la derniere heure — et tres mal passe' son examen 10 oral. Au college mariste, ils e'taient cinq ou six grands enfants comme lui qui, en presence de I'^chec probable, avaient fait ensemble le serment de s'engager dans la flotte. Le col bleu ne les effrayait pas, ceux-lk ; au contraire, il les attirait et les charmait — comme tant d'autres qui n'entrent 15 dans la marine que pour la joie d'en porter le costume. Et, pendant ce mois de vacances, il avait eu le temps de faire son plan d'avenir, qui e'tait presque raisonnable, et d'y accoutumer son esprit : matelot d'abord, ensuite capitaine au long cours ^ ; ainsi, ce serait encore la marine, avec plus 20 d'impre'vu meme et peut-etre plus d'aventures. — Baste ! — repondit-il, sans regarder ce journal que lui tendait la main tremblante de son grand-pere, — qu'est-ce que 5a me fait, le Borda, puisque je serai marin tout de meme ! Marin tout de meme ! Alors, matelot, ce que sa mfere 25 redoutait le plus au monde ! Et il disait cela avec le calme des resolutions obstin^es que rien ne change plus — et c'dtait W tout le secret de sa tran quille insouciance qu'elle n'avait pas su pe'netrer plus tot. Au milieu de leur silence d'accable- ment, cette phrase d'enfant venait de resumer et d'exprimer 30 les choses sombres qui flottaient dans I'air, les prdsages de dech^ance, de malheur et de mort. Pierre Loti. ' capitaine au long cours, sea captain. There are two classes, capitaines au long cours and capitaines au cabotage (coasters). COCO.i Un jour, lass^ de courir les grandes routes, il s'^tait arretd dans la lande, pres du bois de la Cote, at s'y dtait construit une hutte. Personne ne I'avait inquidte. Trhs industrieux, vivant du cresson, des fraises et des violettes qu'il ramassait et s'en allant vendre des ecrevisses ou des grenouilles qu'il s capturait sur commande, peu h peu il avait pu agrandir son domaine, creer un champ, planter un potager et batir, lui- merae, une maisonnette fort habitable. On s'etait habitu^ k lui et il etait devenu quelqu'un dans le pays. Mais quelqu'un vivant en marge, dont I'intelligence et le savoir- lo faire etaient tenus en suspicion, quoique rien dans sa con- duite ne justifiat une telle reprobation. Les uns disaient qu'il avait ete' pr^tre, d'autres qu'il avait e't^ format ; on I'appelait Coco. — Tiens ! c'est le pbre Matelin ! s'ecria Coco, en voyant 15 un petit vieux aux yeux de corbeau, au nez de fouine, arrete devant la haie du jardin; qu'y a-t-il pour votre service ? — Je me demandais. Coco, comment que tu t'y e'tais pris^ pour faire pousser des fruitiers si beaux, dans une terre ou il 20 ne poussait censdment que des cailloux ? — C'est pas difficile, pere Matelin ; y a qu'^ mettre dans ' la terre ce qu'il y manque et ne pas avoir froid aux bras ! 1 Coco, a popular nickname applied to a man, clown, horse, etc. 2 comment que tu t'y ^tais pris, comment tu t'y itais pris ; super- fluous que frequent in popular conversation. 3 c'est pas difB.cile, y a qu'k mettre dans . . . ,ior ce n 'est pas . . .il n'y a . . ■ ; popular omission of ne, il. 97 98 CONTES ET SAYNETES. — Encore, il faut savoir. Toi, t'es ' un malin ! J'ai tou- jours dit que tu etais, pour bien des choses, moins emprunte que nous autres et qu'on pouvait t'e'couter. Vrai de vrai ! — Que voulez-vous " ? Quand on a comme moi roule' sa 5 bosse, c'est bien le moins qu'on sache se de'brouiller. — Bien siir. Une supposition. Coco . tu t'en vas au marche, ton panier sous le bras, avec tes plus beaux fruits. Un malotru passe en voiture, accroche ton panier et envoie tout promener par terre : qu'est-ce que tu vas faire ? lo — Si c'est de ma faute, je ramasse mes fruits sans rien dire ; si c'est de la faute de I'autre, je lui fais payer les fruits abime's. — Oui, tu lui fais payer les fruits, mais si en meme temps la voiture t'a renverse', passe sur le corps et que tu sois 15 oblige' de te mettre au lit, tu assigneras I'autre en justice de paix et tu lui feras payer gros ? — Le plus possible, pardine ! — Penses-tu qu'on me donne cinq cents francs pour la vieille ? 20 — Quelle vieille ? — Tu connais bien Rigaut, le marchand de chevaux du bourg, un gros, k figure rouge, qui a des favoris et quand il parle au monde qu'on dirait toujours qu'il aboie .-' T'as remarque qu'il va toujours sur le milieu de la route a fond 25 de train ? Ma vieille,^ 'k ce matin,* allait au marche'. C'est vrai qu'elle est un peu sourde et qu'elle regarde jamais oil elle va ; elle a la sacree manie de faire ses comptes en mar- chant. Voilk men Rigaut qui arrive : il crie, il cherche ^ I'e'viter ; va te faire fiche,^ c'e'tait trop tard, le panier et la ^ t'es un malin, tu es . . .; popular contraction. Numerous instances similar to the foregoing notes follow, and will be passed over. ^ Que voulez-vous ? Anyhow, how else would you have it ? ^ Ma vieille, my old woman. ■• a ce matin, h is superfluous. ^ va te faire fiche, the deuce ! coco. 99 femme roulaient par terre ! Heureusement qu'il allait pas si vite qu'k I'ordinaire, sans 5a il I'aurait tude sur le coup. Voilk done ma vieille qui crie, Rigaut qui s'arrete et qui I'attrape et qui lui en dit de toutes les couleurs.^ C'etait bien fait, c'e'tait sa faute k elle, elle avait qu'k tenir sa droite 5 et k pas venir se mettre sous la voiture ; finalement, il fouette sa bete et se sauve. Tu comprends que toute cette affaire-Ik, perdre son marche', voir que I'autre voulait rien entendre, 9a lui avait tourne les sangs k cette femme ^ ? Je I'ai fait mettre dans son lit et je vais assigner mon Rigaut. 10 J'ai-t'y pas raison ? — Vous avez mille fois raison, pere Matelin. Seulement, Rigaut dira ce qu'il voudra ; il faudrait que vous ayez un temoin. — Justement, faudrait quelqu'un de malin qui connaisse 15 bien la chose et qui lui rive son clou.^ T'es-t'y pas alle au marche' k ce matin, toi ? — Oui, comme d'habitude. — T'as passe par la route, tu connais les Trois Ormeaux ; c'est Ik, tu pourras le dire. 20 — Mais, pfere Matelin, moi j'etais pas Ik sur le moment, j'ai rien vu ! — ■ T'as rien vu, mais tu aurais tout aussi bien pu voir, et du moment que tu sais aussi bien ce qui s'est passe que ceux qui y etaient, tu peux y dire.' Tu as bien remarque 25 • que Rigaut va toujours k fond de train et qu'il tient toujours le milieu de la route ? II faut pas, parce qu'il a le sac, qu'il se croie permis d'ecraser tout le monde ! C'est arrivd k ma 1 lui en dit de toutes les couleurs, who scolded her right and left, who piled abuse, upon her. 2 pa lui avait toum^ les sangs k cette femme, it upset her com- pletely, made her ill. 3 lui rive son clou, tcCshut him down, clinch him. ' tu peux y dire, tu peux le lui dire. 100 CONTES ET SAYNMTES. vieille, 5a aurait pu aussi bien t'arriver \ toi, k nous autres. Tu es bon gargon, nous sommes des amis, tu ne voudrais pas que je perde pour des vingt francs de marchandises et qu'on me laisse sans argent pour soigner ma pauvre femme 5 \ moitie' morte ? Fais 5a pour le pere Matelin, et il te le revaudra,' mon gars, je te le promets. — Ah ! mais vous savez, c'est tres grave, ce que vous me demandez W ! — Puisque je te dis qu'on te le revaudra ! 10 — Qa ne fait rien 1 — T'as pas confiance en moi, tu crois que c'est pour rire ? Et si je te mettais dans la main un bel e'cu de cent sous,^ qu'est-ce que tu dirais ? — Quand meme, je ne sais pas. 15 — Tiens ! mon gars, prends-le, mets-le dans ta poche et ne dis rien \ personne. Coco regarda la piece, regarda I'homme, hesita un instant, ne sachant ce qu'il allait faire ; finalement, il empocha I'ecu. — Eh bien ! pere Matelin, je vais re'fle'chir k cette affaire- 20 Ik et nous en recauserons. Ses reflexions n'e'clairerent sans doute pas beaucoup son jugement, car Coco revint souvent k la ferme de Matelin demandant des explications comple'mentaires. C'etait bien aux Trois Ormeaux ? Sur la droite de la route ? Le panier 25 avait bien ete accrochd par le moyeu de la voiture ? II n'e'tait plus sur de lui, il ne savait plus ce qu'il fallait dire, il n'osait pas. Rigaut, qui ne I'avait pas vu, soutiendrait qu'il n'dtait pas la ; 5a ferait du mauvais.^ Et chaque fois, pour le rassurer, le vieux lui glissait un ^cu dans la main. 30 Enfin, le jour fix^ pour I'audience arriva. Rigaut, se promenant de long en large dans la salle, menagait de ^ il te le revaudra, he'll make it up to you. ^ ^cu de cent sous, the old name for a 5-franc piece. ' pa ferait du mauvais, that would make trouble. coco. 101 d^molir tout le monde. Le petit pfere Matelin caressait son menton rase de frais avec un air narquois et Coco s'effa9ait sur une banquette. Quand on appela la cause, le fermier s'avanga, trfes res- pectueux, trfes humble, et dit simplement que Rigaut lui 5 devait deux cent cinquante francs ; cinquante de marchan- dises et deux cents d'indemnite. A ces mots, Rigaut poussa deux ou trois aboiements furieux et voulut parler ; mais le juge lui imposa silence et demanda h, Matelin de s'expliquer : — Voilk, mon juge, monsieur, qui va toujours un train 10 d'enfer, sans crier gare — que c'est etonnant qu'il n'ait pas encore tue' dix personnes — a renverse' I'autre jour ma pauvre femme — qu'elle en est encore au lit, qu'elle en restera peut-etre infirme toute sa vie — et nous a fait perdre au moins vingt-cinq livres de beurre et six douzaines d'ceufs 15 frais, sans compter les poulets qui ont ete e'crases, comme bien vous pensez. — C'est pas vrai, monsieur le juge, s'ecrie Rigaut, c'est pas vrai ! Est-il possible de mentir comme qz. ! Sa femme est venue se jeter sur ma voiture malgre mes avertissements 20 qu'on aurait dit qu'elle le faisait exprfes ! S'il y avait un temoin, on verrait bien ! — Mais y a cet homme-lk, fit Matelin en designant Coco, qui etait dans un champ k cbti, et qui a tout vu. — II n'y dtait pas ! c'est pas vrai ! On le connait, c'est 25 une canaille, un faux te'moin ! Je marche pas ' ! Le juge de paix fut obligd de rappeler le marchand de chevaux au respect de la justice, et dit k Coco de parler : — Voila la chose. La femme du pbre Matelin est un peu sourde et elle a la manie de faire ses comptes en marchant, 3° sans regarder ou elle va. Aux Trois Ormeaux, M. Rigaut avec une jeune bete qu'il avait toutes les peines du monde k tenir. II crie, il cherche k dviter la bonne femme qui 1 Je marche pas ! I won't go on, I refuse to proceed I 102 CONTES ET SAYjVETES. etait h. droite et accroche quand meme le panier. Heu- reusement qu'il avait ralenti, sans 9a il I'aurait tu^e sur le coup, et elle doit s'estimer changarde^ d'en etre quitte pour si peu. S — Mais, ce n'est pas ga ! s'ecria k son tour Matelin. C'est un menteur ! II n'y etait pas ! C'est moi qui lui ai raconte ! — N'injuriez pas le tdmoin, apres avoir voulu vous moquer de la justice, fit severement le juge. La cause est entendue. 10 Si M. Rigaut veut vous donner quelque chose, nous laissons cela k sa gdnerosite. — Je lui offre cent sous ! — Donnez-les k Coco ; ceux-lk,, au moins, il ne les aura pas voles, repliqua le fermier. 15 — Dites done, pere Matelin, lui glissa Coco k mi-voix, voulez-vous que je raconte h. ces messieurs combien vous m'avez donnd, vous ? — Sufifit, mon gars, sufSt ! Tu as pense' : " Quand le pere Matelin aura gagne', il ne payera plus ; si je fais gagner 20 Rigaut, il me payera gros," et t'as dit comme lui. T'as bien pense et t'es decidement plus malin que nous autres ; je t'en veux pas ! Jean Jullien. ^ chanfard, -e, lucky, fortunate. NOCES DE BOIS. Dix ans avant, Gabrielle et Pierre avaient fait, chose rare, un mariage de mutuelle inclinatiofi, facilitke, il est vrai, par une richesse egakment mutuelle qui rendait cette rarete mains meritoire. Suivant la tradition, ils avaient ete vivre le comm.encement de leurs joies nuptiales, a Menton^ sur la 5 cote fleurie, ou tant de lunes de iniel . \viennent s'echouer, eteintes a leur premier quartier. — La, ils s 'etaient aimes vrainient, et le souvenir leur en demeurait si doux, qu 'apres dix ans ecoules, — leurs sentiments, quoique Men entretenus, n 'etant plus battant neufs, — ils avaient resolu, pour cet anni- lo versaire, que certains appellent noces de bois, de revenir chercher dans le meme cadre, dans la meme nature, jusque dans le meme hotel, les emotions d ''autrefois. Gabrielle, entrant, suivie de Pierre, dans Vappartement de r hotel. — Oh ! les jolies fleurs partout ! ... les memes, n'est- 15 ce pas ? Pierre, souriant. — Les memes, non . . . mais les pareilles : roses blanches et oeillets. . . . Qa vous fait plaisir ? Gabrielle. — Oui. (Surprise^ Pourquoi me dis-tu vous ? 20 Pierre. — Parce qu'il y a dix ans, k huit heures du matin, en arrivant ici, nous en etions encore au vous. Gabrielle. — C'est vrai. Nous n'avons aborde le tu qu'en dejeunant. Pierre. — ... Au champagne. . . . Faut-il attendre ? 25 ^ Menton, one of the favorite French resorts on the Riviera, styled C6te fleurie, C6te d'azur, near Nice. 103 104 CONTES ET SAYNETES. Gabrielle. — Sans doute, puisque nous recommengons . . . tout ! Pierre. — Si nous recommen^ons . . . tout, veuillez me permettre un baiser ? 5 Gabrielle. — Tout k I'heure, nous sommes noirs de poussifere. Pierre. — II y a dix ans, nous avons embrass^ la poussiere ! Gabrielle. — Cette fois, abstinence jusqu'k ce que nous 10 soyons blanchis. . . . Nous avons du temps devant nous ! Pierre. — Et derriere nous surtout ! {Se dirigeant vers hs malles, qii 'on vient de monter^ As-tu les clefs ? . . Je dis til pour les choses de menage ; nous reprendrons le vous avec le sentiment. 15 Gabrielle. — Les clefs? Non. . . . Avant de partir, tu les avals pre'pare'es avec ton portefeuille et tes papiers. Pierre. — Mais, du tout ! C'est toi qui les as prises pour les mettre dans ton sac k bijoux. Gabrielle, agacee. — Elle est forte, celle-lk' ! . . . Je suis 20 absolument sure. . . . Pierre, nerveiix. — Moi aussi je suis sur, parbleu ! Je ne deme'nage pas encore,^ que diable ! Gabrielle, /««A^(f. — Alors, c'est moi? Tres aimable ! Pierre. — Mais cherche au moins. . . . Cherche ! . . . Tu 25 peux bien ouvrir ton sac! Gabrielle, onvrant le sac fievreusement et mettant un a un les objets sur la table. — Lk . . . Ik . . . et Ik ! . . . Oii y a-t-il des clefs ? Pierre, se precipitant, en vertu d'tine idee subite, sur le 30 necessaire de toilette qu 'il ouvre et d 'otl s ^kchappent les fameuses clefs. — Sommes-nous betes ! . . . Nous les avions rangdes ensemble en nous installant dans le sleeping! ^ Elle est forte, celle-la, that is a little too much. ^ Je ne d^m^nage pas encore, I am not yet in my dotage. NOCES DE BOIS. 105 Gabrielle, soiiriani. — Un peu plus, I'anniversaire dd- butait par une scfene. Pierre. — C'est le chemin de fer ... 9a ^nerve ! . . . Embras . . . sez-moi . . . effa^ons ! Apres r effusion, Us font quelqices petits arrangements en cir- 5 culant dans la chambre. Pierre. — C'est curieux, la premiere fois, cet appartement m'avait paru beaucoup mieux. Gabrielle. — Oui, et I'hotel aussi ! . . . Nous I'avions trouve si bien ! 10 Pierre, regardant. — Mobilier criard . . . tapis usd. . . . Oh ! et la garniture de cheminee ! Gabrielle. — C'est la meme, mon ami. Pierre. — Saturne et la mappemonde ? Gabrielle. — Je me la rappelle , trfes bien! Quand tu 15 m'as donne ton premier baiser . . . dans le cou, mes regards s'etaient par hasard fixds sur la pendule, et, dans mon esprit, ton baiser est restd inseparable de I'image de Saturne assis sur la mappemonde. Pierre. — Et naturellement, tu te souvenais de la pendule 20 comme d'un chef-d'oeuvre ! . . . Que tout cela a vieilli ! Gabrielle, soupirant. — A moins que ce soit nous ! Pierre, apres un silence, allant a la fenetre. — II pleut k verse. C'est triste, cette eau qui tombe dans un pays qu'on reve toujours inond^ de soleil ! 25 Gabrielle. — Te rappelles-tu, Pierre, il y a dix ans, comme il faisait beau ? . . . Cette fenetre dtait grande ouverte, et nous, la main dans la main, dmus d'un indicible trouble devant cet dblouissement de lumifere, il semblait que nous respirions k pleins poumons, k plein coeur, du soleil et 3° du bonheur ! Pierre. — Oui, la nature s'entend bien k orchestrer la melodie du sentiment. 106 CONTES ET SAYNMTES. Gabrielle, inquiete. — Tu ne m'aimes plus ? Pierre. — Mais si je t'aime, ma cherie, comme tu m'aimes toi-meme . . . d'une affection profonde, ddvouee . . . tres douce . . . d'une affection qui, en somme, nous rend heu- 5 reux. Notre seul tort, peut-etre, est d'avoir voulu replacer nos sentiments . . . d'e'te dans le cadre d'illusion magique oil dtaient dclos nos sentiments de printemps. Gabrielle. — II ne faut pas trop creuser. (Changeant de ton.) Veux-tu m'aider k ddfaire les malles? 10 Pierre. — Les malles? Si nous les laissions comme ga pour le moment ? Je te propose de ddjeuner . . . ga nous donnera du ton. Gabrielle. — Je veux bien, de'jeunons . . . mais au coin du feu, avec une bonne flambee ! . . II fait un froid de IS loup^ ici, tu ne trouves pas ? Pierre. — Si ... on frissonne ! . . . Les hivers du Midi se suivent et ne se ressemblent pas. {Sonnant un domestique^ Veux-tu le menu d'hyme'ne'e ? Gabrielle. — Oh ! oui, le meme ! Les huitres, les ceufs 20 aux pointes d'asperges, le poulet froid et le cham- pagne ! Pierre. — Le champagne ! . . . et ton estomac .' Tu sais combien le me'decin te I'a d^fendu ! . . . Sans compter que pour ma goutte naissante. . . . 25 Gabrielle. — Ah ! tant pis ! . . . Pour un petit jubild ! Pierre donne ses instructions aux garfons de V hotel qui allument le feu et preparent le convert. Quand tout est pret, Gabrielle et Pierre viennent s 'installer de chaque cote de la table. 30 Pierre. — Tu vois, c'est gentil tout de meme! C'est vrai, tu avals effeuill^ une marguerite en commengant notre premier dejeuner ! . . 1 faire un froid de loup, to be frightfully cold. NOCES DE BO IS. 107 Gabrielle. — Elle avait dit : Passionnhnent ! ... Et c'etait vrai ! Pierre. — Et celle-lk ? . . . Qu'est-ce qu'elle re'pond ? Gabrielle, tristement, quand le dernier pet ale de la fleur est tombe. — Un peu ! 5 Pierre. — Oh I si tu crois au langage des fleurs ! Gabrielle. — II semble que tout se soit re'uni pour nous attrister ! ... la fatigue, le froid, la pluie, la banalite' de I'hotel . . . tout ! jusqu'k cet orgue de barbarie qu'on entend egrener lamentablement dans le brouillard ses lo notes mouillees ! . . . Pierre. — Meme jusqu'k ces huitres qui ne sont pas fraiches. . . . En veux-tu d'autres ? Gabrielle. — Merci ! . . . J'ai si peu faim ! Le dejeuner se continue, entrecoupe de phrases quelcotiques et de 15 reflexions melancoliques. Pierre, voyant safemme sourire. — Tiens ! tu penses done a quelque chose de gai ? . . Dis vite ! Gabrielle. — Oui, . . . une association d'iddes presque drole ! C'est curieux comme les choses les plus infiraes 20 restent parfois dans la me'moire ! — Une toute petite mouche vient de passer et s'est posee un instant sur ta tete. ... Et 9a me rappelle qu'il y a dix ans, a cette meme place, en face de toi, j 'avals remarque une mouche dansant dans un rayon de soleil au-dessus de tes cheveux 1 25 Pierre. — Oli est I'idde drole Ik-dedans ? Gabrielle, hesitant. — C'est qu'alors tu avals beaucoup de cheveux, et que. . . . Pierre. — Et que maintenant je n'en ai plus ! Gabrielle. — Presque plus ! 30 Pierre. — Que veux-tu ? . . . ^a pourrait bien etre I'his- toire de notre sentiment. Gabrielle. — Donne-moi du champagne ! . . . beaucoup ! 108 CONTES ET SAYNETES. Pierre. — Tu y tiens ? Gabrielle. — Pourquoi cette question ? Pierre. — C'estque le champagne est un vin opportuniste. Joyeux quand on a I'esprit gai, il devient lugubre lorsqu'on 5 est triste. II ne faut pas le boire \ contresens. Gabrielle, resignee. — Alors . . . laissons-le ! U71 loiird silence tombe. Tons deux, tnornes, perdus dans un lointai?i de reve, 7-egardant Ics ilsons qui agonisent dans la cheminee. Lcntcincnt dctix /amies, gonflees de chagrin, 10 tombcnt des yeu.x de Gabrielle. Pierre. — Tu pleures, cherie ? Gabrielle. — Oui . . . surmoi . . . surnous . . . sur toutes las impressions humaines dont la douceur est si courte et ne revient jamais. Et pourtant, nous sommes unis . . . nous 15 comptons parmi les heureux ! . . A Paris, nous e'tions con- tents de cette modeste fdlicite ! . . . et, ici, nous sommes accable's, lamentables ! Pierre. — C'est le contraste entre le passe' et le present I II nous apparait saisissant, parce que nous avons voulu evo- 20 quer des joies uniques qui ne se recommencent pas. Nous retrouvons les memes objets, la meme nature ; ce que nous ne retrouvons pas, ce sont les memes e'motions, les memes illusions. Sans doute, le cadre y est ... la carcasse reste . . . mais le feu d'artifice est parti ! 25 Gabrielle. — Pierre ! . . . Nous avons eu tort de venir ici . . . il me semble que c'est presque une mauvaise action. Pierre. — Veux-tu t'en aller ? Gabrielle. — Oli cela ? Pierre. — En Italie . . en Egypte . . . peu importe . . . 30 devant nous, jusqu'k ce que nous ayons retrouvd du soleil ! . . . Gabrielle. — Et des pays neufs qui ne nous rappellent rien. [Presqice Joyeusei) Oh ! oui, partons ! ( Venant se NOCES DE BOIS. 109 serrer dans hs bras de Pierre^ Tu m'aimeras encore ? . . . Autrement, si tu veux, mais tu m'aimeras, dis ? . . . Sans cela, il me semble que je ne pourrais plus vivre ! Pierre, kmu. — Oui, je t'aimerai . . . je t'aimerai bien ! Gabrielle. — Embrasse-moi ! Pierre, apres V avoir embrassee. — Si tu emportais les roses ? Gabrielle. — Oli ! non, laissons-les . . . il me semble qu'elles nous porteraient malheur ! . . . Ce ne sont pas des roses d'anniversaire, mais des fleurs du bout de I'anM Pierre, entrainant Gabrielle. — Tu as raison, viens ! quit- tons vita cette chambre ! . . . Nous y avons assassine un souvenir ! Michel Provins. 1 des fleurs du bout de Pan, flowers for the first anniversary com- memorating a death. The same expression is used for a memorial mass — messe du bout de Van. UN CAS NON PRfiVU. DIALOGUE A DEUX PERSONNAGES. Monsieur d'Herbelot, chef de division, quarante-huit ans, deiore, liomme grave. Madame d'Herbelot, trente-deux ajis, blonde, un peu evaporee, tres parisienne. 5 M. d'Herbelot, qui se promene a grands pas dans sa salle a manger. — Comment Adfele n'est-elle pas rentree encore ? II est plus de sept heures et demie ; que peut-elle faire ? Je suis inquiet, trfes inquiet. Un accident est si vite arrive' k Paris, on sort sans se me'fier de rien et crac ! on se foule le 10 pied en glissant sur una pelure d'orange, ou encore on est pris sous les roues d'un fiacre. Peut-etre encore . . Mais toutes les suppositions sont possibles, j'aurais beau me mettre martel en tete ' ! (Bruit de sonnerie Hectrique a la porte d'ent?-ee.) Ah ! enfin. Ce doit etre elle. 11 e'tait 15 temps ! Je vais done savoir. . M.ME d'Herbelot, elle entre en coup de vent.'^ Elle est tres rouge, tres excitee. — Me voici ! Tu m'as attendue, hein ! (Montrant triomphalement un petit paquet qu'elle tient a la main?) C'est moi qui I'ai, le coupon ! Je ne I'ai pas 20 lache. M, d'Herbelot. — ^ Quel coupon? Et d'abord pourquoi reviens-tu si tard ? D'ou sors-tu ? Mme d'Herbelot. — D'ou je sors ? Tu ne le croirais pas. Du poste. ^ me mettre martel en tete, torment myself to death, to borrow trouble. ''■ en coup de vent, like a gust of wind. no UN CAS NON PR£VU. Ill M. d'Herbelot. — Qu'est-ce que tu veux dire ? Mme d'Herbelot. — ■ Je veux dire . . . du poste. Du poste de police, du violon, si tu prdferes. Je viens d'etre arr^t^e. M. d'Herbelot. — Toi, arretee ! S Mme d'Herbelot. — Mon Dieu, oui, comme les ivrognes. {Prete a fondre en larines.) C'est une infamie ! Sans compter que je vais peut-etre passer en police correction- nelle ou en cour d'assises. Si je suis condamne'e, tu ne m'abandonneras pas, dis ? Tu viendras me voir ? (Gaie- lo ment.") Et tu me passeras des gateaux et des brioches k travers les barreaux de la prison. Ce sera trfes amusant. M. d'Herbelot. — Voyons, explique-toi. Je ne com- prends rien k toutes ces folies. Mme d'Herbelot. — C'est bien simple. Tu vas voir si 15 je n'ai pas raison. Quoi qu'en dise le commissaire de police, un petit vieux qui n'est pas tr^s poll, void I'histoire : Figure-toi qu'en te quittant, aprfes t'avoir accompagnd au ministere, je suis entree, par hasard, au Bon Marchd.' II y avait une foule ! Cela se comprend : c'e'tait le jour des 20 coupons. Tu ne sais pas ce que c'est que le jour des cou- pons .' C'est un peu fort ! Le jour des coupons, c'est le jour oil le Bon Marchd met en vente k des prix ridicules, des soldes de coupons en sole, en satin. II y en a des tas et des tas ! 25 Moi, je regardais machinalement I'dtalage, ne voulant rien acheter. Et tu sais si je suis une femme raisonnable ! Quand tout k coup j'apergois Ik, k port& de ma main, un adorable dchantillon de faye vert-d'eau, k petits pois, satine'e. Tout juste ce qu'il fallait pour me confectionner une blouse 30 allant avec ma jupe neuve. 1 Bon March^, one of the great department stores of Paris, founded by Aristide Boucicaut and wife. They gave it by will to their employes, organized as shareholders of a cooperative association. 112 CONTES ET SAYNRTES. Naturellement, je saisis un pan de I'dtoffe et je tire. Je sens une resistance. On tirait de I'autre cotd. C'etait une grande femme maigre qui avait saisi I'autre bout du coupon et qui cherchait \ me I'arracher. 5 Je lui dis : — Pardon, madame. Ce coupon est \ moi. Je viens de le choisir. EUe me rdpond : • — ■ II est ^ " moa." Je " volais " I'emporter pour " moa " 10 tout de suite. Cette effronte'e ^tait une Anglaise ! Raison de plus pour ne pas lui ce'der. J'appelle un vendeur. EUe appelle ^gale- ment. Un petit blond accourt, la bouche en coeur, un crayon sur I'oreille : 15 — Que desirent ces dames ? Toutes les deux nous lui designons le meme coupon et lui enjoignons de nous le de'biter. Naturellement, lui, ne salt ^ laquelle entendre. J'insiste ; I'Anglaise insiste. Je me fache ; elle se fache. Si bien 20 que le pauvre employe, tout interloque, juge prudent d'en rdferer ^ son chef de rayon. Celui-ci, un homme entre deux ages, qui ne dit pas une phrase sans faire une re've'rence, essaie d'arranger les choses, en evitant avant tout de se compromettre. 25 — Voyons, mesdames. Tachez de vous entendre. Que I'une de vous veuille bien cdder ^ I'autre ; k moins que . . . Ce coupon a environ douze metres. Vous pourriez peut-etre en prendre chacune la moitie' ? — La moitie ! quelle folie ! Qu'est-ce qu'on pent faire 30 avec six metres de sole ? Des mouchoirs, tout au plus ! A notre air indign^, le chef de rayon comprit que sa diplomatie serait en pure perte. Aussi ddclara-t-il qu'il allait soumettre le cas &, un inspecteur. Nous I'attendimes longtemps, cet inspecteur. A force de UN CAS NON PR£VU. 113 me tenir debout, j'dtais morte de fatigue. II y avait bien une chaise, k quelque pas de moi ; mais, pour I'atteindre, il m'aurait fallu lacher le morceau que je tenais. Et cela, je ne le voulais k aucun prix. Ma rivale serrait rageusement son bout d'e'toffe. 5 Enfin, I'inspecteur arriva. II avait Fair trfes ennuyd. D'abord, il ne comprit rien aux explications qu'on lui don- nait. II est vrai que tout le monde parlait k la fois. Enfin, quand il eut ete mis au courant de ' la difficult^, il demanda au petit commis : 10 — Dites-moi quelle est celle de ces deux dames que vous avez vue la premiere quand vous avez dte' appeld k ce rayon ? Le commis designa I'Anglaise. — Eh bien ! reprit I'inspecteur, c'est \ madame qu'il faut livrer I'objet. 15 A madame, c'est-k-dire . . . k I'autre, k cette etrangere que j'exdcrais sans la connaitre. Pouvais-je accepter cela ? Croyait-il ce malotru qui se permettait de me donner tort, que j'allais accepter sa de'cision sans protester. Je me tournai vers lui et je lui demandai avec un air de d^fi : 20 — Vous n'avez pourtant pas la pretention de m'arracher de force un coupon qui m'appartient ! II eut I'audace de me r^pondre : — Que voulez-vous, madame ! Vous ne pouvez vous en prendre qu'k vous-meme ^ des conse'quences de votre 25 entetement . . . ridicule. Ridicule ! II avait dit : " ridicule " ; k ce mot, j'avoue que la patience m'^chappa. Je fus prise d'une rage folle ; et cddant k un mouvement irraisonn^, vlan ! j '.allonge k I'inspecteur un soufflet. 30 Ce fut un scandale ^pouvantable. En un instant, je fus 1 mettre quelqu'un au courant de, to inform a person of. 2 Vous ne pouvez vous en prendre qu'k vous-meme, you have only yourself to blame for it. 114 COKTES ET SAYNETES. entouree par une foule e'norme. Les uns criaient, d'autres riaient ou applaudissaient. Je ne savais pas ce qui allait advenir de moi. Je pensais m'evanouir, mais je n'en eus pas le temps. 5 Je fus pousse'e, poussde, entrain^e, je ne sais ou ni com- ment. Ce qui est certain, c'est que je me retrouvai dans une pibce un peu sombre, oii il y avait une petite fenetre garnie de barreaux. Je suppose que c'etait le bureau du commissaire. Et un monsieur tres chauve, trbs decore — 10 sans doute le commissaire lui-meme, bien que je n'aie pas vu son dcliarpe — me paria d'une voix sdvfere quoique tous- sotante : — Madame, fit-il, vous venez de commettre un acte de . . . vivacite regrettable. Je dirai plus . . hum ! regrettable. 15 L'administration . . . hum! pourrait se'vir. Si elle ne le fait pas, c'est qu'elle espfere que vous regrettez . . . hum 1 sincferement ce que vous avez fait. J'allais re'pondre, mais ce qui me paralysa, c'est que j'apergus, k ce moment-Ik, sur la table, le coupon de sole 20 qui avS.it e'td la cause de ce drame affreux. II se dressait k mes regards comme une piece a conviction. Pourtant, quelle ne fut pas ma surprise quand je vis le commissaire prendre le coupon et me le remettre en disant : — Vous pouvez I'emporter. Celle qui vous le disputait a 25 disparu. II est k vous sans conteste. Je n'osais croire k un denouement si heureux. Je de- mandai en tremblant : — Alors, monsieur, je ne suis plus arrete'e ? C'est bien vrai ? On ne m'emprisonnera pas ? 30 II r^pondit avec un sourire : — Pas pour I'instant. Vous etes libre. Je ne me le fis pas dire deux fois. Je sortis sans meme savoir par ou je passais. Quand je me trouvai dans la rue, il me sembla que j'avais des ailes. UN CAS NON PREVU. 115 Et voilk I C'est k faire frdmir, hein ? cette aventure ! Mais je ris en pensant k la figure qu'a d(i faire mon An- glaise en constatant qu'elle revenait bredouille du magasin. C'est " moa," qui I'ai, le coupon ! Au fond, ce n'est pas que j'y tienne beaucoup. Je I'ai regarde tout k I'heure dans I'escalier. II est evidemment trop vert.^ Demain, je le ferai rendre au Bon March^ ! Albert Ladvocat. 1 II est trop vert. Possibly an allusion to La Fontaine, III, ii, lis sont trop verts, dit-il, et hons pour des goujats. The inference implies contempt for her former rival. IMBERBE. MONOLOGUE. Un collegien assis devant une table chargee de livres^ dictionnaire et cahiers. II se regarde atte7itivement dans une petite glace a main. Satanee moustache ! . . . Poussera-t-elle k la fin ? . . . Ce 5 que c'est que d'etre blond. . . . Ren^, qui est men cadet de six mois, a A€]k de la barbe comma un sapeur {se regardant de cote). Ce n'est pas qu'en regardant k contrejour. . . . Certainement, en regardant k contrejour, on voit quelque chose ... on voit positivement quelque chose. . . . Encore 10 une petite lotion de I'Eau des F^es. . . . Un flacon que j'ai vole' k ma tante qui s'en sert pour faire repousser ses cheveux. Je n'ai pas ose en acheter moi-meme de peur qu'on ne se moquat de moi, comme pour ce baton de pommade hongroise. — C'est une commission ? m'a de- 15 m'Side la demoiselle de magasin en me regardant d'un air malin. . . . P^core 1 . . . J'avais envie de I'embras- ser et . . . (se frottant le dessus de la levre) elle aurait bien senti. . . . Mais je n'ai pas os^. . . . D'ailleurs, elle dtait laide. . . . Oh ! elle n'^tait pas tres laide, mais enfin, je 20 n'ai pas ose . . (posant la glace sur la table). II faut pourtant que je travaille. . . . (II prend sa plume et s 'accoude sur la table?) Satan^s vers^ ! . . . "Voyage de Paris k Saint- Cloud." Oil en ^tais-je ? Ah! j'etais arrivd au Pont- Royal. (// bredouille tout bas quelque chose d 'absolument inintelligible, 2<^ en comptant sur ses doigts plusieurs fois jusqu'a six.) II ^ Satan^s vers. He is composing Latin verses. 116 1MB EH BE. 117 s'agit de s'embarquer maintenant . . . qu'est-ce que je vois ? Oui, qu'est-ce que je vois ? . . . Qa y est : "Apparent naves, quas. . . ." (Comptant et scandant.') " Appa," un, " rent na," deux, " ves quas," trois. ... (// ecrit^ Et puis aprfes. . . . (// medite en machonnant son porte-plume^ Des bateaux, 5 c'est-k-dire des vaisseaux qui . . . que. . . . Ah 1 voilk . . . "quas vulgus nomine muscas dicit . . ." (comptant et scan- dant') : "vulgus," quatre, "nomine,'' cinq, " muscas,'' six . . . " dicit. . . ." Voilk une chouette idee' et un chouette rejet. {Traduisant.) " Apparaissent des vaisseaux que le vulgaire 10 appelle de leur nom : mouches. . . ." (// ecrit.) Pas mal, 9a. . . . (// r-ecommence d. mtditer. JBrusquement?) Dieu ! qu'il me tarde d'etre bachelier pour envoyer au diable ce fatras. ... A I'age que j'ai, lorsque je sens un coeur d'homme battre dans ma poitrine, etre encore sous la ferule 15 d'un pion ^ . . . rester courbe sur cette besogne abrutis- sante. ... A quoi done servent les progrbs de la liberty? . . . (& relisant distraitement.) " Apparent naves quas vulgus muscas dicit . . . nomine muscas. . . ." (// se leve}) Ah ! non, deciddment, je n'ai pas la tete k ce devoir. {Avec 20 fureur^ Quand je pense 'k ma journ^e d'hier, je bous encore de colore. . . . (// se promene^ Hier c'etait dimanche, je suis alle chez ma tante k Ville- neuve-Saint-Georges. . . . {Appuye sur icne chaise}) Su- perbe, la propri^te de ma tante, avec ses beaux ombrages, 25 ses eaux vives, ses jeux de toutes sortes . . . le crocket, le lawn-tennis, le tir aux pigeons, le canotage. J'y ai retrouvd tons mes cousins et cousines, avec leurs amis et amies. . . . Quelle bande joyeuse ! Toute la journ^e n'a ete qu'un eclat de rire. ... Et un temps admirable, fait k souhait. ... 30 1 une chouette idde, a bright thought ; lit., chouette means " common brown owl." This noun is used familiarly as an adjective. ^ SOUS la ferule d'un pion, under the rule of an usher. Pion is a term used in disparagement for a proctor or usher. 118 CONTES ET SAYJVETES. Non, ce que j'ai souffert.' . . . (// se rassied.) J'arrive par le train du matin. On me dit : " Madame est dans sa chambre." (Roulant une cigarette?) Je monte, je frappe. — Qui est Ik? . . . — Cast moi, ma tante. . . . — Eh bien ! entre, 5 mon gar5on. . . . J'entre. Sa £emme de chambre, une jolie blonde k I'air fripon, ^tait en train de la coiffer . . . je veux dire peigner ce qui lui reste de cheveux. . . . Ah 1 elle a joliment besoin de I'Eau des Fees, ma tante. ... II est vrai que 5a ne lui r^ussit guere. . . . Des plaques grandes 10 comme 9a, un genou, quoi^! . . . C'est dommage, car sans cela elle serait encore tres bien. . . . Devant elle, sur sa toilette, des nattes, des boucles, des postiches de toutes sortes, s'e'talant sans pudeur, sans qu'elle fit mine de les cacher. . . . Naturellement, ce n'etait que moi. . . . Enlin, 15 mon oncle, c'est son mari. . . . Eh bien ! meme devant mon oncle, elle aurait eu honte. Mais moi, on n'a pas besoin de m'en faire accroire. Au bout d'un instant elle me dit ne'gligemment : — Va, Robert, va retrouver ces demoiselles. . . . 20 Ces demoiselles, vous m'entendez, sans plus de fagon . . . ra'introduire ainsi dans le gyndcee. . . . C'est pourtant une personne se'vere, ma tante, mais un coUegien, est-ce que 5a compte ? . . . — Allez, allez, monsieur Robert, re'peta Justine, en me 25 donnant des petites tapes sur la joue . . . comme 9a . . allez, vous nous genez ici. . . . Et comme k un moment mes levres se sent trouve'es pres de sa main et que sa main est fort blanche . . . cela a e'te plus fort que moi ... j'ai appuy^ . . . comme 9a . . . je croyais 30 qu'elle allait etre furieuse. Ah ! bien oui. . . . Elle s'est mise \ rire en levant les e'paules et puis elle m'a dit {il se levi) : ^ Non, ce que j'ai souffert, I can't tell how much I suffered. ■^ un genou, quoi ! . . . , a regular bald head. IMBERBE. 119 — Voyez done, monsieur Robert, Ik-bas sur la pelouse, vos petits cousins qui jouent k saute-mouton. . . . Cela vous amuserait peut-etre davantage. . . . Etre bafoud par une femme de chambre. ... Je n'ai rien dit, non, j'ai d^daigne de relever cette injure. . . . Mais je 5 la rattraperai et elle me le payera. Je descends done au petit salon, ou j'entendais de la musique. Ma cousine etait Ik avee deux de ses amies. (// se rassied et roule une cigarette.') — Ah! c'est Robert, font^ ces demoiselles. ... 10 Robert tout court, vous entendez . . . un jeune homme qui ne leur est rien, qu'elles eonnaissent k peine. . . . Cette familiarite serait indecente, si elle n'e'tait insultante. — Bonjour, Robert, me dit eelle qui etait au piano, en me tendant la main gauche par-dessus son e'paule, tout en con- 15 tinuant k ecorcher de la main droite le morceau qui ^tait devant elle. ... II parait qu'elle de'chiffrait. . . . Ah! on s'en apercevait du reste. . . . Des fausses notes . . . un ddluge de fausses notes. . . . — Ah ! mon Dieu, disait-elle en riant comme une folle, 20 fermez done les fenetres, que personne ne m'entende. En verite, je serais honteuse. . . . Personne. . . . Eh bien, et moi ? . . . Encore une pecore celle-lk. . . . (// allume la cigarette^ L'autre barbouillait je ne sais quoi sur de la porcelaine. 25 Elle avait un grand fourreau de toile perse qui I'enveloppait de la tete aux pieds. Cela lui donnait une tournure . . . un paquet, un vrai paquet. . . . — Bonjour, Robert . . . vous arrivez bien k propos, j'ai justement besoin de quelqu'un pour me broyer des 30 couleurs. . . . II parait que je ne suis bon qu'k ga. . . . Quant k Marthe, ma cousine, ah ! c'est bien autre chose. (// se live.) ^ font, disent. 120 CONTES ET SAYNkTES. Savez-vous ce qu'elle fait ? . . . Non, en veritd, c'est d'une inconvenance. . . . EUe me saute au cou, tout simplement, et m'embrasse sur les deux joues ! . . . sous pre'texte que nous sommes cousins ... la belle raison 1 . . . Mon Dieu, 5 ce n'est pas qu'au fond cela m'ait ^te' ddsagrdable . . . elle est si jolie, Marthe . . . mais il y a manifere de faire les choses. . . . Elle m'aurait embrassd furtivement, dans un petit coin, en rougissant un peu, \ la bonne heure. . . Mais Ik, devant ses amies, me manger de caresses comme elle lo aurait fait d'un baby au maillot. . . . Ah ! cela c'est trop fort . . . j'e'tais d'une col ere. . . . {II se rassied.) Enfin, je m'installe au milieu de ces demoiselles et je me mats k broyer des couleurs, k broyer avec rage. EUes, sans faire attention k moi, continuaient leur conversation. (// 15 rallume la cigarette?) EUes parlaient d'un bal ouelles etaient allees quelques jours auparavant, et elles arrangeaient leurs danseurs ! et leurs amies ! . . . Et chaque coup de langue e'tait precede d'un : " Entre nous, ma chfere. . . ." Entre nous, c'etaient elles, moi, je n'existais pas. . . . Encore si 20 elles s'^taient borne'es k dire du mal des uns et des autres. Mais elles se sont mises k se taquiner re'ciproquement sur leurs pre'f^rences secrfetes. Chacune avait un favori dont elle finissait par se laisser arracher le nom. C'dtait d'une impudeur. . . . Oh ! les femmes ! . . . Et je broyais, 25 je broyais toujours . . . du bleu, du vert, du rouge et surtout du noir ! une machine a broyer. ... II y avait surtout un certain M. Gaston qui paraissait reunir tous les suffrages,^ un officier d'e'tat-major, k la fois serieux et brillant . . . un phenix enfin ! . . . Ces militaires, je les deteste . . . jusqu'k 30 ce que je sois entre' k Saint-Cyr.^ Ma cousine surtout ne 1 reunir tous les suffrages, to get all the votes, meet with general approval. 2 Saint-Cyr, a military school for infantry and cavalry, the French West Point. Saint-Cyr is near Versailles. IMBERBE. 121 se lassait pas d'y revenir.' ... M. Gaston par-ci. ... M. Gaston par-Ik . . . et patati et patata. . . . Tout k coup un cri se fait entendre. {Iljette la cigarette^ Marthe, qui faisait face k la grille du jardin, s'etait levee tout d'une piece, elle etait devenue toute pale, puis toute rouge 5 . . . ou I'inverse, je ne me rappelle plus. ... (// se leve.) Les deux autres regardent k leur tour et sMcrient avec ensemble : "M. Gaston ! . . ." C'e'tait lui, en effet, qui arri- vait k cheval. . . . Parbleu, la belle malice, un officier d'ar- tillerie. . . Moi aussi, je caracolerais si le gouvernement 10 me fournissait un canard. ... Je suis un des plus forts au manege. Aussitot, une agitation, un branle-bas. ... La demoiselle qui peignait se debarrasse de son fourreau et me le jette dans les mains. 15 — Vite, Robert, accrochez cela dans le cabinet k cote. . . . La musicienne se pre'cipite au piano et se met k jouer une valse brillante . . . sans fausses notes. ... Et pendant ce temps-Ik, ma cousine Marthe, elle . . . ma cousine Marthe se rajustait devant la glace, encore toute pale . . . oui, cette 20 fois, j'en etais sur, elle e'tait pale. . . . L'objet de tout cet dmoi fait enfin son entre'e, de Fair calme et souriant de qui est sur de praduire son effet. . . . Ces soldats sont d'une fatuite ! . . . Mais comment peut-on faire pour entrer avec cet aplomb dans un salon ? J'ai beau m'exercer k huis clos, 25 je ne peux y arriver. Encore une paille dans mon existence. Done, il entre et salue. . . . Marthe d'abord, comme maitresse de maison. ... Et elle, toute rougissante . . . cette fois, elle rougissait ... lui tendant la main en baissant les yeux. . . . Que dis-je, la main ? le *bout des doigts k 30 peine. . . . Heureux homme ! . . . Les autres y allaient plus franchement et elles faisaient des mines, des graces. . . . De moi, il n'etait pas question. Je commen§ai k trouver ga ' d'y revenir, to revert to it. 122 COiVTES ET SAYNETES. raide et je sentais la moutarde de monter au nez,* quand, enfin, Marthe juge k propos de me nommer : — Mon cousin Robert. . . . Je me redresse, bien r^solu k attendre le salut de ce mili- 5 taire. II me tend la main d'un air aimable, d'un air . . . condescendant. — Ah! vraiment, Robert, le petit Robert . . . comme il a grandi. (Parbleuf s'il 7n ^avait vu au berceau. . . . Insolent/) . . . Comme il a grandi depuis I'annee derniere ! 10 Moi, tres digne : — Vous devez vous tromper, monsieur. Je ne me rap- pelle pas du tout vous avoir vu I'ann^e derniere. — Mais je vous ai vu, moi, vous jouiez un role de travesti dans je ne sais plus quelle berquinade.^ 15 Moi, indignd : — Ce n'etait pas I'annee derniere, monsieur, c'etait . . . il y a quinze mois, aux vacances de Piques. — C'est bien possible. Et il se remet h. causer avec ces demoiselles. Moi, j'avais 20 bien envie de m'en aller. Mais c'est e'tonnant comme c'est difficile de sortir d'un salon oil il y a des femmes . . . encore plus difficile que d'y entrer. Je passe sur la suite de mes infortunes jusqu'au diner. Au diner, il y avait du monde, des voisins, une jolie petite 25 dame, un bijou, avec son mari, un petit vieux laid et chauve . . . et puis un grand brun qui avait I'air d'un brigand cala- brais. A table, la dame etait place'e entre lui et moi. . . . Elle ne lui disait pas un mot. . . . Elle etait au contraire pour moi d'une amabilite. ... Et moi, tout tier d'etre dis- 30 tingue par une aussi jolie femme, je croyais enfin tenir ma revanche. Apres le diner — il faisait un clair de lune ' je sentais la moutarde de monter au nez, I felt my anger rising. 2 une berquinade, a play for children to act. Name derived from Berquin, a prolific author of children's stories and plays. IMBERBE. 123 admirable — on se disperse dans les jardins. Mon oncle, qui craint I'humidite du soir, avait entraine le petit vieux au billard avec deux ou trois hommes dgalement chauves. Je les regardais faire quand la jolie dame fait irruption. (// se Peve.) 5 — M. Robert (^elle disait monsieur Robert^ elle), ou est done M. Robert ? . . . Ah 1 Monsieur Robert, votre bras pour aller faire un tour de pare. Non vraiment, on ne s'afifiche pas comme 5a. . . . J'en rougissais, ma parole d'honneur. ... Et cependant le mari, 10 qui jusque-lk avait eu I'air inquiet, se rasse'rene tout i coup et, comme nous sortions, il crie k sa femme, d'un air . . . oui d'un air . . . ironique. — Ma chere, prenez garde au serein. . . . Au serein ? . . . Etait-ce une allusion ? . . . Ventrebleu ! . . . 15 Toujours est-il que j'^tais un peu embarrasse'. . . . Trfes fier, mais un peu embarrass^. . . . Dame ! une si jolie femme . . . quand on n'a pas encore I'habitude ? . . . Nous n'avions pas fait cinquante pas qu'au de'tour d'une allee, nous nous trouvons nez k nez avec le brigand calabrais, 20 qui se met k marcher k cote de nous. J'etais furieux. . . . D'autre part, cela me mettait plus k I'aise. Tout a coup, la dame s'ecrie : — Ah ! Monsieur Robert, mon mari avait raison . . . le serein.^ ...(!!!) Allez done s'il vous plait me chercher 25 ma capeline que j'ai laissee dans le vestibule . . . une cape- line de dentelles blanche, doublee en mauve. Nous vous attendons ici; . . . Je cours, vole et reviens. . . . Plus personne . . . ils avaient d^campd. . . . Vous comprenez, n'est-ce pas, le joli 30 role que j'avais jou^. . . . ^a c'etait le bouquet. . . . Quelle journde, mon Dieu, 1 serein, dew, evening damp. A play of words on serin, a green fellow, a simpleton. 124 COiVTES ET SAYNRTES. quelle journde. ... Et quand je pense que tout cela, je le dois k cette tunique, k cette miserable livree d'esclavage. . . . (^11 jette a terre avec colere son kepi qui est sur la table, pose siir ties papiers.) Tiens, une lettre que je n'avais pas vue. . . 5 Une lettre de Marthe. . . . Cast juste, nous nous ^crivons, Marthe et moi. . . . C'est sans consequence. (// ///.) " Mon cher Robert, je tiens h. ce que tu sois I'un des premiers informes d'un evenement qui se prepare et qui ne peut manquer de t'inte'resser comme le fait tout ce qui me lo touche. . . ." Certainement, je I'aime beaucoup, ma cousine Marthe, certainement . . . et si seulement elle ne m'embras- sait pas, ou plutot si elle m'embrassait autrement. . . . [Lisant.) "Cela t'e'tonnera sans doute ; tu dois me trouver si jeune ! Nous sommes en effet presque du meme age." 15 {Parle.') Pardon, j'ai trois mois de plus qu'elle. . {Lisant.) " Mais tu sais qu'^ e'galitd d'age une jeune fille est bien plus avancee qu'un jeune homme (Par exemplef) et quand il n'est encore qu'un ecolier {Ah I si c^ est pour me dire des impertinences^ elle est dejk une personne k marier." 20 {Parle.) A marier. . . Ah ! qu'est-ce que j'ai done ? . . . Elle, Marthe. . . Je n'avais jamais pense k cela, moi. {Lisant.) " Ce mot doit te dire de quoi il s'agit. Mon mariage est ddcidd d'hier. {Decidement cela vie fait quelque chose.) J'e'pouse quelqu'un de ta connaissance, M. Gaston." 25 {Parle.) Lui. . . . Ah! je m'explique maintenant mon antipathie. . . . C'est un rival ! . . . Un rival. Ah ! je suis fou. ... Je ne puis pourtant pas dpouser Marthe, je ne suis pas encore bachelier. . . . Aussi, je prendrais peut- etre mon parti de lui en voir epouser un autre, mais pas lui 30 . . . non, pas lui. . . II a iti trop insolent avec moi. . . J'ai itt hier dix fois sur le point de le provoquer. . . . Pourquoi ne me suis-je pas ecoute ? . . . Mais I'occasion peut se representer. . . . Elle se representera, quand je devrais la faire naitre. ... Et Ton verra qu'il n'est pas IMBERBE. 125 necessaire d'avoir de la barbe au menton pour ne pas se laisser affrayer par le grand sabre d'un soudard. . . . (// ///.) " Et maintenant, mon cher Robert, j'arrive au point ddlicat de ma lettre et je suis oblige'e de faire par avance appel k ta bonne amitie pour moi. Je t'en prie, ne te fache 5 pas de ce que je vais te dire. (jQ.u'est-ce qu'il y a doiicf) M. Gaston . . ." (Parle?) Ah ! une nouvelle offense, sans doute . . . I'occasion que je cherchais. ... 11 n'y a pas d'amitie' qui tienne, je ne la laisserai pas e'chapper. ... Je ferai tout pour Marthe, tout excepte . . . au fait, except^ 10 quoi ? . . . (Lisant.') " M. Gaston sait I'affection qui nous unit, lui-meme est dispose k en avoir beaucoup pour toi. . . . {Grand merci . . . qu'il la garde?) Et cependant, jiai cru m'apercevoir k quelques mots qui lui sont ^chapp^s — encore une fois, ne te fache pas, je t'en prie — que nos habitudes 15 de familiarite' le choquaient un peu. {Heinl Quoi?) En grandissant ensemble on ne s'aper^oit pas des changements que le temps apporte. Je ne songeais pas que re'colier d'hier etait devenu presque un jeune homme — que dis-je? tout k fait un jeune homme. M. Gaston m'en a fait aper- 20 ce voir. {Ah / quel charma7it gar (on I qu 'est-ce qicej 'avals done contre lull) Oh! avec beaucoup de managements, je t'as- sure, et d'une fagon qui ne peut rien avoir de desobligeant pour toi." {Parle?) Comment done, desobligeant? Me prendrait-elle pour un sot par hasard ? " Peut-etre meme 25 serait-il plus convenable de ne plus nous tutoyer, si je n'avais pas peur que cela ne te . . . ne vous blessat. D'abord, M. Gaston affirme que c'est beaucoup plus comme il faut." {ParlL) II a tout k fait raison. Je n'y avais pas encore pense, mais il est certain que ce tutoiement. ... 30 Oh ! mais ddcid^ment je I'aime k la folie, mon futur cousin . . . jamais je ne me pardonnerai de I'avoir si mal juge. . . . {Lisant.) " Et j'espere que tu . . . que vous con- sentirez tout de meme k etre gargon d'honneur." {Parle.) 126 CONTES ET SAYN^TES. Comment done ! Mais il n'est rien que je ne fasse pour elle . . . et pour lui. D'ailleurs, Marthe est charmante, mais elle serait trop vieille pour moi . . . pour etre ma femme, s'entend. . . . Aussi, je la lui cede de grand coeur, 'k condi- 5 tion qu'on me traite de'sormais comme je dois etre traits . . . en homme . . . qu'on ne m'embrasse plus . . . qu'on ne me tutoie plus . . . qu'on ne . . . {Frisant une moustache imaginaire d'un air reveur^ jusqu'k ce que . . . (Deux heures sonnent.') Deux heures . . . I'heure de la classe . . je me sauve. . . . Marie-Anne de Bovet. SUR L'OMNIBUS. Un matin de novembre. II bruine. — Place du Chatelet. La station des omnibus. Le tramway de Montrouge vient d'arriver de la gare de P Est. Le contrbleur fend avec peine le Jlot compact des porteurs de immeros^ pendant que le conducteur, V air ironique, annonce qu'il y a seulement "deux 5 places en Pair." '^ Le conducteur. — Aliens . . . le quatre-vingt-onze . . . quatre-vingt-douze . . . quatre-vingt-treize 1 ... la grande Revolution.' Un jeutie homme au teint pdle, aux joues creuses, vetu d'une 10 redingote aux luisances d'usure* d'un pantalon effrangk dans le bas, se precipite ; dans sa hate, il bouscule U7ie grosse femme du peuple, haicte en couleur, pourvue d'une poitrine et de handles rebondies, laquelle porte au bras un hiorme panier rempli de provisions. 1 5 Le jeune HOMME. — Quatre-vingt-treize, voil^ ! La grosse dame. — Pardon, j'ai le quatre-vingt-douze, moi. 1 Le controleur fend le flot des porteurs de num^ros, the inspector (to take up checks) breaks the crowd of ticket holders. Persons intend- ing to ride in an omnibus or a tram are provided at the station with numbered checks indicating the order in which they will be admitted to the conveyance; these numbers are called aloud and check's collected by the inspector when the vehicle arrives at each successive bureau. ^ detu: places en I'air, two seats on top. ^ la grande Revolution, the French Revolution in 1793, °'' '93> ^ joke on the number of the ticket. * aux luisances d'usure, with shiny, wom-out spots. 127 128 CONTES ET SAYNilTES. Le conducteur. — Pourquoi ne le dites-vous pas I La grosse dame, montrant le jeune homnie. — Est-ce qu'on peut . . . avec des enragds pareils ! . . . Le jeune HOMME, s'excusant avec timiditk. — Je ne croyais 5 pas . . . La grosse dame. — Quoi ! Qu'est-ce que vous ne croyiez pas ? Vous ne mi'avez pas bouscule'e peut-etre ? Le jeune HOMME. — Mais . . . La GROSSE DAME. — Parce que j'ai un bonnet et que mon- 10 sieur porte un chapeau haute forme, monsieur se croit tout permis ? Si je n'avais pas mon " pagnier " ^ . . . Elle lance un regard furibond au jeune homme. Le conducteur. — Aliens ! c'est bon, ]a p'tite mere . . . la moitie' de 9a suffit pour I'instant. . . . Vous vous expli- 15 querez tout k I'heure, Ik-liaut, sur la terrasse. . . . Passez- moi votre panier, que je vous aide. . . . La grosse dame. — Voilk. . . . Vous etes un brave homme, vous au moins. . . . Vous prouvez que dans votre " sesque " ^ il y a encore des galants. 20 Elle grimpe sur I 'imperiale ^ tout en maugreant. Le jeune homme la suit. Le conducteur. — Complef ! (Tirant le cordon.') En route ! A r imperiale, la grosse dame et le jeune homme se sont assis 25 Viui a cote de V autre. La preiniere a installe son panier de ^ "pagnier," popular pronunciation iox panier. ^ " sesque," popular pronunciation for sexe. ^ sur I'imp^riale, technical term for the top of the omnibus or tram, while places en fair, sur la terrasse are popular witticisms for the same. ^ Complet ! Full I A sign is raised when all seats and standing-room (places de plate-forme) are occupied. SC//; VOMNIBUS. 129 manilre d, ce qu 'il g^ne ies Jambes du second ; et ravie de cette petite vengeance, elle se livre, tout en soufflant bruyamment, a un soliloque ou elle deplore le manque de politesse des hommes d'aujourd 'hut. Le conducteur. — Places ' . . . passons les places ! . . . 5 La grosse dame. — Tenez, mon brave, voici trois sous . . . plus deux sous pour le coup de main que vous m'avez donne tout k I'heure. . . . Le conducteur, empochant. — Merci, la mfere. La grosse dame. — Quand on me rend service, moi, vous 10 savez, je sais le reconnaitrey Mais quand on me manque,^ je ne me laisse pas marcher sur le pied. Le conducteur. — Vous avez bien raison. . . . Places, passons les places. . . . Le jeune HOMME, tendant ime piece de cinquante centimes. 15 — Tenez, conducteur. Le conducteur, apres avoir regardk la piece. — Qa ne vaut rien. . . . Le jeune HOMME. — Comment ? Le conducteur. — C'est une Suisse assise.^ . . . Les 20 Suisses assises, on s'assoit dessus maintenant.* . . . Le jeune HOMME. — Mais . . . Le conducteur. — Y a pas ^ de mais. . . C'est comme 5a. . . . La grosse DAME. — Naturellement. . . . On ne se con- 25 tente pas d'insulter les gens, on essaie par-dessus le marchd de tromper le monde. . . . 1 Places, fares. ^ on me manque, 1 am insulted. ^ C'est une Suisse assise, o. Swiss coin showing Helvetia in a sitting posture. * on s'assoit dessus maintenant, are of no account (having been demonetized). ^ Y a pas, /'/ n'y a pas. 130 CONTES ET SAYNMTES. Le jeune HOMME. — Je vous ferai remarquer, madame, que je ne vous ai pas insulte'e. C'est vous, au contraire, qui depuis cinq minutes ne cessez de murmurer ^ mon adresse des choses desagreables. ... Je ne vous ai pas 5 rdpondu. . . . Le conducteur. — Oh ! je n'ai pas de temps k perdre et &, dcouter vos discussions. . . . {Rendant la pike.) Donnez- m'en une autre. . . . Le jeune HOMME, blinie. — Une autre ? 10 Le conducteur. — Ou trois sous tout rond.^ ... Je n'ai pas de preference. ... A moins que vous n'ayez qu'un billet de cent francs 1 Le jeune HOMME, faisant mine de se fouiller. — C'est que . . . c'est que . . . je crois . . . oui, j'ai oublie . . . 15 Le conducteur. — . . . Votre porte-monnaie ? On la connait, celle-lk.^ > La grosse dame. — Qa fait des dpates" et 5a n'a seule- ment pas le sou. Le jeune HOMME. — Je vous assure . . . 20 Le conducteur. — . . . Que vous n'avez pas le rond*? Alors, c'est tres bien, mon gargon, faudra*^ descendre dans deux minutes au prochain bureau. Vous vous expliquerez avec le controleur et il n'est pas commode, celui-lk. Le jeune HOMME. — Oh ! mon Dieu ! 25 Le conducteur. — On va \ pattes ^ quand on n'a rien dans sa poche. Le jeune HOMME, d'une voix alteree. — J'avais dix sous. . . . ^ tout rond, square down, even change. ^ On la connait, celle-la. We understand that game. ^ Ca fait des Spates, he is trying to show off ; fa used disparagingly for il. * vous n'avez pas le rond, you have not a red cent. In popular parlance rond = sou. ^ faudra, il understood. ^ On va ^ pattes. One goes on foot ; patte, colloquial lor pied or main. SUR VOMNIBUS. 131 Le conducteur. — Qui ne valent rien. . . . Vous expii- querez tout 9a au controleur. . . . Le jeune HOMME, bouleverse. — Des explications ! . . . Du temps perdu. ... Je n'arriverai jamais. . . . Oh ! mon Dieu ! . . . mon Dieu ! . . . 5 Sa voix s'etrangle dans le gosier. Le jeune homnie cesse de parler ; la grosse dame le regarde et reste interloquee, en le voyant sur le point de pleiirer. La grosse dame, le secouant. — Eh bien, mon garden ? Eh bien ? 10 Le jeune HOMME, se parlant a soi-nieme. — Je n'arriverai pas k I'heure fix^e. La grosse dame, au conducteur, a qui elle remet quinze centimes. — Tenez, voilk les trois sous de Monsieur. . . . Le conducteur. — Vous payez pour lui ? Non"-? 15 La grosse dame. — Si. Le conducteur. — Eh bien, il y a des gens qui ont de la veine. . . . (// redescend.) Le jeune HOMME. — Mais, madame . . . La grosse dame. — Ah oui ! . . . Qa vous dtonne, hein ? 20 Aprfes ce que je vous ai dit tout k I'heure, vous ne vous attendiez pas k ce que je vous tire d'embarras ? Vous pen- siez, au contraire, que je vous laisserais dans le p^trin et que j'en rigolerais. . . . Le jeune HOMME. — Dame ! 25 Le grosse DAME. — Un instant, j'en ai eu I'envie . . . J'ai cru que j'avais affaire k un farceur. . . . Le jeune HOMME. — Oh ! La grosse dame. — Oui, qu'est-ce que vous voulez ? Faut pas se faire meilleur qu'on n'est. Mais quand je vous 30 ai vu tout boulevers^, blanc comme un navet, avec des yeux humides, eh bien ! je me suis dit que je m'avais ^ Non ? Pshaw, you don't mean it ? 132 CONTES ET SAYNETES. trompde.' . . . Vous n'aviez pas oublie votre porte-monnaie, pas ^ ? Vous n'aviez que ces dix sous-Ik ? Le JEUNE HOMME. — Oui. La grosse dame. — Vous etes dans la ddbine .? Qu'est-ce 5 que vous faites .? Le JEUNE HOMME. — Je suis comptable. La grosse DAME. — Et vous n'avez pas de place ? Le JEUNE HOMME. — La malson oil j'e'tais a fait faillite. Voilk six mois que je ne travaille pas. 10 La grosse dame. — Etes-vous seul, au moins .■' Le JEUNE HOMME. — Non, madame ; je suis marid depuis trois ans et j'ai un enfant. La GROSSE DAME. — Et votre Spouse ? Est-ce qu'elle tra- vaille, elle ? 15 Le JEUNE HOMME. — HeureuseiTient, oui. Sans cela, je me demande oil nous en serions. Mais vous savez ce qu'on paye les femmes. ... A peine avons-nous de quoi manger. . . . Les dix sous que je donnais au conducteur, c'dtaient les derniers qui nous restaient, ce matin, et nous les croyions 20 bons. Ce que ^ ma pauvre femme serait ennuye'e si elle apprenait mon aventure ! La GROSSE DAME. — Enfin, c'est arrangd. Le JEUNE HOMME. — Grace \ vous ; sans cela, je ne sais pas comment je m'en serais tire avec ce controleur. A 25 quelle heure serais-je arrive ! La GROSSE DAME. — Vous allez voir un patron 1 Le JEUNE HOMME. — Oui, un de mes amis m'a indiqu^ une place pour laquelle je ferai peut-etre I'affaire ; il faut que j'y sois k huit heures juste, au moment de I'ouverture 30 des bureaux. . . . S'il avait fait beau, je serais alld k pied ; mais par un temps sale comme celui-lk, je ne pouvais pas. ^ je m'avais tromp^e,/!; mVtais trample (popular). ''■ pas ? n 'est-ce pas ? (popular). • 3 Ce que, how . I SU/? L' OMNIBUS. 133 Je serais arriv^ crott^, boueux. ... II faut etre propre quand on est employe. . . . Vous parliez tout k I'heure de mon chapeau haute forme ; allez, je regrette bien que mes parents ne m'aient pas donn^ un metier ; je troquerais volontiers mon chapeau contre une casquette et ma redin- 5 gote contre une blouse. La grosse dame. — Vous etes un brave enfant, vous ; vous me revenez -^ tout k fait ; si c'est pas malheureux tout de meme de songer que dans ce grand Paris un gentil gar- den comme vous ... 10 Le jeune HOMME. — Oh ! madame. La grosse DAME. — Mais oui, vous etes un gentil gargon, et j'ai ete stupide de ne pas m'en apercevoir tout de suite. . . Seulement, que voulez-vous ? Je suis une vraie soupe au lait.^ ... Je bous, je bous ! Et je m'emballe.^ ... 15 Enfin, n i, n i, c'est fini.* C'est loin oil que vous allez 5? Le jeune HOMME. — Avenue d'Orle'ans. La grosse dame. — Mon avenue ! Oui, mon gargon, c'est Ik que je descends. ... Je tiens un ddbit de vins et 20 je donne k manger. ... Si vous travaillez par Ik, vous entendrez parler de la mfere Sauval. . . . C'est moi . . . tout le monde me connait. . . . Quant k mon fonds, il s'ap- pelle " A I'Espdrance " et je ne vous dis que 9a si " on y fait de la bonne cuisine. ... Y a' beaucoup d'entrepreneurs 25 1 vous me revenez, I have a liking for you. 2 Je suis une vraie soupe au lait, I am rather quick, an allusion to milk which runs over when boiling. ^ je m'emballe, I get excited; s'emballer means "to run away," applied to horses. * c'est fini, let bygones be bygones. ^ oil que vous allez ? oit (est-ce) que vous allez ? popular confusion between interrogative and relative clauses. f" je ne vous dis que pa si . . . , you 'd better believe. ' Y a, il y a (popular). 134 CONTES ET SAYN^TES. dans le quartier. . . . J'ai tous leurs ouvriers et leurs contremaitres. Le jeune HOMME. — Je vais justement chez un entre- preneur. 5 La grosse dame. — Comment qu'i s'appelle ■^ ? Le jeune HOMME. — Monsieur Lenoir. La grosse DAME. — Lenoir. . . . Ah ! bien ! 5a c'est fort! Le JEUNE HOMME. — Vous le connaissez ? 10 La grosse dame. — Si je le connais. . . . C'est mon cousin. . . . C'est moi qui lui ai prete de I'argent pour s'e'tablir. Le jeune HOMME. — Vraiment ? La grosse dame. — Ah bien, ga, c'est de la chance. . . . 15 Lenoir ! Et il a besoin d'une comptable ^ .-' Le jeune HOMME. — Oui. La grosse dame. — C'est un homme dans mon genre que mon cousin. II bout facilement, mais il est bon, au fond. . . . Vous lui plairez, j'en suis sure. . . . Seulement, 20 vous ne savez pas? Moi, j'ai mon idee. . . Nous aliens passer k la maison ; je de'poserai mon pagnier et puis, j'irai avec vous jusque chez Lenoir. . . . C'est moi qui vous recommanderai. . . . Le jeune homme. — Ah ! madame ; comment vous 25 remercier ? La grosse dame. — Faut faire ^ le bien quand on le peut, mon gargon. Vous m'inte'ressez, vous. . . . Mais il y a aussi votre femme et votre mioche. . . Je mange bien, moi, je veux que tout le monde soit comme moi. . . . {Lui 30 dormant une forte tape sur Ftpaule^ Ah ! je vous reponds que Lenoir vous prendra. Et vous viendrez boire la goutte ' Comment qu'i s'appelle ? Comment est-ce qu 'it s 'appelle ? 2 Confusion in gender influenced by tabte (/■). ^ Faut faire, il faut faire . . . (popular). SUR L' OMNIBUS. 135 chez nous pour feter votre entree dans la maison. C'est heureux tout de meme qu'on se soye"^ dit des manigances. {Le tramway s'arrete.') Le jeune HOMME. — Je crois que nous sommes arrives. La grosse dame. — C'est juste, je bavardais tellement 5 que je ne faisais pas attention. Le jeune HOMME. — Donnez-moi votre panier. Lacrosse dame. — Jamais! Vous n'etes pas fait pour porter 5a. Qiiand Us sont sur la plate-forme., le jeune homm.e aide la grosse 10 dame a descendre, malgre ses protestations. Le conducteur, goguenard. — Tiens, on est remis ? On s'en va ensemble ? A quand la noce ? La grosse dame. — Quand tu seras I'Maire de Paris,^ mon vieux. 15 AuGUSTE Germain. ^ soye, soil (popular pronunciation). 2 I'Maire de Paris, the Mayor of Paris, an office not in existence. The Prefet de la Seine is the highest municipal official not appointed by the municipality. There is one Maire for each of the twenty arrondisse- ments of Paris. VOCABULARY.! ABBREVIATIONS USED IN TEXT AND VOCABULARY. adj. adjective. i.e. {id est) ^ that is, namely. adv. adverb. interj. interjection. colloq. colloquial, of the lan- lit. Uteral, literally. guage of informal m. masculine. conversation. mil. military. cf. {confer) , compare. P- page. conj. conjunction. pi. plural. dep. d6partement. pop. popular, of the speech dim. diminutive. of the lower classes /• feminine. — le peuple. fam. familiar. J. substantive. fig- figurative. u. verb. abasourdi, -e, adj. bewildered. abimer, v. to ruin. aboyer, v. to bark ; aboiement, J. m. bark (of a dog). abreuvoir, j. m. drinking trough. abri, s. m. shelter; k 1' — de, free from. accabler, v. to overwhelm, cast down ; accablant, -e, adj. heavy, hot. accalmie, j./. lull. accOttder (s'), v. to rest one's elbow. accoutumance, s.f. custom, habit. accroc, s. m. slip, hitch ; accrocher, V. to catch, accroupir (s'), v. to crouch. accueillir, u. to greet, receive ; accueil, s. m. greeting. acharner (s'), v. to set, be set. adoucir, -u. to soften. adroit, -e, adj. dexterous, skilful. a&ien, -ne, adj.; atrial, -le, adj. airy, aerial. affaler, -u. to sink, drop down. afficher (s'), 'v. to be barefaced, make one's self conspicuous. 1 Irregular verbs, forms, and invariable words tabulated in all grammars are omitted. 138 VOCABULARY. affol^, -e, adj. bewildered, wild with fright ; affolement, j. m. dismay. affut, J- m. watch, hunt. agacer, v. to annoy, vex, age, s.jn. age; entre deux — s, middle-aged. agenouiller (s'), u. to kneel. agir (s'), V. to concern, to be ques- tion of. agneau, s. m. lamb. agrandir, i-. to enlarge, increase. a'ieul, -e, j-. grandfather, grand- mother. aigre, adj. sour, bitter. aigu, -e, adj. sharp. aile, J./, wing. ailleurs, adv. elsewhere ; d' — , besides. ain^, -e, adj. elder. ajouter, v. to add. alentour, adv. around ; d' — , of the neighborhood. aMe, 0./. walk; allure, j./. gait, way, movement. allonger, v. to lengthen. allumette, i.f. match. alourdir, v. to make heavy, dull. alt^r^ -e, adj. altered, thirsty. ambiant, -e, adj. surrounding, per- vading. ame, s. f. soul ; avoir la mort dans 1' — , to be downcast. amener, v. to bring. amer, -ere, adj. bitter, sour; amertume, j./ bitterness. amiti^, i.f. friendship; amour, s. m. love. amoncellement, ^.m. heap. an^antir, v. to annihilate, crush. angoisser, v. to torture ; angoisse, i.f. anguish. ansa, j./. handle, cove; en — s, like jug handles. antre, s.m. cave, cavern. aplomb, s. m. self-possession. apparent^, -e, adj. related. appeler, v. to call; appel, i. m. call, appeal. apprendre, v. to learn, teach, tell. approvisionner, v. to provide, fur- nish. appuyer(s'),z'. to rest, lean; appui, J. m. support; point d' — .ful- crum, vantage-point. ardoise, s.f slate. argent, i.m. silver, money. argile, i.m. clay. arquer, v. to arch. arracher, v. to snatch. arranger, v. to arrange, tear to pieces. arrifere ! interj. back ! en — , adv. behind. arroser, v. to water. ascendants, s. m. fl. forefathers, ancestors. assagi, -e, adj. more sedate. assigner, v. to summon. assises, i.f. pi. assizes, court of assizes, criminal court. assourdir, v. to deafen, deaden. atelier, s. m. workshop, studio. attacher a (s'), v. to apply one's self. atteler, v. to harness, put to. attendre, u. to wait. atterr^, -e, adj. terrorized, over- whelmed. attraper, -u. to catch. attrister, v. to sadden. auberge, i.f. inn. audience, s.f. hearing (at court). VOCABULARY. 139 aum6ne, s.f. alms. autel, s. m. altar. auteur, j-. m. author. autrement, adv. otherwise, more ; — dit, in other words. avenir, o. ?«. future. aventure, s.f. hazard ; h.V — , at random. averse, s.f. shower. avertissement, j. m. warning. avis, J. m. advice, mind. avouer, v. to confess, acknowledge. B bachelier, j. »z. bachelor (of arts, sciences), a degree conferred by the French universities on can- cUdates sent up for examination by lycees, colleges, etc. badaudage, sauntering. badigeonn^, -e, adj. whitewashed. bafouer, v. to laugh at, mock, bafHe. baguette, j'. f. drumstick, small stick, cane. bale, s.f. berry, bay. baigner, v. to bathe. baiser, v. to kiss. baisser, v. to stoop, lower. balayer, v. to sweep. balbutier, v. to stammer, stutter. banc, s. m. bench, pew ; banquette, s.f. seat. banlieue, s.f. outskirts. baraque, s.f. hut, booth. barbe, o./. beard; barbu, -e, adj. bearded. barboulller, v. to daub. barreau, ^.m. bar; barri&re, s.f. gate, fence. bas, -se, adj. low; en — , adv. below ; basse-cour, s.f. poultry yard. basane, ^.f sheepskin. baste, interj. pshaw I bateau, s.m. boat. batir, v. to build ; batiment, j. m. building (house or ship) ; ba- tisse, s.m. building (house). baton, J. m. stick, battant neuf, brand-new. battement, j-. m. beating. baudrier, s. m. cross-belt, shoulder- belt. baver, v. to trickle. b^ant, -e, adj. yawning. beaucoup, adv. much ; de — , by far. becher, v. to spade. becqu^e, s.f. mouthful, beakful. bedeau, ^.m. beadle. b^guine, s.f. member of a religious order; b^guinage, j. ?«. a sister- hood, first founded in the Neth- erlands. bercail, s. m. sheepfold ; berceau, s. m. cradle. besogne, s.f. work. beta, s. m. ninny ; bete, s.f. beast, fool. bienvenue, s.f welcome. bifere, s.f beer. bijou, s.f. jewel. billet, J. m. note, bank-note. bizarre, adj. strange, odd. blafard, -e, adj. pale, ashy-hued. blanc, -che, adj. white ; — et noir, a game; blancheur, s.f. white- ness. bleme, adj. very pale, ashen. bcBuf, J. m. ox, beef. bois, s. m. wood. boite, s.m. box. 140 VOCABULA/iY. bondir, v. to bound, leap, spring ; bond, s. m. bound, leap. bonheur, j. m. happiness. bonne, j./. maid of all work, nurs- ery-maid, bonnement, adv.; tout — , simply. bonnet, j. m. cap (working woman's). bord, J. »/. border, bank. borgne, s.m. one-eyed man. borner, v. to limit; borne, j./. boundary stone, stepping stone, curbstone, bosse, J. /I hunch, hump; rouler sa — , to go about, travel (pop.). botte, s.f. bundle, boot, bouche, J ./ mouth ; la — en cceur, with a bland smile ; — de cha- leur, register. boucler, v. to curl ; boucle, ^.f. curl. bonder, v. to pout, sulk, boudin, j.?k. blood pudding. boue, J./, mud ; boueux, -se, adj. muddy. bouffde, i.f. puff, bougeoir, s. m. candlestick. bougeur, -se, adj. moving, stirring, bougre, j. jh. fellow, wretch, chap, bouillonner, v. to bubble, boil. boule, J./ ball ; bouleverser, v. to overturn ; bouleversement, J. ?«. overturning, uprising. bouquet, s. m. climax. bouquin, ^.m. old book, bourg, s. m. borough ; bourgeois, .f. m. townsman, Philistine, bourgogne, s. m. Burgundy wine, bourru, -e, adj. rough, bousculer, v. to jostle, upset. bout, o.?«. end; a — de bras, at arm's length. bouvier, s. m. ox-herd, ox-driver. branle-bas, s. m. great stir, general quarters, clearing for action (naval). braquer, v. to aim. bras, J-. m. arm. br^che, i.f. hole, havoc, breech. bredouiller, v. to stammer, mum- ble; bredouille, s. m. lurch; re- venir — , to come back empty- handed (hunting). bretelle, j.f. suspender. bribe, ,>./; brin, i. m. bit, thread, shred. brioche, s.f. bun. briser, v. to break. brosse, a.f. brush. brouiller, v. to mix. brousse, ^.f. underbrush; brous- saille, s.f. brush, underwood. broyer, v. to crush, mix ; — du noir, to feel blue. bruiner, v. to drizzle. bruit, 0. ?«. noise. brume, j./. mist; brumeux, -se, adj. misty. brun, -e, adj. brown, dark-com- plexioned. bruyant, -e, adj. noisy. budget, J. m. budget, purse. buis, o.?«. boxwood; — b^nits, branches consecrated on Palm Sunday (originally palms). bureau, j.?«. office (cab, omnibus, tram and railway office), station. but, .r. m. aim. cabinet, j. m. study. cabrer (se), v. to rear (of a horse), to resist (fig.). VOCABULARY. 141 cache-nez, j. m. muffler. cacher, v. to hide ; cachette, j./. hiding place ; en — , stealthily ; cachot, s. m. jail, prison; ca- chottier, -ere, adj. underhanded. cadavre, s. m. corpse. cadet, -te, adj. younger. cadre, s. m. frame. cahier, j. m. blank-book, copy- book. caillou, s. m. stone, pebble. calabrais, -e, adj. Calabrian. camarade, s. m. and/, companion. campagne, o./ country. canaille, s.f. rascal. canap^, s. m . sofa. canard, j-. m. duck, mount (slang military term). cancre, o. ?«. dunce. canotage, s. m. boating. capeline, s.f. hood. carr^, -e, adj. square. carriole, s. f. carryall, country wagon. cartable, ^.m. school bag, satchel. carton, j. m. cardboard, portfolio ; cartonn^, -e, adj. bound (in boards). cas, J. m. case. casquette, j./. cap. cause, i.f. case (at law), suit. causerie, j./ chat. cauteleux, -se, adj. crafty. c^der, V. to yield, give up, hand over. cflibataire, s, m. bachelor. cens^ment, adv. presumably (pop- ular). cependant, conj. however ; — que, whilst. cercueil, s. m. coffin, casket. chagrin, s. m. sorrow, grief. chaise, s.f. chair. chalet, s. in. cottage. chambre, ^.f room. champ, s. m. field. chanceler, v. to totter. chandelier, s. tn. candlestick, can- delabra. chanoine, s.m.; chanoinesse, j./. canon or canoness, member of a chapter of a religious order. chanson, s.f. song. chanvre, s. m. hemp. chapeau, s. m. hat ; — haute forme, silk hat; — melon, felt hat, derby. chapelet, s. m. rosary. charbon, j-. m. coal. chasseur, j'. m. hunter, light cav- alry soldier. chataignier, s. m. chestnut tree. chauve, adj. bald ; chauve-souris, s.f bat. chef, i.m. chief; — de bureau; — de division, chief or head of bu- reau ; — d'oBUvre, masterpiece ; — de rayon, department superin- tendent in large stores. chemin, s. ?«. path, way, road; — de fer, railway. chercher, v. to search ; chercheur, s. m. searcher, seeker, diver. cheval, /. ?«. horse ; chevalier, J. OT. knight. Cheveu, j. m. hair; -x, head of hair, hair ; chevelure, s. f. head of hair, hair. cheville, o./ ankle, peg. chez, prep, at, at the house of; — nous, at our place. chic, adj. nobby, stylish. 142 VOCABULARY. chiffon, i.ni. rag, trifle. chignon, j. m. knot of hair. choc, J', m. shock. choBur, s. m. choir, chorus. choisir, v. to choose. chuchoter, v. to whisper ; chut ! interj. hush ! ciel, s. in. sky, heaven. cierge, j. m. wax taper; cirer, v. to wax, polish, glaze. cil, J. m. eyelash. cime, 0./. top, ridge. civlfere, s.f. stretcher, bier. clair, -e, adj. clear, light; clart^, bright light ; clair de lune, s. m. moonlight; en — , like a full moon ; clairifere, j./ a clearing. claquer, v. to smack. classe, 0. f. school-room, class- room. clef, o./ key. client, s.?n. customer; clientele, s.f. clients, customers. cloche, J./, bell ; clocher, s. m. bel- fry, spire. cloture, j.y. enclosure. coeur, J. m. heart. cogner, v. to knock, strike. coiffer, -v. to cover (head), to dress (hair); coiffure, s.f. head-dress. coin, i.m. corner, nook. colere, s.f. anger. collateral, -e, adj. side. collation, J.y. lunch, cold luncheon. college, J'. /«. school, college; col- l^gien, s. m. school-boy, student. coller, t'. to stick, to come close to. collet, s. 111. collar, cape; colleter, (J. to collar, seize ; coUerette, j./ lady's collar, lace paper in which florists wrap flowers. colline, j./ hill. colon, .f. m. settler. commande, j. /. order ; sur — , (made, supplied) to order. comme, conj. as, like ; — il faut, proper. commerce, s.m. intercourse, famil- iarity. commis, j. m. clerk ; commission, J.y errand, commission. commode, s.f. bureau, chest of drawers ; adj. convenient, easy. commune, s.f. township, parish, village. communiant, -e, s. m. andy com- municant, confirmed person. compartiment, j. m. compartment (railway). compatriote, j. m. fellow-country- man. complice, j. m. andy accomplice. comporter, v. to befit, suit. compter, v. to count, compute ; compte, J. m. account; rendre — , to account; faire ses — s, to balance one's accounts; comp- table, J. in. bookkeeper. conciliabule, s. m. deliberation. condescendance, j.y condescen- sion, compliance. conduite, j.y leadership. confectionner, v. to make. confiant, -e, adj. confident, trust- ful. confiner, v. to bound, touch, be on the confine of. cong^, J. m. leave, holiday. connaissance, j.y knowledge, ac- quaintance. conqu6rant, s. vt. conqueror. confer, ^. to relate. VOCABULARY. 143 contrarier, v. to annoy, disappoint. contrefafon, ^.f. counterfeit. contre-jour (a), against the light. contre-maitre, j. m. foreman. controleur, ^.m. inspector. convoi, s. m. funeral procession. coquetterie, s.f. coquetry, attrac- tion. corbeau, j^. m. raven. corbeille, j./I basket. corbillard, s. m. hearse. cordon, j. m. strap, signal rope. cornette, s.f. sister's cap. corporalit^, o./ body. conectionnelle, s.f. police court ; en — , en police — , in the police court. corsage, o. »«. bodice. cortfege, J. m. procession. c6t6, s.m. side. COU, s. m. neck, collar. couchant, j. m. setting sun, west. coudoiement, s.m. elbowing; cou- doyer, v. to elbow. couleuvre, s.f. adder, snake. couloir, J. m. corridor. coup, o. »;. blow ; donner un — de main, to lend a hand ; — de grace, finishing stroke; — de langue, a sharp word ; sur le — , on the stroke, outright. coupable, s. m. culprit ; adj. guilty. couper, V. to cut; coupon, s. m. remnant. cour, j.y. court, yard, courtyard. courir, v. to run, course ; course, j.y. race, excursion. couronne, s.f. crown, wreath. couter, V. to cost. coutumier, -fere, adj. customary. couvent, j. m. convent. couverture, s.f. cover, cresson, s. m. water-cress. criard, -e, adj. loud, vulgar. crocket, j. m. croquet. curd, s. ni . vicar, priest. dame, s.f. lady ; Dame ! interj. oh, my ! of course ! damier, s. m. checker-board ; draught-board. damner, v. to condemn to eternal damnation. ddbandade, s.f. disorder, breaking of ranks, stampede. dftine, s.f. trouble (popular). ddbiter, u. to retail, charge ; ddbit, s. m. retail shop, delivery ; — de tabac, tobacconist's shop, debout, adv. standing, up. ddbrouiller, v. to get along, make out. ddbuter, to begin. ddcamper, v. to flee, to break camp. d&harge, o./. justification. ddchdance, s.f. downfall. ddchiffrer, v. to read, play at sight, make out. d&hirer, v. to tear, rend, ddcliner ses noms et prdnoms, to give one's name in full, to intro- duce one's self. ddcor, s. in. stage setting. ddcorder, v. to fray. ddcouronner, v. to bereave (fig-), ddcouverte, j./ discovery. dddaigner, v. to scorn, dddale, s. ni. maze. ddfl, s. m. challenge, defiance. ddgingandd, -e, adj. awkward (in build). 144 VOCABULARY. d^gourdir, v. to limber. d^grafer, v. to unhook. degr^, J-. m. step, rise. d^guerpir, u. to run away, be off, skip. dehors, j. ?«. exterior. d^jk, adv. already. dejeuner, s. m. breakfast. delk (au), adv. 3.TI& prep, beyond. duller, V. to relax, untie. demain, adv. to-morrow. demeurer, v. to remain, dwell ; de- meure, ^.f. dwelling, residence. demi, s.f. and adj. half; — tour, right about face (military). demission, i.f. resignation. demoiselle, s.f. young lady ; — de magasin, saleswoman. d^molir, v. to knock over. d^noncer, v. to denounce, point to. dent, i.f. tooth, point; dentelle, s.f. lace. d^partement, j. m. geographico- political division of France. There are eighty-eight. d^passer, v. to forestall, pass be- yond, go over. d^pense, i.f expense. d^pit, s. m. spite. dernier, -ere, adj. last. descendre, v. to alight, stop ; de- scente, s.f. descent, visit, stop- ping. dSsemparer, v. to disable (naval). dfehabiller, v. to undress. d^soeuvr^, -e, adj. idle, listless. dessin, s. m. design, drawing. dessus, J. m. upper, top. dftachement, s. m. indifference. detente, s.f. trigger of a gun. d^terrer, v. to root up. d^tonner, v. to be out of keeping, out of tune, discordant. d^tourner, v. to turn aside; detour, s. m. turn. deuil, J. m. mourning. devanture, ^.f. show-window. d^visager, v. to stare at. devise, s.f. motto. devoir, s. m. duty, task. d^vot, -e, adj. pious, devout; d^ vouer, V. to devote. dieter, v. to dictate. dire; k vrai — , to tell the truth. disponible, adj. available. dissiper, v. to dispel. distrait, -e, adj. distracted. divertir, v. to amuse, divert ; se — , to amuse one's self ; diver- tissement, J. m. amusement. doigt, j.OT. finger. dommage, s. m. damage, pity. dompter, v. to conquer, daunt. donner, v. to give; don, j. m. gift. dorer, v. to gild ; dor6, -e, adj. golden. dorloter, v. to pet, coddle. dos, s. m. back. doucement, adv. gently. douleur, s.f pain, sorrow, grief. doyen, s. m. dean, elder. drap, s. m. cloth, sheet ; drapeau, s. m. flag. dresser, v. to train, raise. droit, -e, adj. right ; s.f. tenir sa droite, to keep to the right. dru, -e, adj. thick. due, s. m. duke. dur, -e, adj. hard; duret^, s.f hardness, harshness, hard sub- stance. dur^e, J./, duration, time. VOCABULARY. 145 eau, 0./! water; — vive, running water. ^blouir, u. to dazzle ; 6blouisse- ment, s. m. dazzling, sparkling. ^branler, f . to shake, ^caille, s.f. scale. ^carquiller, v. to open wide (eyes). ^carter, v. to set aside, to draw aside; 6caxi (a 1'), adv. aside, ^chafaudage, s. m. scaffolding. ^chantillon, s. m. sample, speci- men. 6cliarpe, s. f. sash, insignia of office. 6ch6ance, s.f. maturity (of bills), falling due. 6chec, s. m. failure, ^chouer, v. to strand, wreck. ^clairer, v. to light, clear ; Eclair, s. m. flash. 6clater, v. to burst ; ^clat, s. m . brilliancy. ^cole, s.f. school; ^colier, s.m. scholar. Scorcher, v. to flay, murder, kill. ^couter, V. to listen. toaser, v. to crush, run over ; 6crasant, -e, adj. overwhelming. ^crevisse, s.f. crawfish. £cume, s.f scum, foam, ^curie, j./ stable. eftacer, v. to blot off, out. efBler, v. to draw threads, fringe. efforcer (s'), v. to endeavor. effr^n6, -e, adj. boundless, wild. effroi, s. m. fright ; effroyable, adj. frightful. 6glise, s.f church, flancer (s')> «'• to dart forward; flan, s. m. bound, impulse, leap. flever, v. to rear, raise ; 61^ve, j. ?«. scholar, pupil. embellissement, s. m. adornment, improvement. embroussaill^, -e, adj. rumpled (hair, fig.). ^miettement, j. m. crumbling. emmeler, v. to mingle, mix. £moi, s. m. emotion, stir. empecher, v. to prevent. emplacement, s.m. place, site. empocher, v. to pocket. empoigner, v. to apprehend. emporter, v. to carry away. empreinte, s.f. imprint, stamp. empresser (s'), v. to hasten, press around. emprunter, -u. to borrow; em- pruntd, -e, adj. embarrassed. encadrer, v. to frame. enclos, J. m. enclosure. endettement, s. m. running into debt. endiamanter, v. to turn to diamond. endimanch^, -e, adj. in holiday attire. endroit, s. m. place. endurcir, v. to harden. enfantillage, s. m. childishness. enfler, v. to swell, inflate, fill. enfouir, v. to bury. ennuyer (s'), v. to be wearied, an- noyed ; ennui, s. m. annoyance, mental weariness. enrager, v. to anger, become mad ; enrag6, -e, adj. mad, crazy, fren- zied. enrhumer (s'), v. to take cold. enrober, v. to wrap up. ensemble, adv. together ; avec — , in unison. 146 VOCABULARY. entasser, v. to heap up. entendre, z'. to hear, understand; entendu, j. «. knowing, up in, posted. enterrement, s. m. burial. entetement, j. m. obstinacy. entrainer, v. to draw aside. entraver,j'.tofetter,shackle,tether. entree, s.f. entrance. envie, i.f. wish. ^panouir, v. to expand, open, bloom. ^parpiller, v. to scatter. ^paule, J./ shoulder. ^p6e, s.f. sword. iperdu, -e, adj. dismayed, terrified. ^pingler, v. to pin; ^pine, j. / thorn. ^poque, J./ time. ^pouser, V. to marry, take in mar- riage; ^poux, J', m. spouse, hus- band ; Spouse, . / wife ; ^poux, man and wife ; Spouse =femme (popular). 6pouvante, s.f. fright; ^pouvan- table, adj. frightful. ^prendre (s'), to fall in love with, become enamoured of ; ^pris, -e, adj. in love with. ^preuve, s.f. proof, trial. ^puiser, v. to exhaust. ^quipfe, j.f freak. Equivoque, adj. suspicious. escalier, s. m. stairs. espadrille, ^.f. straw-braid slipper. espfece, s. f. kind, species ; -s, specie. esp&ance, J ./ ; espoir, j-. ?«. hope. esprit, s. m. spirit, mind. essieu, j. m. hub. estrade, j./I platform, stand. ftable, s.f. stable (cattle). ^tablir, v. to establish, settle. ^tage, s.m. story (building). ^talage, s. m. show, display. ^tang, 0. m. pond, pool. ^tape, s.f. a day's march (mili- tary). ftat, J. 711. state, condition ; ^tat- major, staff (military). dtinceler, u. to shine, sparkle. ^tirer (s'), v. to draw one's self, stretch one's self. ^toile, s.f. star ; — filante, shoot- ing star. ^tonner, v. to astonish ; ^tonne- ment, j. m. astonishment. ^touffer, V. to stifle, smother ; ^touffant, -e, adj. suffocating. stranger, j. »;. stranger, foreigner, foe. etre, s. in. being. ^trenner, v. to celebrate, wear, or have for the first time. ^troit, -e, adj. narrow. ftudiant, j. m. student. ^vanouir (s'), v. to faint away. ^veiller, v. to awake. ^v^nement, s. m. event. dventaire, s.m. show-case. ^viter, -u. to avoid. examen, j'. m. examination. expMier, v. to send, dispatch. expliquer, v. to explain. externe, j. m. day scholar. fapade, ^.f. front of a house, facheux, -se, adj. disagreeable, facile, adj. easy. fafon, s.f. fashion, make, kind, sort. VOCABULARY. 147 fada, s. m. a patois word from the Proven9al fad at = bewitched, fool, simpleton. faillir, v. to fail of execution, come near (doing). fait, o. m. fact ; aller au — , to go straight to the point; au — , after all, by the way. falot, J. m. lantern, fantaisie, j./ fancy. farceur, j. m. jolter. farder, v. to paint; fard, s.m. paint for the face, bloom on fruit. farouche, adj. wild, savage. fatras, s. m. rubbish. fatuiW, o./ conceit. faute, s.f. fault, mistake; — de, for want of. fauteuil, s. m. arm-chair, favoris, ^.ni.fl. whiskers. faye = faille, s.f. grosgrain silk. f^cond, -e, adj. fertile. f^e, 0./ fairy; faerie, j./. fairyland. femme, ^.f woman, wife. fenetre, s.f. window, fente, s.f. cleft, crack. far, J. «. iron. fermer, v. to close, shut. fete, s.f. feast ; Fete-Dieu, Corpus Christi day. feu, -e, adj. late, deceased ; — , s. m. fire. feuille, i.f. leaf, sheet. f autre, s. m. felt. fiacre, j- m. cab. fidfele, adj. faithful. fier, -fere, adj. proud, figer, V. to set, chill, figure, s.f face; figurant, s.m. supernumerary, "supe." filer, V. to spin, disappear, follow, track (colloq.), go, skip ; fil, J. ?«. thread; — s de la Vierge, gossamer threads. fiUe, s.f. girl, daughter; fiUette, o./. little girl, fin, s.f. end. flacon, s. m. bottle, flask. flairer, v. to scent, smell. flamber, v. to blaze ; flamb^a, j ./ blaze, flanc, J. m, flank, side. flaner, v. to loiter, be idle. flaque, o./ puddle, fleurir, v. to bloom, flower, glow ; fleur, J./ flower ; floraison, j./ bloom. fleuve, J. m. river. flot, s.m. wave, flood, swarm; flotte, J./ fleet, navy. fluxion, s.f. inflammation, foi, .../. faith. foin, s. m. hay. fois, J./ time. foisonner, v. to abound. fonc^, -a, adj. dark. fond, s. m. bottom, background, depth ; a — da train, full speed ; fonds, J. m. stock in trade, shop, place of business. fondre, v. to melt, burst, forfat, s. m. convict; force, s.f. strength ; k — de, by dint of. forestier, -ere, adj. forester. fortune, -e, adj. well off, in easy circumstances, fosse, J./ pit; foss^, 0. ;«. ditch, moat. fou, J. m. madman ; — , adj. crazy, frenzied. fouattar,z'. to whip; fouatjj-.OT. whip. 148 VOCABULARY. fouiller, v. to dig, search. fouine, j./ ferret. foule, s.f. crowd. fouler, V. to sprain. fourbe, adj. deceitful. fourche, j./. pitchfork; fourquet, J. ?«. pitchfork (dialectal). fournir, v. to furnish, buy, pro- vide. fourr^, J. ?«. thicket ; fourrure, s.f. fur. fourreau, s. m. apron, fraichir, v. to grow cool, chilly. frais, s. m. pi. expenses. franchir, v. to clear, cross. frapper, v. to strike. frauder, v. to cheat, frayeur, ^.f. fright, fr^mir, -u. to shudder. frictionner, v. to rub. friletix, -se, adj. sensitive to cold, chilly. fripon, -ne, adj. mischievous, naughty, frisson, s. m. shiver, thrill. froisser, v. to crumple, froler, v. to graze, touch, fromage, j. ?«. cheese. front, s. m. brow, forehead. frotter, v. to rub. fruitier, o. m. fruit-house, fruit tree, orchard, fuite, ^.f. flight, escape. furibond, -e, adj. furious. fus^e, s.f. sky-rocket; fusil, s. m. gun, musket. gagner, v. to reach, gain. gaiety, J. f. cheerfulness, cheer, galette, s.f. cake. gamin, s. m. boy, lad ; gamine, J. /I girl; adj. girlish. gant, s. m. glove. garfon, s. m . boy, lad, fellow, waiter, bachelor. garder, v. to keep, preserve, watch; garde, s.f guard, watch; gar- dien, j. m. watchman. gare, s.f railway station. garnir, v. to provide, trim, furnish ; gamement, s. m. scapegrace; garnison, J./ garrison; garni- ture, i.f trimming; — de che- min^e, mantel clock and cande- labra or lamps. gars, J. m.; see gas. gas, s. m. popular form of gars, old nominative case oi g-arfon. gauche, adj. left, left-handed, awk- ward. gazouillis, j. m. chirp, warbling. g^ant, s. m. giant. gener, v. to trouble, disturb. g^n^ralitfe, j. f pi. general facts. genet, j.ot. broom (botanical). g^nie, J. ni. genius, engineer corps (military). genre, s. m. kind, gender. gens, s. m. people, folks; gentil, -le, adj. good, nice. gerbe, s.f sheaf, bunch (of flowers). geste, J. m. gesture. givre, s. ?n. sleet, frost. glace, s.f. ice, plate-glass window, mirror. glacer, v. to chill, ice ; glac^, adj. icy; glacier, o. m. ice-field, ice- man, confectioner. glaive, J. m. sword. VOCABULARY. 149 glisser, v. to slip, glide; glisse- ment, j. m. slipping, gliding. globe, J. m. ball (eye). gloire, J./ gloiy. glycine, ^.f. wistaria. gober, V. to gobble. goSland, 0. m. sea-gull. goguenard, -e, adj. roguish. gonfler, u. to swell. gorge, J./, throat, breast ; a — d^- ploy^e, heartUy. gosier, s. m. throat. gourmet, j. m. gormandizer, epi- cure. gouter, V. to taste, relish ; goiit, J. m. taste. goutte, J./, drop. grace, ^.f. thanks. grand'messe, s.f. high mass. grange, j./ barn. gratter, v. to scratch. graver, v. to engrave. gravir, v. to climb. gredin, -e, adj. rascal. grelotter, v. to shiver. grenouille, ^.f. frog. griffer, v. to scratch, claw. grignoter, v. to nibble. grille, s.f. gate, grating. grimper, v. to climb. gris, -e, adj. gray, gray-haired. grondement, s. m. rumbling, growl, scolding. gros, -se, adj. big, large ; payer — , to pay a round sum. gu&ir, V. to cure. guerre, i-.f. war. gueter, v. to watch; guet-apens, J. m. snare. guetter, v. to watch, spy. gueule, j.y. jaws (of an animal). guide, j.?«. guide, guide-book, gyn^c^e, s. m. women's quarters (in Greek house). gymnasiarque, s.m. athlete. H habit, s. m. coat, clothes. ■habiter, v. to dwell, inhabit ; habi- tude, J./, habit. haie, s.f. hedge, barrier. haine, j./ hatred. hal6, -e, adj. sunburnt. haleine, j./ breath; haletant, -e, adj. panting. hameau, o. m. hamlet. hampe, s.f. flagstaff. hanche, o.f. hip. hangar, j. ot. shed. happer, v. to snatch, seize, harceler, v. to harry. hardi, -e, adj. bold; hardiesse, ^.f. boldness, haricot, s. m. bean. hasarder (se), v. to venture; ha- sard, s. m. chance, hazard. hS-ter, z'. to hasten; hate, o.yi haste, hausser, v. to raise, shrug, haut, -e, adj. high; hautain, -e, adj. haughty, lofty. have, adj. wan. h^b^t^, -e, adj. stupefied, herse, s.f. grating. hetre, s. m. beech, heure, s.f. hour; — de la classe, recitation time. heurter, -v. to knock, strike. Hindou, j.wz. Hindustani, Hindu, hirondelle, s.f. swallow. histoire, s.f. story, history. hiver, j^. m. winter ; hivernal, -e, adj. wintry. 150 VOCABULARY. hochement, .>. ?«• nod. honte, J./ shame. horloge, j./. dock. huis, s.m. door; k — clos, with closed door, in private. hypoth^quer, v. to mortgage. I infime, adj. very small, minute. ing^niosiW, .>■/■ ingeniousness. injure, j./ insult. inqui^ter, v. to annoy ; inqui^ tude, .>./. anxiety, uneasiness. inscrire, zi.to write down, register. insouciance, s.f. carelessness, in- difference. installer, v. to set, place, settle ; installation, j./i setting up housekeeping, in business. instantan^, o. ?«. snap shot (pho- tograph). interloqu^, adj. speechless. intimity, i.f. intimacy. issue, s.f. exit. ivrogne, j. m. drunkard. jadis, adv. formerly. jalon, s. m. stake. jambe, j. /. leg; jambon, j. m. ham. jardin, s. m. garden. Jeter, v. to throw, cast off (out). jeune, adj. young; jeunesse, j./ youth. joli, -e, adj. pretty. joue, i.f. cheek. jouer, V. to play, sport, trifle ; jeu, s. m. game; joujou, s. m. play- thing, toy. jour, J. m. day ; a — , open work ; journ^e, a.f. day, day's work, whole day; journal, J. ot. news- paper. jumeau, j. m. twin. jupe, J./ skirt. jurer, v. to swear. K k^pi, J. m. military cap. labour, j. m. plowing, tilling, lacher, v. to let go, relax ; lache, adj. coward. la-haut, adv. up there, aloft, on high. laideur, j. f. ugliness, homeliness, laine, o./. wool. laique, adj. lay. laisser, v. to leave. lait, J. m. milk, lame, i.f. wave, billow, surf. lande, ^.f. waste land, moor, langue, a. f. tongue, language; mauvaise — , gossiper, slanderer. lapement, j. m. lapping, licking, lapin, s. m. rabbit. Lapon, -ne, adj. Laplander, larcin, s. in. theft, large, adj. broad, wide, generous ; largesse, s.f. generosity, larme, j./ tear, lasser, v. to weary; las, -se, adj. weary, tired, laurier-rose, j. m. oleander. lecher, u. to lick. l^ger, -fere, adj. light, slight. lendemain, s. m. morrow, next day. Msiner, -v. to be mean, stingy, parsimonious, lestement, adv. briskly. VOCABULARY. 151 leurrer, v. to deceive. lever, v. to raise, lift. Ifevre, s.f. lip. libre, adj. free, open, empty. lierre, s. m. ivy. lieu, J. 1)1. place. lilas, s. m. lilac. linceul, s. m. shroud. linge, J. m. linen. lisiere, s.f. edge, leading-string. lit, 0. m. bed. livre, s. m. book ; — de messe, prayer-book; — , s.f. pound. livr^e, s.f. livery. livrer, v. to deliver ; livraison, s. f. delivery of an order, logis, J. m. house, home, loi, s.f. law, rule. loin, adv. ia.T, distant; lointain, s.m. distance ; — , -e, adj. distant, long, J. m. length ; le — de, along; de — en large, up and down ; longueur, s.f. length. loqueteux, -se, ad/, tattered, poorly clad; s.m. and/", beggar, louange, s.f. praise. louche, adf cross-eyed, suspicious. lourd, -e, adj. heavy. lueur, j.f light, glimmer; lumifere, s.f. light. luxe, J. m. luxury. IVI michonner, v. to chew, mutter. magasin, ^. m. shop, store. maigre, adj. thin, spare ; maigreur, .>.f. emaciation, thinness. mail, s. m. public promenade. maillot, J'. 7n. swaddling clothes. main, s.f hand ; maintenant, adv. now. maison, j./l house ; maisonnette, s.f. cottage. maitresse, .>. f. mistress, teacher ; — femme, superior, strong- minded woman. mal, s. m. ill ; — , adv. ill ; malaise, J. ?«. discomfort ; xa3\%xk,prep. in spite of. malheur, j. in. misfortune, malice, j. f mischief, fun ; mali- cieux, -se, adj. mischievous ; malin, -gne, adj. mischievous, shrewd. malle, ^. f trunk, box, post, mail. malotru, s. m. boor. manche, ^.f sleeve. manege, o. m. habit, riding-school. mangeoire, o. f. manger, trough, cup. manger, v. to eat. manigance, j./ way, artful trick ; -s, s. f. pL insulting things, or words. manquer, v. to miss, fail, lack, mante, ^.f cloak. mappe-monde, s. f map of the world. maquis, j. ni. swamp, brush, fen. maraude, s. f. marauding, petty thieving. marbrier, s. m. marble-cutter, marchand, s. m. tradesman, seller ; marchandise, s.f. goods, wares ; march^, o. ?«. market. marcher, v. to walk, march ; mar- che, s. f. walk, step, progress ; marchepied, s. m. carriage step. marge, s. f. edge ; en — , (to live) aside, aloof. marier, v. to marry, give in mar- riage. 152 VOCABULARY. marin, i. m. seaman. marine, s.f. navy. marinier, s. m. boatman, barge- man. mariolle, adj. sly (pop.). mariste, adj. Marist, member of a religious order. marron, j. «. horse-chestnut, chestnut ; adj. chestnut, brown. martinet, .>. m. martin, swallow. matelot, j. m. sailor, ordinary sea- man. matin, j. m. ; matinee, j./. morn- ing. matOU, J. ni. tom-cat. maugr^er, ?■. to grumble. maussade, adj. sullen, disagree- able. mauvais, -e, adj. bad, wicked. m^chant, -e, adj. wicked, naughty. m^compte, j. m. disappointment. m^connaitre, v. to misjudge, dis- parage. m^decin, j. m. doctor, physician. m^fait, J. m. misdeed. m6fier (se), v. to mistrust, distrust. meler, v. to mix. manage, s.m. household, couple; management, s. m . care. mendiant, -e, adj. beggar. mener, v. to lead. menotte, ^.f. tiny hand. mensonge, j. m. lie, falsehood ; menteur, -se, adj. deceptive. menton, j. m. chin. menu, -e, adj. small, tiny, slender; menuisier, s. m. joiner ; menui- serie, ^.f. cabinet making. mer, s.f. sea. meridional, -e, adj. southern; midi, s. m. noon, south. m&ange, ^.f. titmouse. metier, s. m. trade, profession. meuble, s. m. furniture. meurtre, j-. m. murder; meurtrier, -fere, adj. murderous. miel, J. m. honey. mifevrerie, s.f. affectation. mignon, -ne, adj. tiny, charming, darling. milieu, s.m. middle. mince, adj. thin, slender ; minus- cule, adj. minute. ministfere, j. m. secretaryship of state, of war ; state or war de- partment. minois, s. m. small, pretty face. mioche, s.m. child, bairn, urchin (popular). mirer, v. to look, aim. mise en scfene, stage setting (fre- quently fig.). mis&icorde, s.f. mercy. mobilier, s. tn. furniture. modiste, s.f. milliner. moine, s. m. monk ; moineau, s. m. sparrow. moins, adv. less ; k — que, or de, unless, lest ; au — , at least. mois, i. m. month. moissonner, v. to reap, harvest. moite, adj. moist. moiti^, s.f half. mollet, s. m. calf of the leg. monde, j. m. world, people ; tout le — , everybody; du — , com- pany. monter, v. to rise, mount. montrer, v. to show ; montreur, J. m. showman. morceau, s. m. piece. morne, adj. gloomy, desolate. VOCABULARY. 1S3 mort, -e, adj. dead ; mort, s. f. death; avoir la — dans I'^me, to be downcast, mot, J. >n. word ; donner le — , to warn, inform. mouche, ^./. fly, boat, mouchoir, s. m. handkerchief, mouette, ^.f. sea-gull. mouiller, v. to wet, dampen, mouton, J. ?«. sheep, mutton. moyen, s. m. means, medium. moyeu, s. m. hub. muffle, s. m. disobliging, mean ; mufflerie, ^.f. contemptible action (pop.), mugissement, s. m. lowing. multicolore, adj. variegated. munir, v. to provide. mur, s. m. wall. museau, j. m. snout, a beast's nose. N naif, -ive, adj. artless, simple. naissance, j./ birth. nappe, s.f. table-cloth, sheet (fig.), glow. natal, -e, adj. native (of a country). natte, j./) mat, matting, braid. navet, ^-m. turnip. n^cessaire, s. m. case, traveling- bag (furnished). neige, s.f. snow. nez, s. m. nose. nid, s. m. nest. nigaud, -e, s. m. and/; fool, simple- ton ; adj. foolish, simple. noce, J./ wedding; noces de bois, wooden wedding. nolr, -e, adj. black ; broyer du — , to feel blue. nouer, v. to knot, tie. nourricier, pfere — , foster-father. noyer, v. to drown, plunge, bathe; noyade, j./i drowning, nu, -e, adj. bare ; nudity, s.f. bareness. nuage, j. m.; nu^e, s.f. cloud. nuancer, v. to shade ; nuance, s.f shade. nuit, s.f. night. ob^issance, s.f. obedience. obsession, ^.f besetting thought, worry. occidental, -e, adj. western. ceil, s.m. eye, pi. yeux ; ceillet, J. m. carnation. oeuf, s. m. egg. office, J. m. divine service, liturgy, pantry; d' — , in virtue of one's ofEce; officiant, j. z«. officiating priest. offusquer, v. to offend. ogive, ^.f Gothic window, vaulted arch. oiseau, j. wz. bird. oisivet^, s.f. idleness. ombre, ^.f. shadow ; ombrage, o./. shade, shade-tree. or, s. m. gold. orage, ^.m. storm; orageux, -se, adj. stormy. oreille, j./. ear ; oreillfere, ^.f. ear- piece. Orient, ^.m. East, the Levant. orge, s. m. barley. orgueil, s. m. pride. original, j. m. queer, eccentric man. ormeau, s. m. elm. 154 VOCABULARY. oser, J', to dare. ouater, v. to wad ; ouate, s.f. wadding. oublier, -u. to forget. ourler, v. to hem, edge. ours, J. 711. bear. outil, s. m. tool. ouverture, j./. opening. ouvrage, s. m. work ; ouvrier, s. m. workman; ouvroir, o. »/. work- room. paille, s.f. straw, flaw. paix, s.f. peace; paisible, adj. peaceful. palais, s. m. palace, palate. palier, s. 711. landing (stairs). pan, J-, nt. end, fold ; panache, 0. m. plume. panier, s. m. basket. pantoufle, s.f. slipper. papillon, J. OT. butterfly. paquet, 0. m. parcel, bundle. parapluie, j. m. umbrella. pardessus, s. vi. overcoat. pardine! interj. surely. parents, s. f. relationship, kin- ship. paresseux, -se, adj. lazy. parterre, 0. ?«. flower-bed. partir, a — de (place, time), from ; part, s.f. portion, part, share ; a — moi, in my own mind ; parti, J. m. match; prendre son — , to become reconciled to a necessity ; partie, j./. part; dans notre — , at our trade, in our business. parure, j./ adornment. parvis, o. m. parvis, court (of a church). pas, s.m. step; passant, j. w. passer-by. pascal, -e, adj. paschal, pertaining to Easter. patre, 0. in. shepherd. patron, j. m. master, employer, landlord, patron saint, pays, J. in. country, home ; pay- san, s. m. peasant, country fellow. peau, J./, skin. p^ch^, s. m. sin ; p^cheur, .t. w. sinner, pecheur, s. vi. fisherman, peigner, v. to comb ; peigne, s.f. comb. peine, s.f. trouble ; a — , hardly, pelerin, j. «;. pilgrim ; pelerinage, s.7n. pilgrimage; pelerine, i.f. cape, pelisse, i. f fur-lined overcoat; pelouse, J./, lawn ; pelure, j./. skin (of fruit). pencher, v. to incline, bend, stoop, pensionnaire, s.f. boarder, board- ing pupil ; vie de — , school life, pente, 0./ slope, perron, j-. m. porch, persienne, j. f outside blind, shutter, perspective, s.f. prospect, view, peser, v. to weigh ; pesant, -e, adj. hea\y. ptoir, V. to knead, to grasp tightly (fig.) ; ptoin, J. 7n. trouble, scrape (pop.). peur, i . f fear, fright ; peureux, -se, adj. afraid, timid, piailler, v. to chuckle, scream, picorer, u. to peck, pifece, s.f. room ; — ^ conviction, VOCABULARY. 155 evidence, i.e., articles produced to prove guilt (law). pied, o. m. foot; marchepied, car- riage step, stepping-stone. pierreries, j./. //. gems, precious stones. piquer, v. to prick; pique, o./. pike, pickaxe. place, i.f. public square. plage, s.f. beach, strand, sands. plaindre, v. to complain ; plainte, s.f. complaint. plaisanter, v. to joke, laugh. plancher, s. m. floor. plaque, j./ place, bald spot. platre, j. m. plaster cast. plain, -e, udj. full. pleurer, v. to cry, weep; pleurs, o. m. pi. tears. pluie, J./ rain. plume, s.f. feather. poche, s.f pocket. poll, s. m. hair, nap (of cloth). poing, J. m. fist ; poign^e, j. f. handful; poignet, j. m. wrist. pointe, 0. f. point, sharp end ; pointu, -e, adj. pointed, angry, roused. poitrine, s.f. breast, chest ; poitri- naire, adj. consumptive. pomme, s.f apple. pore, s. m. pig, pork. portail, s. m. portal, main door of church, front gate. porter, v. to carry; porta, s. f. door ; port^a, s. f reach ; a la — da sa main, within his reach. portifera, s.f. carriage door. poser, V. to place, put. poste, s. m. lockup, guard-house. postiche, adj. artificial. potager, j. tn. vegetable garden. poulailler, s. m. chicken house. poumon, J. m. lung. poup^e, s.f. doll. pourchassar, v. to chase, pursue. pourpra, adj. crimson. pousser, v. to push, force, urge. poussifere, s.f. dust; poussi^reux, -sa, adj. dusty. prassa, s. f press, crowd. pretre, s. m. priest. preuve, s.f proof. pr^vu, foreseen, provided for (by law or regulations) ; pr^voyance, i. f foresight. primasautier, -J;ra, adj. spontane- ous. printaniar, -4re, adj. springlike. printemps, s. m. spring. prix, s. m. price. profond, -a, adj. deep ; profondeur, s.f. depth. projet, s. m. plan. promener, v. to walk, take a walk ; promeneur, s. m. stroller. promotion, s.f. admission list, en- trance class, officers of the same date and rank. propos, J. m. word, conversation. propre, adj. clean, neat ; propri^t^, 0. f. property, estate, country place ; propri^taire, s. m. pro- prietor, landlord, owner. provoquar, -u. to challenge. pruneau, j. m. prune; prunella, s.f. pupil (of the eye). quand mama, adv. nevertheless, all the same. quart, s. m. quarter. 156 VOCABULARY. quasi, adv. almost, would-be. quotidien, -ne, adj. daily. R rade, s.f. roadstead, roads. radouber, v. to refit, repair (naval). rafale, s.f. gust, squall. raide, adj. stiff, rough, steep ; rai- dillon, J-. m. steep hill. raie, o./. line, streak, rajuster (se), v. to tidy one's self. r41e, o. in. death-rattle. ralentir, v. to slacken. ramasser, v. to gather, pick, pick up. rameau, j-. m. branch ; ramier, J. »j. pigeon. ramper, v. to crawl, rancune, ^.f. rancor, grudge. rang, s. m. rank, row; rangement, s. m. tidiness, order. rapaciW, i.f- greed. ras, -e, adj. close, cropped, level with. ratisser, v. to rake. rayon, s. m. counter. rebondi, -e, adj. bulging, fat, plump, r^chauffer, v. to warm. rechercher, v. to seek, to court, riclamer, v. to claim, r^colter, v. to gather, harvest. reconnaissant, -e, adj. grateful, recroqueviller, v. to shrivel. recueilli, -e, adj. meditative. recuit, -e, adj. sunburnt, bronzed, redingote, s. m. frock-coat, refermer, v. to enclose, shut in. regagner, v. to go back. regarder, v. to look at; regard, s.m. glance, look; en — de, opposite. r^gle, j.y. rule. reins, i. m. loins. rejet, j. m. overflow (in verse), car- rying over a word or words to the following verse. r^jouissance, s.f. rejoicing, merry- making. relation, ^.f. acquaintance. relever, v. to notice. relier, v. to bind, join. remblai, j. /«. embankment. remuer, v. to move. rencontre, s.f. meeting. rendre (se), v. to go, surrender. renfoncement, s. vi. recess. renfort, i,.m. reinforcement; de — , extra, supplementary. renseigner, v. to inform. rentrer, v. to return home. rdparateur, -trice, adj. repairing, much needed, well-earned. repas, j. m. meal. r^p^titeur, s. m. tutor, coach. repousser, v. to turn away, push back. r&onner, v. to resound. ressaut, s. m. contraction, spring. rester, v. to remain. r6sum^, s. m. sum, summary. retard, o. m. delay; en — , late. retenue, j. f keeping in after school hours. retrait^, adj. retired ; s. vi. retired officer, pensioner. r^ussite, ^. f. success. r^veiller, v. to awaken ; r^veil, s.m. awakening. rever, v. to dream. rictus, s. m. grin. ride, j. /. wrinkle ; rideau, j. m. curtain. VOCABULARY. 157 rieur, s. m. laugher, mocker, scofEer; — , -se, adj. laughing. rigoler, v. to laugh, chuckle. rivage, j. m. shore, bank. roche, s./.; rocher, j. ot. rock. roder, v. to prowl about. rogner, v. to cut down, diminish. romarin, s. m. rosemary. ronce, j./. bramble, briar. ronfler, v. to snore, rose, adj. pink, rosy; rosier, j. m. rosebush. ros^e, o./. dew; roseau, s. m. reed. rossignol, s. m. nightingale. roue, s.f. wheel. rougir, w. to blush; rouge, adj. red ; rongeur, s. f. red glow ; rougeatre, adj. ; rougeaud, -e, reddish. rouir, v. to ret. rouler, v. to roll, travel ; roule- ment, s. m. rolling, tossing. royaut^, j./ kingship. rudoyer, v. to be rough with ; rude, adj. rough. rue, s.f. street. rugir, V. to roar ; rugissement, i. m. roar. ruisseau, s. m. stream, brook, gutter. ruse, s. f. craft, trick; rus^, -e, adj. crafty, wily. sable, s. m. sand. sabreur, swordsman, swasher. sac, s. m. bag ; avoir le — , to have means, be rich. saccad6,-e, adj. tottering,wavering. sacr^, -e, adj. confounded, cursed (colloq.). sacristie, s. f. vestry-room ; sacri- stain, J. 7tt. beadle. sage, adj. wise, good. saigner, v. to bleed ; sang, s. m. blood; — froid, coolness, self- possession. sain, -e, adj. healthy ; sant6, s.f. health. saint, -e, adj. holy; vendredi — , Good Friday. saisissement, j. m. shock. sale, adj. dirty, soiled, salle, J .f. hall, room ; — h. manger, dining-room ; salon, o. m. draw- ing-room. saluer, v. to bow, salute. sanglier, s. m. vrild boar. sanglot, s. m. sob. sapin, J. m. fir-tree, spruce. satan^, -e, adj. plagued, con- founded (colloq.). sauf, prep, save, saving. saugrenu, -e, adj. singular, odd. saule, J. m. willow. sauter, v. to leap, jump, spring, explode ; saute-mouton, s. m. leap-frog. sauver (se), v. to save one's self, escape, save by flight, skip (colloq.). savoir, :,. m. knowledge ; — faire, industry; savant, -e, adj. learned. scier, v. to saw. secouer, v. to shake, shake off. semaine, s.f. week. sembler, v. to seem. semelle, s.f. sole of shoes. semeur, s. m. sower. senteur, s.f. scent. sentier, s. m. path. 158 VOCABULARY. septentrional, -e, adj. northerly, northern. serein, s. m. evening dew, damp. serin, s. in. canary-bird, simpleton. seuil, J. m. threshold, door-sill. seul, -e, adj. alone. sfeve, i.f. sap. s^vir, v. to rule. si, adv. yes (emphatic reply to neg- ative statement). si^cle, s. m. century, age. signer (se), to make the sign of the cross. silencieux, -se, adj. silent. silhouette, j./. outline. soir, J. m. evening, night. sol, J. nt. ground, soil. solde, s. m. clearing sale, mark- down sale; soldat, J'. »i. soldier. soleil, s. 171. sun. solennel, -le, adj. solemn. somme, j.f. sum ; en — , after all. sommeil, s. m. sleep. songer, v. to dream, think, muse ; songe, J. m. dream. sonner, v. to ring; sonnerie, j./. bell ringing. sortie, s.f. outing, holiday. sottise, s.f. foolishness. souci, J. m. care. soudard, s. m. soldier {in con- tempt). soufQe, s. m. breath. souffrance, s.f. suffering. souhaiter, v. to wish ; souhait, J-. m. wish. soulever, v. to raise ; soulagement, s. m. relief. soupfon, s. m. suspicion; soup- ponner, v. to suspect. soupir, J-. m. sigh. source, s. m. spnng, source. sourcil, .r. m. eyebrow. sourdine, o./. soft pedal; en — , softly. sourire, v. to smile ; j, m. smile. sournois, -e, adj. sly ; sournoise- ment, slyly. station, s.f. station, stand. subir, V. to undergo, suffer. suite, s.f.; tout de — , all at once, suddenly. sujet, s.m. subject; un excellent — , a. thoroughly good boy. surcharger, v. to increase, over- load. sursaut (en), adv. with a start. susciter, v. to raise. tableau, o. vi. picture, painting. tache, i.f. spot. taie, s.f. spot, blemish. t^ille, i.f figure, stature; taillis, s. m. thicket, underbrush. talus, s. m. bank, slope. tambour, a. ni. drum, drummer. tantinet, a. m. a little bit, some- what (dim. of taut). tapage, s.-ni. noise, stir. tapisser, v. to carpet, line, cover; tapis, a.m. carpet. taquiner, v. to tease. tarder, v. to delay. tas, s. m. heap. tasse, s.f cup. tater, v. to touch, feel. taureau, s. m. bull. teint, s. m. complexion. t^moin, J-. ?«. witness; t^moignage, J. m. testimony. temps, s. m. time, times, weather. VOCABULARY. 159 tendre, v. to extend, stretch, hand. tenter, v. to tempt. tenue, o.yi hold, manner, bearing, dress, uniform. Terre-Neuve, ^.f. Ne'ss'foundland ; terre-neuve, j. m. dog. tete, j._/ head. thS, s. m. tea. tiens ! intcrj. there 1 tige, s.f. stem. timon, J', m. pole of a carriage, shaft, helm (naval). tir, s. m. shooting. titre, J. m. title ; k — de, as, in the capacity of. toit, i.m. roof; toiture, s.f. roof- ing. tomber, v. to fall. ton, s. m. tint, tone. tonnerre, s. m. thunder. tordre (se) de rire, to shake with laughter. touffe, .)./ tuft. toujours, adv. forever ; pour — , for eternity. tour, s. m. turn ; — s.f. tower ; demi-tour, right about face (military). tourelle, s.f. turret. tourmente, s.f. storm. tournant, s. m. turn, turning-point ; tourn^e, s.f. round, treat; tour- nure, o./ figure. tousser, V. to cough ; toussotant, adj. hemming and hawing. tracasser (se), v. to vex, torment. traduire, u. to translate. trainer, v. to drag, soil ; train d'enfer, a reckless gait, head- long speed ; a fond de — , full speed. trait, s.m. feature, sally, trace. traitrise, s.f. treachery. trajet, j. m. trip. transi, -e, adj. benumbed. travailleur, -se, s. m. and / work- man, worker. travesti, -e, adj. disguised. tr^bucher, v. to trip, stumble. tremper, v. to temper, soak. tressaillir, v. to shudder. tricoter, v. to knit. tromper, v. to deceive ; se — , to be mistaken. troquer, v. to exchange. trou, 0. m. hole. troupeau, s. m. herd, flock. trouver, u. to find. true, s.m. fraud, secret. tunique, s.f. uniform, frock-coat of soldiers, lychjis, collegiens, etc. tutoyer, v. to thou. U usine, s.f. factory, works. vacances, s. f fl. vacation, holi- day. vacarme, s. m. noise. vache, j./. cow. vaciller, v. to quiver, waver, walk unsteadily. vaillance, s.f. valor, sturdiness. vaisselle, o./. dishes; vaisseau, s. ni. ship, vessel. vanter, v. to boast, praise. vaquer, v. to attend to. veiller, v. to watch; veille, s.f eve, day before, watch. veine, s.f. luck. 160 VOCABULARY. v^lin, s. m. vellum. velours, j. m. velvet. vendeur, s. vi. salesman, seller. vente, ^.f. sale. venter, to blow ; vent, s. m. wind. v^rit^, J./, truth. vernir, v. to varnish ; verniss^, -e, adj. glossy, verre, j. m. glass, glass case. verrifere, s.f. glazed window, glass factory. verrouiller, v. to bolt, vers, j.m. verse. verse {a), pouring, in torrents. vert, -e, adj. green. vertigineux, -se, adj. dizzy, wild, veste, s.f. jacket. vetement, j. m. piece, article of clothing. veuf , s. m . widower ; veuve, s. f. widow. vide, adj. empty, void. vie, o./ life. vieillir, v. to grow old ; vieux, vieille, adj. old, aged. vigne, ^.f. grape-vine, vineyard. vilenie, s.f. meanness. violatre, adj. violet colored, purple. violon, J. m. lockup, guard-house. viser, v. to aim ; visiere, s.f. vizor. vitre, 0./ glass, pane ; vitreux, -se, adj. glassy ; vitrail, s. m. stained glass windows. vlan! interj. there I suddenly. voguer, V. to sail, speed. voile, s. m. veil ; — , o./. sail. voisin, J. OT. neighbor; voisinage, s. m. neighborhood. voiture, s.f. carriage. voix, :,.f. voice; ^ mi — , in an undertone. voler, V. to fly, rob, steal ; voleur, J. m. thief; vol, j. m. flight, theft; vol^e, J./, flight; voli- fere, ^. f. aviary; volet, j. m. shutter; voltiger, v. to flutter. vouer, V. to give, devote. vouloir, J-. »/.; volont^, j./ will; volontiers, adv. willingly. voyage, s. m. journey, trip, voyage ; voyageur, -se, j. m. and f trav- eler. vue, j.y: fight. yeux, J. m. pi. eyes ; sing. ail. zibeline, j./ marten. zig, o. m. chap, fellow (pop.). ADVERTISEMENTS INTERNATIONAL MODERN LANQUAQE SERIES An effort has been made in this series to get together a group of books representing the best things in German, French, and Spanish literatures in a form attractive and convenient, and made really usable by the most complete and scholarly editing. The books are bound in semi-flexible cloth covers ; the typography is particularly attractive, and each volume possesses permanent value. They are supplied with Intro- duction, Notes, etc. The following list gives the French books of this series arranged in the order of diffi- culty from tlie first book of the first year to the last book of the tnird year : FRENCH DEPARTMEHT. Introduction to the French Language. (Van Daell) French E.xercises. (Van Steenderen) Introduction to French Authors. (Van Daell) Scientific French Reader. (Herdler) Moireau: La Guerre de I'lndependance en Amerique. (Van Daell) Labiche: La Grammaire. (Piatt) Legouve et Labiche : La Cigale. (Van Daell) Napoleon : Extraits. (Fortier) Contes et Saynetes. (Colin) Trois Contes de Noel. (Meylan) Dix Contes Modernes. (Potter) Places and Peoples : French Prose. (Luquiens) Sand: La Famille de Germandre. (Kimball) La Fayette: Princesse de Cleves. (Sledd and Gorrell) Moliere : L'Avare Moliere : Les Precieuses Ridicules. (Davis) Erckmann-Chatrian : Madame Therese. (Rollins) Daudet : Morceaux Choisis. (Freeborn) Daudet: Le Nabab. (Wells) Michelet : La Prise de la Bastille. (Luquiens) Popular Science : French Prose. (Luquiens) Augier: La Pierre de Touche. (Harper) Hugo: Quatrevingt-Treize. (Boielle) Contemporary French Writers. (Melle) Sainte-Beuve : Extraits. (Efiinger) .<; Musset : Morceaux Choisis. (Kuhns) DifBcult Modern French. (Leune) Bourget : Extraits. (Van Daell) Lemaitre, Jules : Morceaux Choisis. (Melle) Moliere: Le Misantrope. (Bocher) Racine : Andromaque. (Bocher) Sevigne, Madame de : Letters of. (Harrison) Montaigne: De I'Institution des Enfans. (Bocher) Chanson de Roland : Extraits. (Paris) 00 15 80 75 20 35 20 50 75 50 60 56 75 ,60 75 75 20 ,60 60 60 75 50 80 75 75 90 20 20 70 20 60 A apecial circular giuing the entire list of tf}e boofis of this aeries sent postpaid on application. GINN & COMPANY, Publishers, Boston. New York. Chicago. Atlanta- Dallas. San Francisco. London. INTERNATIONAL MODERN LANGUAGE SERIES An effort has been made in this series to get together a group of books representing the best things in the German, French, and Spanish literatures in a form attractive and convenient, and made really usable by the most complete and scholarly editing. The books are bound in semi-flexible cloth covers; the typography is particularly attractive, and each volume possesses permanent value. They are supplied with an Introduction, Notes, etc. The following list gives the German books of this series arranged in the order of difficulty from the first book of the iirst year to the last book of the third year : GERMAN DEPAETMEMT. Altes und Neues. A German Reader for Young Beginners. (Seeligmann) - jSo.40 Preparatory German Reader. (C. L. van Daell) Elementary German Reader. (Super) Storm: Geschichten aus der Tonne. (Brusie) Hauff : Tales. (Goold) Auerbach : Brigitta. (Gore) Rosegger: Waldheimat. (Fossler) Deutsche Gedichte. (Mueller) Riehl: Burg Neideck. (Wilson) Seume: Mein Leben. (Senger) Freytag: Soil und Haben. (Bultmann) Scientific German Reader. (Dippold) Lessing: Emilia Galotti. (Poll) Grillparzer: Sappho. (Ferrell) Goethe: Egmont. (Winkler) Kleist: Prinz Friedrich von Homburg. (Nollen) Keller: Dietegen. (Gruener) Freytag: Doktor Luther. (Goodrich) Schiller : Wallenstein. (Schilling) Selections from the Correspondence between Schiller and Goethe. (Robertson) _ .80 Von Sybel: Die Erhebung gegen Napoleon I. (Nichols) Du Bois-Reymond : Wissenschaftliche Vortrage. (Gore) Auswahl aus Luthers Deutschen Schriften. (Carruth) German and English Sounds. (Grandgent) 40 40 60 70 5° 50 40 30 60 60 90 60 60 90 80 35 60 60 50 50 SPAWISH DEPARTMEHT. Galdos : Dona Perfecta. (Marsh) i.oo Moratin : El Si de las Ninas. (Ford) 50 A special circutar giving the entire list of tfie booliS of this series sent postpaid on application. GINN & COMPANY, Publishers, Boston. New York. Chicago. Atlanta. Dallas. San Francisco. London. an introduction to the KrENCH IvANGUAQK A Practical GranmuLT with ExerciseB. By ALPHONSE N. van DAELL, Professor of Modem La7iguages in the Massachusetts Institute of Technology . i2mo. Cloth. 229 pages. For introduction, $1.00. This is a complete first year book, compact and concise, and yet full enough to be accurate and thorough. It is in two parts : Part I. consists of exercises and refers constantly to Part II., which is a brief French grammar. For the ele- mentary courses in colleges, seminaries, academies, and high schools, it is believed to possess peculiar excellencies. It is truly practical, that is, it is based upon connected language, and it provides reference to a connected statement of grammatical rules. The particular attention of instructors is invited to this feature, not to be found in other books. The method of the book permits the introduction of conversational exercises at any stage of the course, and whenever the teacher wishes. The teacher is guided in this conversational work, and so with the aid of this book a comparatively inexperienced instructor can employ oral teaching with safety and satisfaction. The exercises are not of the Ollendorffian pattern, but are interesting in themselves. Besides this, they are French in substance as well as in form. They refer to France, to French ideas, French history, French customs, etc. In a word, the pupil breathes the very atmosphere of the country whose language he is studying. This introduction can be used with any reader or set of reading books. The long experience of the author has been ably supple- mented by the criticisms of eminent scholars and successful teachers. GINN & COMPANY, Publishers, Boston. New York. Chicago. Atlanta. Dallas. COLLAR'S EYSENBACH'S PRACTICAL GERMAN GRAMMAR Shorter Eysenbach Revised and largely rewritten, with Notes to the Exercises and Vocabularies, By WILLIAM C. COLLAR, Revised by Head-Master of tjie Roxbtiry Latin School, Boston. CLARA S CURTIS 12mo, Cloth. 242 pages. For introduction, $1.00. Eysenbach's Lessoxs, the original work, was unrivalled as a help to the complete practical mastery of forms and the acquisition of facility in conversation. Collar's Eysenbach, published in 1887, has proved to retain the excellencies of the original, freed from some defects, and to add merits of its own, particularly on the side of reading German. It is believed that no other book is so good for those who desire an introduction to German that shall give them in the briefest possible time a real grasp of the language. A call has arisen very naturally for a book embodying the same plan and aim, but shorter and easier. Many schools have not time for so extended a grammatical course, but still desire to do by the best method what they can do. Collar's Shorter Eysenbach has been carefully prepared to meet such cases. Vocabularies and exercises have been curtailed. Some less important topics have been omitted. This book can be easily handled in a year. At the same time many improvements of details have been effected. IN A WORD : The Aim and Plan haye been approved in two previous editions ; The Method has been cleared and perfected twice over ; The Amount has been carefully adjusted to the needs of the average class ; The Details have been minutely studied in the light of several years' experience with the larger book. GINN & COMPANY, Publishers, Boston. New York. Chicago. Atlanta. Dallas. MODERN LANGUAGE BOOKS NOT INCLUDED IN THE INTERNATIONAL MODERN LANGUAGE SERIES. INTROD. PRICE. Becker and Mora : Spanish Idioms J1.80 Bernhardt : Course in German Composition, Conversation, and Grammar Review 90 CoUar-Eysenbach : German Lessons i English into German Collar and Curtis : Shorter Eysenbach i Cook: Table of German Prefixes and Suffixes Doriot : Beginners' Book in French Beginners' Book in French. Part II. Reading Lessons. [Separate] Beginners' Book in German Dufour : French Grammar French Reader, with Vocabulary i Hempl : German Grammar German Orthography and Phonology. Part 1 2 Easiest German Reading Knapp: Modern French Readings Modern Spanish Readings i Modern Spanish Grammar 1 Lemly: New System of Spanish Written Accentuation Smith: Gramatica Practica de la Lengua Castellana Stein: German Exercises Studies and Notes in Philology and Literature. Vol. I i 20 25 ,00 °5 5° 80 60 00 00 40 Vol. II I Vol. Ill 4 Vol. IV I Vol. V I Sumichrast : Les Trois Mousquetaires Les Miserables Coppee's Le Pater Van Daell : Memoires du Due de Saint-Simon. 50 50 10 60 40 00 50 00 50 5° 70 80 S ,64 Descriptive Circulars of the above books sent, postpaid, on applicatio7i. GINN & COMPANY, Publishers, Boston. New York. Chicag-o. Atlanta. Dallas. SiH 'niiKa mi i'li'iliiiiiii "If, '!''L ijy;ttiii4'i>i,iiAiiwiii;b:f;ii t a'hV I. !* ra